Timée de Locres (trad. Cousin)

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Traduction par Victor Cousin.
Rey et Gravier (p. 279-301).
TIMÉE DE LOCRES.


DE L’ÂME DU MONDE
ET
DE LA NATURE.



Voici ce que dit Timée de Locres : il y a deux causes de tout ce qui existe : l’intelligence, cause de tout ce qui se fait avec dessein ; la nécessité, cause de ce qui résulte forcément de la nature des corps. De ces deux causes, l’une a pour essence le bien ; elle s’appelle Dieu et principe de tout ce qui est excellent. Toutes les causes secondaires qui viennent après se rapportent à la nécessité. Tout ce qui existe est idée ou matière ou phénomène sensible né de leur union. L’idée n’est ni engendrée ni mobile ; elle est permanente, toujours de même nature, intelligible, modèle de tout ce qui ayant pris naissance est soumis au changement. C’est là ce qu’on appelle idée, et c’est ainsi qu’on la conçoit. La matière est le réceptacle de l’idée, la mère et la nourrice de l’être sensible ; c’est elle qui, recevant en elle l’empreinte de l’idée, et façonnée sur ce modèle, produit les êtres qui ont un commencement. Timée dit encore que la matière est éternelle, mais non pas immuable. Par elle-même dépourvue de forme et de figure, il n’est pas de forme qu’elle ne reçoive ; elle devient divisible en devenant corps, et elle est de l’essence du divers : on l’appelle le lieu, l’espace. Voilà les deux principes contraires : l’idée, qui joue le rôle de mâle et de père, la matière, de femelle et de mère ; viennent au troisième rang les produits de ces deux principes. Ces trois sortes d’êtres sont connus par trois facultés différentes : l’idée, objet de la science, par l’intelligence ; la matière, qu’on n’aperçoit pas directement, mais à l’aide de l’analogie, par un raisonnement bâtard ; le produit de l’idée et de la matière, par la sensation et par l’opinion.

La raison veut que l’idée, la matière et Dieu, auteur du perfectionnement de toutes choses, soient antérieurs à la naissance du ciel. Comme le plus ancien vaut mieux que le plus jeune, et que le régulier vaut mieux que l’irrégulier. Dieu, qui est bon, voyant la matière recevoir l’empreinte de l’idée et éprouver toute espèce de changement, mais sans règle, résolut d’y introduire l’ordre, et de remplacer des changements sans fin par des mouvements soumis à des lois, afin que les différences des êtres eussent leur harmonie, au lieu d’être abandonnées au hasard. Il composa donc ce monde de tout ce qu’il y avait de matière, et, renfermant tout en lui, il lui donna pour limites les limites mêmes de l’être ; il le fit un, d’une seule et même nature, parfait, animé et raisonnable ; car ce qui est animé et raisonnable est meilleur que ce qui ne l’est point ; enfin, avec un corps sphérique, parce que cette forme est la plus parfaite de toutes. C’est ainsi que, voulant produire une créature excellente, il fit ce Dieu engendré qui ne peut être détruit par une autre cause que par le Dieu qui l’a formé, si jamais ce Dieu voulait le détruire ; mais il n’est pas d’un être bon de se porter à détruire une créature parfaitement belle : le monde doit donc subsister incorruptible, indestructible et heureux. De tous les êtres qui ont pris naissance il est le plus fort, parce qu’il a été produit par la cause la plus forte, et que cette cause a imité en le formant, non pas un modèle périssable, mais l’idée et l’essence intelligible ; il en est une copie fidèle, d’une beauté accomplie, et où nulle réparation ne sera jamais nécessaire. Il est toujours complet en ce qui concerne les êtres sensibles, parce que son modèle contient tous les êtres intelligibles et n’en laisse aucun en dehors de lui, limite de l’intelligible comme ce monde l’est de ce qui tombe sous les sens.

Solide, tangible, visible, il est composé de terre, de feu, et des deux corps qui servent de moyens termes entre ceux-là, l’air et l’eau. Il est composé de la totalité de chacun de ces corps, qui sont en lui tout entiers, et dont aucune partie n’a été laissée hors de lui, afin que le corps de l’univers se suffise à lui-même, et ne puisse être blessé ni par les corps extérieurs à lui, parce qu’il n’y en a point, ni par ceux qu’il contient ; par au dedans de lui tout est dans la proportion la plus juste et en parfait équilibre : aucune de ses parties n’est ni plus forte ni plus faible que l’autre ; l’une ne s’accroît pas aux dépens de l’autre ; le rapport qui les unit les maintient dans une harmonie indestructible. En effet, trois termes étant donnés à des intervalles proportionnels, le moyen est au premier comme le troisième est au moyen ; on peut renverser et alterner les termes de la proportion sans la détruire : de quelque manière qu’on les dispose, l’égalité des rapports subsiste. La figure et le mouvement du monde concourent à lui donner de l’harmonie : sa figure, parce qu’étant sphérique et semblable à elle-même dans tous les sens, elle peut renfermer en elle toutes les autres figures régulières ; son mouvement, parce qu’il décrit éternellement un cercle ; car il n’y a qu’une sphère qui puisse, en mouvement comme en repos, conserver la même place et ne pas la quitter pour en occuper une autre, tous les points de sa circonférence étant à la même distance du centre[1]. Comme la surface du monde est parfaitement unie, il n’a pas besoin de ces organes mortels qui ont été adaptés aux autres animaux pour leur usage.

Quant à l’âme du monde, Dieu l’attacha au centre, et de là l’épandit partout et en enveloppa le monde entier. Il la composa du mélange de l’essence indivisible et de l’essence divisible qu’il combina en une seule, dans laquelle il réunit les deux forces qui sont causes des deux sortes de mouvements, le mouvement du même et le mouvement du divers ; et comme ces deux essences ne sont pas propres à s’unir entre elles, le mélange ne se fit pas facilement. Les parties dont ce mélange se compose sont entre elles dans le même rapport que les nombres harmoniques, et Dieu établit ces rapports en faveur de la science, afin qu’on n’ignore pas de quoi et par quelle règle l’âme a été composée. Il ne fit pas l’âme après l’essence corporelle, comme nous semblerions le dire ici ; car ce qui vaut le plus doit être le premier en puissance et en ancienneté. Dieu donc fit l’âme la première, en prenant d’abord, dans le mélange dont il l’a formée, une partie égale à trois cent quatre-vingt-quatre unités. Ce premier nombre donné, il est facile de construire la progression dont la raison est deux, et celle dont la raison est trois. Toutes ces quantités disposées suivant les intervalles musicaux et formant des octaves sont au nombre de trente-six, et donnent une somme totale de cent quatorze mille six cent quatre-vingt-quinze ; et les divisions de l’âme sont elles-mêmes au nombre de cent quatorze mille six cent quatre-vingt-quinze. C’est ainsi que Dieu a composé l’âme de l’univers. Le Dieu éternel, chef et père de tout ce qui existe, ne peut être connu que par l’intelligence ; pour le Dieu engendré, nous le voyons de nos yeux, c’est le monde et toutes les parties célestes du monde qui ont pour élément l’éther[2], et dont les unes appartiennent à l’essence du même, et les autres à l’essence du divers. Les premières, placées à la circonférence, entraînent tout ce qui est en dedans par un mouvement général d’orient en occident ; celles qui, placées à l’intérieur, appartiennent à l’essence du divers, emportées du couchant au levant par leur mouvement propre, subissent cependant l’influence étrangère du mouvement du même, qui a dans le monde une plus grande force. Le mouvement du divers, divisé selon les rapports harmoniques, forme sept cercles[3]. La lune, qui est la plus voisine de la terre, accomplit sa révolution en un mois ; le soleil, qui vient après elle, achève la sienne en un an. Deux astres remplissent leur cours dans le même temps que le soleil : ce sont Mercure et Junon, qui est ordinairement appelée Vénus ou Lucifer. Le pâtre et le vulgaire sont incapables de pénétrer dans le sanctuaire de l’astronomie, et de connaître les levers des astres au couchant et à l’orient. Le même astre se lève au couchant, quand il suit le soleil d’aussi près qu’il peut le faire sans être effacé par ses rayons, et il se lève à l’orient quand il précède le soleil et qu’il brille du côté de l’aurore. Ainsi la planète de Vénus devient souvent Lucifer, parce qu’elle accompagne le soleil ; et ce n’est pas la seule, car il en est de même de plusieurs autres, des astres fixes ou errants, et tout astre d’une certaine grandeur qui paraît sur l’horizon avant le soleil annonce le jour. Les trois autres planètes, Mars, Jupiter et Saturne ont une vitesse propre, et forment des années inégales. Pendant qu’ils accomplissent leur cours, ils ont des révolutions, des phases, des conjonctions, des éclipses ; ils se lèvent et se couchent réellement dans le ciel ; ils ont aussi des phases orientales ou occidentales, selon leur position relative au soleil ; celui-ci, entraîné par le mouvement du même, produit le jour en parcourant le ciel de l’orient à l’occident, et la nuit, en retournant par une autre route de l’occident à l’orient ; pour l’année, il la mesure en parcourant son orbite. Par ce double mouvement il décrit une spirale, s’avançant chaque jour vers l’un des signes du zodiaque, en même temps qu’il obéit au mouvement des étoiles fixes, ce qui produit le retour alternatif de la nuit et du jour.

On appelle parties du temps ces périodes que Dieu a formées en même temps que le monde ; car avant le monde il n’y avait point d’astres, ni par conséquent d’années, ni de retour périodique des saisons qui mesurent le temps engendré. Ce temps est l’image du temps qui n’a pas de père, et que nous nommons éternité. De même que ce monde visible a été fait à l’image du monde idéal, son modèle éternel, de même ce temps a été fait avec le monde à la ressemblance de l’éternité.

Assise au centre du monde et foyer des dieux, la terre sépare le jour de la nuit, et cause le lever et le coucher des astres par ses horizons qui coupent la terre et terminent la vue. Elle est le plus ancien de tous les corps renfermés dans l’enceinte du ciel. L’eau ne serait pas née sans la terre, ni l’air sans l’eau, et le feu ne pourrait subsister privé de l’humidité et de la matière dont il s’alimente ; de sorte que la racine et la base de toutes choses est la terre, affermie sur son propre équilibre. Les principes de tout ce qui a pris naissance sont donc la matière comme sujet, et l’idée comme raison de la forme. Les corps engendrés par ces principes sont la terre, l’eau, l’air et le feu, dont voici la génération.

Tout corps est composé de surfaces et toute surface de triangles. Ces triangles sont ou rectangles isocèles, c’est-à-dire moitié du carré, ou rectangles à côtés inégaux, dans lesquels le plus grand angle est triple du plus petit, le plus petit est le tiers du droit, et l’angle moyen, double du plus petit, puisqu’il égale les deux tiers de l’angle droit ; le plus grand angle, qui est l’angle droit, a un tiers de plus que l’angle moyen et deux tiers de plus que le petit angle. Cette espèce de triangle est la moitié du triangle équilatéral, divisé en deux parties égales par une perpendiculaire abaissée du sommet à la base. Ces deux triangles[4] sont également rectangles ; mais, dans le premier, les côtés entre lesquels se trouve compris l’angle droit sont égaux et seuls égaux ; et, dans le second, les trois côtés sont inégaux. Appelons le dernier scalène, et le premier hémitétragone : l’hémitétragone est le principe de composition de la terre ; car de lui vient le carré, composé lui-même de quatre hémitétragones[5] ; et du carré vient le cube, le plus stable et le moins mobile des corps, qui a six faces et huit angles. C’est pour cela que la terre est le plus pesant des corps et le plus difficile à mouvoir, et qu’elle ne se change point en d’autres éléments, parce que ses triangles sont d’une espèce très-différente des autres. La terre est, en effet, le seul corps qui soit composé d’hémitétragones ; les autres corps, le feu, l’air et l’eau, sont formés de l’élément scalène ; car en joignant ensemble six triangles scalènes, on forme le triangle équilatéral dont se compose la pyramide à quatre faces et à quatre angles égaux, qui constitue la nature du feu, le plus subtil et le plus mobile des corps. Après cette pyramide vient l’octaèdre qui a huit faces et six angles : c’est l’élément de l’air ; enfin l’icosaèdre qui a vingt faces et douze angles, et qui est, de ces trois éléments, le plus épais et le plus lourd : c’est l’élément de l’eau. Ces trois corps étant composés du même élément[6] se transforment les uns dans les autres. Quant au dodécaèdre, il est l’image du monde, parce que c’est la forme qui se rapproche le plus de la sphère. Le feu par sa grande subtilité pénètre tout sans exception ; l’air tout, excepté le feu ; enfin l’eau pénètre la terre, de manière que tout est plein et qu’il ne reste aucun vide. Tous ces corps sont emportés dans le mouvement universel ; pressés et foulés les uns par les autres, ils éprouvent les alternatives continuelles de la génération et de la corruption.

C’est de ces éléments que Dieu s’est servi pour créer ce monde, tangible à cause de la terre et visible à cause du feu ; ce sont là les deux extrêmes : il a employé l’air et l’eau pour les unir au moyen d’un lien puissant, la proportion, qui le maintient elle-même par sa propre force, et lui est soumis. Pour lier des surfaces, un seul moyen terme aurait suffi ; mais il en a fallu deux pour des solides. Dieu a disposé les deux moyens et les deux extrêmes de telle sorte que le feu est à l’air comme l’air est à l’eau et l’eau à la terre ; ou bien, en réduisant la progression, que le feu est à l’eau comme l’air à la terre, ou encore, en intervertissant l’ordre des termes, que la terre est à l’eau comme l’eau est à l’air et l’air au feu, et, en réduisant, que la terre est à l’air comme l’eau est au feu. Et comme tous ces éléments sont égaux en force, la loi de leurs rapports est d’être toujours égaux. Ainsi, ce monde est un par le lien divin de la proportion. Chacun de ces quatre éléments comprend plusieurs espèces. Le feu est flamme, lumière, rayon éclatant, à cause de l’inégalité des triangles qui sont dans chacun de ces objets. De même, il y a de l’air pur et sec, de l’air humide et nébuleux, de l’eau fluide ou compacte, comme la neige, le givre, la grêle, la glace. Il y a un humide fluide, comme le miel, l’huile ; un autre dense, comme la poix, la cire ; ou des solides fusibles, comme l’or, l’argent, le fer, l’étain, l’acier ; ou friables, comme le soufre, le bitume, le nitre, les sels, l’alun et les pierres qui rentrent aussi dans le même genre.

Le monde achevé, Dieu forma les animaux mortels, afin que le monde fût complet, c’est-à-dire l’image parfaite et accomplie de son modèle.

Après avoir composé l’âme humaine des mêmes éléments que l’âme du monde et suivant la même proportion, il la donna en partage à l’essence du divers ; celle-ci prenant la place de Dieu pour la formation des animaux mortels et éphémères, y fit entrer, comme par infusion, des âmes empruntées à la lune, au soleil et aux autres planètes qui se meurent dans la région du divers[7] ; mais elle ajouta une parcelle de la nature du même, qu’elle mêla à la partie raisonnable de l’âme, pour être une image de la sagesse dans les hommes qui en ont reçu une meilleure part. Il y a en effet dans les âmes humaines une partie raisonnable et intelligente, et une autre sans raison et sans sagesse : ce que la partie raisonnable a de meilleur lui vient de l’essence du même ; ce qu’elle a de pire, de l’essence du divers. Toute la partie raisonnable réside dans la tête ; de sorte que les autres parties de l’âme et du corps lui sont soumises comme au maître du logis. Dans la partie privée de raison, la colère est auprès du cœur, et les passions auprès du foie. Le principe et la racine du corps est la moelle cérébrale ; c’est en elle que réside la suprématie. Le reste de cette moelle se répand du cerveau dans les diverses parties de la colonne vertébrale comme une liqueur épaisse, et devient le sperme et la semence. Les os sont l’enveloppe de la moelle ; la chair recouvre et protége les os. Les nerfs joignent les membres entre eux, et facilitent les mouvements. Au-dedans tout est disposé pour servir à la nutrition ou à la conservation de l’individu.

Les impressions du dehors qui pénètrent jusqu’au siége de l’intelligence produisent les sensations. Lorsqu’elles ne tombent pas sous la perception et ne sont pas senties, c’est que les organes qui les ont reçues étaient composés de trop de terre, ou qu’elles-mêmes étaient trop faibles. Toutes les sensations qui troublent l’état naturel de l’âme sont douloureuses ; toutes celles qui lui sont conformes s’appellent plaisirs. Entre toutes les sensations, Dieu nous a donné celle de la vue pour que nous puissions contempler le ciel et acquérir la science. L’ouïe a été faite pour percevoir la parole et le chant ; celui qui en est privé en naissant ne peut se servir de la parole, et c’est pour cela qu’il y a, dit-on, une correspondance intime entre la faculté d’entendre et celle de parler. Tout ce qu’on appelle qualités des corps prend son nom de l’impression des corps sur le toucher, ou du lieu vers lequel ils tendent ; en effet, c’est le tact qui juge les qualités sensibles, le chaud, le froid, le sec, l’humide, le poli, le raboteux, le mou, le dur, ce qui cède et ce qui résiste ; il juge même le pesant et le léger, mais c’est à la science à les définir, d’après leur tendance à se rapprocher ou à s’écarter du centre. Or le bas et le centre c’est la même chose ; car, dans une sphère, c’est le centre qui est le bas, et tout ce qui s’éloigne du centre jusqu’à la circonférence est le haut. Le chaud semble composé de parties subtiles qui tendent à dilater les corps ; le froid est composé de parties plus épaisses, et tend à resserrer les pores. Ce qui concerne le goût a une grande analogie avec le tact ; car c’est par l’union ou la séparation des parties, par leur introduction dans les pores et par leur configuration, que les aliments ont des saveurs âcres ou douces. Les sucs qui engourdissent la langue ou qui la frottent rudement paraissent âcres ; ceux qui la piquent avec moins de force semblent salés ; ceux qui produisent l’effet contraire sont doux et agréables. Les odeurs ne se divisent point en espèces parce que les pores par lesquels elles pénètrent sont étroits, et leur orifices formés de parties trop résistantes pour être resserrés ou dilatés par les vapeurs qui s’exhalent des coctions ou des putréfactions soit de la terre, soit des objets terrestres ; aussi les odeurs se distinguent-elles seulement en odeurs agréables et désagréables. La voix est une percussion de l’air qui parvient jusqu’à l’âme par les oreilles dont les conduits s’étendent jusqu’au foie. Il y a dans ces conduits de l’air dont le mouvement produit l’audition. Dans la voix et l’ouïe on distingue des sons rapides et aigus, et des sons lents et graves, et d’autres plus mesurés qui tiennent le milieu. Il y en a de grands qui sont forts et pressés, et de petits qui sont étroits et maigres. Ceux qui sont réglés d’après les proportions musicales plaisent à l’oreille ; ceux qui n’ont ni proportion ni règle sont sans charme et sans harmonie. Les objets de la vue forment un quatrième genre de choses sensibles ; le plus riche en espèces et le plus varié renferme des couleurs de toutes sortes et un nombre infini d’objets colorés. Les quatre couleurs primitives sont le blanc, le noir, le jaune et le rouge ; toutes les autres se forment de leur mélange. Le bleu dilate l’organe de la vue, le noir le resserre, comme les organes du tact sont dilatés par le chaud et resserrés par le froid, ou comme les organes du goût sont resserrés par les sucs âcres et dilatés par les sucs piquants.

Le corps de tous les animaux qui respirent l’air se nourrit et s’entretient par les aliments que les veines distribuent et font couler dans toute la masse comme autant de canaux et que l’air de la respiration rafraîchit et pousse jusqu’aux extrémités des membres. La respiration se fait parce que le vide ne pouvant exister dans la nature, l’air du dehors entre et pénètre au dedans de nous pour remplacer celui qui s’échappe au moyen des ouvertures invisibles par lesquelles la sueur se fait jour ; nous en perdons aussi par l’effet de la chaleur naturelle. C’est donc une nécessité qu’il en rentre autant qu’il en est sorti, sans quoi il y aurait en nous du vide, ce qui ne se peut, car alors l’animal ne serait plus continu ; il ne serait plus un, la contexture de son corps étant rompue par le vide. Il y a un mécanisme semblable et une fonction analogue à la respiration, même dans les êtres inanimés. Ainsi la ventouse et l’ambre sont des images de la respiration ; car, de même que l’air s’échappe par les ouvertures du corps, et qu’il est remplacé par d’autre air que nous aspirons par la bouche et les narines, et qui, comme l’Euripe, va et revient dans tout le corps, et le dilate pour en sortir ; de même la ventouse, après avoir perdu l’air qu’elle contenait, se remplit de liquide ; et l’ambre, à mesure qu’il perd de l’air, en prend une quantité pareille.

Toute l’alimentation du corps lui vient du cœur comme d’une racine, et des intestins comme d’une source vive. Tant qu’il reçoit ainsi plus qu’il ne perd, il s’accroît ; quand il reçoit moins, il dépérit. Entre ces deux états est le moment de la maturité lorsque l’accroissement et les pertes se compensent. Mais quand les liens qui maintiennent l’ensemble se relâchent, et que l’animal ne reçoit plus d’air ni d’aliment, il meurt. Il y a plusieurs choses ennemies de la vie et qui mènent à la mort, entre autres la maladie. Le principe le plus ordinaire des maladies est le défaut d’équilibre entre les qualités primitives, lorsqu’il y a ou trop ou trop peu de chaud, de froid, de sec, d’humide ; ensuite les variations du sang qui se gâte, et les altérations des chairs qui se corrompent ; ces changements rendent le sang aigre, salé ou piquant, et consument les chairs. De là viennent la bile et la pituite. Des sucs morbifiques et des humeurs corrompues sont peu dangereuses si elles ne pénètrent pas profondément, beaucoup plus si la source du mal est dans les os, et bien plus encore si la moelle est attaquée. Les autres maladies sont de l’air, de la bile ou de la pituite, qui augmentent avec excès et sortent du lieu qui leur est naturel pour en occuper un autre où elles deviennent périlleuses ; car elles prennent la place des parties plus saines, et chassent tout ce qui n’est pas corrompu pour y substituer des corps infectés qu’elles dissolvent en se les assimilant.

Tels sont les maux auxquels le corps est sujet ; ils sont aussi la source de la plupart des maladies de l’âme, qui diffèrent selon les diverses facultés : la sensibilité s’émousse ; la mémoire fait place à l’oubli ; à l’appétit succèdent l’indifférence et le dégoût ; le courage se change en fureur et frénésie, et la raison en ignorance et en folie. Les germes de tous les vices sont le plaisir et la douleur, le désir et la crainte. Partant du corps et pénétrant jusqu’à l’âme, ils portent différents noms : amours, désirs, ardeurs effrénées, violentes colères, emportements redoutables, insatiables besoins, plaisirs déréglés. En général, le désordre dans les passions est la fin de la vertu et le commencement du vice : l’emporter sur elles ou se laisser vaincre par elles, voilà le vice ou la vertu. Souvent nos appétits augmentent de violence parce que les éléments qui se mélangent en nous deviennent aigus ou chauds, ou se modifient de quelque autre façon, et nous excitent à la mélancolie ou à des ardeurs lubriques. Les humeurs, en se portant vers certaines parties, y causent des irritations, et nous donnent l’aspect de la maladie plutôt que celui de la santé, parce que cet état est accompagné d’anxiété, d’oubli, d’égarement et de terreurs subites.

Les mœurs publiques et privées et la façon de se nourrir chaque jour peuvent amollir ou fortifier l’âme. Le grand air, une nourriture simple, les exercices du corps, et le caractère de ceux avec qui l’on vit, sont d’une grande importance pour le vice et la vertu ; mais tout cela dépend de nos parents et des éléments plus que de nous, à moins qu’il n’y ait eu négligence de notre part, et que nous ne nous soyons écartés nous-mêmes du chemin que nous aurions dû suivre.

Pour que l’animal soit en bon état, il faut que son corps ait les qualités qui lui sont propres, c’est-à-dire qu’il ait de la santé, de la sensibilité, de la force et de la beauté. Ce qui produit la beauté, c’est l’harmonie des parties du corps entre elles et avec l’âme ; car la nature a disposé le corps comme un instrument qui doit être en harmonie avec tous les besoins de la vie. En même temps il faut que, par un juste accord, l’âme possède des vertus analogues aux qualités du corps, et que chez elle la tempérance réponde à la santé, la prudente à la sensibilité, le courage à la vigueur et à la force, et la justice à la beauté. La nature nous fournit les germes de ces qualités ; mais il faut les développer et les perfectionner par la culture : celles du corps par la gymnastique et la médecine, celles de l’âme par l’éducation et la philosophie. C’est là ce qui nourrit et fortifie le corps et l’âme ; la gymnastique et la médecine guérissent le corps par le travail, l’exercice et un régime salutaire ; l’éducation corrige l’âme par le châtiment et par la crainte ; cet aiguillon lui donne du ressort, réveille son énergie et la pousse à des efforts utiles. Les bains, les frictions et tous les autres soins de cette nature que la médecine prescrit à l’égard du corps, mettent toutes ses facultés dans une harmonie puissante, rendent le sang pur et la respiration régulière, afin que la respiration et le sang fortifiés puissent triompher de tous les germes de maladie qui pourraient se rencontrer. La musique, et la philosophie qui la dirige, établies pour le perfectionnement de l’âme par les dieux et par les lois ; accoutument, exhortent, contraignent la partie déraisonnable de l’âme à se soumettre à la partie raisonnable : elles adoucissent la colère, apaisent la concupiscence, les empêchent de s’exercer contre la raison, ou de rester oisives, quand l’intelligence les appelle soit à agir, soit à jouir. Car le dernier terme de la sagesse, c’est de se montrer docile aux conseils de la raison, et de les mettre en pratique avec fermeté.

L’étude et la sainte philosophie ont purifié nos erreurs et nous ont donné la science ; elles ont retiré nos esprits de l’abîme de l’ignorance pour les élever à la contemplation des choses divines. Cette contemplation assidue, avec de la modération et quelque aisance, suffit pour rendre heureuse une vie entière. C’est une croyance très-légitime, que celui à qui la Divinité a donné ces biens en partage est sur la route du souverain bonheur ; mais pour l’homme indocile et rebelle à la voix de la sagesse, que les châtiments des lois retombent sur lui, et ceux plus terribles encore dont nos traditions le menacent, vengeances du ciel, supplices de l’enfer, inévitables châtiments préparés sous la terre, et toutes ces peines expiatoires dont le poète d’Ionie a eu raison de nous dérouler le tableau ; car si l’on guérit quelquefois les corps avec des poisons, quand le mal ne cède pas à des remèdes plus sains, il faut aussi guérir les esprits par des mensonges, quand la vérité est impuissante. Qu’on y joigne, s’il le faut, la terreur de ces dogmes étrangers qui font passer les âmes des hommes timides dans des corps de femmes que leur faiblesse expose à l’injure, qui changent les meurtriers en bêtes féroces, les débauchés en pourceaux ou en sangliers, les hommes légers et frivoles en oiseaux, et ceux qui sont paresseux et fainéants, ignorants et stupides, en poissons. Némésis règle ces punitions dans une seconde vie, de concert avec les dieux terrestres, vengeurs des crimes dont ils ont été les témoins, et que le Dieu suprême de l’univers a chargés de gouverner ce monde rempli de dieux, d’hommes et d’autres animaux formés sur le modèle de l’Idée qui n’a point pris naissance, Idée éternelle et intelligible.



  1. En effet, si l’on conçoit au centre d’une figure quelconque une ligne qui vienne couper en un point donné le périmètre de cette figure, il est clair que si la figure se meut autour de son centre, et que la ligne demeure immobile, le périmètre viendra couper la ligne à des distances inégales, à moins que la figure ne soit sphérique.
  2. Platon et Aristote admettaient cinq éléments, deux éléments opposés, la terre et le feu, deux intermédiaires ; l’eau et l’air, et une cinquième essence, l’éther (ἀεὶ θέω), plus mobile que le feu dont le ciel était formé, et dont Aristote fait aussi dériver la chaleur vitale des plantes et des animaux.
  3. Les orbites des sept planètes.
  4. Le triangle qui est la moitié du carré, et le triangle qui est la moitié du triangle équilatéral.
  5. En prenant les hypothénuses pour côté du carré.
  6. L’élément scalène dont la pyramide, l’octaèdre et l’icosaèdre sont formés.
  7. L’essence du divers, qui se meut au-dessous de l’essence du même, est divisée en sept parties qui forment l’orbite des sept planètes.