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Tirtza, chronique hébraïque

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Tirtza,


CHRONIQUE HÉBRAÏQUE.

C’était l’heure de la prière à Jérusalem. Parmi les habitués du temple de Salomon, un étranger se faisait remarquer : jeune et beau, portant le costume d’une tribu voisine, était-il venu, comme la foule empressée, seulement par amour ou par crainte du Dieu fort et jaloux d’Israël ? Non : ses voisins s’aperçurent avec étonnement que sa voix ne se mêlait pas à leurs voix, et que ses regards restaient constamment fixés sur une galerie élevée : il semblait ne point prendre part aux cérémonies religieuses qui se passaient autour de lui.

La galerie était fermée par un treillage ; à chaque angle, des rosaces d’or, et derrière le treillage, des voiles de femmes, tous blancs, unis, uniformes, formant un bandeau sur le front, et ne laissant paraître de la figure qu’un œil unique, puis retombant en longs plis sur le reste du corps. Un de ces beaux yeux, échappé au voile, œil jeune et brillant, d’une beauté, d’une forme parfaite, a laissé tomber un regard dans l’enceinte consacrée aux hommes ; arrêté un instant sur le jeune étranger, le doux regard s’est tout de suite relevé vers le ciel, comme vers un refuge contre un mal sans espoir.

À ce regard, le jeune étranger frissonna. Il s’appuya contre une colonne, vaincu par son émotion ; un homme était près de lui, un homme au visage dur, au front sévère, et dont les yeux flamboyans semblaient faits pour servir d’interprètes à toutes les passions, jamais à la pitié.

Ses épais sourcils se rapprochèrent ; mais il resta debout à sa place, s’inclinant, comme ses frères, au moment où les tables de la loi s’offrirent à ses regards. Il continua sa prière, mais la prunelle toujours fixée sur le jeune étranger.

Les tables de la loi reportées dans l’arche sainte, l’étranger sortit du temple, et prit le chemin de la vallée de Josaphat, en longeant le Cédron.

Le soleil était brûlant. L’inconnu s’arrêta sous un ombrage, las et triste ; ses larmes coulèrent.

Une vieille femme vint l’interrompre dans ses pleurs.

Alors le soleil descendait derrière les cèdres du mont Liban ; la vallée était déserte, silencieuse ; la vieille avait un air mystérieux.

Pourtant elle ne parla pas, elle ne fit aucun signe ; mais à peine le regard du jeune homme se fut-il arrêté sur elle, qu’aussitôt la vieille femme disparut parmi les arbres de la vallée.

À sa place était un bouquet que peut-être elle avait oublié, que peut-être aussi elle avait perdu à dessein.

Le jeune Hébreu releva le bouquet. Il était composé de fleurs brunes appelées roses de Judée ; il les compta, il en trouva neuf.

Neuf ! se dit-il, et soudain il se ressouvint du regard qui avait percé la galerie du temple ; il comprit la vieille, son silence, sa fuite, le nombre allégorique des fleurs du bouquet. Ivre de joie, il appela la nuit.

Il fait nuit.

— Adieu, Tirtza, dit le docteur Zimram. Penché sur le visage angélique d’une jeune femme, il déposa un baiser sur son front blanc et candide, puis deux, et fit un pas vers la porte de la maison.

— Vous ne me dites pas adieu, Tirtza ? ajouta-t-il en s’arrêtant ; vous ne me dites pas ce que vous ferez en mon absence ?

La jeune Juive rougit. La question eut l’air de l’embarrasser ; pourtant elle répondit, timide, et comme surmontant une émotion pénible :

— Je vous attendrai, seigneur. Serez-vous long-temps absent ?

— Mon frère Tabor est malade, et peut-être passerai-je la nuit chez lui. Vous, Tirtza, couchez-vous de bonne heure, et ayez bien soin de notre petit Emmanuel.

Puis la figure du docteur, naturellement dure, s’adoucit en regardant sa jeune épouse ; il jeta un regard complaisant sur un berceau dont les rideaux entr’ouverts laissaient voir un bel enfant endormi ; le docteur s’éloigna lentement, souriant à Tirtza, et lui faisant adieu de la main.

Il ne la quittait qu’à regret.

— Kedma, dit-il à une vieille femme qui filait dans la pièce d’entrée, je sors ; que ma porte soit fermée à tout le monde, je le veux ainsi. Si quelque ami venait me demander, je suis chez mon frère Tabor ; si un étranger réclamait l’hospitalité, conduisez-le chez mon parent Esaü, il le recevra pour moi ; une autre fois je ferai de même pour lui. Kedma, ne recevez personne pendant mon absence, personne !

— Ainsi soit-il ! seigneur, répondit la vieille avec respect.

Et Zimram le docteur, sortit.

À peine eut-il dépassé le seuil, qu’une inquiétude vague, une idée pénible et fidèle le fit revenir sur ses pas ; déjà il tenait le marteau pour frapper ; mais la raison vint à son aide, et, passant la main sur son front, comme pour effacer le nuage qui l’avait obscurci un instant, il reprit le chemin du logis de son frère.

Il trouva son frère levé, et il le félicitait sur sa prompte guérison, lorsque Zébul, un des voisins, entra.

— Bonsoir, Tabor ; je suis bien aise de vous voir rétabli. Eh !… Zimram… bonsoir ; je vous croyais chez vous.

Zimram allait répondre, lorsqu’Elipheled, un autre de ses voisins, parut à la porte.

— Déjà levé, dit le dernier venu ; tant mieux, Tabor, je m’en réjouis. Ah ! vous voilà, Zimram ; c’est singulier, je vous croyais chez vous.

— Pourquoi ? dit le docteur étonné.

— En passant devant votre porte, j’ai cru voir entrer un homme de votre taille, et je pensais…

— Un homme ! un homme entré chez moi ! chez moi ! interrompit vivement Zimram ; un homme !…

— Ne vous alarmez pas, Zimram, reprit Zébul, moi aussi je l’ai vu, et son air n’avait rien d’une mauvaise intention. C’est, je crois, un étranger, peut-être un voyageur : ses habits étaient couverts de poussière.

— Mais étranger ou non, cet homme, Zébul, on ne l’a pas reçu, cet homme ! J’ai défendu… Vous n’avez pu le voir entrer chez moi, cet homme ! dit Zimram dans la plus vive agitation.

L’étranger du temple de Salomon lui revenait à la mémoire. Elipheled répondit tranquillement.

— Il est entré chez vous, Zimram, cet homme, et si vite entré, que je n’ai vu que le bout de ses sandales rouges… rouges comme les vôtres, Zimram, et voilà pourquoi j’ai pensé que c’était vous ; mais, comme dit Zébul, c’est peut-être un voyageur, cet homme, un pauvre, ou un de vos parens, ou un des parens de votre femme.

Zimram n’écoutait plus ; il s’était élancé hors de la maison.

— De grâce, suivez-le, dit Tabor aux deux voisins.

Sa marche était précipitée, et ses voisins avaient peine à le suivre.

Il arriva à sa porte, il leva la main pour frapper, et sa main retomba sans force ; il ne pouvait respirer ; on aurait dit que toutes les passions s’étaient ramassées, fixées sur son cœur, et l’étouffaient.

Zébul leva le marteau, et frappa !

Une minute se passa, puis deux qui lui parurent un siècle ; on ne venait pas ouvrir.

Zimram mit la main à sa ceinture, il en tira un poignard, puis il frappa derechef, et à coups redoublés, et si fort, que les murs en tremblèrent.

Enfin on ouvrit.

— Pardon… seigneur… dit Kedma tremblante, et si émue qu’à peine elle se faisait entendre ; pardon… le sommeil…

— Où est Tirtza ?

Et la voix de tonnerre de l’époux acheva de paralyser la vieille femme.

— Où est Tirtza ? répéta-t-il, et sans attendre de réponse, il était dans la seconde chambre ! Le bruit qu’il fit en y entrant, les éclats de sa voix terrible, réveillèrent l’enfant.

L’enfant ouvrit les yeux, il tendit ses jolies petites mains vers son père, sa bouche charmante sourit à ce front courroucé, et sa voix enfantine murmura :

— Maman !

Elle n’était pas là !

Zimram jeta un regard sur son fils.

Elipheled prit le poignard des mains du père, et le cacha dans les plis de sa ceinture.

— Maintenant, vieille, où est ma femme ? Je suis calme.

Et le sang était près de jaillir de ses lèvres, qu’il mordait violemment.

Involontairement les yeux de Kedma se tournèrent vers le jardin ; la porte était ouverte, Zimram s’y précipita.

La nuit était obscure, et ses sandales ne faisaient aucun bruit sur le sable.

À l’extrémité d’une longue allée d’arbres était un mur peu élevé ; à l’aide d’une vigne rampante, un homme montait sur ce mur, une femme était au pied du cep de vigne.

— Adieu, Tirtza ; adieu, ma bien-aimée, dit une voix de jeune homme, une voix douloureuse, une voix d’amant.

Un soupir plaintif répondit à cet adieu, et l’homme disparut. Le mari était là, devant elle, avec deux témoins !

Malgré la nuit, elle aperçut deux yeux noirs qui lui lançaient un regard terrible ; elle entendit une voix outragée lui crier :

— Infâme Tirtza !

Puis elle se sentit saisie par une main de fer, sans cette main elle tombait à la renverse.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

La foule s’en va dans la rue, où va la foule ?

Capricieuse et échevelée, insouciante, toute curieuse, elle se rend au temple de Salomon, et pourtant ce n’était ni le septième jour de la semaine, consacré à Dieu, ni aucun jour de fête solennelle.

Tous les regards se dirigeaient vers la principale entrée du temple. À cette porte se tenait le grand-prêtre, revêtu de ses habits pontificaux, le visage tourné vers l’orient. À sa droite et à sa gauche étaient deux autres serviteurs de Dieu ; ensuite les deux voisins de Zimram, Zébul et Elipheled.

Devant les cinq vieillards, deux nouveaux personnages se placèrent bientôt.

Alors tous les regards se portèrent sur les nouveaux venus.

Le premier de ces deux personnages est un homme de quarante ans, d’une haute stature. Une douleur concentrée et profonde altère son visage, ses yeux noirs brillent d’un feu sombre, un sourire amer contracte sa bouche, et sa main agitée d’un tremblement convulsif tient et serre le manche de son poignard dans sa ceinture.

Près de lui se tient debout une femme voilée, pliée en deux, tremblante, et si pâle, qu’à travers son voile elle est pâle.

Toutes les avenues du temple sont encombrées : c’est une mer agitée, c’est un sable mouvant sur lequel on ne distingue que des voiles blancs, des turbans variés de mille couleurs ; mais, dans cette enceinte vivante, cherchez à reconnaître les détails de cet ensemble ; regardez ! parmi ces voiles, ces turbans, ce sont des yeux que l’impatience anime, des fronts que la colère a plissés, des bouches qui s’ouvrent pour appeler la vengeance, et qui restent béantes en de longs cris de mort.

Le grand-prêtre est debout, il va parler, on écoute !

— Zimram, dit-il d’une voix forte et assurée, avez-vous bien réfléchi ? La résolution de rompre avec votre femme est-elle bien arrêtée ?

— Oui, répondit l’époux froidement.

Un soupir se fit entendre près de lui, Zimram tressaillit.

— Quels sont vos motifs ? ajoute le grand-prêtre.

— Ils sont contenus dans l’acte de divorce.

Alors l’acte de divorce fut remis au grand-prêtre, et le grand-prêtre lut à haute voix :

« Qu’un homme avait pénétré furtivement, et de nuit, dans la maison de Zimram, que cet homme y était demeuré deux heures, et que la femme de Zimram l’avait aidé dans sa fuite. Deux témoins affirmaient le fait, et sans autre preuve, Zimram demandait le divorce, abandonnant sa femme à la justice des lois. »

Pendant la lecture, le plus grand silence avait régné ; seulement un bruit léger, comme celui d’un soupir qu’on étouffe, s’était fait entendre par intervalles, près de l’époux outragé.

Le grand-prêtre lut la signature des témoins, et se tourna ensuite vers le scribe :

— Assir, est-ce vous qui avez écrit cette déclaration ?

— Oui, seigneur.

— L’avez-vous écrite sur du parchemin fourni par le futur divorcé ?

— Oui seigneur.

— Vous êtes-vous servi pour cela de sa plume et de son encre ?

— Oui, seigneur.

Le grand-prêtre se retourna vers les témoins, qui confirmèrent les paroles d’Assir. Il s’adressa ensuite à la femme voilée.

— Femme de Zimram, levez votre voile.

Elle obéit ; son voile tombe lentement, et à mesure découvre un front rouge de pudeur, des yeux baissés et pleins de larmes ; sa taille frêle et flexible est doucement inclinée vers la terre, dans une attitude douloureuse. Elle a seize ans, la pauvre femme !… — Femme de Zimram, ajouta le grand-prêtre, acceptez-vous l’acte de divorce ?

Ces mots la font tressaillir ; effrayée et soumise, elle dit oui, mais si bas, si faiblement, qu’on aperçut le mot plutôt qu’on ne l’entendit.

— Joignez vos mains ! lui dit le grand-prêtre.

Ses deux mains blanches se joignirent l’une à l’autre.

L’anneau d’or brillait seul au doigt annulaire.

— Rendez à votre époux la bague d’alliance.

— Grâce ! grâce ! s’écria-t-elle d’une voix touchante ; elle n’obéit pas.

Zimram s’avança ; sa main brune et nerveuse saisit la main de Tirtza et la dépouilla brutalement de cette bague. Tirtza ne fit aucun effort pour l’en empêcher.

Puis le grand-prêtre ploya l’acte de divorce en quatre, et le remit au mari.

— Gardez-le, lui dit-il, jusqu’à ce que je vous dise de le faire passer dans les mains de la femme que vous répudiez. Et vous, Zébul, vous Elipheled ; vous, témoins, soyez attentifs.

— Zimram, maintenant dites à la femme qui bientôt cessera d’être votre Tirtza : « Je ne veux plus de toi. »

— Tirtza, dit Zimram ; mais sa voix faiblit, il ne put achever »

Tirtza était à ses pieds, suppliante, levant sur lui ses grands yeux noirs, dont l’expression était ineffable.

— Grâce, seigneur, disait-elle avec effroi, grâce, je suis si jeune, ayez pitié de moi[1].

Alors une rumeur sourde s’éleva dans la foule, on regarde ; c’était un jeune homme qui se frayait un passage dans la foule, tête baissée, s’aidant des pieds et des mains, il arrive enfin près des époux, haletant, épuisé.

— Nephtali, s’écria involontairement Tirtza !…

— Nephtali, répéta Zimram !

Il avait reconnu l’étranger du temple, et brandissait son poignard.

— Frappe, Zimram, s’écrie le jeune homme en découvrant sa poitrine. Frappe, mais sauve ta femme, Tirtza est innocente.

— Peuple d’Israël, écoutez-moi.

« Tirtza avait perdu ses parens, mon père l’éleva, et je l’aimais d’amour, quoique mon père m’eût promis à la fille de son frère ; il m’ordonna donc de partir, j’obéis À mon retour, Tirtza n’était plus chez mon père ; mariée, elle avait suivi son époux à Jérusalem.

« Voulant revoir mon amie d’enfance, la voir et la quitter après pour toujours, j’arrivai ici, on lui dit que dans les angoisses de la mort j’attendais la permission de la voir. Lui ferez-vous un crime d’avoir eu pitié de moi ? d’avoir caché cette entrevue à son époux ? lui qu’elle savait jaloux et soupçonneux ?… Hélas ! c’était ma sœur, je suis son frère ! un frère ne peut-il donc aimer sa sœur ? ne peut-il pas lui dire : Ma sœur, adieu !… Je lui disais : Ma sœur, adieu !… Eh bien ! Je lui disais : demain je pars, encore un moment, un regard, une parole de toi. »

Zimram, ton ennemi s’offre à tes coups, mais qu’une victime te suffise, grâce pour cet ange innocent et pur !

— Si tu aimais seul, je n’hésiterais pas à te tuer, répond Zimram, remettant froidement son poignard dans sa ceinture ; mais ta mort ne me rendra-t-il son amour ? Tu as troublé son repos, tandis qu’elle… a détruit mon bonheur.

— Elle n’aime que toi, Zimram.

— Elle n’aime que moi !… Misérable, regarde-la ! Vois cette rougeur dont ta présence a coloré ses traits, vois…, ses sanglots se sont arrêtés pour t’écouter ; dis-moi, quel nom errait sur ses lèvres lorsque tu as paru ? est-ce le tien ou le mien ? Mais qu’elle jure sur notre sainte loi que c’est moi seul qu’elle aime !… Qu’elle le jure, je la croirai.

Tirtza était silencieuse ; sa main cherchait son voile.

Le jeune Hébreu étouffa un cri de bonheur ; mais rien n’avait échappé à la jalouse sagacité de l’époux.

— Achevez la cérémonie, dit-il d’une voix sombre, au grand-prêtre.

— Regarde donc ce peuple ! s’écrie vivement Nephtali, l’arrêt de mort de ta femme est écrit sur tous ces fronts !…

— C’est toi qui l’a tracé sur celui de Tirtza.

Tous les assistans étaient émus, les deux témoins, malgré la solennité de la cérémonie, n’avaient pu retenir leurs larmes, Tirtza les remerciait par un regard. Ah ! que de reconnaissance il y avait dans ce regard ; au dernier degré du malheur la pitié fait tant de bien !

— Finissons, dit Zimram avec une émotion qui perçait jusque dans la dureté de sa voix.

Tirtza fit un pénible effort, et ploya les genoux devant son mari.

— Oh ! pitié, dit-elle, et ses larmes coupaient sa voix ; vous êtes mon seigneur, mon maître, mon mari ; à moi votre esclave et votre épouse, faites-moi grâce ; ma faute ne mérite pas un tel châtiment !… — Zimram…, mon époux respecté !… — Le sort qui m’attend est affreux ; mon père était votre ami… Je suis la mère de votre Emmanuel, c’est mon fils ; douce et chère créature si frêle, et qui a tant besoin de sa mère, Zimram, mon époux !… ayez pitié de lui !… Ses pleurs la suffoquaient ; serrant convulsivement la tunique de son époux, elle la portait à ses lèvres, elle en couvrait son visage…

— Homme sans pitié, s’écrie impétueusement Nephtali, à la vue du désespoir de la femme qu’il adore ; ton âme est donc de fer, qu’elle reste insensible à ses larmes.

— Je te rends grâce, Nephtali, répond Zimram avec une amère ironie ; j’hésitais, tu m’as décidé. Puis, sans jeter un seul regard sur sa victime, restée froide et glacée dans ses mains, il ajouta, haut et vite :

— Tirtza, je ne veux plus de toi.

Et y mettant l’acte de divorce dans ces deux petites mains, que la fièvre avoit roidies, il repoussa la pauvre femme, dont on vit le frêle corps se balancer un instant, incapable de se soutenir sur lui-même ; Zimram s’enfuit épouvanté.

Le grand-prêtre prit leur acte de mariage ; il le déchira en quatre, jeta les morceaux au vent, et, accompagné des témoins, il rentra dans le temple.

Tirtza était restée à la place où son mari l’avait poussée ; elle considérait d’un œil fixe l’acte de divorce, ce parchemin ployé en quatre, qui pesait à sa main comme un poids horrible ; elle regardait sans les voir les femmes qui peu à peu s’éloignaient d’elle ; elle entendait, dans une morne stupeur, le murmure sinistre qui s’élevait dans la foule. Mais bientôt, reprenant le sentiment de son malheur, elle lança loin d’elle ce fatal écrit, cherchant dans tout ce peuple qui l’entoure un défenseur, un ami.

Pas un !… car l’infortunée ne voyait pas, non loin d’elle, un jeune étranger qui, lui aussi, morne et pâle, considérait l’orage qui s’élevait, et reportait parfois un regard brûlant d’amour vers elle. Pauvre abandonnée !

Bientôt elle eut peur ; et, chancelante, elle descendit les degrés de marbre du temple de Salomon.

— Elle est coupable, disait-on dans la foule. — Le crime n’est pas prouvé. — Un homme est entré chez elle la nuit. — Il y est resté deux heures. — Zébul l’a vu qui s’échappait. — Elipheled a été témoin de sa fuite. — Elle l’aidait à fuir.

— Elle a déshonoré son époux, répliquait un vieux docteur de la loi, mari d’une jeune femme. — Elle a mérité la mort, criait-on de toutes parts. — La loi la condamne. — Que son exemple soit terrible. — Elle est bien jeune. — Et bien belle, disaient d’aucuns, sans doute de très-jeunes gens. — Point de grâce, s’écriaient les femmes, et mille voix répétaient : — Point de grâce, mort à celle qui trahit son époux, qui versa la honte sur la tête de ses enfans.

Ces vociférations, ces figures effrayantes, cette foule d’hommes qui s’excitent les uns les autres, qui s’avancent furieux vers une frêle femme, la remplissent de terreur ; épouvantée, égarée, elle parcourt des yeux l’enceinte vivante qui la presse ; elle veut fuir !

Fuir ! par où ? de quel côté ? Toutes les avenues sont envahies, encombrées par un peuple délirant… Seigneur Dieu ! Ici, là, là bas aussi ! partout la mort !

Un seul regard est arrêté sur elle avec amour, avec angoisse ; un seul cœur a compris, a partagé sa douleur, un seul homme est immobile près d’elle : c’est le seul qu’elle ne voit pas.

Le tumulte augmente, le supplice approche ! Il s’est dressé de toute sa hauteur, il étend sa main de fer sur la victime qui l’attend !

Enfin une pierre est lancée ; elle siffle, fend l’air, et vient frapper le sol non loin de Tirtza.

— Dieu d’Israël, reçois mon âme ! s’écrie la jeune et malheureuse divorcée ; et enveloppant dans son voile sa figure glacée, elle tomba presque morte.

Pourtant ses sens ne l’abandonnèrent pas entièrement, car il lui sembla que quelqu’un se glissait près d’elle, que deux bras entouraient sa taille, soutenaient son corps, et au même instant elle éprouva une commotion violente à la tête, le temple tournoya sur sa base, la terre s’enfuit sous elle ; elle ne sentit plus rien !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Non loin des murs de Jérusalem, on voit encore, à la porte du cimetière des Hébreux, deux pierres grises et rongées par le temps ; la mousse les recouvre ; en l’écartant, on n’aperçoit ni nom ni date ; mais l’histoire de ces deux victimes s’est conservée par tradition. La mère la raconte encore à sa fille au moment de la fiancer, et l’époux qu’une absence oblige à quitter sa jeune femme lui redit d’un air d’indifférence la fin malheureuse de Tirtza et de l’étranger Nephtali.


Eugénie Foa.
  1. À Jérusalem, le peuple punissait de mort et lapidait la femme accusée d’adultère.