Titien et les Princes de son temps
- I. Marchese Campori, Tiziano e gli Estensi. — II. Ronchini, Delle relazioni di Tiziano coi Farnesi. — III. Cavalcaselle e Crowe, Tiziano, la sua vita e i suoi tempi.
L’étude des relations des artistes avec les amateurs sera toujours l’un des chapitres les plus instructifs et les plus amusans de l’histoire de l’art. Non-seulement on y suit, de près, cette influence fatale du goût des protecteurs sur l’inspiration des producteurs, mais on y voit à plein se développer le caractère personnel des uns et des autres dans une situation délicate où leurs intérêts sont engagés en même temps que leurs amours-propres. Il est fâcheux que, trop souvent, on ait apporté, dans cette étude, des préjugés de caste ou des besoins de théories qui faussaient la vision des réalités. L’amour des formules absolues est aussi dangereux là qu’ailleurs. Tous les protecteurs des artistes n’ont pas été des Mécènes désintéressés et infaillibles, comme la littérature officielle des siècles derniers faisait profession de l’enseigner ; tous n’ont pas été des despotes imbéciles et capricieux comme la légende romantique s’amusait à le croire. Tous les grands artistes n’ont pas été, non plus, ainsi qu’on aime trop à se l’imaginer, des êtres exceptionnels, tantôt absolument parfaits et tantôt absolument pervers.
Depuis qu’on regarde le passé avec plus de sang-froid, on s’aperçoit que les artistes, comme les autres hommes, ne sont ni anges, ni démons, n’étant pas, en général, même les plus grands, plus exempts de faiblesses qu’un simple homme d’état, un misérable écrivain ou un vulgaire bourgeois. Leur caractère, comme celui de leurs protecteurs, n’est qu’un mélange infiniment variable de qualités et de défauts ; cette variété même qui est la source de leurs talens est aussi, presque toujours, la cause de leur propre destinée. Aucune époque n’est plus favorable à des constatations de ce genre que le XVIe siècle en Italie, car nulle part, dans aucun temps, la passion pour les arts ne fut à la fois si générale et si profonde, nulle part elle ne s’est manifestée avec plus d’ardeur dans un milieu social plus coloré et plus sensible. Grâce aux récentes découvertes de l’érudition, l’un des maîtres de la renaissance qu’on peut aujourd’hui le mieux étudier dans sa vie et dans ses rapports avec ses contemporains, est l’illustre chef de l’école vénitienne, Tiziano Vecellio, celui que nous appelons familièrement, comme ses compatriotes des lagunes, Titien ou le Titien. La grande quantité de documens extraits des archives de Venise, de Mantoue, de Parme, de Modène, de Simancas, par MM. Lorenzi, Braghirolli, Ronchini, Campori, Crowe et Cavalcaselle, venant se joindre aux travaux de Cadorin, à la correspondance de l’Arétin et aux témoignages des contemporains, nous permet désormais de suivre avec autant de clarté sa glorieuse carrière que celles de Raphaël et de Michel-Ange[1].
Dans le livre ingénieux et paradoxal qu’il appelle Histoire de la peinture en Italie, Stendhal intitule un de ses chapitres : Malheur des relations avec les princes. C’est une série d’anecdotes à propos de Michel-Ange et de ses démêlés avec les papes. Le vieux Florentin était méditatif, irascible, opiniâtre ; les papes avaient des habitudes d’autorité absolue, arrivaient tard au pouvoir, étaient pressés d’en jouir : il n’est point surprenant que, du choc de pareilles natures, aient pu jaillir parfois des éclairs de violence. Mais ce qui est vrai pour Michel-Ange ne l’est déjà plus pour Raphaël, dont l’humeur affable et douce s’accommodait fort bien de la vie des cours. Cela l’est moins encore pour Titien, que Stendhal, sans le nommer, semble avoir visé, avec quelque malignité, dans le même chapitre : « Il faut que l’artiste se réduise strictement, à l’égard des princes, à sa qualité de fabricant, et qu’il tâche de placer sa fabrique en pays libre ; alors les gens puissans, au lieu de le tenir, seront à ses pieds. »
Certes, il serait injurieux pour Titien de lui appliquer à la lettre cet axiome et de comparer son atelier à une boutique. S’il est vrai que, dans la fin de sa longue vie, ne pouvant suffire aux exigences de ses cliens, il ait eu recours, comme tous ses confrères, à la collaboration de nombreux élèves, qu’il ait répété ou fait répéter nombre de fois ses tableaux célèbres, on sait aussi que nul ne conserva plus vif et plus profond jusqu’au bout l’amour de son art. La difficulté qu’il éprouvait à se séparer de ses toiles, ne les trouvant jamais accomplies à son gré, était proverbiale, et cette lenteur d’achèvement fut pour lui une cause de continuels ennuis. Ce souci de perfection et cette passion pour les retouches tournèrent même enfin à la manie. Un de ses derniers élèves, Palma le jeune, nous a transmis, sur ses façons de travailler, les plus précieux renseignemens. Il nous le montre commençant d’abord ses peintures par une application hardie d’une couche de couleurs servant de fond dans laquelle au moyen de trois couleurs, le rouge, le noir, le jaune, il indiquait les reliefs et les clairs « et faisait, en quatre coups de pinceau, apparaître la promesse d’une rare figure. » Ces ébauches faisaient l’admiration des amateurs et des artistes. « Ensuite, ajoute Palma, il retournait ses tableaux contre le mur et les y laissait parfois quelques mois sans les regarder, puis, lorsqu’il voulait y appliquer de nouveau le pinceau, il les examinait avec une rigoureuse attention, comme s’ils avaient été des ennemis mortels, pour voir s’il leur pouvait trouver des défauts. Et, à mesure qu’il découvrait quelque chose qui ne fût pas d’accord avec sa délicate conception, il médicamentait le malade comme un bon chirurgien, sans pitié pour lui, soit qu’il fallût arracher quelque tumeur ou excroissance de chair, soit qu’il fallût redresser un bras ou remettre en place une articulation… En attendant que ce tableau fût sec, il passait à un autre, recouvrant chaque fois de chair vive ces extraits de quintessence, les achevant à force de retouches, jusqu’à ce qu’il ne leur manquât plus que le souffle. Il ne fit jamais une figure du premier coup, ayant l’habitude de dire que l’improvisateur ne fait jamais un vers savant ni bien rythmé. »
Un travailleur de cette trempe resta donc toujours un artiste ; mais ce qu’on peut dire, c’est qu’à la différence de Michel-Ange, il ne fut qu’un artiste. De bonne heure absorbé par les préoccupations de son métier, trouvant dans les splendeurs de la nature et dans les réalités de la vie des joies assez intenses pour n’avoir point besoin d’en chercher dans le rêve, aussi indifférent à la philosophie qu’à la politique, acceptant, en vrai Vénitien, les choses telles qu’elles paraissent et les hommes tels qu’ils sont, il ignora les nobles inquiétudes et les hautes aspirations du Florentin. Sous tous les rapports, le contraste est frappant entre ces deux grands hommes qui, après la mort prématurée de Raphaël, restèrent, durant un demi-siècle encore, vis-à-vis l’un de l’autre, également vigoureux et convaincus, également personnels et laborieux, se partageant entre eux l’admiration du monde. L’un, de noblesse républicaine, élevé chez les Médicis, dans le milieu intellectuel le plus actif que l’Europe eût connu depuis Athènes, accoutumé à toutes les fiertés de la pensée et du caractère, brutalisant le marbre pour y fixer des expressions morales toujours insuffisantes au gré de son âme hardie, ne semblait-il pas le dernier représentant du moyen âge, le survivant, puissant et sombre, d’une génération hantée par les visions de l’infini ? Il avait bien d’ailleurs l’extérieur de son génie : solitaire, brusque, mal endurant, ce célibataire au visage mutilé passa toujours pour peu sociable, malgré son grand cœur. L’autre, au contraire, de petite bourgeoisie campagnarde, fils et arrière-petit-fils de notaires et de juges, grandi jusqu’à dix ans en pleine montagne, en plein air, comme un sauvageon, parmi des paysans incultes, ensuite à Venise, obscur apprenti chez les Bellini, gagnant gaîment sa vie dans un milieu de mœurs faciles, d’indifférence morale et de grand luxe, joignant des traditions d’ordre à des habitudes de plaisir, ne demandant à la peinture que la représentation éclatante de tous les beaux spectacles de la vie, n’était-il pas l’artiste brillant fait pour répondre aux besoins nouveaux d’une société polie, moins héroïque et plus indifférente, et, par-dessus tout, avide de jouissances ? Chez lui aussi les dehors ne trompent pas. Beau, de grande taille, bienveillant, perspicace, prudent, il a toutes les qualités séduisantes du Vénitien ; c’est un homme de belles manières, d’humeur enjouée, un diplomate avisé, un commerçant habile, avec des restes de bonhomie patriarcale dans sa manière de vivre et de simplicité antique dans l’imagination. Il se marie de bonne heure, probablement à une très belle femme, dont l’image attrayante, pendant une dizaine d’années, rayonne dans ses plus charmantes compositions ; il a de beaux enfans qu’il adore, qu’il gâte à outrance, pour lesquels il sacrifie tout : temps, travail, dignité. Quand il a perdu sa femme, il vit avec sa sœur ; chaque année, il retourne au pays, où il s’occupe de tous les siens, aide les uns, case les autres et ne cesse d’arrondir l’héritage paternel. Très indépendant, d’ailleurs, et, sous des airs soumis, sauvegardant sa liberté avec une finesse de paysan matois. Sous ce rapport, ce fut bien l’artiste que rêvait Stendhal, vivant libre dans un pays libre. Tout le monde le caressa, mais personne ne put le soumettre. De bonne heure, à cet égard, son bon sens éclate et sa volonté s’affirme. Au moment où il commençait à être connu par ses travaux de Padoue, en 1513, son ami, Pietro Bembo, devenu secrétaire du nouveau pape Léon X, le fit appeler à Rome. Il refusa net, préférant solliciter de la république l’expectative d’une charge de courtier d’entrepôt, et devenir le premier à Venise qu’être le troisième à Rome, entre Michel-Ange et Raphaël, dont la rivalité faisait déjà tant de bruit.
C’est vers cette époque que Titien entra en relations avec la cour de Ferrare. Sa correspondance avec le duc commence en 1516. Alphonse Ier, de la maison d’Este, le quatrième mari de Lucrèce Borgia, avait succédé, en 1505, à son père Hercule F1, Il avait beaucoup voyagé, dans sa jeunesse, en France et en Italie. Énergique, astucieux, sensuel, il s’adonnait à tous les exercices violens : il faisait le forgeron, le charpentier, l’armurier, le fondeur. Très passionné, d’ailleurs, pour les arts, comme tous ses ancêtres, il faisait appel aux meilleurs peintres pour décorer son palais. La première besogne qu’il confia au jeune homme fut l’achèvement d’un tableau de son propre maître, le Repas des dieux, que Bellini, nonagénaire, vivant encore, mais ne pouvant plus voyager, avait commencé dans son cabinet d’études. Du 13 février à fin mars 1516, on trouve Titien logé au palais de Ferrare avec deux personnes et recevant des fournitures de « salade, viande salée, huile, châtaignes, oranges, chandelles de cire, fromage, et cinq mesures de vin par semaine. » Toutes les figures du tableau étaient faites. Titien n’eut à y ajouter qu’un fond de paysage dans lequel il représenta ses chères montagnes de Cadore. Il retourna bientôt à Venise, emportant quelques commandes. Le duc, dilettante impatient autant que souverain autoritaire, chargea son ambassadeur à Venise, Tebaldi, d’en suivre l’exécution. Ce Tebaldi, qui devait être, pendant de longues années, le surveillant et le persécuteur de Titien, exerça ces fonctions avec une conscience dont lait preuve sa volumineuse correspondance.
Le duc ne se gênait pas avec son protégé, mettant son obligeance et son talent à contribution pour toutes sortes de fantaisies. Un jour il lui commande d’aller prendre le dessin d’une balustrade qu’il a remarquée dans un palais de Venise. Titien fait le croquis et l’envoie en y joignant le projet d’une balustrade de sa façon. Quelques jours après, le duc le charge d’acheter « un cheval de bronze, » une statuette antique probablement, et lui confie divers autres achats, pour lesquels il lui ouvre un crédit chez le banquier Lardi. D’autres fois, Titien doit aller surveiller des expériences de cuisson dans les faïenceries de Murano, fournir des modèles de verreries, passer des marchés pour leur fabrication, surveiller les emballages. Il est bon à tout, il est prêt à tout. C’est lui qui sert de conseil et d’intermédiaire lorsque Alphonse, dans son enthousiasme, veut établir une manufacture de céramique à Ferrare, c’est lui qui choisit les ouvriers et qui les envoie. C’est à lui qu’on demande des doreurs et des encadreurs. Un jour, Alphonse apprend qu’il y a dans le palais de Giovanni Cornaro un animal étrange qu’on appelle une gazette. Vite, il écrit à Tebaldi de se rendre à l’atelier de San-Samuele et de prier Titien d’aller sur-le-champ faire une peinture de cet animal. Le duc avait été, cette fois, informé bien tardivement. Quand Titien et Tebaldi se présentèrent au palais Cornaro, on leur annonça que la bête était morte. « En peut-on voir au moins la peau ? » demanda l’ambassadeur. « La bête a été jetée au canal, » leur répondit-on. On leur montra cependant un petit croquis fait autrefois par Giovanni Bellini, d’après cet animal rare ; Titien offrit de le copier en l’agrandissant.
Sur ces entrefaites, le peintre, hier encore discuté, venait d’affirmer son génie par un chef-d’œuvre éclatant dont la renommée s’était promptement répandue dans toute l’Italie. Le 20 mars 1518, l’Assomption avait été découverte, à la grand’messe, le jour de Saint-Bernardin, dans l’église Santa-Maria-dei-Frari ; et les Vénitiens avaient pu admirer tout à coup réunis, selon l’expression d’un contemporain, « la grandeur formidable de Michel-Ange avec le charme et la beauté de Raphaël et la couleur même de la nature. » L’ambassadeur de l’empereur, Adorno, avait offert sur-le-champ aux moines, que cette manière grandiose et inattendue avait d’abord surpris, d’acheter la toile pour son maître. Le bruit de ce succès monta la tête d’Alphonse ; il s’empressa de complimenter l’artiste en lui envoyant un programme pour l’une des Bacchanales. Nous n’avons pas cette lettre du duc, tous les papiers de Titien ayant disparu, après sa mort, dans le pillage de sa maison abandonnée, mais nous en connaissons le sens par la réponse du peintre retrouvée dans les archives d’Este : « L’autre jour, j’ai reçu avec le respect que je dois la lettre de Votre Seigneurie ainsi que le châssis et la toile. J’ai lu la lettre, et les renseignemens qu’elle contient m’ont paru si beaux et si ingénieux que je ne sais si l’on peut mieux trouver. Et vraiment plus j’y pense, plus je me confirme dans cette opinion que la grandeur de l’art des peintres anciens venait en grande partie, sinon en tout, de ces grands princes qui leur faisaient de si intelligentes commandes, dont ils tiraient ensuite tant de renommée. Aussi, si Dieu m’accorde que je puisse en quelque façon répondre à l’attente de Votre Seigneurie, qui ne sait combien j’en serai loué ? Néanmoins, en cela, j’aurai seulement donné le corps et Votre Excellence aura donné l’âme… » Sans doute il faut faire une part à la politesse et même à la flatterie dans l’admiration que témoigne le peintre pour l’érudition et l’imagination de son patron ; néanmoins, toute cette correspondance prouve que le duc de Ferrare s’occupait assidûment des commandes qu’il faisait, non en simple amateur, mais presque en collaborateur. A plusieurs reprises, il envoie à Titien des croquis pour expliquer sa pensée, des notes pour préciser les conditions de l’éclairage ; de temps à autre, il vient lui-même à Venise, et, dans l’intervalle de ses visites, laisse à Tebaldi le soin de presser le peintre, soin dont le diplomate s’acquitte avec une ponctualité infatigable ; c’était probablement la plus grave de ses occupations.
A vrai dire, Titien, si laborieux qu’il fût, avait grand besoin d’être relancé. Depuis son dernier triomphe à Santa-Maria-dei-Frari, les commandes lui affluaient ; d’autre part, il retouchait de plus en plus ses toiles, les gardait indéfiniment dans son atelier, ne se décidait à les livrer qu’à la dernière extrémité. La vertu d’Alphonse d’Este n’était pas la patience ; il aimait à être servi promptement ; lorsqu’il eut attendu plus d’un an la livraison de la peinture, il commença à se plaindre. Son dépit était d’autant plus vif qu’il venait d’éprouver une autre contrariété au sujet de la décoration de son cher cabinet. Raphaël, après lui avoir fait espérer pendant plusieurs années une toile de sa main, lui avait à la fin laissé entendre qu’il n’y fallait pas compter, et le duc lui avait fait exprimer son mécontentement par son ambassadeur à Rome, Paolucci, en des termes qui, de la part d’un homme si violent, n’étaient rien moins que rassurans. « Il ne me plaît point d’écrire à Raphaël d’Urbin, suivant votre avis. Nous voulons que vous l’alliez trouver et que vous lui disiez avoir reçu des lettres de nous, par lesquelles nous vous écrivons qu’il y a aujourd’hui trois ans qu’il nous paie de paroles, que ce ne sont pas là façons d’agir avec des gens comme nous, et que, s’il ne nous satisfait pas en ce qu’il nous a promis, nous ferons en sorte qu’il connaîtra qu’il n’a pas bien fait de nous tromper. Ensuite, vous lui pourrez dire, comme venant de vous, qu’il fasse attention de ne point provoquer notre haine alors que nous lui portons de l’amour ; qu’ainsi, en tenant sa parole, il peut espérer se servir de nous, tandis qu’au contraire, en ne le faisant pas, il peut un jour attendre de nous des choses qui lui déplairont. Et que tout cela soit dit de vous à lui, seul à seul ! » Après avoir fait si vertement admonester le Romain, Alphonse se retourna, pour le tancer à son tour, du côté du Vénitien, qui ne déclinait point, il est vrai, comme son jeune confrère, l’honneur de le servir, mais qui n’y mettait point, selon lui, un suffisant empressement. Il chargea naturellement Tebaldi de cette agréable besogne : « Messire Jacomo, lui écrit-il le 29 septembre 1519, nous pensions que le peintre Titien devait enfin une bonne fois achever notre peinture. Comme nous voyons qu’il n’en tient pas grand compte, nous voulons que vous alliez le trouver au plus vite. Vous lui direz de notre part que nous nous émerveillons beaucoup qu’il ne veuille pas achever cette peinture et qu’il faut de toute manière qu’il en vienne à bout ; autrement, nous en éprouverons un grand ressentiment et nous lui prouverons qu’il aura desservi quelqu’un qui saura bien le desservir à son tour et lui faire connaître que je ne suis pas de ceux qu’on berne. Et parlez-lui ferme, car nous avons décidé qu’il finirait l’ouvrage commencé, suivant sa promesse, et, s’il ne le fait pas, nous saurons bien aviser ; informez-moi immédiatement de sa réponse. » Ces grosses colères, heureusement, ne duraient pas. Quand Titien, quelques jours après, le 22 octobre, se rendit à Ferrare avec sa toile, le duc lui avait pardonné, et, durant toute l’année suivante, ne cessa de lui témoigner sa confiance en l’accablant de commissions. Il est vrai qu’il attendait alors de lui un autre travail, probablement la seconde toile pour le cabinet ; lorsqu’il vit, un an après, qu’elle n’arrivait pas, il recommença à s’impatienter. Tebaldi, loin de le calmer, lui transmettait toute sorte de bruits désagréables : le peintre travaillait pour vingt personnes à la fois, il était en pourparlers continuels avec un légat, Averoldo Averoldi, il avait fait pour ce prêtre un Saint Sébastien merveilleux ! A cette nouvelle, le duc se fâcha de rechef et reprit sa bonne plume : « Messire Jacomo, dit-il le 17 novembre 1520 à son fidèle agent, voyez à parler à Titien : dites-lui, de ma part, qu’à son départ de Ferrare il me fit bien des promesses… Jusqu’à présent, nous ne voyons pas qu’il en tienne aucune. Comme nous ne croyons pas mériter qu’il nous manque, invitez-le à faire en sorte que nous n’ayons pas de motif pour nous fâcher avec lui et qu’en particulier il s’arrange pour que nous ayons vite ladite toile. »
Tebaldi s’empressa d’exécuter cet ordre. L’entretien fut des plus animés. Le peintre allégua d’abord pour excuse qu’il n’avait encore reçu ni châssis, ni toile, ni même indication des mesures ; il avait donc pu croire que le prince renonçait à son projet. D’ailleurs, on n’avait qu’à lui envoyer ce dont il avait besoin et tout serait vite réparé ; il se chargeait de bien finir la peinture avant l’Ascension. L’ambassadeur, à ce mot, éclata de rire : « Maître, lui dit-il, vos raisons sont vraiment aussi artificieuses que votre peinture ; vous n’êtes pas moins habile raisonneur que peintre habile. Avouez, pourtant, avouez qu’ayant goûté à l’argent des prêtres, vous vous souciez bien moins qu’autrefois de servir mon maître. » Sur quoi Titien se confondit en protestations, jurant qu’il était prêt à tout faire pour le duc, même de la fausse monnaie, que jamais, au grand jamais, il ne faillirait à ses devoirs envers lui : « Eh bien ! répliqua Tebaldi, est-il vrai que vous venez de faire un Saint Sébastien dont tout le monde parle ? » Titien lui répondit que c’était la vérité, qu’il avait peint, en effet, un Saint Sébastien de grandeur naturelle où il avait mis tout son savoir et tout son soin et qui serait l’un de ses meilleurs ouvrages : « D’ailleurs, ajoutait-il, la toile entière (il s’agissait du grand triptyque qui se trouve encore aujourd’hui dans l’église des saints Nazzaro et Celso à Brescia) la toile entière ne m’est payée que 200 ducats, tandis que cette figure seule vaut bien pareille somme. Le duc aurait donc grand tort de croire que ni pour moines, ni pour prêtres, je veuille me soustraire au service de Son Excellence, que je suis au contraire prêta servir à toute heure de jour et de nuit. »
Satisfait de cet aveu, Tebaldi, quelques jours après, vint, en curieux, voir le Saint Sébastien. Il se trouva dans l’atelier avec quelques amis de Titien, auxquels celui-ci ne cessait de répéter que c’était sa meilleure œuvre. Quand ils furent partis, l’ambassadeur s’approcha du peintre et lui dit, carrément, qu’à son avis, c’était perdre ce chef-d’œuvre que de le donner à des prêtres et de l’envoyer à Brescia, qu’il ferait beaucoup mieux de l’offrir au duc de Ferrare. Titien, surpris par la proposition, s’écria que c’était impossible, qu’il ne saurait comment s’y prendre pour commettre une pareille fourberie : « Qu’à cela ne tienne ! dit le Ferrarais, je vous en indiquerai le moyen : refaites-leur ce tableau avec quelques changemens. » Le peintre, cette fois, ne céda pas. En envoyant à son maître une chaleureuse description du Saint Sébastien, l’ambassadeur ne put donc que lui annoncer l’insuccès de sa tentative, l’engageant à n’en souffler mot, « de peur que le légat, ayant vent de l’affaire, ne lui fasse la mauvaise plaisanterie d’emporter le tableau. » Mais le duc avait saisi au bond l’idée suggérée par son ingénieux serviteur ; il lui écrivit, sur-le-champ, d’employer tous les moyens pour réussir, et les insistances de Tebaldi finirent, paraît-il, par vaincre les répugnances du peintre au sujet d’une action qu’il considérait d’abord comme une fourberie, una truffa. Seulement, à bout de résistance, Titien suppliait qu’on lui donnât vite une réponse définitive, afin d’avoir le temps de refaire l’exemplaire du légat. Bien entendu, on faisait au prince des conditions moins dures qu’à l’homme d’église : on se contentait de soixante ducats. Le duc éprouva-t-il alors un scrupule de conscience touchant la moralité de l’opération, ou craignit-il simplement les conséquences fâcheuses que pouvait avoir pour lui ce vilain tour joué à un représentant du saint-siège ? Toujours est-il que, malgré le succès des négociations, il revint de lui-même à des idées plus délicates ; il chargea Tebaldi, le 23 décembre, d’informer Titien « qu’ayant beaucoup réfléchi à cette affaire du Saint Sébastien, il s’était résolu à ne pas faire cette injure au révérendissime légat. « Que ledit Titien, ajoutait-il, s’occupe seulement de nous bien servir dans le travail qu’il fait pour nous. Pour le moment, nous ne l’importunerons point pour autre chose. Nous lui rappelons seulement cette tête qu’il commença pour nous avant de quitter Ferrare. »
De quelle tête ou plutôt de quel portrait s’agissait-il ? Toute cette correspondance entre le duc, Titien et Tebaldi qui, pendant plusieurs années, presque au jour le jour, nous montre aux prises le grand seigneur autoritaire, le fonctionnaire faisant du zèle, l’artiste intéressé et prudent, est remplie de détails piquans qui mettent bien en jour les contrastes de leurs caractères. Par malheur, les peintures qui en font l’objet n’y sont jamais désignées que par les expressions les plus vagues. En tout cas, ni ce portrait, ni la composition pour laquelle Titien avait réclamé une toile, n’étaient achevés à l’Ascension, pas même à la Pentecôte. N’avait-il pas fallu livrer le grand triptyque de Brescia, aller à Conegliano décorer la façade d’une confrérie, faire semblant de travailler aux peintures du palais ducal ? Au mois de décembre 1521, Alphonse fit inviter le peintre à venir passer près de lui les fêtes de Noël, mais celui-ci se dérobait encore, lorsque Tebaldi eut tout à coup une inspiration lumineuse : il se souvint qu’en mainte occasion Titien avait manifesté son regret de ne point connaître Rome, et lui dit d’un air négligent : « C’est dommage, car je tiens pour certain qu’aussitôt le nouveau pape élu (Léon X venait de mourir), Son Excellence ira lui rendre hommage. Si vous vous trouviez à Ferrare, à ce moment, il vous emmènerait avec lui ; sinon vous pensez bien qu’il ne restera pas à vous attendre. » Tebaldi n’avait aucune instruction pour faire cette offre, mais, tout fier de son stratagème, il s’empressa d’en faire part à son maître, qui l’approuva chaudement : « Vous auriez l’esprit de prophétie, messire Jacomo, que vous n’auriez pu dire à Titien chose plus vraie touchant notre volonté d’aller à Rome. Pressez-le donc, s’il veut venir, d’arriver vite, car nous serions fort désireux qu’il vînt avec nous ; toutefois avisez-le de n’en rien dire à personne. » La lettre est du 26 décembre, mais lorsqu’elle parvint à Venise, Titien avait déjà pris la clé des champs. Il avait été passer quelques jours soit dans sa famille, à Cadore, soit ailleurs. Le lendemain de son retour, le 4 janvier, Tebaldi frappait à sa porte ; le bruit courait qu’il était revenu malade. Le diplomate lui trouva, en effet, la mine mauvaise et l’air défait ; il supposa obligeamment dans son rapport que l’artiste avait fêté la Noël plus que de raison, bien qu’il n’en convînt pas. Dans cette entrevue, il avait été question du voyage de Rome ; Titien n’avait dit ni oui, ni non, mais il n’en bougeait pas davantage ; Tebaldi passait son temps à le harceler. Le 17 juin, il le tourmente encore pour qu’il se transporte à Ferrare avec sa toile. Titien reçoit l’invitation avec son sang-froid habituel, déclare qu’il ira à Ferrare dès qu’il aura changé quelques figures, mais se refuse à fixer une date. En attendant, il prie Tebaldi de demander au duc pour un sien ami, grand chasseur, Niccolò di Martini et pour son valet, un permis de chasse aux oiseaux sur l’autre rive du Pô ; l’octroi de cette faveur lui redonnerait du cœur pour se mettre au travail. Ainsi encouragé, il était certain de peindre les plus belles figures du monde. « Trêve de plaisanteries ! s’écria Tebaldi ; arrangez-vous pour venir le plus tôt possible. »
Au mois d’août suivant, rien de prêt encore. Titien ne remuait pas. Le prince était furieux. Tebaldi se rendit à l’atelier ; il nota minutieusement l’état de la toile (le Bacchus et Ariane, aujourd’hui à Londres dans la National Gallery). Il n’y avait de fait que le char traîné par les animaux et les deux figures principales : « Rien de plus facile à terminer, lui dit Titien, c’est l’affaire d’une quinzaine ! » Désolé d’ailleurs d’avoir déplu à son puissant protecteur, le peintre consentait à prendre un engagement, il promettait la livraison pour le mois d’octobre ; mais, comme l’ambassadeur insistait pour qu’il allât, en attendant, à Ferrare se réconcilier avec le duc, Titien déclara qu’il ne partirait, cette fois, qu’avec un sauf-conduit écrit de la main du prince : « A quoi bon, d’ailleurs, fit-il à plusieurs reprises, puisque j’aurai fini dans le délai que je vous dis et que je n’accepterai d’ici là aucune commande, vînt-elle de Notre-Seigneur Dieu ! » Le mois d’octobre arriva et le Bacchus n’était pas terminé ! Et Tebaldi fut encore chargé d’exprimer la colère du duc ! Et Titien le reçut avec son calme imperturbable ! Il lui montra qu’il avait changé plusieurs figures, se refusant toujours à s’en aller à Ferrare, où il ne trouverait point, comme à Venise, toutes ses commodités pour ses modèles, hommes et femmes : « Je fais ce que je puis, je vous jure ; je travaille tous les jours régulièrement à cette toile, au moins toutes les après-midi, puisque, dans la matinée, je suis obligé de travailler au palais ducal. » Titien ne mentait pas. Un autre maître, qu’il avait plus d’intérêt encore à ménager, le gouvernement de la sérénissime république, dont il était le peintre officiel depuis la mort de Giovanni Bellini, ne le tourmentait pas moins énergiquement. Le conseil des Dix, dans sa séance du 11 août 1522, avait voté une résolution, mettant le peintre en demeure d’achever avant le 15 juin la quatrième toile dans la salle du grand conseil, sous peine de déchéance de ses fonctions de courtier à l’Entrepôt des Allemands et de restitution au trésor de tous ses honoraires depuis six ans. Il fallait donc, bon gré mal gré, faire au moins preuve de bonne volonté.
Enfin, dans le mois de janvier 1523, Titien put annoncer au duc que le Bacchus et Ariane était achevé. Les livres de dépense du château de Ferrare ont enregistré les paiemens faits « le 30 janvier à un batelier pour transport, de Venise à Ferrare, d’une peinture envoyée à Son Excellence par Maestro Tiziano ; — item à un portefaix pour transport sur l’épaule de ladite de Francolino à Ferrare ; — item à un charretier pour transport de Francolino à Ferrare de la malle de maestro Tutiano. » Titien avait seulement envoyé d’avance par le plus court sa toile et ses bagages. Quant à lui, il s’était arrêté à Mantoue pour y passer quelques jours chez les Gonzagues, auxquels il était recommandé par leur ambassadeur à Venise. Avant de quitter Mantoue, il prit soin de demander au jeune marquis Frédéric, qui l’avait accueilli avec une grâce parfaite, une lettre pour le duc Alphonse, dans laquelle le marquis s’excusait d’avoir retenu le peintre et priait son oncle de le lui renvoyer au plus vite pour quelques jours. C’est seulement le 7 février qu’on le trouve à Ferrare, où les livres du château font mention de vingt-quatre repas apprêtés pour les personnes de sa suite.
La toile de Bacchus et Ariane complétait, avec l’Offrande à Vénus et la Bacchanale, la décoration du cabinet pour laquelle le vieux Giovanni Bellini avait donné, dans son Repas des dieux, la note première et charmante. Ces trois peintures, où le génie du peintre, se débarrassant de ses dernières timidités, éclate avec une joie virile, portent l’empreinte des enthousiasmes classiques qu’excitait alors, dans tous les esprits cultivés, la résurrection des poètes et des écrivains de l’antiquité. Les sujets des deux premières sont empruntés à Philostrate et celui de la dernière à Catulle, dont Alde Manuce, chez qui Titien rencontrait souvent Bembo, Navagero et tout le groupe des érudits vénitiens, avait récemment publié les œuvres. Dans toutes les trois, à l’inspiration de la poésie antique se joint, selon toute apparence, l’inspiration directe d’Arioste, qui travaillait alors au Roland furieux et que Titien dut voir fréquemment à Ferrare. L’Offrande à Vénus est la restitution exacte du tableau des Amours décrit par Philostrate. C’est avec la simplicité naïve et saine d’un ancien Grec que le Vénitien suit, sans y rien changer, la description du sophiste. Depuis longtemps, il avait montré, dans presque toutes ses peintures, un amour aussi vif pour les beaux enfans que pour les belles femmes ; ses bambins, agiles et roses, avaient un air de santé, d’insouciance, de gaîté qui ravissait les yeux. Dans l’Offrande à Vénus il en jeta une ribambelle se bousculant, dans la lumière, avec une vivacité et un naturel inexprimables. Aucune œuvre n’a été plus admirée, plus copiée, plus imitée. C’est là qu’Albane, Poussin, Rubens, Van Dyck, Duquesnoy, tous les artistes qui ont donné dans leur œuvre une grande place aux enfans, se sont longuement inspirés. Lorsqu’un siècle après l’Offrande à Vénus allait partir pour l’Espagne, le Dominiquin demanda au vice-roi de Naples la permission de la revoir une dernière fois et se mit à fondre en larmes. Si l’Offrande à Vénus est le poème de la beauté enfantine, la Bacchanale est celui de la beauté féminine. Philostrate n’y apparaît plus que comme un inspirateur éloigné. La joie de vivre qui s’en exhale est bien celle qui rayonne dans les vers harmonieux et plastiques des poètes antiques, mais la lumière et la couleur y sont toutes vénitiennes, comme la chevelure dorée des nymphes qui s’y mêlent aux bacchans enivrés, comme leur teint rose et leur lent sourire, comme leur geste nonchalant et leur grâce exquise. Jamais Titien, dans la plus triomphante maturité de son génie, ne devait retrouver cette allégresse printanière ni cette ardeur spontanée d’inspiration. Dans Bacchus et Ariane, l’artiste, sur les indications du duc Alphonse, s’attacha de nouveau à restituer une œuvre antique, l’une des tapisseries décrites par Catulle dans les Noces de Thétis et de Pélée. Avec quel merveilleux éclat l’Italien de la renaissance sut tirer parti de tous les détails que la brûlante imagination de son compatriote avait si vivement groupés quinze siècles auparavant ! Rien n’y manque, ni le brun satyre entortillé de serpens, ni les belles sonneuses de cymbales et de tambourins, ni le satyreau traînant en triomphe la tête de génisse comme un jouet sanglant. Dans l’élan hardi par lequel l’ardent aventurier se jette du haut de son char doré pour saisir la fugitive, quelle vive et pittoresque interprétation du fameux : Te quœrens, Ariadne ! Et quel admirable mouvement de couleurs pour donner tout son prix à ce mouvement surprenant des formes ! Là, comme dans les deux toiles précédentes, retentit pour la première fois, en toute liberté, cette musique savante des colorations expressives, pressentie par les Bellini et essayée par Giorgione, mais qu’aucun d’eux n’avait, avec tant de souplesse et tant de résolution, portée à ce degré inattendu de puissance harmonique et d’irrésistible séduction.
Pour les années qui suivent la livraison des Bacchanales, il y a, dans les archives d’Este, une lacune due à quelque ancienne destruction des pièces ; mais, à partir de 1528, la correspondance d’Alphonse et de ses agens, au sujet de Titien, redevient aussi active que par le passé jusqu’à la mort du duc en 1534. Quarante-deux ans après, lors de celle de Titien, on trouva encore dans son atelier une toile dont le sujet allégorique lui avait été donné par Alphonse de Ferrare. Jusqu’au dernier moment le maître illustre avait respectueusement conservé le souvenir de son premier protecteur dont les impatiences et les boutades n’avaient été, après tout, que les manifestations d’un enthousiasme trop passionné, mais qui avait puissamment contribué à le mettre en lumière et à pousser son génie brillant dans ses véritables voies.
Le jeune marquis Frédéric-Gonzague de Mantoue, auquel Titien avait été présenté en 1523, se montra pour le peintre un protecteur non moins chaleureux, mais plus éclairé encore, plus égal et plus doux que le duc de Ferrare. Frédéric, né en 1500, était le fils de cette belle et savante Isabelle d’Este dont la cour avait été, comme celle de sa sœur, la duchesse Elisabeth d’Urbin, le séjour favori des artistes et des lettrés, et qui avait fait décorer son cabinet par Andréa Mantegna, Lorenzo Costa, Pérugin. Il avait passé quelques années de son enfance à Rome, où Raphaël, ravi de sa beauté délicate et noble, l’avait représenté, comme un élève studieux et attentif, à côté d’Archimède, dans la fresque de l’École d’Athènes. Balthazar Castiglione, dans son Courtisan, avait parlé avec admiration de cet adolescent qui unissait à une grande modestie de manières une haute intelligence, un vif désir de gloire, un amour extraordinaire du bien et de la justice. Il n’est donc point surprenant que ce jeune homme, si cultivé et si généreux, se soit, dès son arrivée au pouvoir en 1519, empressé de continuer les traditions de sa famille, qu’il ait appelé près de lui les artistes les plus distingués et qu’il ait cherché à s’attacher Titien déjà considéré, depuis la mort de Giorgione et de Giovanni Bellini, comme le plus grand peintre de Venise. Sa correspondance avec le peintre témoigne d’une courtoisie constante et d’une déférence délicate qui contrastent avec le ton brusque et les impatiences violentes de son oncle de Ferrare.
La première commande qu’il lui fit fut celle d’un portrait ; avant même que l’œuvre fût livrée, il gratifia le peintre, suivant l’usage du temps, d’un magnifique pourpoint. Son ambassadeur à Venise, Braghino Croce di Correggio, lui remit ce cadeau en présence de « beaucoup de grands personnages. » Il lui demanda ensuite une Mise au tombeau ; c’est le chef-d’œuvre qui est entré au Musée du Louvre après avoir passé par les galeries de Charles Ier d’Angleterre, du banquier Jabach, de Louis XIV. Quelques années après, les rapports entre le prince et l’artiste étaient devenus si cordiaux que l’Arétin, récemment installé à Venise, où il établissait décidément le quartier-général de ses opérations littéraires et financières, songea à en tirer parti. Il ne connaissait pas Titien depuis trois mois, qu’il s’était déjà fait peindre par lui et lui persuadait d’envoyer en cadeau au marquis de Mantoue cette image du « Fléau des Princes, » avec un portrait de l’ambassadeur Adorno, récemment décédé, que le marquis avait beaucoup aimé. La lettre qui accompagnait l’envoi semble dictée par l’Arétin : « Excellent seigneur, disait Titien, je sais combien vous aimez la peinture, combien vous l’encouragez, comme on le sait par Jules Romain. Messire Pietro Aretino, ou plutôt saint Paul, étant venu ici pour prêcher vos vertus, j’ai fait son portrait, et comme je sais que vous aimez un pareil serviteur pour tous ses mérites, je vous l’envoie. » Le marquis s’empressa de répondre le même jour à l’Arétin en le chargeant de remercier Titien et à Titien en le remerciant directement : « J’ai reçu les deux très beaux tableaux qu’il vous a plu de m’envoyer, et qui m’ont été vraiment très agréables… Je vous remercie donc infiniment… Quand je pourrai vous faire plaisir, je le ferai toujours volontiers, et je me tiens, dans tous vos besoins, tout à votre disposition. » Mais ce n’était pas seulement des paroles aimables que l’Arétin demandait aux grands seigneurs : il exigeait des politesses palpables et bien sonnantes. Le marquis, qui le connaissait, lui fit remettre 50 écus et un pourpoint doré. Dans sa lettre de remercîmens, le pamphlétaire, avec son impudence habituelle, réclama aussi pour son nouvel allié une gratification en alléchant le marquis par la perspective d’un autre cadeau : « Je vous rappellerai encore que vous pensiez à vos promesses faites à Titien, à propos de mon portrait que je vous ai fait donner. Je crois que Messire Jacopo Sansovino, rarissime sculpteur, vous ornera votre chambre d’une Vénus si vraie et si vivante qu’elle remplit de concupiscence la pensée de tous ceux qui la regardent… » La réponse du marquis à cet honnête courtier fut froide et brève : « Je ne manquerai pas de donner sous peu à Titien quelque témoignage par lequel il pourra connaître en quelle estime je le tiens et combien il m’a fait plaisir. » Dans cette circonstance, comme dans bien d’autres, l’intervention de l’Arétin avait failli gâter l’affaire, et l’on ne s’expliquerait pas que Titien y eût désormais si fréquemment recours si l’on ne connaissait par ses contemporains la douceur de son caractère, son amour du repos et son goût pour l’argent, en même temps que l’infatigable activité, le génie d’intrigue, la souplesse cynique de son habile compère.
Quoi qu’il en soit, la cordialité de ses rapports personnels avec le marquis n’en fut pas altérée. Toutes les lettres qu’il lui adressa respirent une vive reconnaissance exprimée en termes simples bien différens des formules obséquieuses dont il se servira plus tard vis-à-vis des monarques espagnols. Parmi ses protecteurs princiers, c’est Frédéric qui semble vraiment lui avoir inspiré le plus d’affection et dont le jugement lui ait paru le plus précieux ; il l’appelle souvent son vrai, son rare patron, padrone singularissimo. Il faut dire qu’il en reçoit sans cesse des cadeaux en nature et en espèces, et des attentions et faveurs « continues et infinies. » En 1530, il a pour lui trois tableaux sur le chantier, son Portrait, une Vierge avec sainte Catherine, des Femmes au bain. Il travaillait alors aussi pour sa mère Isabelle ; c’est à ce moment que se place une anecdote curieuse et qui peint bien les mœurs du temps.
Au mois d’octobre 1529, Charles-Quint et Clément VII s’étaient donné rendez-vous à Bologne pour y régler le sort de la malheureuse Italie. La conférence se prolongea jusqu’au mois de mars de l’année suivante. Est-ce à ce moment que Titien fut présenté à l’empereur ? On n’en a point de preuves, mais ce qu’on sait, c’est que son aimable patron, le marquis de Mantoue, qui joignait à ses qualités d’amateur éclairé l’habileté d’un diplomate ambitieux, se montra des plus empressés auprès du vainqueur ; en échange de son humilité, il obtint bientôt le titre de duc. Covos, le premier secrétaire d’état, l’avait beaucoup servi dans cette affaire. Il parait que ce ministre, dont la passion pour les œuvres d’art ressemblait fort à une avidité mercantile, s’était, dans l’intervalle de ses travaux politiques, laissé tourner la tête par les charmes d’une dame d’honneur de la comtesse Pepoli, une certaine Cornelia. Le marquis estima qu’un des plus sûrs moyens de faire sa cour à Covos serait de lui offrir le portrait de sa beauté. Dans les premiers jours de juillet 1530, il envoya à Titien ordre d’aller à Bologne. Titien, mal portant, ayant sa femme malade, quitta tout, sans hésiter, et se présenta quelques jours après chez la comtesse Pepoli. Quelle ne fut pas sa surprise de s’y trouver face à face avec le sculpteur Bologna, qui, gravement indisposé lui-même, les mâchoires enflées, avait dû, de son côté, sur un ordre semblable, quitter son lit en toute hâte et faire à cheval une longue course, par une chaleur suffocante ! Dans sa précipitation à mettre à exécution une idée qui lui semblait excellente, le duc n’avait même pas pensé à prendre les informations les plus indispensables. Pour compléter l’aventure, la belle Cornelia n’était plus à Bologne : atteinte des fièvres, elle avait dû partir dans la montagne. Les deux artistes, fort mécontens, écrivirent au duc des lettres assez vives : « Cette dame n’est pas à Bologne, lui disait Titien. Madame Isabelle l’a envoyée à Nivolara pour changer d’air, parce qu’elle a été malade. On dit même qu’elle a été un peu gâtée par la maladie. Ce que sachant, j’ai craint de ne rien faire de bien… De plus, je suis vaincu par la grande chaleur et aussi un peu par le malaise et, afin de ne pas tomber tout à fait malade, je n’ai point passé outre… D’ailleurs ces aimables dames m’ont si bien imprégné des traits de Cornelia que j’oserais bien la faire de façon à ce que tous ceux qui la connaissent disent que je l’ai portraite maintes fois. Vous n’avez qu’à m’envoyer à Venise ce portrait déjà fait par un autre peintre. Une fois le mien fait, s’il y manque quelque chose, j’irai volontiers à Nivolara pour le rajuster, mais je crois que ce ne sera pas nécessaire. »
Le peintre avait de sérieuses raisons pour hâter son départ. Non-seulement il arriva à Venise assez souffrant, au dire de l’ambassadeur Agnello, que le duc lui dépêcha tout de suite pour savoir de ses nouvelles et lui remettre de l’argent, mais il trouva sa femme Cecilia dans le plus triste état. Quelques semaines après elle succombait à son mal. C’est encore par une lettre d’Agnello à son maître, du 6 août 1530, que nous connaissons la date de ce malheur, qui frappa cruellement le peintre. Agnello, qui va fréquemment le voir, constate, pendant plusieurs mois, qu’il a grand’peine à se remettre au travail. Cecilia laissait à son mari trois enfans, Pomponio, Orazio, Lavinia, tous en bas âge. Titien fit immédiatement venir de Cadore sa sœur Orsola, qui dirigea dès lors son intérieur et qui ne le quitta plus. Il abandonna la maison de San-Samuele, appartenant à la république, où il avait passé les quinze plus fécondes et plus heureuses années de sa vie, et loua, à l’extrémité de la ville, dans le quartier perdu de Biri-Grande, mais au milieu d’un grand jardin, devant la mer, en face des montagnes natales, une maison récemment bâtie par les Polani. A partir de ce moment, toute son ambition se tourne du côté de ses enfans. Avec la suite et la patience qui le distinguent en toutes choses, il met à profit toutes ses relations anciennes et il en recherche sans cesse de nouvelles, en vue de leur procurer le bien-être et de leur assurer un brillant avenir ! Cette passion paternelle devait être bien mal récompensée dans l’aîné, Pomponio, qu’il destinait dès lors à l’état ecclésiastique et pour lequel, malgré son jeune âge (il avait cinq ans ! ) il sollicitait déjà du duc de Mantoue une abbaye à Medole. Le 27 septembre, Agnello écrit que Titien, toujours mal portant, vient de lui avouer que, pour guérir vite, il lui faudrait recevoir la nouvelle de cette concession, « car son indisposition vient surtout d’une humeur mélancolique. » Pendant toute l’année qui suit et durant laquelle Titien peint pour le duc plusieurs toiles, entre autres cette « Madeleine » qu’on lui avait demandée « aussi larmoyante que possible, » ce ne sont, de sa part, à tous propos, que nouvelles sollicitations et nouvelles lamentations au sujet de cette abbaye. L’impudence de l’Arétin et la servilité de la cour espagnole déteignaient dès lors sur lui : son style, moins naturel, commence à s’encombrer de phrases flagorneuses et de formules emphatiques d’une humilité exagérée. Dans toute cette affaire de Medole, le duc ne semble pas s’être départi de sa bienveillance habituelle. En septembre 1531, il fit remettre à Titien la bulle de concession tant désirée, en l’accompagnant d’une lettre par laquelle il lui faisait part de son prochain mariage. Le peintre le félicita et le remercia, « les genoux en terre, en lui baisant humblement les mains, en lui rendant des grâces infinies. » Cette reconnaissance était sincère ; jusqu’à la mort du duc, en 1540, on le voit travailler pour lui. Le duc, très fin connaisseur, distinguait pourtant dès lors ses ouvrages, souvent faits à la hâte et avec l’aide de ses élèves, en peintures « excellentes » et peintures « moins bonnes et moins belles. » Parfois, il lui rappelle, à ce sujet, avec une fine courtoisie, qu’il est de ceux qui méritent d’être bien traités : « Mon excellent et très cher ami, autrefois vous m’avez donné un Christ qui m’a plu outre mesure, d’où m’est venu le désir d’en avoir un autre semblable ; je vous prie donc de vouloir bien me le faire avec cette étude et ce soin que vous savez mettre dans les choses dont vous désirez tirer honneur, afin que cette figure ne soit pas moins belle et moins bonne que l’autre et qu’on puisse la compter parmi les œuvres excellentes de Titien… » Cette lettre était écrite le 3 août 1535. L’année suivante, le duc priait Titien de l’accompagner à Asti, où il allait rendre ses hommages à Charles-Quint. Lorsqu’il mourut, en 1540, on vit le grand peintre, accouru de Venise, suivre son cortège funèbre avec Jules Romain et tous les autres artistes qui, depuis vingt années, travaillaient à faire du palais de Mantoue, aujourd’hui si délabré et si lamentable, la plus splendide résidence princière de la Haute-Italie.
C’est par les Gonzague, sans doute, que Titien avait été mis d’assez bonne heure en rapport avec le duc d’Urbin, dont la femme, Éléonore, était la sœur de Frédéric. Francesco-Maria, duc d’Urbin, fils adoptif de Guidubaldo Ier, n’avait point l’humeur douce et pacifique de son prédécesseur. Trapu, membru, bilieux, barbu, très adonné aux exercices violens, capable de rester en selle des semaines entières, c’était, dans l’Italie amollie du XVIe siècle, le type survivant des condottieri de l’âge antérieur. Fils d’une mère héroïque, Giovanna di Montefeltro, qui avait lutté contre César Borgia, exilé tout enfant à la cour de France, il avait, à dix-sept ans, tué de sa main l’amant de sa sœur et, à trente ans, percé de coups un cardinal. Chassé deux fois de son duché, il l’avait reconquis deux fois à la pointe de l’épée. Sa physionomie dure et martiale revit tout entière dans le beau portrait de Florence, peint en 1537. À cette époque, Francesco-Maria venait d’être nommé généralissime des troupes de la république vénitienne. Titien le représenta donc cuirassé, son bâton de commandement sur la cuisse, ayant près de lui son casque empanaché et un faisceau de hampes sur une desquelles on fit sa devise brutale : Se sibi. Cet aventurier hardi avait pourtant le goût des arts. Sa cour, grâce à sa femme, n’avait point perdu cette réputation d’urbanité qui naguère faisait regarder la cour d’Urbin comme un modèle inimitable. La duchesse avait toutes les grâces des Gonzague. Comme elle avait accompagné son mari à Venise, Titien la peignit à la même époque. C’était une femme déjà mûre, mais encore belle et surtout attrayante. Par un contraste piquant, avec un respect profond de la réalité et une finesse savante d’observation, le peintre se plut à accentuer, par des douceurs de touches, le charme de cette figure mondaine, aux traits vifs et délicats, aux carnations blanches, au visage tendre un peu amolli par l’usage des parfumeries, comme il avait accentué, par la rudesse du faire, l’expression énergique de la face basanée du mari, ce soldat peu scrupuleux, endurci à toutes les intempéries comme à tous les hasards. Ces deux portraits sont entrés par héritage, au XVIIe siècle, dans la collection des Médicis, avec plusieurs autres chefs-d’œuvre de Titien prouvant que ses relations avec Francesco-Maria datent d’une époque bien antérieure à 1537. C’est, en effet, pour cet heureux guerrier qu’avaient déjà été faites la fameuse Vénus couchée de la tribune, la Bella du palais Pitti et la Madeleine de la même collection, ce premier et superbe type de toutes les belles repenties, qui, depuis, ont peuplé plus de cabinets d’amateurs que d’oratoires de couvens. L’amitié de Francesco-Maria pour Titien paraît avoir été profonde et payée, en retour, d’un véritable dévoûment. Lorsque le généralissime, probablement empoisonné, tomba, en 1538, gravement malade à Venise et voulut retourner à Pesaro, il pria le peintre de l’accompagner, et celui-ci ne le quitta plus pendant les quelques semaines que dura sa douloureuse agonie.
Le dévoûment que l’artiste avait montré pour le père lui assura l’affection du fils. Lorsque Guidubaldo II, avec sa femme Giulia Varana, prirent, quelques années après, l’habitude de venir séjourner fréquemment à Venise, on trouve Titien parmi leurs hôtes assidus, à côté des hommes d’état et des hommes de lettres les plus célèbres. Sperone Speroni nous a conservé, dans ses Dialogues, le souvenir des conversations savantes et poétiques qui animaient ce salon de Venise, comme autrefois Balthazar Castiglione avait, dans son Courtisan, répété celles qu’on entendait dans l’ancienne cour d’Urbin. Dans les récits de Castiglione, le grand artiste, c’était Raphaël ; dans ceux de Sperone, naturellement, c’est Titien. Un soir, une discussion très subtile et très vive s’était élevée entre la signora Tullia, une dame platonicienne, Molza, Niccolò Gratia et Bernardo Tasso. Tullia, s’élevant jusqu’aux plus hautes conceptions de la métaphysique et déclarant « que le monde entier n’était qu’un portrait de Dieu fait par les mains de la Nature, » s’était laissée aller, dans son enthousiasme, jusqu’à ajouter : « Le portrait fait par le peintre, celui que le vulgaire appelle seul un portrait, est le moins bon de tous, car c’est celui qui nous donne seulement de la vie et de l’homme la couleur de la peau. » À ces paroles, Bernardo Tasso se récria vivement : « Ah ! vous injuriez Titien, dont les figures sont telles et ainsi faites qu’il vaut mieux être peint par lui que créé par la Nature. » Aussitôt, Tullia, ne pouvant rester à court d’hyperboles, s’excusa en ces termes : « Mais Titien n’est pas un peintre, son talent n’est pas de l’art, mais bien un miracle ! Je crois que ses couleurs sont composées de ces herbes merveilleuses qui, goûtées par Glaucus, le changèrent d’homme en Dieu. En vérité, ses portraits ont eu eux je ne sais quoi de divin, et, comme le ciel est le paradis de l’âme, il semble que, par ses couleurs, Dieu nous fasse le paradis de nos corps sanctifiés et glorifiés par ses mains. »
L’admiration pour le grand artiste, de tous côtés montée à ce top, se traduisait en faits aussi bien qu’en paroles. A ce moment, le pape Paul III et la famille Farnèse faisaient de nouveaux efforts pour l’attirer à Rome, tandis que Guidubaldo voulait l’emmener à Pesaro. En septembre 1545, contrairement aux avis de Guidubaldo, Titien, persuadé que ce voyage à Rome serait le seul moyen d’obtenir de nouveaux avantages pour son fils Pomponio, se décida enfin à accepter l’invitation pontificale. Le duc d’Urbin, malgré son dépit, prit la chose en grand seigneur et, redoublant de galanterie, lui offrit de se charger des soins du voyage. Il le mena lui-même de Venise jusqu’à Pesaro, et là lui donna une escorte de sept cavaliers et d’un nombreux domestique pour l’accompagner jusqu’au Vatican. La reconnaissance du maître éclate dans une phrase d’une de ses lettres à l’Arétin : « Adorez le seigneur Guidubaldo, compère ; adorez-le, car vraiment il n’est pas de bonté princière qui l’égale ! »
Ce tardif voyage à Rome est un des épisodes les plus curieux de la vie de Titien, l’un de ceux qui donnent le plus d’estime pour la modestie de son caractère et pour la solidité de son intelligence. Par malheur, il ne nous reste qu’une lettre de toutes celles qu’il y écrivit et nous n’avons le contre-coup de ses enthousiasmes que par les réponses de l’Arétin. Partout, c’est l’expression vive et chaleureuse d’une admiration ardente pour les belles œuvres qu’il voit, pour celles de l’antiquité et pour celles de ses contemporains ; partout le regret naïf et bien touchant, chez un vieillard de soixante-douze ans, unanimement acclamé comme un génie incomparable, rassasié d’honneurs et de gloire, de n’avoir pas vu plus tôt ces merveilles, de ne les avoir pas étudiées. « Que vous soyez peiné que ce caprice qui vous est venu maintenant de vous transporter à Rome ne vous soit pas venu vingt ans plus tôt, lui écrit l’Arétin, je le crois sans peine ; mais si vous en restez émerveillé dans l’état où vous la trouvez, qu’auriez-vous donc fait autrefois ? .. Ne vous perdez pas tellement dans la contemplation du Jugement de la chapelle que vous en oubliiez l’heure du départ ! » Quelques jours après, lui-même écrit à Charles-Quint : « Je suis à Rome et je vais m’instruisant d’après ces très précieux marbres antiques, afin que mon art devienne digne de peindre les victoires que Notre-Seigneur Dieu prépare à Votre Majesté en Orient. » Dans toutes ses promenades à travers Rome, c’est Vasari qui est son guide. D’après son désir, on le conduisit d’abord dans les collections de statues antiques, qu’il tenait à voir avant tout ; on lui montra ensuite toutes les œuvres de Raphaël, en commençant par les tapisseries de la Farnésine et en finissant par les chambres du Vatican. C’est là que, remarquant sur quelques figures dégradées par les lansquenets allemands des traces de restauration récente, il se retourna brusquement vers Sébastien del Piombo et lui demanda quel était le présomptueux et l’ignorant qui avait barbouillé ces beaux visages. L’ami Sébastien fut obligé d’avouer que c’était lui.
Ce n’était pas sans peine que la famille Farnèse avait mis la main sur Titien. Il avait fallu, pour le décider à quitter sa tranquille Venise, mettre en jeu, avec une longue habileté, sa passion dominante, son amour pour ses enfans et son ambition pour le moins digne d’entre eux, le révérend petit abbé Pomponio. Trois ans auparavant, par ce motif, il avait déjà fait à Venise le portrait du jeune Ranuccio, petit-fils du pape et fils de l’ignoble Pier-Luigi Farnèse, âgé de onze ans, prieur de Saint-Jean des Templiers, qui achevait alors ses études à l’université de Padoue. Les précepteurs de Ranuccio avaient dès lors entrepris de lui persuader que le seul moyen d’obtenir d’autres bénéfices ecclésiastiques serait de se mettre au service des Farnèse. Le cardinal Alexandre lui avait fait faire, à ce sujet, des offres positives, et, l’année suivante, lorsque son père vint attendre Charles-Quint à Bologne, il l’invita à les y rejoindre et l’hébergea pendant deux mois dans son palais. Durant ce séjour à Bologne, Titien acheva plusieurs portraits, notamment cet implacable tableau du Musée de Naples où revit, avec un accent de vérité terrible, cette étrange figure de Paul III. Toute la duplicité opiniâtre des Farnèse respire dans ce vieillard osseux, aux longues mains décharnées, dardant, sous la sombre épaisseur de ses sourcils tordus, le regard astucieux et perçant de ses yeux noirs. Assis dans un fauteuil rouge, vêtu d’un surplis blanc et d’un camail rouge, coiffé de rouge, la face couperosée, avec une longue barbe blanche, ce pontife, à mine d’usurier, est une apparition à la fois pâle et sanglante qu’on ne peut oublier. Au dire de Vasari, le portrait était si frappant que, lorsqu’on le mit sur une terrasse pour le faire sécher au soleil, nombre de passans, le croyant vivant, s’inclinaient et lui ôtaient leur chapeau.
« C’est une grâce particulière de la maison Farnèse, dit quelque part l’Arétin, d’abonder en multitude de caresses qui sont, on le sait, les mères de l’espérance, inventées par la nature pour faire patienter les hommes, qui se repaissent au moins de la certitude des promesses. » Dans ce voyage de Bologne, Titien put faire l’épreuve de ce système. On lui offrit d’abord le titre de garde des sceaux, bien que cette place fût, depuis la mort de Léon X, occupée par Sébastien Luciani (d’où son surnom del Piombo) à la charge de servir à un autre peintre, Jean d’Udine, une rente de 80 ducats. Sébastien et Jean d’Udine étaient deux amis de Titien. Celui-ci repoussa sans hésitation cette proposition indélicate. On fit alors de nouveau miroiter devant ses yeux l’espoir d’un bénéfice pour son fils. Cette fois, on lui vendait encore une peau d’ours vivant. La sinécure en vue, l’abbaye de San-Pietro-in-Colle, près de Ceneda, était bel et bien occupée par Sertorio, archevêque de San-Severino, qui ne voulait l’abandonner que contre bonne et immédiate compensation. Des négociations laborieuses, à ce sujet, suivaient déjà leur cours lorsque le cardinal Alexandre, pris d’un accès de fièvre, quitta précipitamment Bologne sans même prévenir Titien. Ce contretemps bouleversa le peintre. Il écrivit franchement au cardinal : « Le départ subit de Votre Seigneurie Révérendissime m’a donné la plus mauvaise nuit que j’aie jamais passée de toute ma vie… » Il est vrai que le matin même, le secrétaire du cardinal, Maffei, venait lui affirmer que la cession de l’abbaye était chose faite, qu’il n’y manquait plus que la rédaction des pièces. L’affirmation était mensongère. Durant toute l’année 1544, on voit, en effet, le père entêté mettre en campagne divers amis pour rappeler aux Farnèse leurs promesses, l’Arétin, Gualteruzzi, le secrétaire du cardinal Bembo, Bembo lui-même et jusqu’au farouche Michel-Ange. C’est en désespoir de cause qu’il s’était décidé à partir pour Rome.
Le pape et ses fils, à son arrivée, s’efforcèrent, par leurs caresses, de lui faire oublier ces récens déboires. On l’installa au Belvédère, où il se mit à travailler avec son activité habituelle. Il y commença d’abord cette peinture hardie du Musée de Naples, dans laquelle le vieux pape, assis près du cardinal Alexandre, se retourne, par un mouvement brusque, vers son petit-fils Ottavio, qui, son bonnet à la main, s’incline en le saluant avec une feinte humilité. Le visage du pape, fatigué, inquiet, contracté, trahit l’impatience et la colère, celui d’Ottavio est plein d’une astuce hypocrite et sinistre. Nous assistons à une des scènes de famille fréquentes alors entre le grand-père et le petit-fils qui ne cessait de conspirer contre son propre père, Pier-Luigi. Vasari dit que ce tableau fut exécuté à la grande satisfaction des intéressés. On a quelque lieu d’en douter, car il est resté à l’état d’ébauche. Dans le même temps, Titien faisait divers portraite, un Ecce Homo qui n’eut pas grand succès, (et la célèbre Danaé, qui, au contraire, excita l’enthousiasme de tous les connaisseurs et désarma, par la splendeur de ses formes et l’éclat de son coloris, la sévérité même du vieux Michel-Ange. La Danaé fut peinte pour le cardinal ; Ottavio se fit donner une Vénus, probablement une répétition d’une des Vénus couchées appartenant au duc d’Urbin ou au duc de Mantoue. L’exécution de nudités aussi franchement voluptueuses, sous les yeux du saint-père, dans son palais même, au moment où s’ouvrait le concile de Trente pour la réforme des abus de l’église et la répression des écarts du clergé, n’est pas un des traits de mœurs les moins significatifs de cette singulière époque.
Au bout de sept mois, toujours flatté, toujours leurré, Titien, regrettant de plus en plus la paix de Venise, quitta Rome sans avoir avancé en rien ses affaires. Peut-être même brusqua-t-il son départ sur la nouvelle que la question des bénéfices se compliquait encore ; en effet, tandis que l’évêque Sertorio paraissait disposé à céder, le duc de Ferrare et le cardinal Salviati, plus voisins de la place, avaient profité de son absence pour lancer un nouveau candidat. Il s’arrêta pourtant en chemin pour voir Florence, où il éprouva les mêmes admirations qu’à Rome et pour faire à Plaisance le portrait de Pier-Luigi Farnèse, ce vicieux personnage dont Charles-Quint allait se débarrasser, l’année suivante, en le faisant assassiner. A son arrivée à Venise, il trouva ses affaires en meilleur état qu’il n’espérait, grâce à l’intervention du légat Giovanni della Casa. Le cardinal Alexandre, celui de tous les Farnèse qui semble lui avoir témoigné le plus d’intérêt, pressa, de son côté, l’expédition de la bulle. Quelque temps après, en 1547, après la mort de Sébastien del Piombo, il fit même de nouveau offrir les sceaux à Titien. Cette fois, le peintre n’avait plus aucune raison de refuser ; il accepta. Les désirs des Farnèse, qui voulaient avoir Titien à leurs ordres, comme ils y tenaient déjà Michel-Ange, étaient sur le point de s’accomplir. La nomination de Titien allait être signée lorsqu’il reçut une invitation pressante de l’empereur de se rendre à Augsbourg, où la diète allait se réunir. Les obligations que Titien avait envers Charles-Quint ne lui permettaient pas d’hésiter. Il s’empressa d’adresser une lettre d’excuses au cardinal, avec lequel il resta, d’ailleurs, en correspondance, et se disposa à partir pour l’Allemagne.
Les faveurs que Titien reçut des cours d’Italie ne sont rien si on les compare à celles dont le combla Charles-Quint. Des documens certains nous le montrent en relations suivies avec le victorieux empereur, lors de la seconde conférence de Bologne, en 1532. La descente du César à travers la Haute-Italie avait été une promenade triomphale. Tous les principicules de la contrée, tremblans pour leurs possessions ou avides de les agrandir, dépêchaient au-devant de lui leurs ambassadeurs ou se hâtaient d’aller se prosterner à ses pieds. On savait qu’un des moyens les plus sûrs de flatter ou de gagner la majesté impériale, ainsi que ses officiers, c’était de leur offrir des objets d’art. L’éducation flamande de Charles-Quint lui avait donné de bonne heure pour la peinture un goût très vif et très sûr. Ses lieutenans et ses ministres, soit par besoin de flatterie, soit par esprit d’imitation, soit par curiosité personnelle, affectaient pour les tableaux italiens, dont la valeur vénale grandissait rapidement, un enthousiasme qui n’était pas toujours exempt d’arrière-pensées profitables.
Les patrons de Titien, les ducs de Mantoue et de Ferrare, se trouvaient bien en passe pour exploiter ces dispositions. L’un des conseillers les plus influens de Charles, Covos, que nous connaissons déjà, se montrait ainsi l’un des plus ardens à se former une galerie. Ferrante Gonzaga, frère de Frédéric, lui fit offrir, au débotté, un beau Sébastien del Piombo. Alphonse d’Este, toujours soupçonné de secrètes sympathies pour le roi de France, brûlant d’avoir les mains libres pour s’emparer de Modène et Reggio, villes réclamées par le pape, mais séquestrées par l’empereur, ne pouvait se montrer moins gracieux. Ses agens à Bologne, Alvarotti et Casella, reçurent l’ordre de gagner à tout prix l’amitié de Covos ; celui-ci leur en fournit vite l’occasion. Le 9 janvier 1553, comme on venait de s’entretenir d’affaires, la conversation tomba sur les belles peintures ornant le cabinet du duc à Ferrare, notamment sur les portraits du duc et de l’empereur, par Titien, qu’on y admirait. Covos déclara sans ambages qu’il lui serait tout à fait agréable d’emporter ces deux toiles en Espagne ; il ajouta même qu’il ne saurait point mauvais gré au duc d’y joindre quelque autre petit souvenir, comme le portrait de son fils Hercule. Il désirait d’ailleurs être promptement fixé. La réponse ne se fit pas attendre. Le prince remerciait le ministre du grand honneur qu’il lui faisait et lui permettait de choisir, parmi ses tableaux, ceux qui lui plairaient le mieux, à moins qu’il ne préférât les faire choisir par Titien lui-même. Il est vrai que, dans la liste jointe à sa lettre, il omettait précisément son portrait, celui dont on parlait tant. Covos ne se gêna pas pour en faire la remarque, déclara qu’il tenait surtout à cette peinture parce qu’il avait entendu dire à Titien qu’elle était bonne, et se contenta d’y faire joindre une Judith, un Saint Michel, une Vierge, dont leur auteur faisait aussi grand cas. Tous ces tableaux d’Alphonse, sauf le portrait, pouvaient être expédiés par Gênes. Pour ce dernier, il le lui fallait tout de suite à Bologne afin que l’empereur le pût admirer. Casella et Alvarotti s’efforcèrent en vain de temporiser. Six jours après, le conseiller renouvela sa demande avec impatience. Alphonse d’Este dut s’exécuter et livrer son image à Covos. Celui-ci, en le remerciant, lui assura avec impudence qu’il ne se gênerait pas pour lui demander d’autres peintures dans le cas où il en aurait envie. Quelques jours après, Covos montra à Casella le tableau suspendu dans la chambre de l’empereur : « Hein ! qu’en dirait le pape ? lui fit-il. — Il s’en chagrinerait peut-être, répondit le diplomate, mais moins que de savoir l’image de mon maître gravée dans le cœur de l’empereur. »
Titien, heureusement pour lui, avait toute la souplesse nécessaire pour manœuvrer dans ce milieu d’intrigues, bien qu’il s’y déplût fortement, aimant par-dessus tout le travail de l’atelier dans sa maison paisible. Charles-Quint le prit vite en affection et le traita avec des égards qui auraient excité davantage les jalousies si le peintre n’avait su séduire tout le monde par ses excellentes manières, son affabilité inaltérable, sa conversation enjouée. Les contemporains sont unanimes à faire son éloge sous ces rapports et à le représenter comme un parfait gentilhomme : « À sa merveilleuse excellence en peinture, dit Dolce, il joint beaucoup d’autres qualités estimables. D’abord, il est très modeste, il ne médit jamais d’aucun peintre, il parle volontiers et honorablement de tous ceux qui le méritent. Ensuite, c’est un très beau parleur, d’esprit et de sens parfaits en toutes choses, d’un naturel aimable et doux, très affable et tout plein de manières nobles ; qui lui parle une fois, s’en éprend pour toujours : che gli parla una volta é forza che se innamori per sempre. » L’Arétin, qui ne se piquait point de si belles manières, se moque quelque part de son compère, lui reprochant de les conserver même avec les dames de Venise les moins faites pour inspirer du respect. « Ce qui m’émerveille en lui, c’est que chaque fois qu’il en rencontre, ou qu’il se trouve près d’elles, il les courtise, il les amuse par mille badinages de jeune homme, sans aller au-delà… Nous devrions bien nous corriger par son exemple ! »
Dès ce premier séjour à Bologne, Charles-Quint posa plusieurs fois devant le peintre. Beaucoup d’artistes avaient déjà sollicité cette faveur sans pouvoir l’obtenir, entre autres, Alfonso Lombardi, le sculpteur, qui voulait faire son buste. Ne sachant comment y parvenir, Lombardi supplia Titien de l’emmener un jour avec lui chez l’empereur, comme s’il était son domestique chargé de porter ses couleurs. Titien, « en homme très courtois qu’il fut toujours, » dit Vasari, n’osa pas s’y refuser. Dès que le peintre fut devant son chevalet, Lombardi se plaça derrière lui, et, cachant dans sa main une petite boîte de la grandeur d’une médaille, y modela en cire le profil de l’empereur, qu’il acheva juste au moment où Titien finissait son travail. Ce manège n’avait point échappé à l’empereur, qui, se levant, s’adressa à Lombardi ; celui-ci avait déjà caché la boite dans sa manche pour que Titien ne la vit pas : « Montre-moi ce que tu as fait là. » Lombardi lui remit la médaille ; il la regarda, en fit l’éloge : « Aurais-tu le cœur de l’exécuter en marbre ? — Certainement, Majesté. — Fais-la donc et porte-la-moi à Gênes. » Au dire du biographe florentin, qui devait tenir l’anecdote de Titien lui-même, ce dernier, très blessé de l’indélicatesse de son confrère, qui aurait pu lui coûter cher sans la bienveillance de Charles, fut bien plus vexé encore lorsque celui-ci, lui faisant remettre mille ducats, lui ordonna de les partager avec le sculpteur.
On a lieu de penser que la peinture faite alors par Titien n’était qu’une étude à mi-corps dont il se servit d’abord pour faire le portrait en pied, en costume de gala, qui se trouve aujourd’hui au musée de Madrid. Son séjour à Bologne ne fut pas de longue durée ; dès le 10 mars 1533, il était rentré à Venise. L’empereur, de son côté, regagnait l’Espagne, mais n’oubliait pas, au milieu des plus graves affaires, l’artiste qui l’avait séduit. Le 10 mai, à Barcelone, il signait des lettres-patentes conférant à Titien, avec le titre de peintre impérial, ceux de comte palatin, conseiller aulique, chevalier d’or. Dans l’un des considérans de cette longue et curieuse pièce, l’empereur déclare que « reconnaissant à Titien, outre ses excellentes vertus et dons de l’esprit, un art exquis de peindre et de représenter les personnes à vif, il veut suivre l’exemple de ses prédécesseurs Alexandre le Grand et Octave Auguste, dont l’un ne voulait être peint que par le seul Apelle et l’autre par quelques excellens maîtres seulement, dans la crainte prudente que, par la faute de peintres inhabiles, leur gloire ne fût diminuée dans la postérité par quelque laide et monstrueuse peinture. » Il lui confère donc, avec le droit exclusif de le représenter, toute une série de titres et de privilèges dont quelques-uns sont bien faits pour nous étonner. Parmi ces privilèges se trouvent, entre autres, « le droit, la liberté, la faculté, valables dans tout l’empire romain et dans le monde entier, d’instituer et de créer des notaires, chanceliers et juges ordinaires,.. » et, en outre, « le pouvoir de légitimer les fils naturels, bâtards, incestueux, nés de concubinat indigne, et tous autres mâles, de quelques rangs que soient les femmes, même s’ils sont nés de nobles, d’une union illicite et condamnée, que leurs pères soient vivans ou morts, à la seule exception des fils de princes, comtes et bacons. » Le diplôme se terminait par l’octroi de la noblesse à tous les enfans légitimes de Titien, nés ou à naître, ainsi qu’à leurs descendans à perpétuité. Quant à lui, il entrait dans l’ordre de la chevalerie d’or, et devait, à partir de ce jour, porter comme, insignes de sa dignité, « l’épée, le collier, les éperons et l’habit d’or. » Bien que les peintres, plus que les autres artistes, soient restés dans les siècles suivans les enfans gâtés des souverains, comme ils le sont aujourd’hui du public, il faut pourtant reconnaître qu’aucun d’eux, même Rubens, n’en reçut de prérogatives si exorbitantes. Titien, bourgeois pacifique, usa rarement sans doute, dans Venise sa bonne ville, de son droit de marcher l’épée au poing, quoique à partir de cette époque la plupart de ses portraits le représentent portant son collier d’or ; mais nous savons, par pièces authentiques, qu’il usa plusieurs fois de ses prérogatives judiciaires. Dans les dernières années de sa vie, le 1er octobre 1563, il créa encore à Pieve di Cadore une charge de notaire pour un de ses parens, Fausto Vecellio, et, le 18 septembre 1568, légitima deux fils qu’un curé de son pays, le révérend Pietro Costantini, avait eus d’une certaine Maria Perini, « payée par lui. »
C’est à ce moment même que Titien recevait, comme l’Arétin, des avances de la cour de France. Venise, ville libre et gardant, autant qu’elle le pouvait, la neutralité entre Charles-Quint et François Ier, était le foyer de toutes les intrigues diplomatiques. C’est là que se donnaient rendez-vous, comme sur un marché, les agens secrets de toutes les puissances, grandes ou petites, qui, dans cet interminable conflit, avaient intérêt à prendre une position avantageuse. Les Vénitiens de toute classe, en bons commerçans, souriaient à tout ce monde, tirant leur profit de droite et de gauche et, tandis que l’Arétin se faisait acheter à la fois par l’empereur, le pape, la France, les Médicis et les Farnèse sans se livrer à personne, Titien ouvrait son atelier à tous les partis, y recevait fréquemment les visites du cardinal de Lorraine et commençait, d’après une médaille, en s’aidant de renseignemens verbaux, l’admirable portrait de François Ier que nous possédons au Louvre. Des tentatives furent-elles faites auprès de lui pour qu’il vînt en France ? C’est assez probable, mais il n’est pas surprenant qu’elles aient échoué pour qui connaît ses goûts casaniers. Charles-Quint lui-même ne put jamais le décider à l’accompagner en Espagne ; à plus forte raison le trouva-t-il absolument rebelle à la proposition qu’il lui fit, en 1535, de l’emmener dans son expédition de Tunis.
L’amitié de l’empereur n’était point d’ailleurs refroidie par ces refus. A chacune de ses descentes en Italie, il revoit Titien et lui témoigne son admiration par des faveurs nouvelles. A Asti, en 1536, il lui promet un canonicat pour son fils Pomponio et lui concède une rente sur les douanes de Naples. En 1541, à Milan, il lui donne une autre rente de 100 ducats sur le trésor de cette ville. Il est vrai que ces deux pensions devaient, durant toute sa vie, donner au vieil artiste autant de tracas que de profits ; car, dès que Charles-Quint était retourné en Espagne, tous ses agens s’empressaient d’oublier ses ordres. On ne sait vraiment ce qu’on doit admirer le plus ou de la désinvolture avec lequel un souverain qui se croyait absolu disposait des deniers publics en Italie, ou de la persistance avec laquelle ses fonctionnaires échappaient de loin à son pouvoir, n’en faisant jamais qu’à leur tête et à leur profit. Le nombre de tableaux que Titien donna, pour se les gagner, à tous les gouverneurs, trésoriers, conseillers, procureurs de Naples ou de Milan, afin de rentrer dans ses fonds, le plus souvent sans résultat, est vraiment extraordinaire. A partir de ce moment, il n’est pas une lettre de Titien adressée à Charles-Quint et plus tard à Philippe II qui ne contienne, dans les termes les plus lamentables, une réclamation à ce sujet. La bonne foi des souverains n’est pas douteuse. Les archives nous montrent leurs ordonnances précises, péremptoires, parfois sèches et presque menaçantes. On leur en accuse réception dans les termes les plus soumis, mais quand Titien ou l’un de ses mandataires se présente, il n’y a rien. Si, à la fin, les trésoriers s’exécutent, ils le font en rechignant, comme des usuriers de comédie. A Gênes, au lieu de le payer en or, on le paie en argent, ce qui lui occasionne une perte de 20 pour 100. A Milan, on lui offre, non pas du numéraire, mais deux cent balles de riz qu’il est obligé de faire revendre dans de mauvaises conditions. Parfois le recouvrement de ses arrérages lui coûte plus cher encore, comme en 1550, lorsqu’Orazio, son fils, étant parvenu à toucher les sommes dues, faillit être victime d’un assassinat. Dans toutes ces circonstances, les souverains espagnols intervinrent personnellement avec une persistance, souvent inutile, mais aussi remarquable que l’opiniâtreté même du concessionnaire.
Lorsque Charles-Quint se trouva avec le pape Paul III à Busseto en 1543, Titien fut encore de sa suite, mais c’est surtout en 1548, durant la diète d’Augsbourg, que l’empereur lui donna publiquement des témoignages de son amitié et de sa confiance. L’invitation de Charles-Quint avait été si pressante qu’il n’avait pu la décliner, bien que la traversée des Alpes, à cheval, en plein hiver, fût une expédition peu tentante pour un vieillard de soixante et onze ans. Mais que refuser au vainqueur de Muhlberg, qui, sûr maintenant de la soumission de l’Europe, venait d’intimer au pape l’ordre de réunir le concile à Trente, et, traînant à sa suite, comme un ours enchaîné, le gros électeur de Saxe son prisonnier, convoquait à Augsbourg, pour se montrer dans sa gloire, tout le ban et l’arrière-ban des noblesses allemande, espagnole et italienne ? Avant de quitter Venise, craignant peut-être de n’y plus rentrer, Titien fit une vente de ses tableaux, qu’on se disputa chaudement. Dans la fin de janvier, il arrivait à Augsbourg, où il retrouvait nombre de cliens, de protecteurs, d’amis, et notamment les riches banquiers Fugger, ses anciens voisins du quartier San-Samuele. C’était dans un de leurs palais, sur la grande rue, qu’habitait l’empereur. Parmi les grands personnages logés près de lui se trouvaient le roi Ferdinand, ses deux fils Maximilien et Ferdinand, sa fille Anna avec son mari Albert III de Bavière, Marie, reine douairière de Hongrie, Emmanuel-Philibert de Savoie, Maurice de Saxe, le duc d’Albe, le prince de Salerne, les deux Granvelle, père et fils, le chancelier et le cardinal. Titien dut naturellement chercher à satisfaire tout ce monde. Il avait prudemment emporté avec lui un certain nombre de peintures achevées qu’il put vendre aux plus pressés. C’est ainsi probablement que les Granvelle enrichirent leur palais de Besançon de la « Vénus couchée près d’un homme jouant de l’orgue » de la « Vénus endormie avec un satyre, » d’une « Danaé » et d’une quantité d’autres chefs-d’œuvre qui s’y trouvaient encore en 1600 à côté de chefs-d’œuvre de Léonard de Vinci et de Corrège.
Dès son arrivée, Titien se mit au travail ; ses dix mois de séjour à Augsbourg peuvent compter parmi les périodes les plus laborieuses de sa vie. Au lieu de lui donner comme autrefois, à grand’peine, quelques instans de pose, Charles-Quint s’enfermait de longues heures avec lui. On peut rattacher à cette époque les anecdotes qui eurent cours dès le XVIe siècle. Un jour que quelques personnages s’étonnaient de cette familiarité de l’empereur avec un artiste, Charles-Quint leur aurait répondu que, « s’il était en son pouvoir de faire des comtes et des barons, c’était Dieu seul qui pouvait faire un Titien. » Un autre jour, le monarque ayant fait apporter à Titien sa palette et ses pinceaux, le pria de vouloir bien donner une petite retouche à une toile placée au-dessus d’une porte dans la salle où ils se trouvaient. Le peintre fit observer que la toile était trop haute et qu’il n’y pourrait arriver sans échafaudage. L’empereur alors pria plusieurs seigneurs de l’aider à porter une table devant le tableau ; il aida, lui-même Titien à y monter, mais la table se trouva encore trop basse de quelques pouces : « Allons, messieurs, dit Charles-Quint, il faut l’y faire parvenir. Tous ensemble, nous pouvons bien un instant porter sur notre pavois un si grand homme. » Les hauts dignitaires n’auraient pas, dit-on, été très flattés de cet ordre. Tout le monde connaît l’histoire du pinceau ramassé : un jour que l’empereur, assis dans l’atelier de Titien, le regardait peindre, le vieux maître laissa tomber, du haut de son échafaudage, un de ses pinceaux à terre, et Charles-Quint s’empressa de le ramasser pour le lui rendre. Comme Titien descendait en hâte pour s’excuser, en lui disant qu’il ne méritait pas cet honneur : « Un Titien, lui répondit-il, est bien digne d’être servi par un César. »
Quoiqu’il en soit de l’authenticité de ces légendes, ce qui est certain, c’est que Charles-Quint donna, jusqu’à son dernier jour, à Titien, des preuves effectives de son admiration. Lors de ce premier voyage à Augsbourg, il lui doubla sa pension de Milan en prenant des mesures pour qu’elle lui fût payée intégralement. Son amitié multiplia les attentions, trois ans après, lorsqu’il lui imposa de nouveau la fatigue d’un séjour hivernal dans ce dur climat. À ce moment, Charles-Quint, malade, dégoûté, plus triste que jamais, mûrissait déjà la résolution de quitter le monde. Il demanda à Titien de lui faire une composition allégorique dans laquelle seraient exprimées toutes ses désillusions mondaines en même temps que sa soif immense de bonheur et de repos. Titien lui proposa de lui représenter la gloire de la cour céleste, avec la Trinité, les vierges, les patriarches, les prophètes, les évangélistes, s’ouvrant à ses désirs et à ses pénitences ainsi qu’à ceux des êtres qui lui étaient le plus chers, sa femme Isabelle, sa sœur Marie, son fils Philippe. L’étude de ce projet, qui devint le tableau de la Trinité, donna lieu à de fréquentes conférences. Avant que Titien quittât Augsbourg, l’empereur lui assigna, au nom de son fils Philippe, une nouvelle pension de 500 écus. Deux ans après, en 1553, comme il se trouvait en Flandre, le bruit ayant couru de la mort du Titien, il s’empressa d’écrire à Vargas, son ambassadeur ; nous avons le rapport de ce dernier, qui le tranquillise en l’informant que, non-seulement le peintre est en vie et en bonne santé, mais qu’il travaille activement pour lui et qu’il a été profondément touché de sa sollicitude. Lorsqu’il se décida enfin à abdiquer, en 1555, il ne voulut point renoncer tout à fait aux joies de l’art : il emporta, dans sa solitude de Saint-Just, toutes les peintures de Titien qui pouvaient convenablement entrer dans cette pieuse retraite, trois portraits et six tableaux religieux. Parmi ces derniers se trouvait la Trinité, pour laquelle, peu d’instans avant sa mort, il ajouta un codicille exprès à son testament, voulant qu’on la mieux encadrer cette belle peinture et qu’on la plaçât, en souvenir de lui, sur le maître-autel du couvent.
À partir de 1555, c’est avec Philippe II que Titien correspond. Les archives de Simancas ont conservé, en grand nombre, les minutes des lettres royales et les réponses du peintre. Philippe II y montre pour Titien la même affection et la même admiration que son père. La plupart des autographes du peintre sont annotés de sa main, et, dans ses réponses, il s’occupe des moindres détails avec la minutie pointilleuse d’un bureaucrate expérimenté. C’est à Augsbourg, en 1545, que Titien avait fait un premier portrait de Philippe, âgé de vingt-quatre ans, en cuirasse d’apparat, chausses et haut-de-chausses de soie blanche, celui qui se trouve au musée de Madrid. La richesse des accessoires et la beauté du coloris y faisaient un peu oublier ce qu’il y avait déjà de triste et de dur dans ce visage ingrat. Deux ans après, lorsqu’il fut question du mariage de Philippe avec Marie Tudor, la reine Marie, sa tante, ne crut pouvoir mieux faire, afin de décider l’Anglaise, que de lui envoyer cette peinture, sous la condition expresse de la lui restituer lorsqu’elle aurait le bonheur de posséder l’original. La vieille princesse tomba, en effet, extraordinairement amoureuse de son jeune fiancé sur le vu du tableau, qu’elle rendit consciencieusement, en 1554, après les noces. Pendant les longues négociations qui précédèrent ce mariage, Philippe avait fait de nombreuses commandes à Titien. Le maître lui avait d’abord expédié en Espagne, avec des tableaux de dévotion, une Danaé plus réaliste que la Danaé des Farnèse ; au moment du départ de Philippe pour l’Angleterre, il était en train d’achever une Vénus et Adonis.
La correspondance qu’ils eurent à ce sujet nous édifie à la fois sur la générosité du jeune monarque, lorsqu’il rencontrait un artiste soumis à ses désirs, et sur la facilité avec laquelle sa dévotion mêlait à des pratiques superstitieuses le goût des nudités provocantes. Vénus et Adonis, envoyés à Londres, y arrivèrent quelques jours après le mariage royal, accompagnés d’une lettre de l’artiste qui ne semble indiquer ni de sa part, ni de celle de son client, une intention bien ferme de demander à la peinture des encouragemens aux vertus matrimoniales : « Votre Majesté regardera, je l’espère, cette peinture, de cet œil joyeux qu’elle avait naguère l’habitude de tourner vers les œuvres de son serviteur Titien. Comme la Danaé se voyait tout entière par devant, j’ai voulu varier dans ce second poème, et lui faire montrer la partie opposée, afin que le cabinet où elles se doivent tenir soit plus gracieux à la vue. Bientôt je lui enverrai le Poème de Persée et Andromède, qui offrira une vue différente encore, et de même pour Médée et Jason… » Philippe II trouva, en effet, le tableau superbe, mais constata avec chagrin que la toile, durant le voyage, avait pris un mauvais pli ; il renouvela, plus que jamais, ses minutieuses recommandations au sujet des emballages. L’idée de faire jouer des scènes érotiques à tous les personnages de la fable antique lui souriait d’ailleurs particulièrement ; ce ne furent pas seulement Persée et Andromède, Médée et Jason qui le rejoignirent en Espagne les années suivantes, mais encore Diane avec toutes ses nymphes, tantôt découvrant la grossesse de Calisto, tantôt faisant dévorer Actéon par ses chiens, sans compter Europe enlevée par le taureau. Dans toutes ces scènes, où la mythologie n’est qu’un prétexte aux développemens les plus variés de la beauté féminine, le vieil artiste déploie une verve d’invention et une science d’exécution qui semblaient sans doute à la piété du roi de suffisantes excuses.
La plupart des lettres, souvent fort longues, adressées par Titien à Philippe II depuis 1545 jusqu’en 1576, pendant trente et un ans, contiennent, avec des annonces d’œuvres faites et des projets d’œuvres nouvelles, des lamentations et des récriminations au sujet de ces malheureuses pensions (non pas pensions, mais passions, dit-il dans l’une d’elles) qu’il parvenait rarement à extorquer des griffes des trésoriers royaux, aussi bien à Milan qu’à Naples. Le recouvrement de l’une d’elles faillit, nous l’avons dit, coûter la vie à Orazio, chargé, à Milan, du soin de ses intérêts. C’est par une supplique lamentable du malheureux père que nous connaissons les détails de l’affaire. Orazio, en arrivant à Milan, avait été accueilli à bras ouverts par le sculpteur Leone Leoni. Sur ses instances, il avait accepté l’hospitalité dans son magnifique palais. Ce Leone Leoni, du même pays que l’Arétin, quelque peu son parent, sculpteur de l’empereur, devait, en partie, sa fortune à Titien, qui avait protégé ses débuts. C’était, d’ailleurs, un personnage de la pire espèce, condamné aux fers à Ferrare pour délit de fausse monnaie, condamné à mort à Rome pour toute sorte de crimes, mais qui, s’étant réfugié à Milan, y menait grand train depuis quelques années. Au bout de quelques semaines, soit qu’il se méfiât des sentimens de son hôte, soit qu’il voulût simplement reprendre sa liberté pour exécuter quelques portraits, Orazio prévint Leoni qu’il allait le quitter et descendre à l’Albergo del Falcone. Ce jour-là même, Oragio avait touché les sommes dues à son père. Leone insista, plus courtois et plus riant que jamais, pour que son cher ami ne quittât point sa maison. Mais Orazio tint bon, et, sur le soir, vint au Palais Leoni, avec un domestique, pour y prendre ses effets. Au moment où il faisait, sous la porte, ses adieux à son hôte entouré de ses gens, l’un de ceux-ci lui jeta brusquement un manteau sur la tête et tous l’entourèrent en le criblant de coups de poignards. « Le pauvre Orazio, frappé d’abord à la tête, tomba à terre tout étourdi et reçut, avant de se reconnaître, sept autres blessures. Il serait resté mort sur place si son valet, qui était déjà sorti de la maison, emportant quelques tableaux, ne se fût retourné et n’eût mis la main à l’épée en criant sus aux traîtres, qui le blessèrent misérablement à son tour en trois endroits. En sorte que s’il n’avait pas eu ce peu de défense dont le bruit fut entendu des voisins et qui permit d’arracher à l’assassin son butin, celui-ci les aurait dépouillés et tués en même temps au milieu de l’illustrissime cité de Milan. » En terminant, Titien supplie le roi de lui donner une preuve de sa bonté en faisant poursuivre avec énergie le malfaiteur : « Si Orazio était mort, ajoute-t-il, je vous le jure, je serais mort, moi aussi, de douleur, car dans ma vieillesse impuissante, j’ai placé toute mon espérance et toute ma vie dans sa santé. » Cette douleur est d’autant plus touchante que l’affection de Titien pour son fils cadet, son collaborateur fidèle, était plus profonde et plus délicate. Il nous est resté une lettre écrite à Orazio peu de temps auparavant, où cette affection s’exprime en termes d’une sollicitude toute maternelle : « Orazio, les retards à m’écrire m’ont causé bien des inquiétudes… À ce que m’écrit Sa Majesté, son désir est d’aller à Gênes. Si tu penses de bien faire en y allant, tu peux mieux le juger que moi, mais, si tu y vas, prends bien garde de ne pas chevaucher par la chaleur et si tu peux y aller en deux jours, mets-en quatre… » Philippe II ordonna qu’on instruisît promptement l’affaire de Leoni. Par malheur, l’organisation de la justice laissait à désirer autant que l’administration des finances ; à distance, les juges n’obéissaient pas mieux que les trésoriers. Quelques mois après, en lui envoyant l’Actéon et la Calisto, le vieillard s’en plaignit amèrement sans manifester de grandes illusions à cet égard : « Mon fils est rentré à la maison et il n’y a plus personne à Milan qui se puisse opposer aux ruses, intrigues, corruptions de ce criminel. » En effet, Leone Leoni, fastueux et prodigue, grand donneur de fêtes, grand distributeur de cadeaux, batailleur, insinuant, spirituel, s’était fait en Lombardie un grand nombre de protecteurs influens. Mis d’abord en liberté provisoire, il en fut bientôt quitte pour une condamnation à une amende et au bannissement. Les menaces de vengeance qu’il ne cessa de répandre alors contre Orazio et les tentatives de guet-apens qu’il ourdit à plusieurs reprises contre lui devaient bientôt forcer celui-ci à demander au conseil des Dix l’autorisation de ne plus sortir qu’en armes.
Ceci se passait en 1558. Durant toutes les années suivantes, on voit, de temps en temps, partir de l’atelier de Biri-Grande une caisse avec des peintures pour le roi d’Espagne. Outre les tableaux mythologiques déjà cités, ce sont successivement une Déposition de croix, une Adoration des mages, un Christ au jardin des Oliviers, le Jupiter et Antiope, un Christ au denier, une Madeleine, une grande Cène, un Saint Jérôme, un Martyre de saint Laurent, des figures de fantaisie et des portraits. Toutes les commandes et les livraisons donnent lieu à de longues correspondances. Les colis n’arrivent pas plus sûrement que les lettres. Souvent les caisses restent indéfiniment en souffrance à Gênes ou à Barcelone. Une Déposition, entre autres, fut perdue ou volée, on ne put jamais la retrouver ; Titien, sur la prière du roi, exaspéré contre ses maîtres de poste, dut en faire une répétition. Au bout de quelques années, le peintre ne se souvient plus lui-même de tout ce qu’il a pu envoyer à Philippe, et, lorsqu’il adressa en 1571, à Antonio Perez, un mémoire récapitulatif des peintures livrées à Sa Majesté et pour lesquelles il n’a rien reçu, il dut prier le secrétaire d’état de faire compléter sur place cette liste par le conservateur des tableaux du roi, son illustre confrère, Alonzo Sanchez Coëlio. On trouve, en effet, que dans sa nomenclature, il avait oublié quelques toiles assez importantes comme l’Adam et Eve et le Christ portant sa croix, du musée de Madrid.
Le vieux maître était, à ce moment, dans sa quatre-vingt-quinzième année. Son activité n’était pas ralentie par l’âge. Les ambassadeurs espagnols constataient qu’il ne perdait rien de ses facultés, mais qu’il devenait seulement « un peu plus cupide. » En 1567, sachant que Philippe II désirait avoir une série de peintures sur la vie de saint Laurent, il lui avait hardiment encore proposé de s’en charger, lui demandant « en combien de parties il la voulait, et la hauteur et la longueur des cadres ainsi que leur éclairage ; car on pourrait la faire en six huit ou dix morceaux, sans compter celui de la mort, qui a quatre bras de large et six bras et demi de hauteur. » Qu’y avait-il de vrai dans la gêne dont il se plaint dans toutes ses lettres ? C’est ce qu’il est difficile de savoir. Sa déclaration de biens, faite en 1566, prouve qu’à cette époque il possédait un grand nombre de petites propriétés en terre ferme, mais, d’autre part, nous savons qu’à Biri-Grande on avait toujours mené une existence large et très hospitalière, qu’Orazio, si laborieux qu’il fût, avait toujours aimé la dépense et s’adonnait, dit-on, aux études d’alchimie, que Pomponio surtout, le scandaleux chanoine, s’endettait toujours à outrance. D’autre part, il n’y avait rien de régulier dans la façon dont les princes, même les plus généreux, s’acquittaient envers l’artiste ; les concessions de rentes ou de bénéfices, les cadeaux en nature, les envois d’argent n’étaient que de pures faveurs, quelquefois spontanées, le plus souvent longuement implorées, ayant toujours le caractère d’une amabilité ou d’un caprice. Lorsque Titien écrit à Perez que, depuis vingt-cinq ans, il ne cesse d’envoyer des peintures en Espagne sans qu’on ait jamais établi son compte, il peut bien avoir raison.
Dans les dernières années, voulant mettre ses affaires en ordre, il bat un rappel général auprès de tous ses protecteurs princiers. Il se souvient que le duc d’Urbin, autrefois, ne lui a pas même accusé réception d’une Notre-Dame ; il le lui rappelle deux fois, et le duc d’Urbin, pour réparer sa négligence, lui achète une Cène et une Résurrection. En même temps il pense à renouer avec les Farnèse, dans l’intérêt de ses fils, ses relations longtemps interrompues, mais, cette fois encore, il en est avec eux pour ses frais. Plusieurs envois de tableaux ne lui valent que des lettres charmantes et des promesses irréalisées. C’est toujours, en somme, Philippe II qui lui reste le plus bienveillant et le plus secourable, malgré les grands soucis politiques dont il est de jour en jour plus accablé. Le roi de France, Henri III, passant à Venise dans le mois de juin 1574, et visitant l’atelier de Titien, y put voir une Allégorie de la victoire de Lépante, récemment terminée pour le roi d’Espagne. Les deux dernières lettres que nous possédions du maître, l’une du 25 décembre 1575, l’autre du 27 février 1576, sont adressées à Philippe. A l’époque où fut écrite la dernière, la peste sévissait déjà à Venise ; un quart de la population y fut enlevé en six mois. Titien et Orazio ne voulurent pas cependant quitter leur atelier ; le 27 août, ils y furent frappés ensemble. Le père mourut quelques heures avant le fils ; il allait atteindre sa centième année. Malgré la terreur qui planait sur la ville, les conseils du gouvernement, convoqués sur-le-champ, décidèrent qu’il y avait lieu, pour un si grand homme, de déroger à tous les décrets sanitaires. On ensevelit son corps sans tarder, mais avec grande pompe, dans l’église Santa-Maria de’ Frari, en plein cœur de la ville, au lieu de le faire brûler dans les îles.
Les puissans de la terre avaient donc, jusqu’à la fin, manifesté pour le grand peintre leur admiration et leur déférence par d’exceptionnelles faveurs. L’influence qu’eurent tour à tour sur son génie la protection des doges et celle des princes étrangers est visible dans toute son œuvre. Qu’il nous suffise ici de constater que si, d’une part, son titre de peintre de la république lui fournit l’occasion de se manifester au palais ducal, comme peintre d’histoire et de batailles, dans deux grandes compositions malheureusement anéanties par l’incendie de 1577, sa qualité de peintre des ducs de Ferrare et d’Urbin, de Mantoue, de Farnèse et de la maison d’Autriche, lui permit de développer son génie avec une liberté extraordinaire dans les deux genres où il est resté un maître incontesté, le portrait et la composition plastique. Titien, ne travaillant qu’à Venise et pour Venise, n’eût fait sans doute que continuer, avec plus d’ampleur et plus d’éclat, la carrière des Bellini. La plupart de ses peintures auraient été des peintures de piété. Certes, quand il s’y mettait, il y excellait, et ce n’est pas là qu’éclate le moins l’incroyable souplesse de son habileté vigoureuse. L’Assomption, la Vierge des Pesaro, la Mise au Tombeau, la Mort de saint Laurent, ont eu sur les destinées de la peinture religieuse une longue action qui n’est pas épuisée. Cependant, ne serait-il pas regrettable, pour les artistes et pour les historiens, que le Titien païen ne se fût pas librement développé en même temps que le Titien chrétien, et que les qualités du compositeur eussent étouffé en lui les qualités du naturaliste ? C’est grâce à ses relations princières que le Vénitien observateur put voir poser devant lui tous les hommes les plus importans et toutes les dames les plus fameuses de l’Europe durant près d’un siècle ; c’est grâce à ces relations que, profondément épris des harmonies brillantes de la figure humaine, il put, avec la simplicité d’un Grec ancien, faire resplendir dans toutes ses compositions mythologiques avec un éclat de naturel et de vie incomparable les beautés séduisantes de la femme et les beautés innocentes de l’enfant. Sous ce rapport, il apparut à sa génération et aux générations suivantes comme un modèle inimitable. On comprend donc que, pour ses successeurs, l’homme en lui ait paru aussi bon à imiter que l’artiste. Le souvenir de sa triomphante carrière exalte encore aujourd’hui les ambitions sociales de tous les peintres. A partir de Titien, tous les liens sont rompus avec cette tradition du moyen âge qui obligeait l’artiste, même le plus familier avec les princes, à se tenir dans le rang modeste des ouvriers de choix et des bons serviteurs. Grâce à la ténacité rustique de son bon sens et à la souplesse mondaine de ses manières, Titien offre, en réalité, l’un des premiers, l’exemple de l’indépendance fondée sur le travail ; il ne donne de lui aux grands que ce qu’il leur en veut donner, il en obtient presque toujours plus d’égards qu’il ne leur en accorde. Pour prendre, à cette époque, une pareille situation il fallait, comme l’a bien indiqué Stendhal, qu’il vécût dans un pays libre, sous la protection d’un gouvernement indépendant. La position neutre de la Venise républicaine et aristocratique lui fut, sous ce rapport, aussi utile qu’à l’Arétin ; mais il s’en servit mieux et plus honorablement. Désormais un grand nombre d’artistes, modelant leur vie sur la sienne, s’efforceront d’édifier leur fortune tout en édifiant leur gloire à l’aide de hautes et nombreuses relations. Deux Flamands qui, par l’étude de ses œuvres, allaient renouveler l’art de la peinture, Rubens et Van Dyck, mirent bientôt avec éclatées maximes en pratique. Tous deux, nous le savons, surent aussi éviter avec un certain succès les « malheurs des relations avec les princes, » et Van Dyck avait lu, avec quelque profit, la première biographie de Titien dédiée, durant leur séjour en Italie, à sa protectrice, milady Arundel.
GEORGE LAFENESTRE.
- ↑ On trouvera la plupart de ces documens dans la monographie qui va paraître à la librairie Quantin et Cie : Titien, par George Lafenestre, 1 vol. in-f°, orné de nombreuses gravures et reproductions.