Tolstoï (André Suarès)/01

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Union pour l'action morale (p. T-5).


Tolstoï


Par SUARÈS.



UNION POUR L’ACTION MORALE
6, Impasse Ronsin (152, rue Vaugirard)
PARIS


Prix : 1 franc.


Tolstoï




I


PEU SONT À SON RANG, NUL AU-DESSUS


He had few equals, and no superiors.


Le 10 septembre, Tolstoï a eu soixante-dix ans. Le monde se fût honoré, en faisant de celui-là son jour de fête. Chaque époque a son héros : Tolstoï est celui de la nôtre ; car il est le plus humain de tous les hommes. Pour isolé soit-il, pour peu compris qu’il puisse être, il n’est pas moins le seul homme, où presque tous puissent reconnaître quelque chose de soi, et le seul qui pour chacun ait quelque chose. Une paysanne, un idiot, et même, pour ainsi dire, un chien, une bête, un humble animal, ont quelque lien avec lui, comme Napoléon, une âme d’acier ou un esprit de prince. Le cœur de Tolstoï, et son imagination, sont l’espace le plus vaste qu’il y ait, aujourd’hui, dans le monde ; et ce vieillard est le seul exemple qui nous ait été donné d’une vie sublime. Que sa vieillesse puissante nous est chère : elle est encore la plus belle œuvre d’un poète, à qui l’on en doit de si grandes ; elle est un témoignage merveilleux du cœur en faveur de l’esprit. Celui qui pouvait vivre de gloire n’a plus voulu vivre que de charité. Et celui à qui le génie eût dû suffire n’a pu se contenter à moins de l’amour parfait. Ainsi l’homme, qui était allé le plus loin dans la connaissance des autres, n’a pas désespéré de l’humanité ; mais, au contraire, il y a guéri les doutes conçus de soi-même. C’est le plus beau triomphe de l’imagination. Il ne sera pas dit qu’elle tue le cœur sous elle, car plutôt elle le ressuscite. Médiocre, elle ruine son homme, et le réduit à la misère, en le forçant à lui tout tourner en pâture, pour la soutenir. Mais, grande et vive, qu’elle est féconde ! En tout, l’essentiel est d’avoir beaucoup plus d’imagination que les autres, et de connaître quel abîme sépare la médiocrité de la plénitude. Il est admirable, enfin, que le même homme ait fait voir qu’il lui a dû d’être l’un des premiers parmi les saints, après avoir été un des premiers entre les artistes.

Qu’elle est touchante la vieillesse consacrée par un grand homme à la sainteté : même débile et presque déchue, au déclin de l’intelligence, elle nous touche. Combien ne nous ravit-elle pas, quand elle est robuste, verte, riche en action, pleine d’œuvres ? Aucun homme ne fait plus honneur à l’homme que Tolstoï. Il est sublime avec simplicité : point d’effort ; c’est l’élan de sa nature qui le porte. Peut-être y en a-t-il eu de plus profonde : de plus large, de plus vaste, il n’en fut pas. Cette nature d’homme est à l’image de son pays : elle n’a ni montagnes perdues dans les nuées, ni océans en tempête, ni profonds abîmes. Mais son horizon est immense, son étendue semble infinie ; toute la terre s’y déroule d’un seul tenant ; et tout le peuple humain y trouve place, mêlé aux autres êtres vivants.

L’incertitude des pensées, ou l’entêtement dans quelques-unes, — peu de vieillards y échappent. La solidité logique est la marque de la vigueur et la santé de l’esprit. Avec les années, Tolstoï semble croître en certitude ; et même il gagne en souplesse. Il n’a rien écrit de plus rigoureux que son dernier ouvrage sur l’Art ; et de tous les objets à définir, c’est le plus fuyant, et peut-être le plus difficile. Comme ces fortes épaules sur ce large dos, cet esprit est propre à porter toute sorte de charges. Telle en est l’assiette, qu’il ne penche jamais plus du côté où naturellement il incline, qu’il ne s’écarte de celui où il ne veut pas aller. Tolstoï ne se défend pas seulement de suivre son inclination : il se préserve de croire qu’on ne la suit pas assez. Quelle force dans un apôtre, qui, sûr de sa vérité, passionné pour y gagner les autres hommes, ni ne se flatte de faire sur eux une pêche miraculeuse, — ni surtout ne se plaint de ne rien prendre dans ses filets. En pareil cas, il est plus beau de ne pas se croire sans action que de se flatter d’en avoir une irrésistible.

Tolstoï ne désespère point. Il n’est pas de ces enthousiastes qui se nourrissent d’espérances. Sa vie est triste. Mais il a Dieu pour lui. Il pense que le jour du Seigneur ne peut manquer de venir. Il a cette force incalculable d’une foi qui parle à la raison des hommes. Comme on ne l’eût pu convaincre en dehors d’elle, il s’assure qu’il la convaincra tôt ou tard en eux. Il ne fait pas grand fond sur ceux de son temps : il se détourne des hommes âgés ; il ne prétend rien sur ces pécheurs envieillis. Il recherche les jeunes gens, les âmes fraîches, les cœurs simples.

Tolstoï humilie de trop près ses voisins, ses parents, ses proches. Un homme si puissant est difficile à vivre : on ne peut l’accepter qu’en l’aimant. L’amour semble une servitude à des âmes trop petites. On croit garder son indépendance, en l’armant contre lui. On ne voit point que se débattre contre la tyrannie d’une force supérieure, ce n’est pas moins graviter dans son orbite. Sa vie est triste, dès qu’il la sépare de son Dieu et de son peuple. Elle ne lui serait, sans doute, pas supportable, sans la passion qui l’anime. Et enfin, sa plus belle récompense de s’être créé un monde, est qu’il y peut vivre.