Tolstoï (André Suarès)/15

La bibliothèque libre.
Union pour l'action morale (p. 110-115).


XV
QUE L’ART S’IMPOSE À
LA SAINTETÉ MÊME ET DOMINE TOUTE VIE


Laissons le soleil préférer une récolte à l’autre, dans le champ qu’il féconde : c’est la moisson tout entière qui importe à ceux qu’elle nourrit. En son effet, l’œuvre du génie échappe à celui qui la crée. Tolstoï qui renie ses poèmes, et Tolstoï qui les a produits, ne seront bientôt qu’un seul homme pour son peuple : il se reconnaîtra, ici et là, en lui seul. Cette vie magnifique est née du sein de l’action ; son art est comme elle, et l’imite. Elle est harmonieuse, avec cette majesté immense et pleine, où la vie seule peut prétendre. Elle se déroule, variée en ses aspects, unique en son cours, grossie insensiblement d’elle-même, comme un fleuve puissant, dont la pensée peut distinguer les ondes, mais ne les sépare point. Il n’est pas moins ce qu’il doit être à sa source, qu’en son delta d’épais limon, où il s’attarde, avant de finir par mille bouches, riches en villes et en maisons pour le séjour des hommes. À la manière d’un temple, ou d’un drame parfait, cette vie admirable s’embrasse d’un seul regard, où tous les détails et toutes les proportions s’équilibrent dans un calcul unique. Qu’une telle vie adopte ou répudie l’Art, elle en est elle-même un chef-d’œuvre ; et sa candeur apparente n’est qu’une grâce de plus, où l’Artiste divin a mis sa marque. La pensée, que n’entrave plus le lien des apparences, retrouve la même vérité, où l’illusion de l’univers est suspendue : tel un pendule oscille d’un bord du rêve à l’autre bord : et ce point fixe est, qu’en toute chose, qui compte pour l’homme, — dans la grandeur de la volonté, dans la force du fait, dans le sacrifice des saints, — toujours l’Art préside à son œuvre, et la contemple.

Les plus beaux monuments de l’art, comme les plus belles vies, ne se font pas toujours en vue de l’art même. Ici, l’on peut voir un rapport admirable de l’art avec l’action. Ces chefs-d’œuvre de l’art ne sont qu’un résultat de l’action. Tolstoï n’a, pour ainsi dire, écrit qu’au soir des journées qu’il a dû vivre. Ses poèmes sont la réflexion de sa vie. Il était fatal, en son pays et en son temps, qu’il passât du livre à la nature, et qu’il finît par la charité. Le peuple russe cherche continuellement Dieu.

Les hommes de l’Occident, las d’agir ou sans force, se font des théories de l’action, pour en distraire un vague désir. Ils en ont d’incertaines, et de singulières, où l’on sent l’impuissance des gens de lettres, et la décrépitude où mène la littérature. Pour la plupart, ils opposent la pensée et l’action. Ils finissent par ne plus entendre l’action que sous l’espèce brute, la plus matérielle. Il leur semble qu’un homme d’action soit celui qui donne des coups de poing par métier; à tout le moins, celui qui fait le tour du monde, ou traverse l’Afrique. Qui les en croirait, ne serait pas loin de croire que Descartes, rédigeant la méthode, n’est pas homme d’action. Enfin, l’action, comme ils la prônent, n’est qu’une opinion littéraire. Comme la mode en vient, elle en peut passer. J’imagine que ces esprits énervés, dans leur inquiétude de ne point agir comme il faut par la pensée, confessent surtout la vanité de leur littérature. Et, il est vrai, que ce qu’ils écrivent, n’importe en rien ; mais il n’importerait pas davantage qu’ils fussent planteurs paresseux sous les tropiques, ou acrobates. Ils ne sont pas raisonnables, là-dessus, de s’en prendre à Descartes. L’action n’est point dans les formes de l’acte : elle dépend de la force de l’âme. Que les âmes soient capables d’agir, — voilà le point.

Où le mieux voir qu’en Tolstoï ? — Art, foi, ou religion ; peintures de la guerre et de la paix ; œuvres didactiques ou apostolat parmi les paysans en proie à la famine, — c’est toujours la même force qui agit. C’est toute celle d’un peuple. Toute la vie de la Russie est dans cette âme. Elle doute de soi ; elle cherche Dieu ; elle le découvre, et s’y consacre. Les états diffèrent, et c’est tout. L’action reste la même : Tolstoï a révélé la Russie à la Russie. Comme elle, à la poursuite du pain de vie, il est allé quérir, sans pouvoir le rencontrer, ce grain inestimable sur l’aire, où les autres races ont battu leur blé, — et il ne l’a trouvé qu’en rentrant en soi.

Il précède le peuple russe, dont l’action se déroulera, dans l’avenir, selon les époques de la sienne. On entend dire, parfois, que Tolstoï n’a pas de style. Un étranger ne s’en fait pas juge. Selon l’opinion des critiques, il n’a pas le style savant comme Gontcharow, ou raffiné comme Tourguéneff. Il se peut que Tolstoï n’ait pas de style, si l’on entend la manière d’un auteur. Mais je gage qu’il a celui où la Russie verra plus tard le type de l’expression russe. On ne saurait définir le style d’Homère : il échappe à la rhétorique ; on sent toutefois que l’Odyssée et l’Iliade enferment tout le génie de la race. Tolstoï a laissé les épopées d’une nation inquiète, curieuse d’analyse et de vérité, héroïque dans le combat moral.

La théogonie d’Homère ne répondait plus à rien, qu’Homère était toujours le père nourricier de la vie grecque. Tel est le miracle de l’art, où une action éternelle a pris sa forme. Quand nul ne se souciera si Tolstoï a traduit bien ou mal les mots de l’Évangile, sa pensée, son sentiment, sa morale, ne cesseront point de vivre dans l’âme de son peuple et d’y fructifier. Son art et sa religion se seront confondus dans l’amour de ce peuple, comme le témoignage le plus complet qu’il ait reçu du divin, qui lui soit propre. Une nation ne produit qu’une fois l’homme, où elle prend conscience de son génie. L’honorât-elle du nom d’un Dieu, il faut toujours y voir un artiste.

C’est un tel homme, qui aura vécu sous nos yeux, — ce Tolstoï, l’Homère du monde slave.


Août 1898.