Tolstoï et les Doukhobors/III

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III

LES DOUKHOBORS AU COMMENCEMENT DU XIXe SIÈCLE


Rapport écrit en 1805.[1]


Dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle, apparaissait en Russie une société dont l’existence, parmi le peuple ignorant, grossier, attaché aux formes extérieures de sa religion, semblait un fait absolument extraordinaire. Subitement se révélaient des hommes niant non seulement toutes les coutumes et tous les rites de l’Eglise orthodoxe, mais n’acceptant ni le baptême par l’eau, ni la communion avec le corps et le sang du Christ sous les espèces du pain et du vin.

Naturellement ces hommes ne furent laissés tranquilles ni par leurs voisins, ni par le gouvernement, d’autant plus que personne ne savait ni ne comprenait leur esprit. De tous côtés ils eurent à subir d’incessantes persécutions : chaque rencontre avec le prêtre, avec le commaissaire ou l’inspecteur de police leur valait l’interrogatoire et la prison ; chaque rencontre avec les voisins était accompagnée de menaces et d’injures, chacun de leurs actes les faisait passer pour des monstres, ennemis de la tranquillité publique. L’autorité suprême les jugeait, pour la plupart, sur les dénonciations des petits fonctionnaires et souvent ils furent déportés comme criminels politiques. Et les persécutions contre les Doukhobors ne prirent fin que sous le règne doux et pacifique d’Alexandre Ier.

Les persécutions contre les Doukhobors commencèrent en 1792. Le gouverneur de Ekatérinoslav écrivit alors à Pétersbourg que « les Iconoclastes ne méritent pas de pitié », et que leur hérésie est surtout dangereuse par la contagion de l’exemple, car « la vie des Doukhobors est basée sur les règles les plus honnêtes, leurs principaux soins se rapportent au bien commun, et ils attendent leur salut des bonnes œuvres ». Les Doukhobors furent condamnés au bûcher, mais graciés et déportés en Sibérie. En 1801, les sénateurs Lopoukhine et Neledinsky-Meletzky, qui se trouvaient dans la province Slobotska-Ukraine, les premiers montrèrent à l’Empereur ces hommes sous leur vrai jour ; et, sur le rapport de ces envoyés, Sa Majesté, voulant séparer les Doukhobors des autres habitants, leur permit d’émigrer en Molotchnia Vodi. En 1804, les Doukhobors, qui se trouvaient dans les provinces de Novorossïsk, Tambov et Voronèje, demandèrent à rejoindre leurs coreligionnaires.

Avant d’expliquer ce que sont les Doukhobors, examinons leur origine, leur vie (ou leur genre de vie) et leur doctrine.

I

Origine des Doukhobors.


Le nom de Doukhobors leur fut donné en 1785, probablement par l’archevêque de Ekatérinoslav ; par ce nom, on voulut sans doute caractériser l’hérésie que contenait leur doctrine. Mais les Doukhobors eux-mêmes (Doukh en russe signifie esprit ; bor abréviation de borietz, lutteur) tirent ce nom de l’esprit, et ils l’expliquent en disant qu’ils servent Dieu par l’esprit, qu’ils luttent par l’esprit ; ainsi, selon leur interprétation, faut-il les appeler Doukhobors. Avant, le gouvernement les appelait des Iconoclastes et leur doctrine, si l’hérésie des Iconoclastes, puisqu’ils nient, entre autres choses, l’adoration des icônes. Le simple peuple les gratifiait de plusieurs noms injurieux mais le plus souvent les appelait : Molokhans et Farmazones : Molokhans parce qu’ils n’observaient pas les jeûnes, et en carême buvaient du lait (en russe moloko) et mangeaient de la viande. Quant à « Farmazones », c’était l’altération du mot Franc-Maçon. Mais les Doukhobors eux-mêmes s’appelèrent toujours chrétiens et nommèrent les autres les laïques.

Les Doukhobors ignorent leur origine, puisque, comme les gens simples et illettrés, ils n’ont d’autre histoire que la tradition et que celle-ci n’en a conservé parmi eux aucun souvenir. Ils disent seulement qu’ils viennent des trois adolescents : Hanani, azaria et Misaël martyrisés pour leur refus d’adorer l’image de Nébucadnetsar. Sans doute ils veulent dire par là qu’ils souffrent de même et sont prêts à souffrir pour la non-adoration des icônes et pour la négation des rites de l’Église.

La secte des Doukhobors, jusqu’à présent (1805), a été dispersée un peu partout, nulle part les Doukhobors ne formaient des villages entiers ; on ne trouvait pas plus de quelques familles doukhobores par village. Ils étaient répandus dans toutes les provinces de la Russie. Outre quelques provinces intérieures, les Doukhobors habitent aussi à Arkhangel, Azov, Georgievsk, Stawropol, Kola, même à Irkoutsk et au Kamtchatka. Ils affirment aussi que beaucoup de leurs frères sont en Allemagne et en Turquie, et qu’en Allemagne, ils ont plus à souffrir que chez les Mahométans. Les relations entre les Doukhobors qui vivent en Russie sont occasionnelles, par exemple ils ne se voient entre coreligionnaires que par le hasard des affaires commerciales.

II

Leur vie et leur organisation.


Exception faite de la religion, les Doukhobors peuvent être, pour le pays, le modèle de la vie sociale et familiale. En 1792, le gouverneur de Ekatérinoslav, Kokhovskoï, dans son rapport au général procureur de cette époque, écrit, notamment, que les adhérents de l’hérésie des Doukhobors mènent une vie particulierement bonne, s’abstiennent de l’ivrognerie et de l’oisiveté, ont soin de leur famille et ont de très bonnes mœurs. Ils payent toujours régulièrement les impôts et autres charges sociales, et souvent même en comparaison des autres paysans, ils payent trop, à cause des persécutions de toutes sortes que leur font subir les autorités des villages. La paresse et l’ivrognerie ne sont point tolérées parmi eux, et ceux qui sont atteints de ces vices sont exclus de leur société. Mais aussitôt qu’on regarde leurs croyances et leurs actes religieux, tout de suite apparaît une différence complète, et même la contradiction entre eux et les autres paysans. Les Doukhobors ne fréquentent pas du tout l’église, n’adorent pas les icônes, prient sans faire le signe de la croix, n’observent pas les jeûnes ordinaires et ne participent pas aux plaisirs et aux débauches des laïques. Toutes ces causes les différencient absolument des paysans ordinaires, et servent de prétexte aux persécutions incessantes dont ils sont l’objet.

Les Doukhobors pensent que les actes extérieurs sont tout à fait inutiles à l’œuvre du salut, et que l’Église, à cause de la chute du vrai christianisme, est devenue une association de brigands. Aussi reconnaissent-ils comme la seule Église sainte, apostolique, celle que Dieu, par son incarnation, a remise, a éclairée et éclaire des dons de l’Esprit, et qui par cela est la réunion des fidèles et des vrais chrétiens.

Dans cette conviction, ils se réunissent fréquemment entre eux, bien qu’ils n’aient pas d’endroit spécial affecté à ces assemblées ; du reste, ils n’attachent à l’endroit aucun privilège, ils s’assemblent chez l’un ou chez l’autre, sans aucune distinction. Ils n’ont pas, non plus, de jours spéciaux pour ces réunions, et ne pratiquent aucune fête ; chaque jour libre est choisi pour la réunion. Cependant, en général, ils s’assemblent lors des fêtes de l’Église, des fêtes des laïques, quand tous ceux-ci ne travaillent pas, car si eux-mêmes travaillaient pendant ces fêtes, ils pourraient s’attirer des injures et être persécutés pour irrespect aux institutions gouvernementales. Ainsi, chacun d’eux peut faire une réunion chez lui, quand bon lui semble, en y invitant toute la commune. Si la réunion est faite par un homme peu aisé qui ne peut nourrir ceux qu’il a conviés, ceux-ci apportent leurs aliments, car à leurs réunions ils soupent toujours. En arrivant, ils se saluent l’un l’autre, d’homme à homme, de femme à femme, et, pour cela, se prennent réciproquement la main droite, font trois saluts et s’embrassent trois fois.

Tout d’abord, chacun dit sa prière, salue et embrasse trois fois, et cela au nom du Dieu trihypostatique, au nom de la purification de la chair, et, pour chasser l’orgueil, ils se prennent la main en signe d’union, d’amour et de reconnaissance du Dieu caché intérieur.

Pendant la réunion, chacun, l’un après l’autre, dit une prière, celle qu’il sait ; ils chantent en chœur les psaumes et apprennent la parole de Dieu. Comme la plupart ne savent pas lire, et, par suite, n’ont pas de livres chez eux, tout cela se passe verbalement. Ils n’ont pas de prêtres, ils reconnaissent pour tel, le seul juste, sincère, pur, séparé de tous les pécheurs et monté plus haut que les cieux : le Christ. Il est leur seul maître. Dans les réunions, ils apprennent la parole divine l’un de l’autre, chacun peut dire ce qu’il sait pour instruire ses frères, même les femmes ont ce droit, car, disent-ils : « les femmes aussi ont la raison, et la lumière est dans la raison ». Pour prier, ils sont debout ou assis. À la fin de la réunion, ils s’embrassent trois fois comme au commencement.

Tout ce qui est dit sur le temps et l’endroit se rapporte seulement aux Doukhobors qui vivaient ou vivent encore dispersés dans les villages parmi les autres paysans. Quant à ceux qui ont émigré à Molotchnia Vodi, ils font leurs réunions dehors, en deux cercles : celui des hommes et celui des femmes.

La vertu la plus estimée parmi les Doukhobors, c’est l’amour du prochain. Ils n’ont pas de propriété personnelle, chacun considère son bien comme appartenant à tous. Ils l’ont prouvé par les faits : lors de leur émigration en Molotchnia Vodi, ils ont réuni là-bas tous leurs biens en un seul endroit, en sorte qu’ils ont maintenant une caisse commune, un troupeau commun et, dans deux villages, deux dépôts de blé. Chacun prend dans la propriété ce dont il a besoin. L’hospitalité est aussi une de leurs grandes vertus. De ceux qui passent dans leurs villages ils ne réclament rien, ni pour le logement, ni pour la nourriture ; cependant pour que leurs frères ne puissent être dépravés par les étrangers qui s’arrêtent chez eux, ils ont fait bâtir à Molotchnia Vodi une maison hospitalière où doivent s’arrêter tous les passants. Ici vivent, et sont nourris au compte de la société, des chefs laïques, et là se trouve aussi leur caisse.

Les Doukhobors sont pitoyables au prochain, et malgré toutes les calomnies répandues à leur sujet, maintes fois les autorités mêmes ont témoigné devant le haut pouvoir, de la bonté et de la charité des Doukhobors. Ils sont même doux envers les animaux qu’ils frappent rarement. Chez eux, les enfants ont le plus grand respect pour leurs parents, les cadets pour les aînés, bien que les aînés et même les parents n’usent pas sur eux d’un grand pouvoir, se croyant spirituellement égaux aux enfants.

Les Doukhobors n’ont entre eux d’autre pénalité que l’exclusion de leur société ; et on ne l’applique que pour des actes montrant nettement que le coupable s’est tout à fait détourné de l’esprit du Christ et pourrait corrompre quelques-uns ses frères. Mais avant de prendre cette mesure, dès qu’un des frères remarque chez un autre un acte coupable, selon l’esprit de la Sainte Écriture, il lui montre sa faute. Si le coupable ne s’amende pas, il est convaincu de sa faute en présence de deux ou trois de ses frères ; s’il n’obéit pas à ceux-ci, il est dénoncé en réunion plénière ; persévère-t-il alors dans sa faute, il est exclu de la société. Cependant il arrive, mais très rarement, que des frères, sans faire d’acte méritant l’exclusion, quittent d’eux-mêmes la société, pour vivre plus à leur guise. Il est même arrivé que des femmes ont, dans ce but, quitté leurs maris ; ceux-ci ne les retiennent pas, mais leur donnent la liberté et si possible une part des biens. Toutefois, les éliminés et ceux qui volontairement ont quitté la société peuvent y être réintégrés s’ils ont plein repentir de leurs actes ou s’ils renoncent à la débauche. Il y a plusieurs exemples de ce cas.

Les Doukhobors travaillent selon leurs aptitudes personnelles ou selon le milieu ; les uns s’occupent du commerce, les autres cultivent la terre, et ceux-ci sont la majorité, car les Doukhobors préfèrent ce noble travail à tout autre.

Dans leur société, il n’y a aucun chef qui la dirige et l’administre ; elle est dirigée par tous et chacun. Ils n’ont aucun règlement écrit. À en juger d’après l’esprit ordinaire du peuple, il semble qu’il devrait y avoir dans la société des Doukhobors de la discorde et du désordre, mais il n’en est rien, et à Molotchnia Vodi, trois et même cinq familles vivent en paix dans une seule grande izba.

Mais quand il s’agit de la direction de la famille, alors la faiblesse et les besoins du sexe féminin, l’inexpérience des adolescents et l’éducation des enfants nécessitent des usages différents. Dans chaque famille naturelle, doit être un chef et ce chef c’est le père. Son devoir est de se soucier des besoins de la famille, de surveiller les enfants, de corriger leurs défauts et de leur apprendre la loi de Dieu. Quand le père meurt, c’est le fils aîné qui assume cette tâche ; s’il n’est pas capable de diriger la famille, alors on en choisit un autre.

Chez les Doukhobors, l’éducation est très simple. Aussitôt que l’enfant commence à parler et à comprendre, les parents lui apprennent une courte prière et quelques psaumes, lui racontent quelques passages des Saintes Écritures, et ainsi continuent, toujours verbalement, l’enseignement de la loi chrétienne. Quand les enfants savent quelques prières et quelques psaumes, alors ils viennent aux réunions et à leur tour récitent les prières qu’ils ont apprises et chantent les psaumes avec tous les autres. Mais outre l’enseignement donné par les parents, chaque Doukhobor se croit obligé d’apprendre quelque chose d’utile à chaque enfant de sa commune, dès que l’occasion s’en présente, et de lui éviter de mal faire quand il le peut.

Avec une éducation, peu à peu l’esprit des parents se transmet aux enfants, leurs idées s’enracinent profondément en eux, et les dispositions des enfants au bien se fortifient par les bons exemples. On affirme, et c’est très naturel que, parmi un grand nombre d’enfants, chacun peut distinguer des autres les enfants doukhobors, comme des épis de froment parmi l’avoine.

III

Doctrine des Doukhobors.


1o Le dogme essentiel de la doctrine des Doukhobors c’est le service, l’adoration de Dieu par l’esprit et la vérité. Ils nient toute manifestation extérieure comme inutile à l’œuvre du salut.

2o Ils ne connaissent aucun credo catholique, mais ils disent d’eux-mêmes qu’ils ont la foi du Christ. Ils lisent le credo de notre Église et admettent tout ce qu’il renferme, mais ils le considèrent au même titre que leurs psaumes ordinaires.

3o Ils reconnaissent Dieu en trois personnes, ils croient que, par la mémoire, nous devenons semblables à Dieu le Père, par la raison à Dieu le Fils, par la volonté à Dieu le Saint-Esprit. En outre la première personne, la lumière, est Dieu le Père ; la deuxième personne, la vie, Dieu le Fils ; la troisième, le repos éternel Dieu Esprit. Voici, d’après eux, l’image en nature de Dieu trihypostatique ; Le Père, c’est la hauteur ; le Fils, la largeur ; l’Esprit, la profondeur. Ils donnent aussi à cela un sens moral : le Père est haut, et nul ne peut parler de plus haut que lui ; le Fils est large par la raison ; la profondeur de l’Esprit, personne ne la peut connaître.

4o Leur conception du Christ est basée sur la doctrine évangélique ; ils reconnaissent son incarnation, ses actes, sa doctrine, ses souffrances, mais tout cela au sens moral et affirment que tout ce qui est dit dans l’évangile doit se faire en nous ; ainsi le Christ doit en nous être conçu, naître, grandir, souffrir, mourir, ressusciter et monter au ciel, et ils voient en cela la nouvelle naissance de l’homme. Ils disent que Jésus lui-même est l’évangile éternel, vivant, qu’il l’a fait annoncer par la parole ; lui-même est une parole et ne se trouve que dans le cœur.

5o Ils croient qu’en dehors de Dieu et du Christ, il n’y a nulle part le salut, mais que si Dieu n’est pas appelé d’un cœur pur, lui-même ne peut sauver l’homme.

6o La foi en Christ est absolument nécessaire au salut de l’homme, mais la foi sans œuvres, est morte, ainsi que les œuvres sans foi. La foi vivante est une : c’est la reconnaissance par le cœur de l’évangile.

7o Quant au baptême, ils disent qu’ils baptisent par la parole au nom du Père, et du Fils, et du Saint-Esprit, comme le Christ l’a enseigné à ses apôtres en disant : « Allez et enseignez toutes les nations, les baptisant au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit. » Le baptême se fait quand l’homme se repent dans son cœur et appelle Dieu, alors ses péchés lui sont pardonnés et il pense à Dieu et non plus au monde. Les Doukhobors ne professent que ce baptême. La nouvelle naissance et le baptême spirituel, selon eux, c’est la même chose. Les moyens pour atteindre la nouvelle naissance, sont la foi en Dieu et la prière. Les insignes du nouveau-né ou du baptisé sont les œuvres du nouvel homme. Cependant, ils distinguent sept degrés à ce baptême : le premier, c’est la cessation des péchés ; le deuxième, la connaissance du monde ou la connaissance des voies du Seigneur ; le troisième, l’entendement de la parole de Dieu ; le quatrième, la consécration de la prière ; le cinquième, la profession spirituelle ; le sixième, la communion spirituelle ; le septième, le baptême du sang ou l’humiliation ; le septième degré signifie encore pour eux l’union avec Dieu. Celui qui a atteint l’union avec Dieu, est déjà en Dieu, et avec les yeux spirituels, il peut voir les anges.

Les Doukhobors jugent inutile le baptême extérieur par l’eau ; l’eau, disent-ils, ne peut qu’effacer les souillures du corps.

8o Ils croient que tout vrai chrétien a deux noms : l’un corporel qu’il a de ses parents à la naissance corporelle, et l’autre spirituel que lui donne le Père du ciel à la naissance spirituelle, conformément à ses œuvres. Ce dernier nom n’est, ici-bas, connu de personne, il sera connu dans l’éternité.

9o On confesse ses péchés au Dieu du ciel, bon et miséricordieux, pour qu’il nous les pardonne par les prières. Quant aux péchés contre le prochain, on les confesse devant tous en leur en demandant pardon. Nier le péché que d’autres connaissent c’est pour les Doukhobors un grand crime. Si, après avoir été convaincu trois fois d’une telle faute, celui qui l’a commise ne se repent pas, il est rejeté de la société. Les Doukhobors blâment beaucoup qu’un homme s’appelle un pécheur, s’en vante par fausse humilité et comme pour s’en excuser, et avec cela n’essaye pas de se corriger de ses défauts. Quand l’homme a faibli, il doit aussitôt se relever, en demander pardon à Dieu de tout son cœur et, de toutes ses forces, veiller à ne plus retomber dans le même péché.

10o Quant à la communion, en tout temps, ils communient avec les sacrements sacrés vivifiants et mistérieux pour se laver spirituellement des péchés par l’acceptation intérieure de la parole de Dieu qui est le Christ. Et, disent-ils, une telle communion, dont s’imprègne la raison, pénètre l’homme jusqu’aux os et au cerveau. Le sacrement de l’eucharistie, sous les espèces du pain et du vin, n’est pas accepté des Doukhobors qui disent que le pain et le vin entrent dans la bouche comme nourriture ordinaire et n’apportent rien à l’âme.

11o Ils croient que le jeûne consiste non dans la qualité de la nourriture mais dans l’abstinence de la gourmandise et des autres vices; dans la pureté, la douceur et l’humilité de l’esprit. L’abstinence de viande, selon leur parole, n’apporte à l’âme aucun profit.

12o Ils respectent les Saints mais n’invoquent pas leur aide, disant qu’ils ont servi Dieu pour eux-mêmes, et que nous devons seulement les imiter ; c’est ainsi qu’ils les appellent en aide. Mais s’ils respectent les Saints, ils ont moins de déférence pour leurs œuvres ; ainsi ils croient que lorsque saint Nicolas frappa Arius à la joue, la parole de Dieu s’éloignait de lui et qu’il confondait le raifort et le miel.

13o Les Doukhobors ne considèrent pas le mariage comme un sacrement, et chez eux il ne se fait que par le consentement réciproque des deux époux. Comme les Doukhobors ne font entre eux aucune différence de fortune et de noblesse de famille, les parents n’interviennent jamais dans le mariage des enfants. Aucune cérémonie spéciale n’a lieu pour l’hymen, le consentement des époux et la promesse de vivre ensemble suffisent. Il arrive parfois que les mariages ne deviennent publics que lorsque la femme a un enfant. Mais si un homme rend mère une fille, il ne peut refuser de l’épouser, sous peine d’être exclu de la société. L’adultère encourt la même punition. Chez les Doukhobors il n’y a jamais de divorce en vue d’un autre mariage, car ce serait aussi l’adultère. Mais si les époux veulent, par chasteté, ne plus vivre ensemble, ils en sont absolument libres. Après la mort de l’un des époux, l’autre peut se remarier jusqu’à trois fois, mais de tels exemples sont rares, car, disent-ils, le chrétien doit dompter sa chair et non la satisfaire.

14o Ils rappellent les morts par leurs bonnes œuvres, ils ne perpétuent pas autrement leur souvenir. Dieu lui-même récompensera les saints dans son royaume, et ainsi ils ne prient jamais pour les morts, croyant cela inutile. Cependant ils emploient le mot changement pour indiquer la mort du chrétien ; ils ne disent pas « notre frère est mort » ; mais « notre frère est changé ». Les enterrements se font sans aucune cérémonie, et sans larmes, seuls les enfants pleurent parfois, mais on compte cela comme une faiblesse. Quand les Doukhobors vivaient en cachant leur doctrine, les corps de leurs frères morts étaient ensevelis suivant l’usage du pays et au cimetière commun ; mais depuis qu’ils sont installés en communes, ils ensevelissent leurs morts dans un endroit spécial.

15o Les Doukhobors croient à la création du premier homme comme il est dit dans les saintes Écritures : c’est-à-dire que son corps a été formé de terre et que Dieu a soufflé sur ce corps pour lui donner la vie ; ils croient que jusqu’à la chute, l’homme était pur et sans vice et que son corps était glorieux ou, selon leur expression, pacifique ; pour eux, la chute est dans la violation du commandement divin. Les Doukhobors disent que le corps de l’homme est de la terre ; les os, de la pierre ; les veines, des racines ; le sang, de l’eau; les cheveux, de l’herbe ; la pensée, du vent ; la grâce divine, des nuages. Tout cela s’explique par l’opinion connue : l’homme est un microcosme. Ils disent de l’âme humaine qu’elle est la force en Dieu, et que Dieu est dans l’homme.

16o En raisonnant sur le péché héréditaire, ils admettent qu’en général, des parents méchants donnent des enfants méchants, mais cependant ils affirment que les péchés des parents n’empêchent pas le salut des enfants, et que, dans l’œuvre du salut, chacun doit personnellement en répondre devant Dieu.

17o Au sujet de la béatitude des Saints et du paradis, les Doukhobors disent que le royaume est dans la force et le paradis dans le Verbe, et les âmes des Saints dans la main de Dieu, et c’est pourquoi les souffrances ne les atteignent pas. En raisonnant sur les souffrances des pécheurs et sur l’enfer, ils croient que les âmes pécheresses marchent dans les ténèbres, en y aspirant leur perte subite et que l’enfer est basé sur la méchanceté. Quant à l’émigration des âmes après la mort, ils disent que l’homme se justifiera par ses actes, que l’œuvre conduit chacun à sa place, et qu’après la mort il n’y a déjà plus de repentir.

18o Les Doukhobors ne s’occupent pas de la résurrection générale des justes et des pécheurs, ils laissent cela à Dieu seul.

19o En général ils n’entrent pas volontairement, ou même pas du tout, dans l’explication des choses mystérieuses, avec les hommes qu’ils connaissent peu, ils se basent sur l’expression du saint Sauveur qui a dit : « Ne jetez pas de perles aux pourceaux. » Ils disent qu’il n’est pas encore temps de parler de ces choses qui bientôt seront connues de tous. De même, si on leur demande quand ils attendent l’arrivée du Christ, ils répondent qu’à en juger par les œuvres qui se font dans le monde, il viendra bientôt.

20o Ils ne croient pas nécessaire qu’un homme suive leur doctrine pour sauver son âme, ils disent que l’œuvre conduit au salut et que, pour cela, il faut seulement comprendre la voix du Seigneur et lui obéir.

21o D’après eux, les théâtres sont l’école de Satan, ou il assiste lui-même. Les danseurs, au théâtre ou ailleurs, sont comme les oies qui, au printemps, en bande, vont sauter sur l’herbe, mais qui restent des oies, n’ont aucune idée sur Dieu, et, l’hiver venu, s’asseoient et cachent leurs pattes.

22o Les Doukhobors ne voient point de péché à orner les chambres, au contraire, le chrétien, disent-ils, doit vivre proprement, convenablement (ils diffèrent en cela des autres paysans de leurs villages), il faut seulement veiller à ce que l’esprit ne soit pas attaché à ses ornements. Ils pensent de même, au sujet des tableaux, des portraits d’hommes célèbres et même des images des Saints ; selon eux, tels tableaux sont l’ornement de la maison, et font plaisir aux yeux, mais les adorer est un péché mortel.

23o Ils n’attachent aucune importance au port de la barbe et à l’emploi du tabac, car ni la barbe, ni l’abstinence du tabac ne font le chrétien ; alors, s’il est plus commode aux paysans de ne pas porter la barbe, pourquoi ne se raseraient-ils pas ?

24o Quand les Doukhobors vivaient en Russie en se cachant, la nécessité les forçait à suivre les pratiques extérieures de l’Église orthodoxe, mais comme ils ne les estimaient pas intérieurement, pour ne pas manquer à leur croyance, ils donnèrent à chaque cérémonie extérieure une signification particulière et des interprétations spirituelles. Par exemple, ils disent que la première hostie est l’accord à la foi juste ; la deuxième, l’amour non hypocrite ; la troisième, la dignité ; la quatrième, la communion ; la cinquième, la lumière.

Habitués à de telles expressions hiéroglyphiques des pensées, ils donnent aussi de l’importance morale à beaucoup d’autres objets, ainsi, à chaque jour de la semaine est rattachée une courte sentence morale : lundi, commencement des œuvres de Dieu ; mardi, deuxième naissance de l’homme ; mercredi, Dieu appelle les hommes au salut ; jeudi, respecter le Seigneur et ses Saints ; vendredi, chanter et glorifier son nom ; samedi, craindre le jugement du Seigneur et ne pas laisser périr son âme dans l’injustice ; dimanche, ressusciter des œuvres mortes et venir au royaume du ciel.

Sept ciels signifient chez eux sept vertus évangéliques : le premier ciel, l’humilité ; le deuxième, la raison ; le troisième, l’abstinence ; le quatrième, l’amour du prochain ; le cinquième, la miséricorde ; le sixième, le conseil ; le septième, l’amour ; là-bas vit Dieu.

De même, les douze vertus chrétiennes sont personnifiées chez eux comme douze amis.

1o La vérité — délivre l’homme de la mort.

2o La pureté — l’amène à Dieu.

3o L’amour — où est l’amour est Dieu.

4o Le travail — l’honneur pour le corps et l’aide pour l’âme.

5o L’obéissance — la voie directe au salut.

6o La bienveillance — le salut pour l’homme sans difficulté.

7o Le raisonnement — en haut de toute vertu.

8o La charité — Satan même en tremble.

9o La soumission — œuvre de Dieu même, le Christ.

10o La prière et le jeûne — unissent l’homme à Dieu.

11o Le repentir — il n’y a ni loi ni commandement plus haut.

12o La reconnaissance — joyeux pour Dieu et ses anges.

Qui comprend ces douze amis aura toujours douze anges qui porteront son âme au royaume du ciel.

Aux Doukhobors qui, en 1804, vinrent à Pétersbourg, afin de demander pour leurs frères le droit d’émigrer à Molotchnia Vodi, on proposa de passer les fêtes de Noël dans la capitale et de se mettre en route après : « La fête nous importe peu, dirent-ils, elle est avec nous et en nous », et quand on leur demanda en s’installant à Molotchnia Vodi, d’y vivre doucement et modestement et de ne pas essayer de faire de conversions, ils répondirent :

« Le principal est déjà semé, nous n’avons plus à nous en occuper, et l’époque de la moisson est proche. »


  1. Ce rapport officiel est le seul document authentique sur l’histoire des Doukhobors au commencement du XIXe siècle.