Tolstoï et les Doukhobors/VIII

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VIII

POSTFACE DE LA BROCHURE « AU SECOURS »


L’appel Au Secours fut écrit par nous (MM. V. Tchertkov, Trégoubov et Birukov), à la fin de 1896 ; quand, d’après les renseignements qui nous furent transmis, les souffrances des 4.000 Doukhobors, dispersés dans les villages des Grouzines, atteignaient le plus haut degré.

Parmi les Doukhobors, des maladies épidémiques, et le scorbut, la dysenterie, la malaria, etc., commençaient à se répandre ; beaucoup étaient morts, d’autres succombaient faute de nourriture, des dizaines d’entre eux étaient cruellement massacrés dans les bataillons disciplinaires.

Le gouvernement ne prenait aucune mesure pour mettre fin aux maux des Doukhobors et désirait évidemment les prendre par « l’épuisement >. Les amis qui venaient à leur aide étaient arrêtés et déportés. C’est alors que nous écrivîmes l’appel : Au Secours, dans lequel nous traçâmes le tableau complet du mal qui s’accomplissait.

Ce livre, sous nos signatures et avec une postface du Comte Tolstoï, fut répandu par tous les moyens dont nous disposions. Il eut pour résultat : l’éveil de l’opinion publique russe, en faveur des Doukhobors, et notre déportation.

Une année après la publication de cet appel, les Doukhobors étaient autorisés à se réfugier à l’étranger.

(Note de P. Birukov.)

Les faits cités dans cet appel de trois de mes amis ont été scrupuleusement contrôlés, rédigés et corrigés. Après plusieurs rédactions et corrections, on a rejeté de cet appel tout ce qui, bien qu’étant la vérité, pouvait sembler exagéré. Si bien que tout ce qui est dit maintenant dans cet appel, c’est la vérité, la vérité indiscutable à la portée des hommes qui sont animés seulement du sentiment religieux, du désir de servir la vérité de Dieu et leur prochain, tant les opprimés que les oppresseurs.

Mais, quelque étonnants que soient les faits cités ici, leur importance réside non en eux-mêmes, mais dans leur effet sur ceux qui les apprendront, et j’ai peur que la plupart des hommes qui liront cet appel n’en comprennent pas toute la portée.

« Mais ce sont des révoltés, des paysans grossiers, illettrés, des fanatiques qui sont sous une mauvaise influence ; c’est une secte nuisible, antisociale que le gouvernement ne peut vraiment supporter et doit réprimer comme tout ce qui est nuisible au bien général des hommes. Si des enfants, des femmes, des innocents en souffrent, que faire ? » diront en haussant les épaules les hommes que ne pénétrera pas la portée de cet événement.

En général, cet événement comme tout événement dont la place est bien nettement définie, semblera peu important à la majorité des hommes : il y a des contrebandiers, il faut les arrêter ; il y a des anarchistes, des terroristes, il faut sauvegarder d’eux la société ; il y a des fanatiques, des skoptzi, il faut les enfermer, les déporter ; il y a ceux qui détruisent l’ordre social, il faut les opprimer.

Tout cela semble absolument simple, certain et, par suite, peu intéressant, et cependant c’est une grande erreur de juger ainsi ce qui est dit dans cet appel.

Dans la vie de chaque individu — je le sais par ma propre vie et chacun trouvera de pareils cas dans la sienne — ainsi que dans la vie des peuples et de l’humanité, se produisent des événements qui sont « turning points », les points tournants de toute l’existence, et ces événements sont toujours — comme le petit vent du matin qu’on remarque à peine et non comme la tempête dans laquelle Élie aperçut Dieu — peu criants, peu marquants, à peine soupçonnés, et dans la vie personnelle, on regrette toujours dans la suite de n’avoir pas su alors, de n’avoir pas deviné l’importance de ce qui se passait. Si j’avais su que c’était un moment si important dans ma vie, pense-t-on ensuite, j’aurais agi autrement. Il en va de même dans la vie de l’humanité. Avec éclat et à grand bruit entrent à Rome les triomphateurs, un Empereur romain, et cela semble important, tandis qu’alors il paraissait peu important qu’un Galiléen quelconque prêchât une nouvelle doctrine, qu’il fût pour cela crucifié avec des centaines d’autres, déclarés coupables du même crime. De même, maintenant, aux membres très raffinés des parlements anglais, français, italien, du Reichstag autrichien et allemand, à tous les hommes d’affaires de la City, à tous les banquiers du monde entier et à leur organe, la presse, à tous ceux-là semblent très importantes les questions suivantes :

Qui occupera le Bosphore ? qui accaparera un morceau de terre en Afrique ou en Asie ? qui triomphera dans la question du bimétallisme ? etc.

Et d’apprendre que, dans un certain endroit du Caucase, le gouvernement russe a pris des mesures pour réprimer quelques fanatiques à demi sauvages, qui refusent d’obéir aux autorités, cela semble non seulement sans importance, mais à un tel degré puéril, qu’il ne vaut pas la peine d’en parler. Et cependant, en réalité, à côté du grand événement qui se passe actuellement au Caucase, comme ils sont non seulement sans importance, mais ridicules, ces étranges soucis d’hommes âgés, instruits et éclairés par la doctrine du Christ (c’est-à-dire qu’ils connaissent cette doctrine et peuvent être éclairés par elle), de savoir à quel État appartiendra telle ou telle parcelle de terre et quelles paroles a prononcées tel ou tel homme sur des sujets n’intéressant que par les conditions où ils se présentent. Pilate et Hérode pouvaient ne pas comprendre l’importance de ce qui amenait devant eux, au tribunal, le Galiléen qui révolutionnait leur province ; ils ne daignaient pas même savoir en quoi consistait sa doctrine, et s’ils l’avaient connue, ils eussent été excusables, pensant que cette doctrine disparaîtrait (comme le disait Gamalihil). Mais nous ne pouvons ignorer ni la doctrine, ni le fait qu’elle n’a pas disparu depuis 1800 ans, et ne disparaîtra pas tant qu’elle ne sera pas réalisée. Et si nous savons cela, nous ne pouvons, malgré le peu d’importance et le manque d’instruction des Doukhobors, ne pas voir toute la portée de leurs actes. Les disciples du Christ étaient aussi des hommes peu importants, peu raffinés, peu connus ; et les disciples du Christ ne peuvent être autres.

Parmi les Doukhobors ou plutôt parmi « la fraternité chrétienne universelle », comme eux-mêmes appellent maintenant leur groupe, il ne se passe rien d’autre que la croissance de ce grain semé par le Christ il y a 1900 ans : la Résurrection du Christ lui-même. Cette Résurrection doit se faire, elle ne peut pas ne pas se faire, et peut-on fermer les yeux parce qu’elle s’accomplit sans coup de canon, sans parade militaire, sans étendard, sans fontaines lumineuses, sans musique, sans éclairage électrique, sans carillon, sans discours pompeux, sans les cris des hommes galonnés et décorés ?

Il n’y a que les sauvages qui jugent de l’importance d’un événement par l’éclat extérieur qui l’accompagne. Que nous le voulions ou non, maintenant au Caucase, dans la vie des chrétiens de la fraternité universelle, à dater surtout de leur persécution, a commencé la réalisation de la vie chrétienne, source de tout ce qui se fait de bon et de bien dans le monde. Toutes nos organisations sociales, nos parlements, les sciences, les arts, tout cela n’existe et ne vit que pour réaliser cette vie que nous tous, les hommes qui pensent, voyons devant nous comme l’idéal du plus grand perfectionnement.

Et il se trouve des hommes qui ont atteint cet idéal, incomplètement sans doute, mais du moins en partie, et l’ont réalisé par un moyen auquel nous-mêmes, avec tous nos ordres sociaux compliqués, ne pensions pas. Comment ne pas reconnaître l’importance de cet événement, c’est donc la réalisation de ce vers quoi nous marchons tous, ce vers quoi nous conduit toute notre activité compliquée.

On dit d’habitude qu’une telle tentative pour réaliser la vie chrétienne s’est déjà produite bien des fois. Il y a eu les Quakers, les Ménonites, etc., et tous sont devenus des hommes ordinaires qui vivent de la vie commune, gouvernementale ; c’est pourquoi les tentatives de réalisation de la vie chrétienne ne sont pas graves. Qu’est-ce donc qui est important pour la réalisation de la vie chrétienne ? Ce ne sont pas les pourparlers diplomatiques sur l’Abyssinie et Constantinople, les messages du pape, les congrès socialistes et autres choses semblables qui feront avancer les hommes vers ce pourquoi vit le monde. Si le royaume de Dieu, c’est-à-dire le royaume de la vérité et du bien sur la terre, doit se réaliser, ce ne peut être que par des tentatives semblables à celles que firent d’abord les premiers disciples du Christ, puis les Albigeois, les Quakers, les Ménonites, tous les vrais chrétiens du monde, et actuellement les chrétiens de la fraternité universelle. Le fait que les souffrances continuent et augmentent ne prouve pas que le triomphe de la vérité ne viendra pas, mais au contraire, qu’il est proche.

On dit que cela se fera, non par ce moyen, mais par un autre quelconque : par les livres, les journaux, les Universités, le théâtre, les conférences, les assemblées, les congrès. Mais en admettant même que les journaux, les livres, les Universités aident à la réalisation de la vie chrétienne, cette réalisation doit s’accomplir cependant par les hommes tous chrétiens, prêts à une vie pure et commune. C’est pourquoi la condition principale de cette réalisation, c’est l’existence et la réunion des hommes qui ont déjà atteint le but vers lequel nous marchons tous. Et ces hommes existent.

Peut-être — bien que j’en doute — continuera-t-on à réprimer le mouvement de la fraternité chrétienne universelle, surtout si la société même ne comprend pas toute l’importance de ce qui se passe et ne lui accorde pas son aide fraternelle. Mais ce que représente ce mouvement, ce qui s’exprime en lui, ne mourra pas, ne peut mourir, et, tôt ou tard, se montrera en pleine lumière, détruira ce qui l’opprime, et remplira le monde. Il faut seulement attendre. Il y a, il est vrai, des hommes, et malheureusement beaucoup qui pensent et disent : « Pourvu que ce ne soit pas de notre temps ! » et qui, pour cela, s’efforcent d’arrêter le mouvement. Mais leurs efforts sont vains, ils n’arrêtent pas le mouvement, mais perdent seulement la vie qui leur est donnée. La vie n’est la vie que si elle est au service de l’œuvre divine. En nuisant à cette œuvre, les hommes se privent de la vie et malgré cela ne peuvent arrêter la réalisation de l’œuvre de Dieu, ni pour une année, ni pour une heure. Et il est impossible de ne pas voir qu’avec ce lien extérieur qui unit maintenant tous les habitants de la terre, avec cet éveil de l’esprit chrétien qui s’affirme de tous côtés, cette réalisation est proche. L’acharnement et l’aveuglement du gouvernement russe qui inflige aux chrétiens de la fraternité universelle des supplices semblables à ceux des temps païens, et cette douceur admirable, et la fermeté avec lesquelles les nouveaux martyrs chrétiens supportent les supplices, tout cela constitue des signes évidents de l’approche de cette réalisation de l’œuvre de Dieu.

C’est pourquoi, en comprenant toute l’importance de l’événement qui se passe dans la vie de l’humanité comme en chacun de nous ; en se rappelant que l’occasion d’agir, qui se présente maintenant à nous, ne reviendra déjà plus, faisons ce que fit le marchand de la légende évangélique : vendons tout pour acheter la perle précieuse. Rejetons toutes les considérations mesquines et cupides, et que chacun de nous, en quelque situation qu’il soit, fasse tout ce qui est en son pouvoir — s’il ne peut aider à l’œuvre de Dieu, s’il ne peut y participer — pour ne pas être l’adversaire de l’œuvre divine qui s’accomplit pour notre bonheur.

Léon Tolstoï. xxxxxxx