Tom Jones ou Histoire d’un enfant trouvé/Livre 14/Chapitre 02

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Imprimerie de Firmin Didot frères (Tome 4p. 8-17).

CHAPITRE II



LETTRES ET INTRIGUES D’AMOUR.

Jones, à peine rentré chez lui, reçut la lettre suivante :

« Je n’ai jamais été plus surprise qu’en apprenant que vous étiez parti. Quand vous êtes sorti du salon, j’étois loin de penser que vous eussiez l’intention de vous en aller sans me voir. Votre conduite ne se dément pas ; elle me prouve combien je dois mépriser un cœur capable de s’enflammer pour une idiote. J’ignore cependant ce que je dois admirer le plus de sa ruse, ou de sa simplicité. L’une et l’autre sont en vérité bien étonnantes. Sans savoir un mot de ce qui s’est passé entre nous, elle a eu l’adresse, l’effronterie, la… que dirai-je enfin ? de me nier en face qu’elle vous eût jamais vu. Étoit-ce un plan concerté entre vous ? Avez-vous eu la bassesse de me trahir ? Oh ! quel mépris je me sens pour elle, pour vous, pour tout le monde, pour moi surtout, car… je n’ose écrire ce que je ne saurois lire sans un transport de rage. Adieu, sachez que la violence de ma haine peut égaler l’ardeur de mon amour. »

Jones n’avoit pas eu le temps de faire de longues réflexions sur cette lettre, lorsqu’on lui en remit une seconde de la même main. Elle étoit conçue en ces termes :

« Pour peu que vous vous représentiez le trouble que j’ai dû éprouver en vous écrivant, vous ne serez pas surpris de quelques expressions de mon premier billet… Quand j’y songe pourtant, peut-être ai-je à me reprocher un peu trop de vivacité. Je voudrois croire du moins, s’il est possible, que je dois tout imputer à l’odieuse comédie et à l’impertinence d’une sotte qui m’a fait manquer l’heure de notre rendez-vous. Qu’il est facile de bien penser de ceux qu’on aime !… Peut-être me souhaitez-vous dans cette disposition. J’ai résolu de vous voir ce soir : ainsi, venez chez moi sur-le-champ.

« P. S. Ma porte ne sera ouverte que pour vous.

« P. S. M. Jones peut bien compter que je serai de moitié dans sa défense ; car je ne pense pas qu’il ait plus d’envie de me tromper, que je n’en ai de me tromper moi-même.

« P. S. Venez sans délai. »

Nous laissons aux héros d’intrigue à décider lequel causa le plus d’embarras à Jones, du billet dicté par la colère, ou du billet inspiré par l’amour. Il est certain qu’il n’existoit qu’une seule personne à qui notre ami eût un vif désir de rendre visite ce soir-là ; mais il croyoit son honneur engagé ; et quand ce motif n’auroit pas été suffisant, il n’osoit courir le risque d’exciter chez lady Bellaston une fureur dont il la jugeoit trop capable, et d’où pouvoit résulter la découverte d’un mystère qu’il avoit tant d’intérêt de cacher à Sophie.

L’esprit agité et mécontent, il fit plusieurs tours dans sa chambre ; comme il alloit sortir, il en fut empêché, non par une nouvelle lettre, mais par l’arrivée de l’obligeante lady. Elle entra, les yeux égarés, ses vêtements en désordre, se jeta sur un fauteuil, et dès qu’elle eut repris haleine : « Vous le voyez, monsieur Jones, dit-elle, quand les femmes ont franchi certaines bornes, elles n’en connoissent plus aucune. Si l’on m’eût prédit, il y a huit jours, que je ferois une pareille démarche, je ne l’aurois pas cru possible.

— J’espère, répondit Jones, que ma charmante lady Bellaston n’aura pas moins de peine à se persuader qu’un homme si sensible à ses bienfaits puisse avoir des torts envers elle.

— Si sensible à mes bienfaits ! je n’attendois pas de M. Jones ce froid langage.

— Pardonnez-moi, chère milady, si après les lettres que j’ai reçues de vous… la crainte de votre colère… sans que j’aie su en quoi je l’ai méritée…

— Eh quoi ! reprit-elle en souriant, ai-je donc l’air si en colère ? lisez-vous sur mon visage l’expression du reproche ?

— Je n’ai rien fait, j’en jure par l’honneur, qui mérite votre colère. Vous vous souvenez du rendez-vous que vous m’aviez donné ; je m’y suis trouvé…

— Épargnez-moi de grace un odieux récit. Répondez à une seule question, et je serai tranquille. Ne m’avez-vous pas déshonorée dans son esprit ? »

Jones tomba à ses genoux. Au moment où il commençoit à protester de sa discrétion, Partridge entra dans la chambre en dansant, en sautant comme un homme ivre de joie. « Elle est trouvée ! monsieur ! elle est trouvée ! s’écria-t-il, elle est ici, oui ici ! mistress Honora monte l’escalier.

— Arrête-la un instant, dit Jones… Vous, madame, passez derrière le lit. Je n’ai pas de chambre, de cabinet, ni de lieu au monde où je puisse vous cacher. Ah ! le maudit contretemps !

— Bien maudit en effet, » répéta lady Bellaston en passant derrière le lit, et aussitôt entra mistress Honora.

« Vive Dieu ! M. Jones, dit-elle, qu’y a-t-il donc ? votre coquin de valet ne vouloit-il pas m’empêcher de monter ? Il n’a point ici, j’espère, la même raison qu’à Upton, pour m’interdire votre porte. Avouez que vous ne vous attendiez guère à me voir. Il faut que vous ayez ensorcelé ma maîtresse. La pauvre chère demoiselle ! je l’aime, je vous l’assure, comme si c’étoit ma propre sœur. Le ciel ait pitié de vous, si vous n’êtes par pour elle un bon mari ! car, en ce cas, je ne connois point de châtiment dont vous ne soyez digne.

— Parlez bas, dit Jones, il y a dans la chambre voisine une dame qui se meurt.

— Une dame ? oui, oui une de vos dames, je suppose. Oh ! M. Jones, il ne s’en trouve que trop dans le monde. Je crois que nous sommes tombées chez une dame de cette espèce. Lady Bellaston n’a pas, j’ose le dire, plus de soin qu’il ne faut de sa réputation.

— Paix ! paix ! on ne dit pas un mot ici qui ne s’entende dans la chambre voisine.

— Eh ! que m’importe ? je ne calomnie personne. Les gens de milady ne se font point scrupule de dire qu’elle donne des rendez-vous à des hommes hors de chez elle, dans une maison louée sous le nom d’une pauvre femme ; mais c’est milady qui paie le loyer, et l’on assure qu’elle fait en outre beaucoup de présents à son officieuse confidente. »

Ici Jones en proie au plus pénible tourment, voulut lui fermer la bouche.

« Ouais ! M. Jones laissez-moi parler. Je n’invente rien, je ne fais que répéter ce que j’ai entendu dire ; et je pense en moi-même que tout l’argent que reçoit cette femme ne sauroit lui porter bonheur, puisqu’elle le gagne par de si vils moyens. Oh ! il vaut cent fois mieux être pauvre et honnête.

— Les domestiques de milady sont des misérables, ils la calomnient.

— Oui, sans doute, les domestiques sont toujours des misérables. Ainsi le prétend ma maîtresse, et elle ne veut pas croire un mot de ce qu’on lui raconte de lady Bellaston.

— Je n’en suis pas surpris ; ma Sophie est incapable de prêter l’oreille à de si lâches calomnies.

— Ce ne sont point des calomnies, monsieur. Pourquoi milady va-t-elle trouver des hommes hors de chez elle ? ce ne peut être avec de bonnes intentions. Si elle n’avoit en vue que les hommages qu’il est permis à toute femme honnête de recevoir des hommes, quelle seroit la raison de ce mystère ?

— Je ne puis vous entendre parler ainsi d’une dame de distinction, d’une parente de Sophie… D’ailleurs, le bruit de votre voix incommode la pauvre malade logée dans la chambre voisine. Descendons, je vous prie.

— Non, monsieur ; si vous ne voulez pas me laisser parler, j’ai fini. Tenez, monsieur, voici une lettre de ma maîtresse. Bien des gens payeroient cher une pareille faveur ; mais M. Jones ne se pique pas de générosité. J’ai pourtant ouï dire à quelques domestiques qu’il étoit d’usage… Quant à moi, vous en conviendrez, je n’ai pas encore vu la couleur de votre argent. »

Jones se saisit avidement de la lettre, puis il glissa cinq guinées dans la main de la messagère, la chargea tout bas de mille remercîments pour sa chère Sophie, et la pria de le laisser seul. Honora se retira en lui témoignant une vive reconnoissance de sa libéralité.

Lady Bellaston sortit alors de derrière le rideau. Dans l’excès de sa rage, elle ne put d’abord proférer une seule parole, mais des étincelles jaillissoient de ses yeux, et annonçoient le feu terrible dont son cœur étoit embrasé. Aussitôt qu’elle eut recouvré la voix, au lieu d’exhaler son indignation contre Honora ou contre ses gens, elle s’en prit à Jones. « Vous voyez, s’écria-t-elle, tout ce que je vous ai sacrifié ; ma réputation, mon honneur, sont perdus sans retour. Et comment avez-vous reconnu ma tendresse ? je suis négligée, méprisée pour une petite campagnarde, pour une idiote !

— De quelle négligence, madame, de quel mépris me suis-je rendu coupable ?

M. Jones, il est inutile de feindre. Si vous voulez me rassurer, il faut renoncer à elle ; et, pour preuve de la sincérité de votre résolution, montrez-moi la lettre…

— Quelle lettre, madame ?

— Oseriez-vous me nier que la coquine qui sort d’ici vous ait remis une lettre ?

— Hé ! pouvez-vous, madame, exiger de moi ce que l’honneur me défend de vous accorder ? En ai-je agi de la sorte avec vous ? Si j’avois la bassesse de vous livrer le secret de cette jeune personne, quelle assurance auriez-vous que je ne vous trahirois pas vous-même ? Un moment de réflexion vous convaincra, j’en suis sûr, qu’il n’y a pas d’homme plus méprisable au monde que celui qui abuse de la confiance d’une femme.

— Fort bien, je n’ai pas besoin d’exiger que vous vous rendiez méprisable à vos propres yeux. Cette lettre, au reste, ne m’apprendroit rien que je ne sache d’avance ; je vois clairement sur quel pied vous êtes ensemble. »

À cette scène succéda un long entretien dont le lecteur, à moins qu’il ne soit trop curieux, nous saura gré de lui épargner les détails. Lady Bellaston s’apaisa peu à peu, et crut enfin, ou feignit de croire que la rencontre de Jones avec Sophie étoit l’effet du hasard. Elle n’éleva non plus aucun doute sur les autres incidents que l’on connoît déjà. Jones sut les présenter sous des couleurs si naturelles, qu’il ne laissa dans son esprit nul sujet réel de mécontentement contre lui.

Elle n’étoit pourtant pas, au fond de l’ame, pleinement satisfaite du refus qu’il avoit fait de lui montrer la lettre, tant les meilleures raisons ont peu de force contre une passion dominante ! Il lui étoit impossible de douter que Sophie ne tînt la première place dans le cœur de Jones ; et cependant cette femme si hautaine, si emportée, se résigna à n’y occuper que la seconde, ou pour emprunter un terme de droit, elle se contenta de l’usufruit d’un bien dont une autre avoit la propriété.

Il fut à la fin convenu que Jones verroit à l’avenir milady chez elle ; qu’aux yeux des domestiques, de mistress Honora, et de Sophie elle-même, celle-ci paraîtroit l’unique objet de ses visites, et que lady Bellaston passeroit pour la personne trompée.

Cette invention de la dame plut infiniment à Jones. Il étoit charmé de l’idée de voir sa Sophie, à quelque prix que ce fût. Lady Bellaston de son côté ne trouvoit pas un médiocre plaisir à duper sa rivale par un artifice que Jones ne pouvoit lui découvrir sans se perdre.

On fixa la première visite au lendemain. Lady Bellaston prit congé de Jones, et s’en retourna chez elle.