Tom Jones ou Histoire d’un enfant trouvé/Livre 14/Chapitre 06

La bibliothèque libre.
Imprimerie de Firmin Didot frères (Tome 4p. 39-48).

CHAPITRE VI.



SCÈNE ATTENDRISSANTE.

Jones passa une grande partie de la nuit sans fermer l’œil. Ce qui l’empêcha de dormir ne fut ni le chagrin d’avoir été trompé dans son attente par lady Bellaston, ni même l’image de Sophie, qui le tenoit si souvent éveillé. Dans la vérité, notre ami étoit d’un excellent naturel. Il avoit au suprême degré cette foiblesse qu’on nomme pitié, imperfection de caractère bien éloignée de cette noble fermeté d’ame qui replie, pour ainsi dire, un homme sur lui-même, et le met en état de rouler dans le monde comme une boule polie, sans être arrêté un seul instant par les malheurs d’autrui. Il ne pouvoit s’empêcher de plaindre l’infortunée Nancy. L’amour dont elle brûloit pour Nightingale étoit si visible, qu’il s’étonnoit que sa mère ne s’en fût pas aperçue. La veille encore, cette mère aveugle lui faisoit remarquer le changement survenu dans l’humeur de sa fille. « Il n’y avoit pas naguère, disoit-elle, de jeune personne plus vive et plus gaie ; et elle est tombée tout-à-coup dans une mélancolie profonde. »

Le sommeil finit cependant par triompher de toute résistance ; et comme s’il eût été, suivant l’opinion des anciens, un dieu véritable, et un dieu irrité, il parut se plaire à jouir d’une victoire qu’il avoit longtemps disputée. Parlons sans figure, notre héros dormit jusqu’à onze heures du matin, et peut-être auroit-il goûté plus longtemps les douceurs du repos, s’il n’avoit été réveillé par un violent tumulte. Il appela Partridge pour en savoir la cause. Le pédagogue lui dit qu’il se passoit en bas une scène terrible ; que miss Nancy avoit des convulsions ; que sa sœur et sa mère pleuroient et se lamentoient autour d’elle.

Partridge, s’apercevant de l’extrême chagrin que cette nouvelle causoit à Jones, se hâta d’ajouter d’un air fin : « Tranquillisez-vous, monsieur, la jeune personne n’est pas en danger de mort. Susanne m’a donné à entendre que l’événement n’avoit rien que de fort ordinaire ; en un mot, miss Nancy a voulu être aussi savante que sa mère, voilà tout. Il paroît qu’elle avoit grand’faim, elle s’est mise à table avant le Benedicite, et il en est résulté un enfant pour l’hôpital.

— Laisse là, je te prie, tes sottes plaisanteries, répondit Jones. Peux-tu rire du malheur de ces pauvres gens ? Va trouver sur-le-champ mistress Miller, dis-lui que je la prie… Mais non, demeure. Tu ferois quelque balourdise, je veux aller la trouver moi-même : aussi bien elle m’a invité à déjeuner avec elle. »

Il se leva aussitôt. Pendant qu’il s’habilloit à la hâte, Partridge, malgré ses sévères réprimandes, se permit encore sur le même sujet plusieurs quolibets grossiers. Dès que Jones fut prêt, il descendit dans la salle à manger. Il n’y vit personne, ni aucuns préparatifs pour le déjeuner. Mistress Miller, qui étoit avec sa fille dans la pièce contiguë, lui fit dire par Susanne qu’un accident imprévu la priveroit du plaisir de déjeuner avec lui ; qu’elle étoit désolée de ce contre-temps, et lui demandoit pardon de ne l’en avoir pas prévenu plus tôt.

Jones répondit qu’il la supplioit de ne point se tourmenter pour si peu de chose ; qu’il prenoit une part sensible à la peine qu’elle éprouvoit, et que s’il pouvoit lui rendre quelque service, il étoit à ses ordres.

Mistress Miller, qui avoit entendu ces derniers mots, ouvrit la porte, et courant à lui les yeux baignés de larmes : « Ô M. Jones ! s’écria-t-elle, vous êtes bien le meilleur jeune homme qu’il y ait au monde. Je vous remercie mille fois de vos offres généreuses. Hélas ! il n’est pas en votre pouvoir de sauver ma pauvre fille. Ô mon enfant ! mon enfant ! elle est perdue, perdue pour jamais.

— J’espère, madame, qu’il n’y a pas d’homme assez scélérat…

— Oh ! M. Jones ! il y en a un… Le misérable qui a quitté hier ma maison a trompé ma pauvre fille… Il a consommé sa ruine. Je sais que vous êtes rempli d’honneur, vous avez un bon, un noble cœur, M. Jones ; les actions dont j’ai été témoin ne pouvoient venir d’une autre source. Je vous dirai tout mon malheur. Après ce qui est arrivé, je voudrois en vain le cacher. Ce Nightingale, ce barbare, cet infame a perdu ma fille. Elle est… elle est… oh ! M. Jones, ma fille est grosse… et il l’abandonne en cet état. Voici, monsieur, sa cruelle lettre. Lisez-la, M. Jones, et dites-moi s’il existe un autre monstre de cette espèce. »

La lettre étoit ainsi conçue :

« Chère Nancy,

« N’ayant pu me résoudre à vous apprendre de vive voix une nouvelle qui vous affligera sans doute autant que moi, j’ai pris le parti de vous l’écrire. Mon père exige impérieusement que dès aujourd’hui je fasse ma cour à une jeune et riche héritière qu’il me destine pour… Ma main se refuse à tracer un mot odieux. Votre excellent esprit vous fera sentir l’indispensable nécessité où je suis de me soumettre à un ordre qui doit hélas ! m’arracher de vos bras pour toujours. La tendresse de votre mère doit vous encourager à lui confier les suites malheureuses de notre amour. Il est facile d’en dérober la connoissance au public. J’aurai soin de pourvoir à tous vos besoins. Je souhaite que vous souffriez moins que moi du coup qui nous sépare. Armez-vous de courage, pardonnez à un homme que la perspective d’une ruine certaine pouvoit seule contraindre à vous écrire cette lettre… Oubliez-moi, je vous en conjure, comme amant, je veux dire ; mais comme ami, comptez à jamais sur votre fidèle et infortuné

« J. N. »

Lorsque Jones eut achevé la lecture de cette lettre, mistress Miller et lui restèrent un instant immobiles, se regardant l’un l’autre en silence. Enfin Jones prit la parole. « Je ne puis, madame, lui dit-il, vous exprimer combien je suis indigné de ce que je viens de lire. J’oserai pourtant vous conseiller d’écouter sur un point l’auteur de la lettre. Songez à la réputation de votre fille.

— C’en est fait, M. Jones ! s’écria mistress Miller ; c’en est fait de sa réputation aussi bien que de son innocence. Elle a reçu cette lettre devant une nombreuse compagnie, elle s’est évanouie en la lisant, et tout le monde a su ce qu’elle contenoit. Mais la ruine de sa réputation, quelque affreuse qu’elle soit, n’est pas le plus grand de mes malheurs ; je perdrai mon enfant. Elle a déjà tenté deux fois de s’ôter la vie. Nous avons réussi jusqu’à présent à l’en empêcher ; mais elle a juré de ne pas survivre à son honneur. Et si je la perds, je ne survivrai point moi-même à cet excès d’infortune. Que deviendra alors ma petite Betsy ? Une orpheline, un enfant sans appui. La pauvre petite aura le cœur brisé de douleur, en voyant le désespoir de sa sœur et de sa mère, quoiqu’elle en ignore la cause. Elle est si bonne ! si sensible ! Le cruel, le barbare, nous a toutes assassinées. Ô mes enfants ! est-ce là le prix de mes sacrifices ? Est-ce là le terme où doivent aboutir mes espérances ? N’ai-je rempli envers vous avec tant de plaisir les pénibles devoirs de mère, veillé sur votre enfance avec tant de sollicitude, donné à votre éducation des soins si assidus, n’ai-je enfin travaillé tant d’années à vous assurer une honnête existence, en me privant moi-même des commodités de la vie, que pour perdre l’une de vous, toutes deux peut-être, d’une manière si déplorable ?

— En vérité, madame, s’écria Jones les larmes aux yeux, je vous plains de toute mon ame.

— Ô M. Jones ! vous ne pouvez, malgré la bonté de votre cœur, vous faire une idée de ce que je souffre. Où trouver une fille aussi tendre, aussi soumise que ma pauvre Nancy, Nancy l’idole de mon ame, les délices de mes yeux, l’orgueil de mon cœur ? Oh ! j’en étois trop fière, et ma folle ambition, née de sa beauté, a causé sa perte. Hélas ! je voyois avec plaisir le penchant de ce jeune homme pour elle, je lui supposois des intentions louables, et l’idée d’une union si avantageuse flattoit ma vanité. Mille fois en ma présence, souvent même devant vous, il a nourri, encouragé de ces espérances par les discours remplis de passion et de désintéressement, qu’il sembloit adresser à Nancy ; et moi, comme elle, je les croyois sincères. Pouvois-je m’imaginer que ce n’étoient que des piéges tendus à l’innocence de ma fille, et préparés pour notre ruine commune ? »

À ces mots, la petite Betsy entra précipitamment dans la chambre en criant : « Chère maman ! au nom de Dieu, viens près de ma sœur. Elle éprouve une nouvelle crise, et ma cousine n’est pas assez forte pour la tenir. »

Mistress Miller, tout en courant au secours de sa fille, dit à Betsy de rester avec M. Jones, et pria celui-ci de tâcher de la distraire pendant quelques minutes. « Mon Dieu, s’écria-t-elle du ton le plus pathétique, sauve au moins un de mes enfants ! »

Jones, quoique vivement ému de ce que mistress Miller venoit de lui apprendre, ne négligea rien pour consoler la petite fille. Il lui dit de prendre courage, que sa sœur seroit bientôt guérie ; mais que si elle continuoit à se désoler de cette manière, elle la rendroit plus malade, et seroit cause que sa mère le deviendroit aussi.

— Ô monsieur ! répondit l’enfant, je serois au désespoir de leur faire du mal. J’aimerois mieux mourir que de pleurer devant elles ; mais ma pauvre sœur ne peut me voir pleurer maintenant, et je crains bien qu’elle ne voie plus jamais couler mes larmes. Ah ! je ne puis me séparer d’elle, non, je ne le puis. Et que deviendra ma pauvre maman ? Elle dit qu’elle mourra aussi et me laissera seule ; mais je suis bien décidée à ne pas rester après elle.

— Et n’avez-vous pas peur de mourir, ma petite Betsy ?

— Pardonnez-moi, monsieur, j’ai toujours eu peur de mourir, parce qu’il m’auroit fallu quitter maman et ma sœur ; mais je ne crains point d’aller partout avec ceux que j’aime. »

Jones, charmé de cette réponse, pressa l’enfant contre son cœur. Mistress Miller revint bientôt après. « Grâce au ciel, dit-elle, Nancy a repris ses sens. Betsy, vous pouvez retourner auprès de votre sœur. Elle est mieux et désire de vous voir. » Puis s’adressant à Jones, elle lui fit de nouvelles excuses du contre-temps qui l’avoit empêchée de déjeuner avec lui.

« J’en serai bien dédommagé, madame, répondit Jones, si j’ai, comme je l’espère, le bonheur de me rendre utile à une famille si tendrement unie. J’ai conçu un dessein, et quel qu’en puisse être le succès, je suis résolu à l’exécuter. Ou je me trompe fort, ou M. Nightingale, malgré ce qui s’est passé, a dans le cœur un grand fonds de bonté et une violente passion pour votre fille. Je lui mettrai sous les yeux un tableau qui le touchera. Rassurez-vous, madame, rassurez miss Nancy. Je vais de ce pas trouver M. Nightingale, et je me flatte de vous apporter bientôt d’heureuses nouvelles. »

Mistress Miller, tombant aux genoux de Jones, appela sur sa tête toutes les bénédictions du ciel, et lui prodigua mille témoignages de reconnaissance. Il la quitta, pour aller trouver Nightingale ; la bonne mère retourna auprès de sa fille. Ce qu’elle lui dit la ranima un peu ; et toutes deux célébrèrent à l’envi les louanges de M. Jones.