Tom Jones ou Histoire d’un enfant trouvé/Livre 15/Chapitre 02

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Imprimerie de Firmin Didot frères (Tome 4p. 80-88).

CHAPITRE II.



NOIR COMPLOT CONTRE SOPHIE.

Un sage vieillard disoit : « Lorsque les enfants ne font rien, ils font du mal. » Dieu nous garde d’appliquer, sans distinction, cette sentence à la plus aimable moitié du genre humain ; mais on conviendra que quand la jalousie du sexe n’éclate point avec sa violence naturelle, on peut soupçonner que cette terrible passion agit en secret, et mine sourdement ce qu’elle n’ose attaquer à découvert.

Lady Bellaston nous en fournit une preuve. Sous les dehors de la bienveillance, elle cachoit une haine profonde pour Sophie. Voyant que la présence de cette jeune personne étoit un obstacle à l’entier accomplissement de ses désirs, elle résolut de l’éloigner d’elle à tout prix, et la fortune lui en offrit bientôt le moyen.

On se rappelle que le soir où Sophie quitta le spectacle, effrayée par les sifflets et par les cris d’une cabale turbulente, elle réclama la protection d’un jeune seigneur, et parvint sous ses auspices à regagner sa chaise.

Ce seigneur, qui alloit souvent chez lady Bellaston, y avoit vu Sophie plus d’une fois depuis son arrivée à Londres, et avoit pris pour elle un goût très-vif ; or comme la beauté ne paroît jamais plus touchante, que dans une vive angoisse, l’effroi de Sophie changea son goût en une véritable passion.

On croira aisément qu’obligé par la simple politesse de rendre une visite à celle qui l’avoit charmé, il ne laissa pas échapper une occasion si favorable de lui faire sa cour.

Il se présenta donc le lendemain matin chez Sophie, et lui dit après les compliments d’usage, qu’il espéroit que l’aventure de la veille n’avoit point eu de suites fâcheuses pour elle.

L’amour est un feu qui, une fois allumé, prend un rapide accroissement. En peu d’instants, le noble lord devint éperdûment épris de Sophie. Il se sentit retenu près d’elle par un invincible attrait. Sa visite duroit déjà depuis deux heures, avant qu’il lui vînt à l’esprit qu’elle avoit été trop longue. Cette circonstance auroit suffi pour alarmer notre héroïne qui calculoit avec plus de justesse la marche du temps ; mais les regards du lord l’instruisirent encore mieux de ce qui se passoit dans son cœur. Quoiqu’il ne lui déclarât point ouvertement sa passion, il se servit d’expressions si vives, si tendres qu’on n’auroit pu les attribuer à la galanterie, dans le siècle même où elle régnoit ; et l’on sait qu’elle est bien passée de mode aujourd’hui.

Lady Bellaston avoit été avertie sur-le-champ de l’arrivée du lord. La longueur de sa visite lui persuada que les choses alloient au gré de ses souhaits, et la confirma dans l’idée qui lui étoit venue, dès la seconde fois qu’elle l’avoit vu avec Sophie. En femme prudente, elle jugea que son intervention étoit inutile au succès de l’affaire. Elle se borna donc à donner l’ordre de ne pas laisser sortir le lord, sans lui dire qu’elle vouloit lui parler. Cependant elle imagina un projet dont elle ne doutoit pas qu’il n’embrassât avec ardeur l’exécution.

Lord Fellamar (ainsi se nommoit le jeune seigneur) ne fut pas plus tôt entré chez lady Bellaston, qu’elle lui dit : « Bon Dieu, milord, vous êtes encore ici ? Je craignois que mes gens, malgré les ordres que je leur avois donnés, ne vous eussent laissé partir. Je désirois de vous entretenir d’une affaire de quelque importance.

— En vérité, milady, répondit le lord, je ne m’étonne point que la longueur de ma visite vous ait surprise. Elle a duré deux grandes heures, et m’a paru plus courte de moitié.

— Que dois-je en conclure, milord ? La compagnie de celle qui peut faire oublier ainsi le temps, doit être bien agréable.

— Sur mon honneur, la plus agréable du monde. Dites-moi, je vous prie, milady, quel est cet astre éblouissant que vous avez tout-à-coup fait briller à nos yeux ?

— De quel astre parlez-vous, milord ? dit lady Bellaston avec un feint étonnement.

— Je parle de la jeune personne que je vis ici l’autre jour, à qui je donnai le bras hier au spectacle, de l’objet enfin de cette visite si ridiculement longue.

— Oh ! de ma cousine Western ? Eh bien ! milord, cet astre éblouissant est la fille d’un sot gentilhomme campagnard, arrivée pour la première fois à Londres il y a quinze jours.

— Sur mon ame, on jureroit qu’elle a été élevée à la cour. Sans parler de sa beauté, c’est un modèle de politesse, de grace, d’esprit.

— À merveille, milord, je vois que ma cousine a gagné votre cœur.

— Plût à Dieu que j’eusse aussi gagné le sien ; car je brûle d’amour pour elle.

— Vous n’entendez pas mal vos intérêts, milord. Ma cousine est fille unique, elle aura une grande fortune. Son père possède un bien de trois mille livres sterling de revenu.

— Cela étant, je l’estime le meilleur parti de l’Angleterre.

— Si vous l’aimez, je désire fort que vous obteniez sa main.

— Milady, puisque vous me montrez tant de bienveillance, et que cette jeune personne est votre parente, voulez-vous me faire l’honneur de la demander pour moi à son père ?

— Parlez-vous sérieusement, milord ? dit lady Bellaston en affectant un air de gravité.

— J’espère, milady, que vous pensez trop bien de moi, pour me croire capable de plaisanter avec vous sur un sujet de cette nature.

— En ce cas, je vais, sans perdre de temps, vous proposer à son père. Je ne doute point qu’il n’accueille avec joie votre demande ; mais il existe un obstacle dont je n’ose presque vous parler, et qui est pourtant insurmontable. Vous avez un rival, milord, un rival que ni vous ni personne ne viendrez à bout de supplanter, quoique je rougisse de le nommer.

— Sur ma parole, milady, vous m’avez glacé le cœur.

— Fi ! milord, je croyois plutôt vous avoir enflammé d’une ardeur nouvelle. Quoi ? vous êtes amoureux, et votre cœur se glace ! Je m’attendois que vous alliez me demander le nom de votre rival, afin de vous mesurer avec lui.

— Il y a, je vous jure, milady, peu de choses que je n’entreprisse pour obtenir votre charmante cousine ; mais dites-moi, je vous prie, quel est cet heureux mortel ?

— C’est, je rougis de l’avouer, ce que sont la plupart des hommes que nous traitons le mieux, un misérable, un aventurier, un bâtard, un faquin plus méprisable, à tous égards, que le dernier de vos laquais.

— Est-il possible qu’une jeune personne douée de tant de charmes, s’oublie au point de vouloir former une union si indigne d’elle ?

— Hélas ! milord, songez à ce que c’est que la province ! La province est la perte de toutes les jeunes personnes. Elles s’y remplissent la tête de mille idées d’amour romanesque, de mille extravagances dont un hiver entier passé à Londres en bonne compagnie, peut à peine les guérir.

— Votre cousine, milady, est d’un trop grand prix, pour ne pas chercher à la sauver. Il faut prévenir sa ruine.

— Hélas ! milord, comment l’empêcher ? Sa famille a déjà fait tout ce qui étoit en son pouvoir ; mais la malheureuse est, je crois, ensorcelée. Elle veut absolument se perdre. Enfin, pour ne vous rien cacher, je crains tous les jours d’apprendre qu’elle s’est enfuie avec son amant.

— Ce que vous me dites-là, milady, m’affecte d’une manière sensible, et au lieu de diminuer l’amour que m’a inspiré votre cousine, ne fait qu’exciter ma compassion pour elle. Il faut, je le répète, trouver un moyen de sauver cet inestimable trésor. Avez-vous essayé sur elle le langage de la raison ? »

Lady Bellaston fit semblant de rire. « Mon cher lord, dit-elle, nous connaissez-vous assez peu, pour croire qu’il soit possible de combattre avec les armes de la raison l’inclination d’une jeune fille ? Autant vaudroit se donner de la tête contre un mur ; le temps, milord, le temps est le seul remède à la folie de ma cousine ; mais c’est un remède dont on ne peut espérer qu’elle fasse usage. Elle me jette dans des transes continuelles. Je ne vois de ressource que dans la violence…

— Que faire ? À quel expédient recourir ? Parlez, milady, il n’en est point que l’espoir d’une telle récompense ne m’engage à tenter.

— Je n’en connois réellement aucun, répondit lady Bellaston, après un moment de silence. » Puis hésitant encore : « Sur mon honneur, dit-elle, cette petite fille me fait tourner la tête. Si l’on veut la sauver, il est nécessaire de se hâter… Comme je le disois, je ne vois de ressource que dans la violence… Ma cousine, milord, a toutes les qualités désirables. On ne peut lui reprocher que cette ridicule inclination dont elle sentira bientôt la folie. Si vous avez pour elle un sincère attachement, je crois qu’il y auroit un moyen… mais un moyen désagréable et auquel je ne saurois penser sans effroi. Il demande du courage, je vous en avertis.

— J’en ai milady ; personne, j’espère, n’en doute. Il faudroit d’ailleurs en manquer étrangement, pour reculer dans une pareille occasion.

— Ce n’est pas de votre courage, milord, c’est du mien que je doute. Je crains l’horrible danger auquel je m’expose. Il faut que j’aie en vous une confiance telle, qu’une femme sage n’en accorde guère à un homme, pour quelque raison que ce soit. »

Le lord n’eut pas de peine à la rassurer sur ce point ; car sa réputation étoit irréprochable, et la voix publique, en faisant son éloge, ne lui rendoit que justice.

« Eh bien donc, dit lady Bellaston, je… je jure… cette idée me révolte… non… non, c’est impossible ; on doit, du moins, essayer de tout auparavant. Êtes-vous libre de dîner aujourd’hui avec moi ? Vous aurez l’occasion de voir à loisir miss Western. Croyez-moi, milord, il n’y a pas un instant à perdre. Je n’aurai que lady Betty, miss Eagle, le colonel Hamsted, et Tom Édouard. Ils s’en iront de bonne heure, et je ferai fermer ma porte. Vous pourrez alors vous expliquer plus clairement avec ma cousine. J’imaginerai même un moyen de vous convaincre de sa passion pour le misérable que je vous ai dépeint. »

Le lord remercia lady Bellaston, accepta son invitation, et la quitta pour aller faire sa toilette ; car la matinée commençoit à s’avancer, c’est-à-dire que suivant l’ancien style, il étoit trois heures après midi.