Tom Jones ou Histoire d’un enfant trouvé/Livre 16/Chapitre 07

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Imprimerie de Firmin Didot frères (Tome 4p. 216-221).

CHAPITRE VII.



M. WESTERN, ACCOMPAGNÉ DE M. BLIFIL,
FAIT UNE VISITE À SA SŒUR.

Mistress Western faisoit à sa nièce un sermon sur la prudence et sur l’adresse nécessaires dans le mariage, lorsque son frère et M. Blifil entrèrent chez elle avec un peu moins de cérémonie que n’en prescrit l’usage du monde. À la vue de Blifil, Sophie pâlit d’effroi et pensa s’évanouir. Sa tante, au contraire, rougit de colère, et conservant toute sa présence d’esprit, apostropha l’écuyer en ces termes :

« Mon frère, je suis étonnée de votre conduite. N’apprendrez-vous jamais à observer les règles de la bienséance ? Regarderez-vous toujours la maison où vous entrez comme la vôtre, ou comme celle d’un de vos fermiers ? Vous imaginez-vous avoir le droit de pénétrer dans l’appartement des femmes de condition, sans respecter la décence, sans vous faire annoncer ?

— Que diable me contez-vous là ? On diroit que je vous ai surprise à…

— Point d’équivoques grossières, monsieur, je vous en prie. Vous avez tellement effrayé ma nièce, qu’elle est prête à se trouver mal… Allez, mon enfant retirez-vous, et tâchez de reprendre vos sens ; car je vois que vous en avez besoin. »

Sophie, qui n’avoit jamais reçu d’ordre plus agréable, se hâta de sortir.

« En vérité, ma sœur, vous êtes folle, dit l’écuyer. J’amène ici M. Blifil pour faire sa cour à ma fille, et vous la renvoyez !

— Avec votre permission, mon frère, dans l’état où vous savez que sont les choses, c’est vous-même qui êtes plus que fou de… j’en demande pardon à M. Blifil ; mais il n’ignore pas à qui il doit imputer cette désagréable réception. Quant à moi, assurément je serai toujours charmée de le voir, et je suis persuadée qu’il auroit eu trop de jugement pour se comporter avec tant d’indiscrétion, s’il n’y avoit été forcé par vous. »

Blifil s’inclina, bégaya et parut interdit. Western ne lui donna pas le temps de commencer une réponse. « Oui, oui, dit-il, j’ai tort, si vous voulez, j’aurai toujours tort ; mais, allons, faites revenir ma fille, ou souffrez que M. Blifil aille la trouver. Il est venu pour la voir, et nous n’avons pas de temps à perdre.

— Mon frère, M. Blifil a, je n’en doute point, trop d’esprit pour désirer de revoir ma nièce ce matin, après ce qui s’est passé. Les femmes sont d’une complexion délicate. Nos sens une fois troublés ne recouvrent pas le calme en un moment. Si vous aviez permis que M. Blifil envoyât d’avance offrir ses hommages à ma nièce, et solliciter la faveur de venir lui offrir ses hommages dans l’après-midi, j’aurois pu la décider à le recevoir ; mais j’en désespère à présent.

— Je suis très-fâché, madame, dit Blifil, que l’extrême bonté dont m’honore M. Western, et que je ne pourrai jamais assez reconnoître, ait occasionné…

— Eh ! monsieur, répondit mistress Western en l’interrompant, ne prenez pas la peine de vous justifier. Nous savons tous si bien ce qu’il faut penser de mon frère !

— Qu’on pense de moi ce qu’on voudra, dit l’écuyer, peu m’importe ; mais quand faut-il qu’il revienne la voir ? car songez, je vous le répète, qu’il a fait le voyage de Londres exprès pour cela, ainsi qu’Allworthy.

— Mon frère, quelque message que M. Blifil juge à propos d’envoyer à ma nièce, on le lui remettra ; et je suppose qu’elle n’aura besoin des conseils de personne pour y répondre convenablement. Elle ne refusera pas non plus sans doute de recevoir M. Blifil, dans un moment plus opportun.

— De par tous les diables, elle refusera. Tudieu ! ne savons-nous pas… Je ne dis rien ; mais il y a des gens qui se croient plus sages que tout le monde… Si j’avois pu agir à ma guise, elle ne se seroit pas enfuie comme elle a déjà fait ; et aujourd’hui je crains à chaque instant d’apprendre qu’elle s’est échappée de nouveau. Quelque imbécile que je paroisse aux yeux de certaines personnes, je sais très-bien qu’elle hait…

— Assez, mon frère, assez, je ne veux point entendre dire du mal de ma nièce. C’est porter atteinte à la considération de ma famille. Ma nièce en est, elle en sera toujours l’honneur, je vous le promets ; et je répondrois de la sagesse de sa conduite sur toute la réputation dont je jouis dans le monde… Vous me ferez plaisir, mon frère, de passer chez moi cette après-midi. J’ai à vous entretenir d’une affaire importante. Quant à présent, M. Blifil voudra bien m’excuser, ainsi que vous. Je suis pressée de faire ma toilette.

— Fort bien, mais fixez une heure.

— Je n’en puis fixer aucune. Je vous répète que je vous recevrai dans l’après-midi.

— Que diable veux-tu que j’y fasse, mon garçon ? dit l’écuyer en se tournant vers Blifil. Je ne puis non plus venir à bout d’elle, qu’un basset d’un vieux lièvre. Peut-être sera-t-elle plus traitable cette après-midi.

— Je vois, monsieur, répondit Blifil, que mon malheur est sans remède ; mais je n’oublierai jamais les obligations que je vous ai. »

Il prit alors cérémonieusement congé de mistress Western, qui ne fut pas moins cérémonieuse que lui. L’écuyer se retira aussi, jurant entre ses dents que Blifil verroit sa fille dans l’après-midi.

Si M. Western fut peu satisfait de cette entrevue, Blifil le fut encore moins. Le premier n’attribua la mauvaise humeur et le mécontentement de sa sœur qu’à l’incivilité de sa visite ; mais Blifil pénétra un peu mieux le mystère. Deux ou trois mots échappés à mistress Western lui inspiroient des soupçons alarmants ; et il ne se trompoit pas, comme on le verra dans le chapitre suivant.