Tom Jones ou Histoire d’un enfant trouvé/Livre 17/Chapitre 06

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Imprimerie de Firmin Didot frères (Tome 4p. 281-287).

CHAPITRE VI.



VISITE DE MISTRESS MILLER À SOPHIE.

Il n’étoit pas difficile d’avoir accès auprès de miss Western. Grace à son heureuse réconciliation avec sa tante, elle étoit libre de recevoir qui bon lui sembloit.

Elle s’habilloit, lorsqu’on vint lui dire qu’il y avoit en bas une dame qui demandoit à lui parler. Comme elle ne craignoit point de recevoir à sa toilette une personne de son sexe, elle fit entrer sur-le-champ mistress Miller.

Après les révérences et les politesses ordinaires entre des femmes étrangères l’une à l’autre : « Madame, dit Sophie, je n’ai pas le plaisir de vous connoître.

— Cela est vrai, madame, et je dois vous prier d’excuser mon indiscrétion ; mais quand vous en saurez le motif, j’espère…

— Veuillez me dire, madame, reprit Sophie avec un peu d’émotion, quelle affaire vous amène chez moi.

— Madame, répartit mistress Miller à voix basse, nous ne sommes pas seules.

— Sortez, Betty, dit Sophie. »

Quand Betty fut sortie : « Madame, continua mistress Miller, un jeune homme bien malheureux m’a chargée de vous remettre cette lettre. »

À la vue de l’adresse, dont elle reconnut d’abord l’écriture, Sophie changea de couleur ; puis ayant hésité un moment : « Je n’aurois pas cru sur votre physionomie, madame, dit-elle, que vous fussiez chargée d’un pareil message. De quelque part que vienne cette lettre, je ne l’ouvrirai point. Je serois fâchée de soupçonner à tort qui que ce soit ; mais vous m’êtes entièrement inconnue.

— Si vous voulez, madame, avoir un instant de patience, je vous apprendrai qui je suis, et comment cette lettre se trouve entre mes mains.

— Je n’ai, madame, nulle curiosité de le savoir, et je vous prie instamment de rendre cette lettre à celui qui vous l’a remise. »

Mistress Miller tombant à genoux, la supplia dans les termes les plus pathétiques de n’être point inexorable.

« Madame, lui dit Sophie, il est étonnant que vous preniez à ce jeune homme un si vif intérêt. Je ne voudrois pas croire…

— Non, madame, vous ne croirez que la vérité ; je vous dirai tout, et vous ne vous étonnerez plus de l’intérêt qu’il m’inspire. C’est le meilleur jeune homme qui existe. » Elle lui raconta l’histoire de M. Anderson et ajouta : « Ce n’est là qu’un trait de sa bonté. Je lui ai de bien plus grandes obligations. Il a sauvé ma fille. » Ici elle répandit quelques larmes et entra dans les détails de cette dernière action, supprimant seulement les circonstances qui auroient compromis l’honneur de Nancy. « Jugez à présent, madame, dit-elle, jugez si je puis assez reconnoître la générosité, la grandeur d’ame de ce jeune homme. »

L’extrême pâleur répandue jusqu’ici sur le visage de notre héroïne, fit place en ce moment à une couleur plus vive que le vermillon. « Je ne sais que vous répondre, dit-elle. Sans doute on ne peut blâmer le sentiment de la reconnoissance ; mais qu’importe à votre ami que je lise cette lettre, puisque je suis décidée à ne jamais… »

Mistress Miller renouvela ses instances, et la conjura de l’excuser en lui disant qu’elle ne pouvoit remporter la lettre.

« Eh bien ! madame, répartit Sophie, si vous persistez dans votre résolution, je ne saurois m’y opposer. Vous pouvez certainement laisser ici cette lettre, que j’y consente ou non. »

Nous ne dirons point quelle étoit l’intention de Sophie, ni même si elle en avoit une, en faisant cette réponse. Quoi qu’il en soit, mistress Miller l’interpréta comme une invitation à laisser la lettre. Elle la posa sur la table et se retira, après avoir demandé la permission de revenir : ce qui ne lui fut ni accordé ni refusé.

La lettre ne resta sur la table que le temps nécessaire pour que mistress Miller sortît de la chambre. Sophie l’ouvrit alors et s’empressa de la lire. Cette lettre servit médiocrement les intérêts de Jones : elle ne contenoit guère que l’aveu de son indignité, d’amers regrets, et des protestations d’une fidélité à toute épreuve. Il espéroit, disoit-il, convaincre Sophie de son inaltérable attachement, s’il avoit encore l’honneur d’être admis en sa présence. Il l’assuroit aussi qu’il étoit en état de lui expliquer les motifs de sa lettre à lady Bellaston, de manière à mériter sinon son pardon, du moins sa pitié. Il finissoit par attester que jamais il n’avoit eu la moindre pensée d’épouser lady Bellaston.

Sophie eut beau lire et relire cette lettre avec une grande attention, elle ne parvint pas à la comprendre. Son imagination ne lui suggéroit aucun moyen d’excuser Jones. Elle demeura donc très-courroucée contre lui, quoiqu’à dire vrai lady Bellaston eût une telle part à son ressentiment, qu’il en restoit bien peu pour un autre, dans une âme aussi douce que la sienne.

Lady Bellaston dînoit par malheur ce jour-là chez mistress Western ; et Sophie devoit aller dans la soirée avec ces deux dames à l’Opéra, puis au rout[1] de lady Thomas Hatchet. Elle se seroit volontiers dispensée de ce double divertissement ; mais elle craignoit de désobliger sa tante. Quant à l’idée de feindre une indisposition, c’étoit un artifice si contraire à sa franchise naturelle, qu’elle ne lui vint pas à l’esprit. Dès qu’elle eut fini sa toilette, elle descendit, résignée à supporter l’ennui de cette soirée qui fut en effet une des plus désagréables qu’elle eût jamais passées.

Lady Bellaston, sans manquer à la politesse, ne laissa échapper aucune occasion de la tourmenter par de fines et piquantes railleries. L’abattement où étoit Sophie l’empêcha d’y rien répondre ; et d’ailleurs, s’il faut l’avouer, ce n’étoit pas par la promptitude des réparties qu’elle brilloit.

Pour surcroît de peine, elle rencontra à l’Opéra lord Fellamar, qui la suivit au rout de lady Hatchet. Quoique la foule en ces deux endroits s’opposât à un entretien particulier, et que la musique dans l’un et le jeu dans l’autre offrissent à Sophie un sujet de distraction, la présence du lord ferma son ame à tout sentiment de plaisir ; car les femmes ont une sorte de délicatesse qui les met à la gêne devant un homme dont elles connoissent et ne veulent point encourager les prétentions.

Voilà deux fois que dans ce chapitre nous parlons d’un rout, terme que la postérité n’entendra peut-être pas dans le sens où nous l’employons ici. Quelque pressé que nous soyons, il est donc nécessaire de nous arrêter un instant pour décrire cette espèce d’amusement, et nous le devons d’autant plus, que nous pouvons en donner l’idée en peu de mots.

Un rout est une nombreuse réunion de personnes des deux sexes, élégamment parées, dont la plupart passent le temps à jouer et le reste à ne rien faire. La dame du logis remplit le rôle d’une maîtresse d’auberge. Comme celle-ci elle s’enorgueillit du nombre de ses hôtes, sans avoir comme elle l’avantage d’y trouver du profit.

Il est si difficile d’animer ces insipides assemblées, on y éprouve tant de fatigue, qu’on ne doit pas s’étonner d’entendre les gens du grand monde se plaindre sans cesse de l’ennui qu’elles leur causent. C’est, au reste, une plainte qui leur est tout-à-fait particulière.

Que ne devoit pas souffrir la pauvre Sophie au milieu d’une foule importune ! quel supplice pour elle d’être obligée d’affecter un air de gaîté, quand son cœur étoit en proie au plus vif chagrin, quand elle n’avoit pas une pensée qui ne fût douloureuse !

La nuit cependant lui rendit enfin non le repos, nous le craignons, mais du moins les douceurs de la solitude. Laissons-la se livrer à sa mélancolie, et poursuivons notre histoire. Une voix secrète nous avertit que nous touchons à un grand événement.


  1. L’auteur se sert du mot drum auquel j’ai substitué celui de rout, qu’on prononce raout. Le premier mot signifie tambour, et indique une assemblée bruyante ; le second signifie foule ou cohue, et n’est pas moins usité aujourd’hui à Paris qu’à Londres. Trad.