Tom Jones ou Histoire d’un enfant trouvé/Livre 05/Chapitre 01

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Imprimerie de Firmin Didot frères (Tome 1p. 275-282).

CHAPITRE PREMIER.



DU STYLE SÉRIEUX DANS LES OUVRAGES D’ESPRIT, ET DE SON UTILITÉ.

Les parties de cette merveilleuse histoire qui nous ont coûté le plus de peine, seront peut-être aussi celles qui procureront au lecteur le moins de plaisir. Il est à craindre que ce ne soit le sort de ces essais placés à la tête de chaque livre, comme un ornement nécessaire au genre de composition dont nous sommes les inventeurs.

Nous ne nous croyons pas obligé, en conscience, de justifier notre méthode. Il suffit que nous en ayons fait une règle fondamentale de tout ouvrage prosaï-comi-épique. A-t-on jamais demandé le motif de la rigoureuse unité de temps et de lieu, réputée de nos jours si essentielle à la poésie dramatique ? Exige-t-on des critiques qu’ils disent pourquoi une comédie ne peut pas embrasser l’espace de deux jours, aussi bien que celui d’un seul ? ou pourquoi les spectateurs, pourvu qu’on les fasse voyager sans frais, comme des électeurs[1], ne seroient pas transportés à cinquante milles, aussi bien qu’à cinq ? Quel commentateur a su rendre raison de l’étroite limite des cinq actes, qu’Aristote a fixée au drame ? Enfin est-il quelqu’un qui ait tenté de définir ce que les juges modernes du théâtre entendent par le genre noble et le genre bas, distinction subtile à l’aide de laquelle on a réussi à bannir toute gaîté de la scène, et à la rendre aussi soporifique que nos salons ? Dans ces diverses questions, le monde semble avoir adopté un axiome bien connu : Cuicumque in arte sua perito, credendum est, il faut en croire quiconque est habile dans son art ; et en effet, comment imaginer qu’il existe des gens assez impudents pour s’ériger en docteurs, et pour établir des règles dans un art ou dans une science, dont ils ne posséderoient pas les premiers éléments ? N’est-il pas plus naturel de penser, que ces règles sont fondées sur de bonnes et solides raisons qui échappent à la foiblesse de nos lumières ?

La vérité est qu’on a fait trop d’honneur aux critiques, en les supposant des hommes beaucoup plus profonds qu’ils ne le sont réellement. Ils ont abusé d’une aveugle crédulité, pour s’arroger un pouvoir despotique, et leur audace en est venue au point, qu’ils occupent aujourd’hui la place des maîtres, et régentent les auteurs dont les devanciers leur dictoient jadis des lois.

Les critiques ne sont, à proprement parler, que des scribes chargés de transcrire les règles et les lois établies par ceux que leur génie a élevés au rang de législateurs, dans les différentes sciences où ils ont excellé. Jadis ces messieurs ne sortoient point de leurs modestes attributions ; ils n’auroient pas osé prononcer un arrêt, sans l’appuyer de l’autorité du juge qui l’avoit rendu.

Avec le temps, et dans les siècles d’ignorance, ils usurpèrent le pouvoir et la dignité de leurs maîtres. L’art d’écrire ne fut plus fondé sur la pratique des bons auteurs, mais sur les préceptes des critiques ; le scribe devint législateur, et ceux-là dictèrent des lois, qui n’avoient d’abord d’autre emploi que de les transcrire.

Il en résulta un inconvénient grave et presque inévitable. Ces critiques, doués d’une foible intelligence, prirent la forme pour le fond, semblables à des juges ineptes qui s’attacheroient servilement à la lettre de la loi, et en rejetteroient l’esprit. Des détails d’un intérêt secondaire dans un grand écrivain constituèrent, à leur avis, son principal mérite ; ils les proposèrent comme des modèles à l’imitation de ses successeurs. Le temps et l’ignorance, deux puissants soutiens de l’erreur, consacrèrent leurs fausses doctrines. La république des lettres fut soumise à des lois que n’avouent ni la vérité, ni la nature, et qui ne servent d’ordinaire qu’à enchaîner l’essor du génie. C’est comme si d’excellents traités sur l’art de la danse prescrivoient, pour règle essentielle, de ne danser qu’avec les fers aux pieds et aux mains.

De peur qu’on ne nous accuse de vouloir imposer des lois à la postérité, sans autre titre que l’ancien axiome de l’école, Ipse dixit, le maître l’a dit, axiome fort peu respectable à notre gré, nous renonçons au privilége que nous avons d’abord invoqué, et nous allons exposer les motifs qui nous ont engagé à insérer ces divers essais, dans le cours de notre histoire.

Ceci nous conduit à indiquer une source féconde d’intérêt et d’agrément dans les compositions littéraires, source que les auteurs anciens, ou modernes ont peu connue ou qu’ils ont négligée : parler des contrastes répandus dans tous les ouvrages de la création, et qui entrent pour beaucoup dans nos idées de beauté, soit naturelle, soit artificielle. N’est-ce pas, en effet, la difformité d’un objet, qui rehausse la beauté de l’objet contraire ? Ainsi l’obscurité de la nuit, l’âpreté de l’hiver, rendent plus sensibles l’éclat du jour et la douceur du printemps ; sans les ténèbres, on n’auroit qu’une idée très-imparfaite de la lumière.

Mais pour prendre un ton moins sérieux, qui doute que la plus jolie femme ne perdît une partie de ses charmes, aux yeux d’un homme qui n’en auroit jamais vu de laides ? Les petites maîtresses sentent si bien cette vérité, qu’elles sont très-ingénieuses à imaginer des contrastes. Elles s’en servent quelquefois à elles-mêmes ; nous avons remarqué qu’à Bath, elles affectent de paroître le matin aussi négligées que possible, afin de donner plus de lustre aux attraits qu’elles se proposent de faire briller le soir.

La plupart des artistes mettent cette méthode en pratique, sans en avoir peut-être approfondi la théorie. Le joaillier n’ignore pas que le plus beau diamant a besoin du contraste d’une pierre moins fine, et le peintre obtient souvent des succès par la seule opposition de ses figures.

Un grand génie dont s’honore l’Angleterre a pleinement éclairci la matière que nous traitons. Supérieur aux artistes vulgaires, il mérite une place parmi ceux

Dont les inventions ont embelli la vie[2].

C’est l’auteur d’un drame singulier, connu sous le nom de Pantomime angloise.

Ce drame se divisoit en deux parties, l’une sérieuse, l’autre comique. La première présentoit un certain nombre de dieux et de héros païens, qui formoient certainement la plus ennuyeuse réunion qu’on eût jamais offerte sur la scène. Dans l’intention de l’auteur, elle devoit, à l’insu de la plupart des spectateurs, contraster avec la partie comique, et rendre plus piquants les lazzi d’arlequin.

C’étoit, il faut l’avouer, montrer peu d’égards pour des personnages si dignes de respect. Toutefois l’idée parut assez ingénieuse, et produisit son effet. On n’en sera pas surpris si, aux termes de sérieux et de comique, on substitue ceux d’ennuyeux et de très-ennuyeux. Jamais on n’avoit rien vu de si plat que le comique ; l’insipidité n’en pouvoit être relevée, que par celle du sérieux : or, tel étoit l’excès d’ennui qu’inspiroit la présence des dieux et des héros, que notre arlequin, quoique beaucoup moins gai que l’arlequin français, avec lequel il n’a aucun lien de parenté, recevoit toujours du public un accueil favorable, parce qu’il le débarrassoit d’une compagnie encore plus ennuyeuse que la sienne.

Les écrivains judicieux ont pratiqué avec succès l’art des contrastes : aussi je m’étonne du reproche qu’Horace fait à Homère :

Je m’indigne, en voyant dormir le bon Homère[3].</poem>

À la vérité, le poëte latin se contredit dans le vers suivant :

Mais dans un long ouvrage, on peut bien sommeiller[4].

Qu’on n’aille pas s’imaginer qu’un auteur s’endorme réellement, en écrivant. Les lecteurs, il est vrai, ne sont que trop disposés à se laisser surprendre par le sommeil ; mais un auteur, son ouvrage fût-il aussi long qu’aucun de ceux d’Oldmixon, y trouve tant de plaisir, qu’il n’a garde de s’assoupir un moment. Suivant la remarque de M. Pope,

Il ne dort point, afin d’endormir son lecteur[5].

À dire vrai, les parties soporifiques d’un livre sont celles, où l’on sème adroitement des réflexions sérieuses, pour former un contraste agréable avec le reste : et voilà quelle étoit l’idée d’un auteur enlevé depuis peu aux lettres, lorsqu’il disoit[6] : « Toutes les fois que je suis ennuyeux, on peut être sûr que j’ai de bonnes raisons pour l’être. »

C’est sous ce jour, ou si l’on veut à travers cette obscurité, que nous prions le lecteur de considérer nos introductions. S’il trouve cette histoire assez fastidieuse en elle-même, sans ces morceaux postiches où nous nous sommes efforcé de répandre l’ennui à pleines mains, il ne tiendra qu’à lui de passer outre, et de commencer chaque livre par le second chapitre.


  1. Cette coutume ne regarde que les électeurs de certains comtés d’Angleterre.Trad.
  2. Inventas qui vitam excoluere per artes.Virgile.
  3. Indignor quandoque bonus dormirat Homerus.Horace.
  4. Verum opere in longo, fas est obrepere somnum.Horace..
  5. Sleepless himself, to give his reader sleep.
  6. Sir Richard Steel, mort en 1729.