Tom Jones ou Histoire d’un enfant trouvé/Livre 12/Chapitre 01

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Imprimerie de Firmin Didot frères (Tome 3p. 159-163).

CHAPITRE PREMIER.



DU PLAGIAT DANS UN AUTEUR MODERNE, ET DE CE QUI DOIT ÊTRE RÉPUTÉ PRISE LÉGITIME.

Les lecteur instruit a dû remarquer qu’il nous arrive fréquemment d’insérer, dans cette vaste composition, des passages traduits d’anciens auteurs, sans nous mettre en peine de citer le texte original, ni même d’indiquer les sources où nous puisons. L’abbé Banier, dans la savante et judicieuse préface de sa Mythologie, donne une raison aussi plausible qu’ingénieuse des omissions de ce genre.

« Les lecteurs, dit-il, verront bien que souvent mes égards pour eux m’ont été plus chers que ma réputation ; car il ne faut pas compter pour rien qu’un auteur supprime des traits d’érudition qu’il a sous la main, et qu’il ne lui coûteroit que la peine de transcrire. »

Remplir un ouvrage de bribes savantes, c’est tendre un piége à la bonne foi des érudits qui, dupes de l’artifice, achètent en détail ce qu’ils possèdent déjà, sinon dans leur mémoire, du moins sur leurs tablettes ; c’est abuser encore davantage de la simplicité des ignorants, auxquels on fait payer ce qui ne peut leur servir de rien. Un écrivain, en chamarrant son livre de grec et de latin, en use avec les jolies femmes et les petits-maîtres, de la même façon que les huissiers-priseurs avec le public. Ils ont coutume de composer les lots, dans les ventes, de manière qu’un amateur, pour avoir l’objet qu’il désire, est obligé d’en acheter plusieurs dont il n’a nulle envie.

Cependant comme il n’est pas de conduite si noble et si désintéressée qu’elle soit, que l’ignorance ne dénature, et que la malignité n’envenime, nous avons été tenté plus d’une fois de sauver notre réputation aux dépens du lecteur, et de transcrire l’original, ou de citer au moins le chapitre et le vers, lorsque nous empruntions à quelque auteur, une pensée, ou une expression. Nous craignons même de nous être fait tort en plusieurs circonstances, par la méthode contraire, et que l’ingrat lecteur ne nous ait accusé de plagiat, au lieu d’attribuer notre discrétion au motif obligeant allégué par l’abbé Banier.

Pour prévenir désormais tout reproche semblable, nous allons exposer et justifier ici notre système. On peut considérer l’héritage des anciens, comme un champ fertile et commun, où quiconque possède le plus petit coin de terre sur le Parnasse, a droit d’engraisser sa muse. Veut-on une comparaison plus sensible encore ? Nous autres modernes, nous sommes aux anciens ce qu’est aux riches la classe nombreuse qu’on désigne sous le nom de populace. Or ceux qui ont l’honneur d’être admis à quelque degré d’intimité avec les membres de ce respectable corps, n’ignorent pas qu’ils se croient permis de piller impunément leurs riches voisins, et qu’ils n’attachent à ces vols aucune idée de crime, ni de honte. Ce principe qui les anime et les dirige sans cesse, entretient dans la plupart des paroisses du royaume une ligue permanente contre un certain personnage opulent, nommé le seigneur. Aux yeux de ses voisins pauvres, son bien est une proie dont chacun est libre de prendre sa part. Persuadés de la légitimité de leurs prétentions, ils se font un point d’honneur, une obligation rigoureuse de ne pas se trahir mutuellement, et de se soustraire autant qu’ils peuvent à l’action de la justice.

Sous ce point de vue, les anciens tels qu’Homère, Virgile, Horace, Cicéron et autres génies supérieurs, sont pour nous, pauvres du Parnasse, autant de seigneurs opulents auxquels une coutume immémoriale semble nous autoriser à faire tous les larcins possibles. C’est une faculté que nous réclamons et que nous accordons volontiers à nos confrères nécessiteux, à la seule condition d’observer entre nous cette fidélité religieuse dont se pique la populace. Il y auroit de la bassesse et de l’impudence à se piller réciproquement. Ce seroit dépouiller des pauvres, souvent plus pauvres que soi, ou pour mieux peindre l’infamie d’une telle action, ce seroit voler l’hôpital.

Après un examen sévère, notre conscience ne nous reproche aucun de ces honteux larcins. Quant aux autres, nous les avouons sans détour. Jamais nous ne nous ferons scrupule de prendre dans un ancien auteur, sans le citer, les traits qui conviendront à notre sujet. Nous allons plus loin : nous prétendons que ces traits, du moment qu’ils sont fondus dans nos ouvrages, nous appartiennent, et nous espérons que nul lecteur ne nous en contestera la propriété. En revanche, nous promettons de respecter fidèlement celle de nos pauvres confrères. Si, malgré leur indigence, il nous arrive de leur emprunter la moindre chose, nous ne manquerons point d’y mettre une marque, pour être toujours prêt à la restituer au légitime propriétaire.

Un plagiaire de profession, nommé Moore, paya cher l’oubli de cette précaution : il avoit pris à M. Pope une demi-douzaine de vers qu’il s’étoit permis d’insérer dans sa comédie des Muses rivales. M. Pope les y retrouva. Indigné du larcin, il se ressaisit de son bien, et tira du voleur une vengeance éclatante, en l’emprisonnant dans l’affreux donjon de sa Dunciade, où son nom flétri restera éternellement gravé, en punition de son improbité dans le commerce poétique.