Tom Jones ou Histoire d’un enfant trouvé/Livre 16/Chapitre 08

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Imprimerie de Firmin Didot frères (Tome 4p. 221-227).

CHAPITRE VIII.



COMPLOT DE LADY BELLASTON ET DE LORD FELLAMAR
CONTRE JONES.

L’amour s’étoit trop bien emparé du cœur de lord Fellamar, pour céder sans combat à la brutale violence de M. Western. Le lord, dans la première chaleur de son ressentiment, avoit chargé le capitaine Egglane de porter un cartel à l’écuyer. Le capitaine excéda de beaucoup ses pouvoirs ; et il n’auroit pas eu lieu d’en faire usage, si le lord avoit pu le rejoindre le lendemain de la querelle, après son entrevue avec lady Bellaston ; mais le fidèle Egglane mit tant de zèle à s’acquitter de sa commission, que n’étant parvenu, malgré l’activité de ses recherches, à découvrir la demeure de l’écuyer que le soir fort tard, il passa toute la nuit dans une taverne voisine, pour être sûr de ne pas le manquer dans la matinée ; et de cette façon il ne reçut point le contre-ordre que le lord avoit envoyé chez lui.

Le lendemain du jour destiné à l’enlèvement de Sophie, lord Fellamar, ainsi qu’on l’a dit, fit une visite à lady Bellaston. Elle lui conta tant de traits de la bizarrerie de M. Western, qu’il vit clairement combien il avoit eu tort de s’offenser de ses propos, n’ayant surtout que des vues honorables sur sa fille. Il peignit à lady Bellaston la violence de sa passion. Cette dame entra aussitôt dans ses intérêts, et ranima son courage par l’assurance positive que sa demande seroit favorablement accueillie des principaux membres de la famille et du père lui-même, quand revenu à la raison, il en connoîtroit les avantages. « Je ne vois, dit-elle, qu’un obstacle à l’accomplissement de vos vœux ; c’est le jeune aventurier dont je vous ai déjà parlé. Quoique ce soit un misérable, un vagabond, il a trouvé le secret, je ne sais comment, de se procurer des habits passables, et de jouer le rôle d’un homme comme il faut. Pour l’amour de ma cousine, j’ai tâché de découvrir sa demeure, et j’en suis venue à bout. Milord, ajouta-t-elle après lui avoir donné son adresse, un tel rival n’est pas digne de vos coups. Ne vous seroit-il pas possible d’imaginer quelque moyen de le faire presser et conduire à bord d’un vaisseau ? Ni la loi, ni la conscience ne s’opposent à ce projet. Car le vaurien, quoique bien mis, n’en est pas moins, je vous le jure, un mauvais sujet aussi bon pour la presse[1], qu’aucun de ceux qu’on ramasse dans les rues. Sous le rapport de la conscience, c’est un acte presque méritoire de préserver une jeune personne de sa ruine. Je dis plus, vous rendrez service au jeune drôle ; car à moins que par malheur il ne réussisse auprès de ma cousine, vous le sauverez probablement de la potence, et peut-être lui fournirez-vous l’occasion de faire sa fortune d’une manière honnête. »

Lord Fellamar remercia sincèrement lady Bellaston de la part qu’elle daignoit prendre à une affaire, au succès de laquelle il attachoit le bonheur de sa vie. Il lui dit qu’il ne voyoit dans le moment aucune objection contre le projet de la presse, et qu’il alloit s’occuper de le mettre à exécution. Il la conjura ensuite de vouloir bien communiquer sans délai ses propositions à la famille, qu’il laissoit, ajouta-t-il, maîtresse de régler à son gré tous les arrangements de fortune. Enfin, après mille brûlantes protestations d’amour pour miss Western, il prit congé de lady Bellaston. Elle ne le laissa point partir sans lui recommander instamment d’épier les démarches de Jones, et de le mettre au plus vite dans l’impuissance de rien entreprendre contre Sophie.

Mistress Western en arrivant à Londres, envoya faire ses compliments à lady Bellaston. Celle-ci n’eut pas plus tôt reçu son message qu’elle vola chez sa cousine, ravie de l’occasion favorable et inespérée que le sort lui offroit ; car elle aimoit beaucoup mieux avoir affaire à une femme sensée qui connoissoit le monde, qu’à un campagnard qu’elle qualifioit de Hottentot, quoique dans le fait elle ne craignît point d’essuyer un refus de sa part.

Après un court échange de politesses entre les deux dames, lady Bellaston fit sa proposition qui fut presque aussitôt acceptée qu’entendue. Au nom du lord Fellamar, la joie colora les joues de mistress Western, et quand elle apprit l’ardente passion de ce seigneur pour sa nièce, la nature sérieuse de sa démarche, la générosité de ses offres, elle exprima en termes formels une complète satisfaction.

De propos en propos, les deux cousines vinrent à parler de Jones. Elles déplorèrent avec amertume le fatal amour dont elles convinrent l’une et l’autre que Sophie étoit éprise pour ce jeune homme. Mistress Western l’attribua à la folle conduite de son frère. « J’ai cependant, dit-elle, beaucoup de confiance dans la raison de ma nièce. Elle ne renonceroit pas à son inclination en faveur de Blifil ; mais je ne doute point qu’elle n’en fasse sans peine le sacrifice à un lord charmant qui lui apporte un titre et des biens considérables. Il faut d’ailleurs lui rendre justice. Entre nous, ce Blifil est un malotru, une espèce d’ours mal léché, comme sont, vous le savez, ma chère, tous les gentilshommes campagnards. Il n’a pour recommandation que son argent.

— En ce cas, dit lady Bellaston, je suis moins surprise du goût de ma cousine ; car Jones, vous pouvez m’en croire, est d’une figure très-agréable. Il possède en outre une qualité qui, au dire des hommes, leur sert beaucoup auprès de nous. Qu’allez-vous penser, mistress Western ?… Je vais sûrement vous faire rire, et je puis à peine vous conter la chose, tant j’en ris moi-même… Croiriez-vous que le jeune fat a eu l’audace de me parler d’amour ? Si vous en doutez, en voici la preuve écrite de sa main. » Elle lui remit la lettre contenant la proposition de mariage. Pour peu que le lecteur l’ait oubliée, il la trouvera dans le quinzième livre de cette histoire.

« En vérité, vous me confondez, dit mistress Western. Voilà un merveilleux trait d’impudence. Avec votre permission, je pourrois tirer parti de cette lettre.

— Vous êtes libre d’en faire l’usage qu’il vous conviendra. Cependant je voudrois qu’on ne la montrât qu’à miss Western, et encore si les circonstances l’exigent.

— Fort bien ; et dites-moi, comment traitâtes-vous le téméraire ?

— Pas en mari. Je ne suis point mariée, je vous le jure, ma chère. J’ai goûté une fois, vous le savez, les douceurs du mariage, et je pense que c’est bien assez pour une femme raisonnable. »

Lady Bellaston jugea que cette lettre produiroit sur Sophie un effet défavorable à son amant, et elle se sentit encouragée à s’en dessaisir, tant par l’espoir du prochain éloignement de Jones, que par la certitude qu’elle avoit acquise de l’entier dévouement d’Honora à ses intérêts.

On pourra s’étonner qu’ennemie jurée de Sophie, elle pressât avec tant d’ardeur un mariage si avantageux pour sa cousine ; mais qu’on prenne la peine de consulter le livre de la nature humaine ; on y trouvera écrit, vers la dernière page, et en caractères presque illisibles, que les femmes, malgré le despotisme de la plupart des mères et des tantes, lorsqu’il s’agit de mariage, regardent comme un tel malheur d’être contrariées dans leurs penchants amoureux, qu’elles n’imaginent pas un plus puissant motif de ressentiment. On y verra encore, à peu près au même endroit, qu’une femme qui a joui du plaisir d’avoir un homme en sa possession, aimeroit mieux se donner au diable, que de le laisser passer dans les bras d’une autre.

Si l’on n’est pas content de ces raisons, nous ne saurions expliquer autrement la conduite de lady Bellaston, à moins de la supposer gagnée par le lord Fellamar : ce que nous n’avons aucun sujet de penser.

Telle étoit l’affaire dont mistress Western se disposoit à entretenir sa nièce. Elle y prépara son esprit par des réflexions sur la folie de l’amour, et sur la sagesse de ces contrats en bonne forme où une fille se donne pour de l’argent, quand son frère et Blifil l’interrompirent brusquement, comme on l’a vu plus haut. De là le froid accueil qu’elle fit au dernier. L’écuyer, suivant son usage, l’interpréta tout de travers ; mais Blifil, beaucoup plus clairvoyant, en soupçonna la véritable cause.


  1. Enrôlement forcé des matelots, en Angleterre.Trad.