Tombouctou la mystérieuse/IX

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Flammarion (p. 163-214).

IX

DIENNÉ, HIER ET AUJOURD’HUI

Dans la tourmente des trois siècles qui ont suivi la conquête marocaine, Gaô, la capitale des Songhoïs a disparu. Du moins il ne reste plus rien de ce qui, dans leur centre principal, eût pu nous faire toucher du doigt la grandeur et la civilisation de ce peuple : monuments, mœurs, traditions ancestrales. Les Touaregs ont passé par là. Une tour massive en pylône, à la fois ruine de la grande mosquée[1] et tombeau d’Askia le Grand, puis, de quelconques cases de nègres, en petit nombre — voilà tout ce qui reste de Gaô.

Fort heureusement Dienné nous est parvenue pour ainsi dire intacte, à travers les siècles, si bien que nous y pouvons, à loisir, retrouver l’être et l’âme songhoï, peut-être même mieux que nous n’eussions pu le faire à Gaô. Par quel miracle ? Aucun. C’est le fait seulement de la position exceptionnellement privilégiée de la ville elle-même et du Dienneri, le pays qu’elle commande.

Le Dienneri, par excellence, est la surprenante image de la terre d’Égypte. Évidemment les émigrants en furent frappés et leurs meilleurs éléments durent y accourir. Là, plus que partout ailleurs, les qualités et les caractéristiques apportées du pays natal pouvaient atteindre leur complet épanouissement. Tel un arbre transplanté, lorsqu’il retrouve le climat et le sol accoutumés.

Quoi de plus concordant, en effet, qu’une vaste plaine, périodiquement inondée à profusion par les crues combinées du Niger et de son formidable affluent, le Bani, lequel offre des profondeurs de 7 à 8 mètres, sur des largeurs qui en atteignent 150 ! Les deux fleuves marchent, dans le Dienneri, au-devant l’un de l’autre, gonflés d’eaux recueillies sur des centaines de kilomètres. Le pays est coupé de nombreux canaux naturels où marigots qui permettent la diffusion aisée de ces énormes masses liquides à travers les terres, et réunissent un fleuve à l’autre bien avant leur confluent.

CARTE DU DIENNERI.

Le plus important et le plus curieux de ces canaux est celui de Kouakourou qui mène à Dienné. Il présente la bizarrerie d’un cours d’eau coulant alternativement dans un sens et dans l’autre. De juillet à novembre, le courant va du Bani au Niger, les quatre mois suivants il coule du Niger au Bani et pendant les quatre autres mois il n’y a pas de courant du tout ! Cette alternance a frappé les indigènes et ils résument leurs observations en ce propos… naïf : « Notre pays est arrosé par deux grand fleuves qui se marient à Mopti, où ils régularisent leurs relations antérieures. Le Bani est le mâle, le Niger la femelle : d’abord le Bani remplit le Niger. Quelque temps après le Niger, gonflé, lui rend son trop-plein. »

J’ai atténué ces images matrimoniales qui donnaient à mes interlocuteurs l’occasion de longs éclats de rire. Voici d’ailleurs l’explication aussi simple que scientifique de ce phénomène. Le Niger et le Bani coulent, il est vrai, presque parallèlement et se trouvent grossis aux mêmes époques de l’année par les mêmes pluies. Seulement le Niger a son cours obstrué par de grands barrages naturels, et de plus, avant d’atteindre le Dienneri, il alimente les marigots de Dia et de Bourgou. Au contraire, le cours du Bani est libre probablement et n’alimente aucun déversoir. Quoique les eaux du Niger soient plus considérables, les deux fleuves ne peuvent donc pas avoir une crue égale à la même époque de l’année et à la hauteur du Dienneri. Celle du Bani sera plus hâtive, ne rencontrant aucun obstacle, ne subissant aucune déperdition ; il pourra donc par le marigot de Kouakourou se déverser dans le Niger. Lorsque, plus tard, le Niger atteint sa crue maxima, le niveau du Bani aura baissé déjà : dès lors, c’est le Niger qui se déverse dans son affluent.

C’est de septembre à octobre que se produit l’inondation de l’immense plaine. Après ce que nous venons de dire des différences de niveau du Bani et du Niger, elle se conçoit aisément. À ce moment le Bani a ses eaux les plus hautes. Le Niger, lui, n en est pas là encore ; néanmoins son cours est fortement augmenté et empêche à Mopti l’écoulement rapide du Bani. Le niveau de celui-ci, grâce à cette sorte de barrage aquatique, va donc montant. L’étiage du marigot de Kouakourou et des divers autres canaux monte également. Bientôt les flots continuant à arriver nombreux et à s’écouler, lentement, ces déversoirs deviennent insuffisants. Et les terres, que ne protège aucune digue, se trouvent envahies.

Le Dienneri offre alors le même spectacle et impose le même genre de vie que la vallée du Nil, en temps d’inondation : les villages des agriculteurs émergent de la nappe d’eau lointaine comme les villages de fellahs. Comme eux, bâtis en pisé blanc gris sur des monticules plus ou moins artificiels, ils alternent à l’horizon avec les sommets chevelus des palmiers. En même temps que la terre, ont disparu les chemins, et aussi le cours et les berges des canaux et marigots. Pas de chaussées pour les communications. On circule de village à village en pirogue. La vaste plaine est devenue une vaste mer semée d’îlots grisâtres et de touffes vertes.

Les eaux se retirent en novembre. Le riz, la grande céréale de la région, été planté aux premières pluies précédant l’inondation. On le récolte quand les eaux s’en sont allées. Aussitôt, dans le sol encore humide et facilement travaillable on prépare une seconde moisson, de mil ou de maĩs cette fois. Telle est l’admirable fécondité du sol que, coup sur coup, sans repos, on peut lui demander deux récoltes.

« Le Dienneri a été comblé des biens de la fortune, dit la vieille chronique. Les marchés s’y tiennent tous les jours de la semaine et la population est très nombreuse. On compte sept mille villages. Ils sont si rapprochés les uns des autres qu’ayant à transmettre un ordre jusqu’au lac Débo, par exemple, le chef de Dienné n’expédie pas un messager, mais fait crier l’ordre à la porte de la ville : de village en village les hommes se répètent le message qui parvient sur l’heure. »

En cette terre d’or, plusieurs canaux naturels se rencontrent, et au lieu de leur rendez-vous, détachent de la plaine une véritable île.

C’est sur cette île que s’élève Dienné.

Fut-ce le hasard, fut-ce là recherche et l’intention qui incitèrent les premiers Songhoïs à établir sur ce point la ville frontière de leur empire ? N’importe, il faut convenir qu’à tous égards, l’inspiration ou le choix fut merveilleux.

Avant tout, la position était inexpugnable. Venail-on l’attaquer aux eaux basses, quand sa ceinture aquatique était guéable en certains points, des berges de 5 à 10 mètres couronnées de murailles de 3 à 5. mètres présentaient un escarpement infranchissable. Aux hautes eaux, il fallait à l’ennemi un outillage de guerre spécial, inaccoutumé, inconnu — pour

PLAN DE L’ÎLE-VILLE DE DIENNÉ.


le moins tout l’appareil de nos pontonniers. Et l’eût-il eu, qu’il se trouvait encore en face de hautes murailles dans lesquelles le canon seul peut faire des brèches. Prendre la ville par la famine ? par un siège ? Avec l’abondance des doubles récoltes du Diennieri, la famine avait à attendre deux années au moins. Pour un siège, une armée formidable était nécessaire afin d’établir le blocus et sur terre et sur eau. Or nous avons vu que le pays ne comportait pas de grandes routes terrestres, véhicules des armées. Autant que par ses murailles Dienné se trouvait défendue par ses canaux, ses marigots et l’inondation.

Aussi les Diennéens ne manquent-ils pas de vous dire que, seule parmi toutes les cités du Soudan, leur ville ne fut jamais prise, ni détruite, ni saccagée. Et le Tarik vient confirmer cette assertion. Alors que Gaô et le reste de l’empire songhoï étaient devenus tributaires et vassaux du puissant royaume de Mali, Bienné et le Dienneri restèrent indépendants. « Il y eut beaucoup de batailles. On en compte presque cent. Toujours les Diennéens furent victorieux. Les Malinkés, après leur dernière défaite, dirent qu’ils allaient revenir. Mais, en cette année où J’écris (1654), la centième bataille n’est pas encore livrée : les Malinkés ne sont pas encore revenus ! »

Fière de sa richesse, consciente de sa force, est-ce à l’époque de la grandeur du Mali que Dienné s’émancipa et rompit les liens qui l’attachaient au Songhoï décadent ? C’est probable, d’autant que, vers ce même temps (seizième siècle), l’armée du Mossi, allant prendre Tombouctou, la sépara matériellement et effectivement du reste de l’empire. Aussi, lorsque Sunni Ali restaura la puissance songhoï, dut-il employer la force pour rallier les Diennéens. Le grand conquérant eut à faire contre eux sa plus rude campagne. Il entreprit le siège de la ville et y consacra sept ans, sept mois et sept jours suivant les uns, quatre ans « seulement », suivant les autres. Toute son armée fut immobilisée dans le Dienneri, à tel point que les soldats se firent agriculteurs. Du coup Dienné fut menacée de famine. Le chef de la ville fit alors proposer la paix, et Sunni Ali, lassé de son côté, s’empressa de l’accorder aux plus honorables conditions : le jour de la reddition, loin de l’humilier, il fit asseoir à ses côtés ce frère ennemi, épousa sa mère en lui rendant de grands honneurs, et — point capital pour nous — respecta la ville.

Rentré dans le giron songhoï, Dienné en partagea désormais le sort avec résignation. Lors de la conquête marocaine, elle composa avec le vainqueur, comme plus tard avec les Foulbés, comme il y a cinquante ans avec les Toucouleurs. Elle eût de même ouvert spontanément ses portes au colonel Archinard, si Alpha Moussa, le commandant de la garnison toucouleur, l’eût laissée faire.

À ce même point de vue archéologique, Dienné tira encore un autre avantage de sa position insulaire. Bâtie sur un espace forcément limité, la ville ne se prêtait guère à l’établissement d’éléments étrangers assez nombreux pour altérer sa physionomie ou ses mœurs. En toute autre situation, des faubourgs auraient surgi, se seraient bientôt fondus avec la cité, et en auraient à la longue modifié l’aspect premier. Ce fut sans doute le cas de Gaô. Au contraire, Dienné, dans son île, resta elle-même comme en une tour d’ivoire.

Les fondateurs de la ville avaient trouvé pour leurs constructions une matière remarquable. En vérité, ce n’était ni le grès, ni le granit, ni l’albâtre des monuments d’Egypte. On ne trouve de la pierre qu’assez loin de Dienné. Mais y a-t-il lieu de s’en plaindre ? On sait que les temples et les palais des Pharaons s’élevaient à coups de fouet. Les pères des Songhoïs avaient dû y travailler. Le vulgaire qui les élevait se contentait, lui, de très modestes demeures en terre. Or, c’est évidemment à la dernière caste qu’appartenaient les émigrants. S’il leur eût fallu extraire et tailler des blocs de granit pour leur propre compte, ils y auraient renoncé et adopté les huttes primitives des aborigènes au milieu desquels ils s’implantaient. Et nous aurions été frustrés de voir vivre aujourd’hui encore une cité au décor pharaonien.

La matière qui s’offrait à eux à profusion, sur l’île comme aux abords, était des plus humbles — de la glaise. Mais, dans son humilité, combien elle paraît précieuse à celui qui parcourt ces pays ! En effet, elle vient remplacer cette terre sans consistance que les nègres, pour pouvoir bâtir, solidifient en y mélangeant tout ce qui leur tombe sous la main : gravier, fumier, immondices. Ce n’est plus l’ignoble banco (pisé) qui rend Ségou si insalubre lorsque les déluges de l’hivernage viennent inonder les infectes éponges qui sont ses maisons. C’est une belle terre grasse, solide, résistante, saine.

LA FABRICATION DES BRIQUES.

Selon la coutume d’Égypte que l’on continue à Dienné, ils purent la débiter en briques régulières, plates, allongées, aux extrémités arrondies. Ailleurs qu’en pays songhoï, le nègre ne procède pas ainsi. Il se contente de façonner son pisé en boules irrégulières, au moment même de l’emploi. Les briques sont cuites et recuites par le grand soleil du Soudan, mais par lui uniquement. Reliées plus tard par un mortier, édifiées en murailles que revêt un crépi spécial, elles forment alors des masses compactes, sans solution de continuité. Les demeures ainsi construites semblent avoir été taillées dans un énorme bloc de pierre, défient à merveille les pluies diluviennes et les venteuses tornades, et, avec quelque entretien, qui consiste uniquement en recrépissages, elles durent des siècles.

La glaise façconnée en briques se prêtait donc admirablement à retracer le souvenir des habitations du pays natal. Les lignes massives et simples de l’architecture égyptienne s’en accommodent on ne peut mieux. Dans la glaise on peut tailler grand, ainsi qu’en ces montagnes de la vallée du Nil où les Pharaons faisaient découper à même le roc leurs temples, les hypogées et les monolithes. Elle a en outre l’avantage de se laisser travailler plus facilement et plus vite que la pierre la plus tendre. Grâce à elle, les habitations purent être construites dans le style nilolique dès la fondation de la ville, dès l’arrivée des émigrants en cette île, alors que l’image et les traditions des demeures de là-bas étaient vivaces encore.

Les maisons de Dienné, avant toute autre, offrent l’essentielle caractéristique de l’art égyptien : la recherche de là forme pyramidale à laquelle les architectes antiques attachaient l’idée de solidité. Dans leurs silhouettes d’ensemble comme dans le détail, aux portes notamment, elle s’impose à l’œil. Partout dans les vieilles constructions les murs se présentent avec une légère inclinaison vers l’intérieur. Pas de fenêtres ou très exiguës. La lumière et l’air pénètrent plutôt par des ouvertures pratiquées dans le plafond ou la toiture. Alors que chez tous les peuples nègres voisins nous trouvons les habitations couvertes de toits bombés que commandent les terribles pluies hivernales, ici les toitures sont plates comme dans la vallée inférieure du Nil où il ne pleut pas ou rarement. Les Égyptiens ne surent guère construire de voûte. Les Diennéens l’ignorent. Le sommet des demeures est orné de créneaux triangulaires, comme l’on en voyait au faîte des palais de Ramsès-Meïamoun.

Une autre caractéristique de l’architecture égyptienne est le pylône. Le voici également, placé aux abords des demeures, aussi. À Dienné on en a fait un motif d’ornementation des façades. Celles-ci se montrent décorées par de grands contreforts de forme pylônique. On est tout d’abord tenté de croire que ces contreforts sont destinés à consolider l’édifice. Mais il suffit d’interroger les architectes locaux pour se convaincre que leur adjonction est toute décorative. Au reste, les maisons des gens riches présentent seules ces appliques. Les autres n’en sont pas moins solides. Sur certaines façades, deux de


ces pylônes sont reliés à leur sommet par une plinthe saillante et rappelant le propylée. Enfin dans l’ensemble, les constructions présentent une harmonie de proportions, une symétrie dans la distribution des motifs ornementaux, qui tiennent incontestablement de l’art, et leur ampleur, leur massivité, leur solidité, leur pesanteur, en un mot l’allure générale, sans tenir compte des détails, proclame l’art égyptien.

Si maintenant nous nous reportons aux travaux des érudits et aux bas-reliefs antiques qui nous ont retracé l’image des anciennes habitations égyptiennes, nous constatons que celles-ci concordent en tous points avec les habitations de Dienné. « Les maisons particulières étaient simples et non construites en pierre et en granit comme les temples et les palais. On les élevait en briques crues. Les murs étaient recouverts d’un enduit en dedans et en dehors. Elles renfermaient une suite de pièces non pas disposées uniformément mais divisées selon le goût du propriétaire, et se composaient d’un rez-de-chaussée et d’un étage surmonté d’une terrasse. Les maisons plus riches et plus étendues étaient précédées de pylônes et d’obélisques. Le sommet et les angles des murs d’argile étaient terminés par une sorte de bâti composé de roseaux assemblés et maintenus ensemble au moyen de ligatures transversales. La toiture était plate. On l’obtenait en plaçant soit en longueur, soit en travers de la maison, des pièces de bois formant plancher, et sur ce plancher on disposait du petit bois, branches ou joncs, que l’on recouvrait d’une mince couche de terre réduite en boue. Cette couverture formait une légère saillie sur les murs de face et de côté. »

On retrouve dans les bâtisses de Dienné ces mêmes procédés de construction, ces mêmes détails et d’autres encore, véritablement stupéfiants en plein pays nègre. Une canalisation de tuyaux en terre cuite rouge est établie dans chaque maison et évacue au dehors les eaux ménagères. Des latrines sont installées sur les terrasses, avec des conduites et des fosses parfaitement aménagées.

La transmission à travers les âges de cette méthode de construction et de ces perfectionnements se conçoit non seulement parce que la ville n’a jamais été détruite, mais encore par la longue durée des habitations. On m’en à montré qui étaient debout depuis trois et quatre cents ans. Elles justifiaient cette prétention par le sol de leur rez-de-chaussée en contre-bas d’un mètre avec le niveau de la rue. Devant la maison, les siècles ont fait monter la chaussée : ainsi la Jérusalem d’aujourd’hui est bâtie à 4 ou 5 mètres de son niveau primitif. Les générations successives eurent donc toujours sous les yeux quelques modèles des temps anciens et, de cette façon, les types divers des maisons sont parvenus jusqu’à nous. De grands auvents, dont certaines sont pourvues, constituent la principale différence entre elles. Cette disposition de la porte fut provoquée par les pluies torrentielles qui menaçaient d’envahir le rez-de-chaussée. Elle est conçue dans le style massif et ne jure point avec la façade : ces auvents imitent à s’y méprendre les vastes manteaux de nos anciennes cheminées.

Une ou deux cours sont ménagées à l’intérieur des habilitations. Les rares ouvertures de ventilation ou de lumière sont garnies de dalles rouges en terre cuite, ajourées de dessins ornementaux et encastrées dans la muraille. Les Marocains, qui s’installèrent après la conquête à Dienné, inaugurèrent l’usage des fenêtres en bois, à volets et de style arabe. C’est la seule greffe d’art mauresque qu’ils réussirent à introduire. Encore ces fenêtres ne se fabriquèrent-elles jamais à Dienné ; elles arrivaient tout ouvragées de Tombouctou.

Il est certain, néanmoins, qu’à l’arrivée des Marocains l’originalité égyptienne de la ville courut un danger sérieux. Les nouveaux venus, imprégnés d’art arabe, tentèrent assurément d’autres innovations. Grâce toujours à sa précieuse glaise, Dienné en fut préservée. La matière ne convenait pas aux colonnettes, aux colonnades ou aux arceaux mauresques, ni aux arabesques, à toutes ces gracilités dont sont parées Fez et Marrakech, comme le Caire et Alger. Quelques tentatives d’adaptation durent être faites. Mais les premières pluies de l’hivernage les émiettèrent, les firent fondre, s’écrouler et disparaître. Et ainsi la ville put rester fidèle à ses anciennes traditions, de manière à nous apporter, à travers douze siècles, des preuves indéniables de son origine.

Si les maisons de style sont nombreuses, le type de l’édifice monumental nous manque. Il a existé cependant. L’habitation du chef ou gouverneur de Dienné était de dimensions beaucoup plus considérables que les habituelles demeures. Son rang le lui imposait, et aussi l’obligation de pourvoir au logement et à la vie d’un entourage nombreux, selon la coutume.

Son habitation, qui avait le nom de Madou, nous eût donc donné le type du palais songhoï. Malheureusement, au xie siècle survient dans l’histoire de Dienné un événement qui fait disparaître ce monument.

« La ville resta païenne, rapportent le Tarik et les dires populaires, jusqu’au deuxième tiers du ve siècle de l’Hégire (1050). À cette époque, elle se rangea à l’Islam, suivant en cela l’exemple de son chef, Koumbourou. Lorsque celui-ci eut résolu de se convertir, il convoqua tous les ulémas du Pays. Plus de quatre mille accoururent. En leur présence il se fit raser la tête et se reconnut musulman. Il demanda alors aux ulémas d’adresser à Dieu trois invocations en faveur de la ville : que tous ceux qui arriveront à Dienné, ayant quitté leur pays par suite de la gêne et de la difficulté de vivre, reçoivent de Dieu une vie si abondante et si facile qu’ils en oublient, leur terre natale ; que Dienné devienne un grand centre de commerce, et que, par suite, ses habitants soient comblés de richesses. Ainsi firent les ulémas, et ils accompagnèrent ces vœux de prières nombreuses. Dieu les exauça : la prospérité de la ville est une preuve de l’intervention divine.

« Étant devenu musulman, Koumbourou fit démolir son palais et élever, sur l’emplacement même, une mosquée. Il en vit l’achèvement, mais c’est son successeur qui l’entoura de murs. »

Le zèle de ce néophyte nous a donc privés de l’aspect d’un ancien palais songhoï. Le fait est d’autant plus regrettable que les diverses chroniques soudanaises ne nous donnent aucune description compensatrice. Toutefois le temple qu’il éleva au dieu nouveau, atténue ces regrets, offrant à l’étude un puissant intérêt. La grande mosquée de Dienné fut longtemps fameuse dans la vallée du Niger. Elle y était même réputée plus belle que la kasbah de La Mecque !

C’était un énorme bloc, strictement carré, dont les côtés mesuraient 56 mètres de longueur et une hauteur de 11 mètres. Sur chaque façade, en même temps que les habituelles appliques pylôniques, étaient répartis symétriquement trois groupes de contreforts, comprenant chacun trois fortes arêtes d’une saillie de 3 mètres à la base, qui montaient en s’effilant. Les murailles étaient couronnées de créneaux triangulaires, auxquels s’entremêlaient les terminaisons des arêtes, semblables de forme, mais plus hautes.

Chaque façade s’orientait sur l’un des points cardinaux. Elles n’étaient pas tout à fait semblables entre elles.

Les façades nord et sud montraient pareillement deux rangées de fenêtres et de portes.

À l’est, la facade sacrée qui regardait la Mecque se présentait en muraille aveugle, sans portes ni fenêtres, et se contentait d’appliques pylôniques et de trois groupes de contreforts. De même la façade ouest était pleine, sauf une porte.

Les deux rangées de fenêtres induisent à croire que l’intérieur de l’édifice comportait deux étages. Il n’en était rien. Les fenêtres éclairaient une galerie fermée (2 m. 50 de large sur 10 mètres de haut) qui courait autour du carré. Puis, pararallèlement à la façade sacrée de l’est, s’alignait une série de neuf travées.

Ces travées étaient couvertes et formaient le véritable corps de l’édifice, le sanctuaire.

L’intérieur en était doucement enténébré, éclairé seulement par quelques ouvertures dans le plafond élevé, par les reflets parcimonieux venant de deux passages et de quelques fenêtres ouvertes sur la grande galerie, et enfin par deux portes qui menaient à la cour de la mosquée. Celle-ci occupait l’espace resté libre en avant de la neuvième travée.

PLAN DE L’ANCIENNE MOSQUÉE.

Au centre du monument, entre la septième et la neuvième travée, s’élevait une tour quadrangulaire dont les côtés mesuraient 8 mètres à leur base. Un escalier y était pratiqué. Elle débouchait au-dessus de la toiture en terrasse par un édicule, du haut duquel le marabout appelait les fidèles aux cinq prières quotidiennes. La terrasse avait encore un autre édicule semblable, et semblablement destiné, mais placé, lui, au milieu et au bord de la façade est.

Un mur bas courait autour de l’édifice, à 5 mètres. Mais devant la façade de la Mecque, pleine de respect, cette clôture s’éloignait à 20 mètres de manière à former une esplanade spacieuse. Là, en terre sainte, reposaient dans leur dernier sommeil terrestre les marabouts vénérés, les savants et les personnages importants : c’était le panthéon de Dienné. Ce cimetière de choix s’harmonisait avec les hautes murailles qui regardaient la Kasbah, où les rostres des contreforts alternaient seulement avec les nervures pylôniques sans qu’une porte ou des fenêtres vinssent rompre l’uniforme grandeur, sans une note de vie : cette façade devait assez nettement donner l’impression d’un mausolée.

La mosquée s’élevait dans la partie sud de la ville où le sol s’exhausse quelque peu : à ses pieds, une vaste excavation d’où provenaient les matériaux de construction, et qui est aujourd’hui un vert marécage, se creusait et la détachait davantage encore : elle planait au-dessus des fortifications et des maisons de la ville comme un castel. Sur le fond voisin des palmiers élancés, avec la forêt de dentelures du faîte piquant joliment le ciel intense du Soudan et atténuant un peu la solennité et la lourdeur de sa masse, le monument devait avoir très bel air.

Est-il besoin de faire ressortir une fois de plus l’atavisme égyptien qu’il révélait non seulement par ses dimensions et sa massivité, mais dans l’ordre de sa construction et la symétrie de sa décoration ? Il y a mieux à dire : ce fut un tour de force, une merveille, un chef-d’œuvre, si l’on réfléchit que pour tous matériaux ses architectes employèrent de la glaise et du bois uniquement, et que leur œuvre dura huit siècles !

Elle leur survivait il y a soixante-six ans, et aurait duré des siècles encore lorsque, vers 1830, Cheikou-Ahmadou, le grand conquérant foulbé, donna l’ordre de la détruire.

Longtemps cet ordre me parut inexplicable. Comment un prince réputé fanatique avait-il osé faire abattre une mosquée ?
LA VIEILLE MOSQUÉE, RECONSTITUÉE.
Parce qu’il y avait trop de mosquées à Dienné, racontaient les uns. Parce qu’elle avait la prétention d’être plus belle que celle de la Mecque, disaient plus vraisemblablement les autres.

La vérité n’était ni ici, ni là. Un curieux amour-propre de clocher s’efforçait de la dissimuler. Une jalousie de clocher — et de prêtre — me la révéla.

Je tenais un jour séance de document humain. Parmi mes interlocuteurs se trouvaient trois marabouts. Deux étaient originaires de Dienné, et le troisième de Ségou. En cette pieuse société je ne manquai pas de mettre sur le tapis les causes de la destruction de la mosquée. En vain. Les deux Diennéens répétaient les mauvaises raisons que je savais. L’étranger, lui, se taisait en regardant obstinément ses sandales.

Je n’avais guère prêté attention à cette attitude, quand le lendemain je le vis revenir, de grand matin, en mystère. Ayant rapidement exploré de l’œil les abords de ma demeure, il entra, ferma la porte et, reprenant sa place de la veille, me dit : « Tu nous as demandé pourquoi Cheikou-Ahmadou avait détruit la vieille mosquée. Je le sais. Mais c’est unc histoire désagréable pour Dienné. Naturellement les marabouts d’ici n’aiment pas à la répandre. C’est pourquoi, hier, en présence de mes frères de Dienné, je n’ai pas dit ce que je savais. Je vais te le conter maintenant. Ensuite tu leur répéteras l’histoire, et tu leur demanderas : « Est-ce vral ? »

Ainsi fut fait, et les deux marabouts me confirmèrent effectivement son récit, prétendant avoir pris des informations dans l’intervalle.

Une partie de la jeuucsse de Cheikou-Ahmadou s’était écoulée à Dienné où son père l’avait envoyé s’instruire auprès des marabouts nombreux et savants. La famille n’était ni riche ni puissante à ce moment. Le jeune homme connut l’existence de l’étudiant pauvre. Les aumônes des grands commerçants constituaient ses seuls revenus. La ville était prospère. Le Soudan vivait ses dernières années de tranquillité relative. On s’amusait beaucoup à Dienné. Les étrangers y menaient joyeuse vie, grâce à des mœurs assez relâchées et aux, pratiques religieuses peu sévères.

Le jeune Ahmadou, austère par nécessité, et de croyances rigides ainsi que la généralité des Foulbés — Ahmadou qui devait plus tard prendre le titre d’Émir des croyants — conçut une vive horreur de cette corruption. Celle-ci avait son quartier spécial, et ce quartier n’était autre que les alentours de la vieille mosquée.

Devant l’étang, précisément vis-à-vis ce mur de l’est qui doit évoquer chez tout croyant l’image de la Kasbah, s’étendait le principal foyer de débauche. On venait danser là au son du tam-tam et du balafon ! Tout le répertoire des danses lascives du Soudan y passait, grâce à l’élément étranger, toujours nombreux. Dans les huttes de paille voisines, on vendait même une boisson enivrante : le dolo, sorte de bière, naturellement interdite aux musulmans, et qui n’est en usage que chez les peuplades infidèles. La soirée ainsi commencée se terminait parfois dans des maisons… aux porte faciles situées, elles, tout contre le mur ouest de la mosquée. Plus souvent encore, danseurs et danseuses venaient s’égarer dans les galeries de la mosquée même… Et Cheikou, qui déjà était plein de projets ambitieux, se jura de mettre fin à ces scandales le jour où Dieu lui en donnerait les moyens.

Vingt-cinq ans plus tard, lorsqu’il eut détruit la puissance des Roumas et pris Tombouctou et Dienné, il se tint parole. D’abord il interdit l’entrée de la ville à tous les étrangers idolâtres, les considérant comme la cause première de la corruption. Dienné fut punie en ne devenant point sa capitale. Il fonda, tout proche, une ville nouvelle sur la rive droite du
LES RUINES DE LA VIEILLE MOSQUÉE.
Bani, et l’appela El-Lamdou-Lillahi (À la louange de Dieu !), maintenant Hamdallaï. Enfin, pour sanctifier le lieu où naguère l’on dansait et buvait du dolo, il y fit élever une mosquée aujourd’hui existante, que le rigoriste voulut simple, nue, banale. Lorsqu’elle fut achevée, il lui donna comme grand iman son fils Ahmadou-Cheikou qui devait lui succéder au pouvoir, puis il ordonna la destruction de la vieille mosquée (1830).

Il en reste un monticule de ruines, encadré et maintenu par le mur de clôture. L’intérieur de l’édifice a totalement disparu : les travées, les plafonds, les galeries, les deux tours, sont totalement effondrés. En revanche, les gros murs des façades ont mieux résisté aux démolisseurs. Ils ne sont que partiellement entamés, surtout au nord et au sud. Grâce à eux, ainsi qu’aux souvenirs des vieillards, mon travail de reconstitution fut relativement aisé. On distingue assez nettement les deux rangées de fenêtres, la bordure de la terrasse formée par les dentelures du faîte, et l’emplacement des grands contreforts. Guidé de la sorte, l’on finit par retrouver les fondements des murs de travée et des tours-minarets et l’étendue de la cour.

Il est en outre possible de vérifier la haute antiquité du monument, et c’est là la seule consolation de sa destruction. La méthode, très simple, est celle des bûcherons lorsqu’ils disent l’âge d’un arbre d’après les cercles concentriques de son tronc. Sur les gros murs de façade qui ont normalement une épaisseur d’un peu plus d’un mètre, j’ai relevé des couches de recrépissages successifs qui ne mesurent pas moins de 90 centimètres d’épaisseur ! Or, d’après les vieilles maisons, les maçons comptent 12 centimètres par siècle, ce qui nous ramène à la fin du xie siècle, et cette date concorde avec celle que le Tarik nous donne plus haut. Enfin, je veux faire remarquer aussi, en faveur de la durée des constructions de Dienné, l’étonnante résistance des murs épargnés. Bien que n’étant plus entretenus, mais éventrés, depuis soixante-cinq ans exposés aux déluges destructeurs des tornades, ces pans de glaise sont restés debout tels que les laissèrent les démolisseurs.

Seules les tombes vénérées de l’esplanade ont été respectées par ceux-ci, et cette circonstance semble avoir décidé du parti à tirer de ces ruines. Elles forment aujourd’hui un cimelière ou plutôt un charnier dans lequel J’ai passé de

VUE INTÉRIEURE :


nombreuses heures en recherches. La première fois que je m’y aventurai, je ne pensais guère me trouver au milieu de tombes et de cadavres. De ci, de là, on aperçoit, pointant du sol irrégulièrement, des tuyaux en terre cuite rouge, les mêmes qui en ville servent de gouttières ou canalisent les eaux ménagères. Ici, plantés verticalement, ils semblent être les cheminées de demeures troglodytes. Mais si vous plongez l’œil dans une de ces présumées cheminées, vous la trouvez pleine de terre. Ce sont des habitations souterraines cependant, mais pour les morts, et les tuyaux marquent des tombes.

En certaines places des éboulements se sont produits, et l’on distingue des squelettes amoncelés et séparés seulement

ET DE LA NOUVELLE MOSQUÉE.


par une mince couche de terre. Les morts dorment si près les uns des autres qu’il y aura bientôt plus de poussière humaine que de terre, sur ce monticule. Les vivants, on revanche, y sont rares. Je n’ai Jamais aperçu que des gens venant creuser la fosse d’un proche. N’empêche qu’il règne une vie des plus intenses et très mouvementée, vie que produisent les morts au-dessous des tubes rouges.

Des aigles et des corbeaux sans cesse planent, puis s’abatlent sur ces ruines, car ils y trouvent des régals faciles, grâce aux chiens et aux rats qui éventrent les tombes, Des légions de lézards rouges et jaunes se trémoussent pleins d’aise dans ces mondes de vers et d’insectes, Des chèvres et leurs chevreaux viennent jeter de jolies taches blanches et rousses sur les tons sombres des murs déchiquetés, Elles aussi cherchent leur vie dans cette mort entassée. L’herbe doit être savoureuse, et

LE CIMETIÈRE AU MILLIER DES RUINES.


puis elles peuvent se livrer à de si jolies escalades au milieu de ces écroulements. Mais les rois de ces lieux sont d’énormes. iguanes, verts et grands comme des crocodiles. À eux les meilleurs morceaux du charnier. Sous terre ils se sont tracé de longs couloirs qui les conduisent de fosse en fosse. Ils s’offrent là des festins variés : les cadavres d’abord, les vers qu’ils happent avec leur double langue, et encore les concurrents : rats, lézards, scorpions et autres.

Les reliefs de tous ces hôtes jonchent le sol. Des tibias, des omoplates par-ci, des fémurs par-là et parfois des lambeaux d’intestins. Pas de cranes : les animaux trouveraient-ils inférieure la partie de lui-même que l’homme estime la plus précieuse ? Dans l’embrasure d’une fenêtre j’ai trouvé des débris de colonne vertébrale. Et tout cela n’est pas triste, ni macabre le moins du monde. Du pied, de ces ruines, de la ville, du marché, de la foule, montent de grands bruits de vie, et le soleil répand des flots, d’intense lumière et de gaieté sur cette mort combinée, sur ce monticule qui voit finir, s’émietter, s’écrouler, et les œuvres de Dieu, et l’œuvre des hommes.

« Dienné est une des plus grandes places de commerce de l’Islam. C’est le lieu de rencontre du sel de Thegazza et de l’or de Boundou. Aussi ses habitants ont-ils acquis de grandes richesses. Le bonheur y est dans le sol. À cause de cette ville bénie, les hommes viennent de tous côtés à Tombouctou… » Ainsi parle une vieille chronique soudanaise du xvie siècle. Comment a pu naître un tel centre commercial ? Pourquoi est-il né à Dienné et non ailleurs ? C’est ce qu’il est facile de concevoir, maintenant que nous connaissons et la richesse et la configuration de cette partie du Soudan.

L’admirable fertilité du sol offrait à profusion les éléments d’échange. D’autre part, son système hydrographique d’un développement unique, qui dote l’agriculture d’une si exceptionnelle irrigation, offre également au commerce des routes à souhait, — des chemins qui marchent. Cependant, ces deux facteurs merveilleux étaient non seulement à la disposition de Dienné, mais aussi de tous les peuples et de toutes les villes situés en amont : et en aval d’elle. Qui plus est, Dienné avait sur ses rivales un désavantage. Si, pour la sécurité, sa situation sur une île au milieu des terres était excellente, au point de vue des communications elle constituait une incommodité. Ségou et Sansanding en amont, Mopti, Korienzé, Sa, Sareféré en aval, avaient l’avantage d’être situés sur le Niger même. Dienné néanmoins s’éleva au premier rang. Elle marcha non seulement devant Tombouctou, mais fut parmi les plus grandes places de commerce de l’Islam. Et pourquoi ?

Parce que seule de toutes les villes du Niger occidental, Dienné était une ville songhoï. Parce que ses habitants portaient en eux les germes de la grande civilisation égyptienne. Parce qu’au milieu des ténèbres de barbarie qui couvraient toute la vallée, Dienné fut le point lumineux où apparut l’homme affiné. Parce que cet affinement mettait à la disposition de Dienné des conceptions et des instruments d’exécution ignoré de ses rivales.

Au troc des primitifs, ses voisins, qui se fait de village à village, de marché à marché, elle substitue le grand commerce. Ses habitants conçoivent et créent des « maisons de commerce » au sens européen du mot, pourvues de rouages semblables, d’un personnel analogue. Dans les centres importants, ils ont des représentants fixes, à Tombouctou une succursale. Ils mettent en route des représentants ambulants qui ont tant pour cent sur les affaires par eux conclues et qui ne sont autres que nos commis-voyageurs. Ce personnel se compose de parents, de captifs ou d’hommes libres qui ont besoin de gagner leur vie. Dans le nombre il en est d’indélicats comme chez nous, qui disparaissent avec les marchandises confiées. Ce méfait se caractérise par une expression qui donne lieu à un autre rapprochement. Le patron dit du coupable : « Il a mangé mes cauris » (coquillages-monnaie) qui rappelle savoureusement notre « mangé la grenouille ».

Ainsi organisée, Dienné draine au loin le Soudan, et en particulier le sud de la Boucle du Niger, grâce au Bani, par les marchés de Baramandougou, de San, de Bla. Ses vastes demeures à étage offrent, en leur rez-de-chaussée, de spacieux entrepôts où les marchandises ne sont pas exposées aux pluies et aux multiples parasites, comme chez les autres nègres.

Là viennent s’entasser les céréales : riz ou mil, en grands sacs de sparte ; des jarres pleines de miel ; les blocs de karité entourés de feuilles et d’une ligature de jonc ; les arachides, les piments, du tamarin, du poisson séché, les oignons et les pains d’indigo, les paniers de noix de kola, les farines de nété, de pain de singe et de feuilles de baobab ; des barres d’un fer merveilleux tiré du Karaguana, pays voisin du Mossi, où l’on trouve un minerai d’une grande densité et de surprenants hauts-fourneaux ; des paquets de plumes d’autruche, de l’ivoire, de l’or vierge et le musc des civettes ; des cuirs secs, le plomb des monts de Houmbouri, et, de même provenance, des bracelets en marbre, ornements très répandus dans les pays du Niger ; l’antimoine dont les négresses se maquillent le contour des yeux pour en aviver l’éclat, et que les blondes d’entre elles (car il y a des négresses blondes) emploient comme teinture ; enfin des tissus indigènes, blancs et colorés, communs et fins, en coton et en laine ; bandes étroites et blanches dont se confectionnent les amples robes des hommes ; pagnes de Ségou, pour les femmes, ou encore de grandes et superbes couvertures agrémentées avec art de dessins en jaune, noir, chaudron et bleu. N’oublions pas une dernière marchandise aussi courante que les précédentes et également mise en lieu clos : les esclaves.

Point de spécialisation de trafic. Chacun commerce de tout : étoffe, chair humaine et céréales, métaux communs ou précieux et épicerie. De pareils négociants n’opèrent naturellement pas sur les places de marché. Ils se contentent d’y envoyer des commis avec un petit stock. Leurs véritables opérations se traitent dans la pénombre des grandes demeures aux silhouettes égyptiennes.

Avec l’abondance des produits, l’organisation pour les rassembler, les magasins pour les abriter, restait à résoudre la question des transports. Et Dienné enseigna aux peuples du Niger l’art de la navigation commerciale.

Pas plus que la ville ne ressemble à une cité aborigène, ni ses maisons à des cases, pas plus ses embarcations ne rappellent l’habituelle pirogue. Au lieu du primitif esquif creusé dans un tronc d’arbre, étroit, à la merci de la moindre des grandes brises du Niger, ne pouvant effectuer que des transports dérisoires, et dont les occupants, pour ne pas chavirer, doivent garder l’immobilité d’un Bouddha de tabernacle indou ou déployer l’adresse des équilibristes japonais, le Diennéen s’est créé des embarcations vastes, stables, résistantes, — comparativement, — de véritables navires.

La construction en est curieuse. Leur charpente ou corps n’est pas formée par des planches régulières, ajustées et clouées autour d’une quille. Des plaques irrégulières de kaïcedra, d’ébène ou de karité, percées de trous sur les bords, sont juxtaposées et assemblées comme les pierres d’une mosaïque,

CONSTRUCTION D’UNE GRANDE BARQUE.


puis cousues entré elles au moyen de fortes cordes de chanvre. D’où cette formule fantaisiste : pour faire une pirogue diennéenne, on prend des trous et on les entoure de cordes et de bois. Et, de fait, lorsqu’on voit une de ces embarcations en construction ou en réparation sur le rivage, elle a l’air d’une vaste écumoire. Cependant on les rend suffisamment étanches, au moyen de paille, de glaise et d’étoupe, et ce mode de construction leur donne une élasticité très appréciable dans les échouages assez fréquents sur les bancs de sable du fleuve.

N’étant plus limités au volume d’un tronc d’arbre, les Diennéens ont construit ainsi des bâtiments qui mesurent 18 à 20 mètres de longueur sur 3 de largeur, et jaugent de 20 à 30 tonnes. Ces chiffres résument toute l’innovation de Dienné. Pour, transporter le même tonnage, il faut une caravane de 1.000 porteurs ou de 200 chameaux, ou 300 bœufs-porteurs, ou une flottille de 200 pirogues. En regard du capital, du personnel et des dépenses qu’exigent de semblables convois, que l’on place l’unique bateau et ses dix bateliers, et aussitôt apparaîtra la supériorité de Dienné.

Les grands commerçants ont leurs propres embarcations et en usent exclusivement. Les moindres sont aussi bien partagés, car, ils ont à leur disposition de véritables coches d’eau, des navires semblables, qui transportent les marchandises de tous ainsi que les passagers, à des prix tarifés. En fond de cale on charge les lingots de fer, les blocs de karité, les jarres, bref tout ce qui ne risque pas d’être endommagé par les infiltrations ; au-dessus s’entassent les sacs de céréales et autres marchandises plus délicates. On obtient ainsi une masse compacte qui forme comme le pont du navire : là s’étendent ou s’accroupissent les passagers, qu’une toiture voûtée protège contre le soleil. Au milieu du bâtiment du fond de la cale jusqu’au toit, un espace est laissé libre pour écoper et faire la cuisine. Le coche marche tout le Jour durant et ne s’arrête qu’au soleil couchant pour les repas du soir. Voyage-t-on en temps de lune, on se remet en route dès, qu’elle apparaît. Moyennant 1.500 cauris (2 fr. 50), on peut se rendre ainsi en une vingtaine de jours à Tombouctou ou y expédier, pour 3 francs, une centaine de kilogrammes de marchandises.

Dans la suite, d’autres villes, telles que Sansanding, Korienzé, Sareféré, apprirent de Dienné la construction des orands bateaux. C’est pour cela que de tout temps on leur a donné le nom de « barques de Dienné ». De semblables coches d’eau s’organisèrent sur tout le cours du fleuve. Peu à peu un mouvement commercial des plus actifs se dessina à travers les dédales du Niger. Mais, dès l’origine Dienné en fut là métropole, ayant la première disposé de moyens qui furent longtemps au-dessus des conceptions des nègres environnants.

DIENNÉ : COIN DE QUAI.

Plus tard, elle garda cette suprématie, n’ayant jamais eu à subir un cataclysme décisif, n’ayant Jamais été détruite à travers les siècles.

Aidée de ses navires nombreux, elle répandit ses mœurs plus policées, ses progrès, son architecture, toutes ses prémices de civilisation, à travers la vallée occidentale du Niger, loin jusqu’à Tombouctou, loin jusqu’au pays de Kong. Dans les constructions cette influence est restée pour ainsi dire tangible. Depuis Bammakou j’ai partout retrouvé des adaptations du style de Dienné, sur les façades des demeures royales de Ségou, sur les portes des villes. Enfin toutes les mosquées, quoique de proportions beaucoup plus modestes, sont édifiées sur le modèle de la vieille mosquée de Dienné.

Seul point de contact de ces vastes régions avec le monde songhoï, Dienné parvint à les dominer moralement, bien avant qu’elles eussent été conquises par les rois de sa race. Et cette suprématie s’augmentant de nombreuses richesses, rien d’étonnant qu’elle ait eu à soutenir contre les puissants rois du Mali, maîtres effectifs de la vallée, « près de cent combats ». On a vu qu’elle leur résista victorieusement. Son œuvre civilisatrice fut donc ininterrompue pendant des siècles. Lentement elle a préparé le Soudan occidental au brillant et subit essor que l’histoire nous a montré de 1500 à 1600, au grand siècle des Askia, qui, sans l’influence bienfaisante et féconde de Dienné, resterait inexplicable.

Ce rôle civilisateur est déjà un titre suffisant pour lui assurer une place dans la mémoire des hommes. Elle en a un autre, d’importance égale : elle peut, en toute raison, revendiquer la fondation de Tombouctou.

Dès le début, son attention commerciale dut se porter sur l’inestimable denrée dont le Soudan est dépourvu : le sel.

Les caravanes qui l’apportaient des mines de Thegazza dans le nord-ouest du Sahara, au lieu de se diriger vers l’est, vers le fleuve, se rendaient dans le sud, dans l’intérieur des terres, à Oualata notamment. Là, leur chargement se dispersait en de multiples fractions, et le précieux produit parvenait irrégulièrement, rare et cher, sur les bords du Niger, ayant passé dans ce trajet considérable par maint intermédiaire onéreux, ayant voyagé de longs jours sur les routes à péage du royaume de Mali.

Dienné dut songer par conséquent à s’assurer un marché régulier de sel, où elle pût s’approvisionner en grandes quantités et au plus juste prix en évitant la foule des courtiers. Elle découvrit l’admirable position géographique de Tombouctou. On y était hors de portée des gens de Mali, aux confins de leur empire. Les caravanes pouvaient venir jusque-là directement au sortir des mines, on pouvait donc tenir la marchandise de première main. Enfin, le point était tout proche du Niger ; les grands bateaux, ces précieux auxiliaires de Dienné, rentraient en scène : dès lors la cause du nouveau marché était gagnée.

Quand les négociants diennéens y vinrent pour la première fois, Tombouctou était un lieu de rien, comme on le verra plus loin. Ils s’y installèrent et y apportèrent tout ce que le riche Soudan peut offrir aux gens pauvres, affamés du Désert. Ceux-ci s’empressèrent d’accourir avec leurs chargements de sel et entraînèrent à leur suite les commerçants du Maroc et du Touat. Et ainsi, quoiqu’elle n’en fût pas la créatrice même, Dienné devint la véritable fondatrice de Tombouctou, ayant transformé un hameau quelconque en un lieu de grand commerce, l’ayant conduit de la sorte à une renommée universelle.

Les Soudanais expriment à leur manière l’idée de cette seconde fondation en disant : « Dienné et Tombouctou sont les deux moitiés d’une même ville. » Et, de fait, il y a là-bas, au seuil du désert, un morceau de Dienné. Ses grands négociants y possèdent des demeures, y ont des commis et viennent eux-mêmes diriger leurs opérations pendant plusieurs mois chaque année. Cependant, dans la vie commerciale du Soudan, ces deux moitiés d’un tout ne sont nullement homogènes. Il importe de fixer dès maintenant les rôles très différents qu’elles jouent. Celui de Dienné est actif, prépondérant, et le plus intéressant des deux : elle représente le producteur et le grand commerçant qui, placé au centre d’un pays, en utilise ingénieusement toutes les forces. Le rôle de Tombouctou est passif : elle est un comptoir, une succursale, un dépôt seulement. Ses habitants ne sont que des courtiers, des intermédiaires et des hôteliers pour ceux qui n’y ont pas une demeure propre. Aussi Tombouctou fut-elle toujours inférieure à Dienné comme richesse et comme importance commerciale. Voilà pourquoi la vieille chronique parle de Dienné et non de Tombouctou comme l’une des places les plus considérables de l’Islam ; voilà pourquoi elle ajoute : « C’est à cause de Dienné, la ville bénie, que les hommes viennent de tous côtés à Tombouctou. »

Comment se fait-il que Tombouctou seule ait acquis une notoriété si grande de par le monde, tandis que le nom de Dienné a passé inaperçu ? Les rôles si distincts de l’une et de l’autre expliquent cette injustice. Ceux qui firent la renommée de Tombouctou, les caravanes du nord de l’Afrique, les gens du Maroc, du Touat, de Tripoli, ne connurent jamais du Soudan occidental autre chose que Tombouctou. Jamais ils ne dépassèrent ce point. Qu’auraient-ils eu besoin de prolonger vers le sud leurs voyages ? Tombouctou leur offrait toutes les marchandises qu’ils venaient chercher, et en quantité. Cependant certains, plus avisés, pensant acquérir à meilleur compte, eussent-ils voulu les chercher dans les pays d’origine qu’ils en étaient matériellement empêchés.

La nature a fermé les portes du Soudan aux caravanes du nord en créant immédiatement au-dessous de Tombouctou cette région quadrillée de canaux et de bras, et couverte d’inondations. Le chameau, excellent et unique pour traverser les sables du désert, devient totalement impropre dans un pays semblable. L’humidité ne tarde pas à le faire périr. Le nord de l’Afrique, qui fut à travers les temps le grand informateur de l’Europe pour le centre africain, ignora donc le Soudan proprement dit, et par conséquent Dienné. Il n’en connut, et ne put en faire connaître que Tombouctou, la porte devant laquelle il se trouvait consigné par la nature.

Tombouctou a joué, à l’égard de Dienné, le rôle d’un vaste écran qui masquait la grande ville songhoï aux yeux du monde. C’est ainsi qu’elle s’est trouvée éclipsée dans la mémoire de l’Occident. Cette écrasante prépondérance est loin d’avoir cours au Soudan.

Au sud, la renommée de la grande ville songhoĩ s’étendait au delà du pays de Kong, jusqu’à l’océan Atlantique. Elle envoyait ses commerçants et ses marchandises jusqu’au bord de la mer. Quand les premiers Européens qui trafiquèrent entre le Benin et le cap Palmas demandaient d’où provenaient l’or et les produits qu’on leur offrait en vente, les indigènes, altérant le nom, répondaient toujours : « Cela vient de Djenné.» Aussi les cartes donnèrent-elles à toute cette côte le nom de golfe de Guinée.

Par ricochet, également, Dienné a donné son nom à une monnaie anglaise : la guinée. Elle fut ainsi appelée parce que les premiers exemplaires avaient été frappés avec de l’or provenant du golfe de Guinée.

De toutes les grandes cités nigritiennes Dienné a le moins souffert des longs temps d’anarchie que l’histoire nous a révélés. La décadence n’y est pas visible de prime abord, ainsi qu’à Niamina ou à Sansanding. Néanmoins, ici aussi, la domination toucouleur a cruellement sévi. « Ce n’étaient que vexations et spoliations, me dit le vieux chef de la ville ; El Hadj Omar était un brigand. Ses fils et ses généraux ont continué sa besogne. Aussi peu à peu la ville s’est vidée de ses premiers habitants. Il était temps que les Français arrivent. Le colonel Archinard a très sagement agi. Arrivé devant nos murs, il a respecté la ville marchande et bombardé la citadelle toucouleur qui était là où est maintenant votre fort.

» Je ne te cache pas que, malgré tout ce que nous avions souffert des Toucouleurs, l’arrivée des Français nous a d’abord été désagréable… Au moins les Toucouleurs étaient

LE CHEF DE LA VILLE DE DIENNÉ.


musulmans. Nous avions peur de tomber sous la domination des chrétiens. On nous a toujours raconté tant de fables sur votre compte ! Mais maintenant nous sommes très satisfaits. Vous nous laissez faire nos prières comme les Toucouleurs. Et vous ne nous pillez pas comme les Toucouleurs.
« Vous ne nous forcez pas à des pratiques impies, à manger ou à boire des choses impures ainsi qu’on nous l’avait dit. Quand vous avez prélevé l’impôt vous n’exigez plus rien, vous payez tout ce dont vous avez besoin. Nous pouvons reprendre notre commerce avec plus grand profit même, car les trois péages qu’il fallait payer sur le Niger avant d’atteindre Tombouctou sont supprimés. »

En effet, pendant mon séjour nombre de maisons se repeuplaient. On en bâtissait de nouvelles. Ce me fut précisément l’occasion d’observer le mode de construction des Songhoïs,

MARCHÉ DANS LES RUES.


plus haut rapporté et si différent des procédés que J’avais observés chez les autres nègres.

Non moins différente est la physionomie générale de la ville. Le seuil de ses demeures n’est pas encombré de dormeurs ou d’oisifs, ni les rues de flâneurs, ainsi que l’œil y est accoutumé en pays nègre. De grand matin c’est à travers la cité une jolie activité, un gai mouvement, un ressort inusité. Tout cela trahit, sous la même peau noire, une autre race. Les gens circulent, hâtés, aïffairés, poussant des ânes chargés, portant des fardeaux, en un mot, marchant pour atteindre un but. Je me rends bien compte que cette animation vivace ne laisse pas d’être relative. Dans une rue de Paris ou de Londres je la taxerais peut-être d’indolence.

SUR LE PORT DE COMMERCE.

Mais, au continent noir et sous un soleil endiablé, il convient de ne pas se montrer trop exigeant.

Les abords des demeures de notables ou de grands commerçants sont particulièrement vivants. On y voit, à la lettre, assiéger une porte. C’est, attendant leur tour d’audience, la foule des clients, au sens romain du mot et avec notre signification commerciale. Les uns remplissent la rue de bruyantes

discussions, tandis que les autres, préoccupés ou méditant
BOUTIQUE DES COMMERÇANTS DE PASSAGE.
leur affaire, croquent des noix de kola ou s’épouillent. Devant

les remparts à l’est de la ville où la berge descend en pente plus douce, sur le port de commerce, les captifs chargent et déchargent les grandes barques arrivées ou en partance. De ci, de là, à travers la ville, l’on tombe sur de petits groupements de marchandes. Aux carrefours, l’on trouve des huttes basses en paille qui jurent à côté des grandes maisons, boutiques improvisées de commerçants de passage. Enfin, un peu partout dans les rues, des vendeurs isolés se tiennent

VENDEUSES DANS LES RUES.


devant leur demeure, ou même se contentent de laisser, sur le seuil de leur porte, leur marchandise, avec, en regard, un tas de cauris qui en indique le prix, car souvent ce vendeur est une ménagère qui vaque entre temps aux soins de son intérieur.

Et ainsi à chaque pas, de toutes parts, la vie de Dienné crie : « Commerce ! commerce !» au lieu qu’ailleurs le trafic reste confiné à la place du marché.

Celle-ci, cependant, ne manque pas d’espace. De plus, et encore que l’on n’y traite pas de grandes affaires, mais seulement les besoins et les provisions du Jour, on y trouve des commodités et des progrès tels que la ville songhoï a coutume d’en offrir en chaque circonstance. Ce n’est pas la place quelconque, irrégulière, avec marchands et marchandises répandus au hasard. Le marché occupe au centre de la ville un grand rectangle, quadrillé régulièrement d’allées et de larges tertres, ceux-ci pour le stationnement des vendeurs celles-là pour la circulation des acheteurs. En outre, des rangées de boutiques bordent la place sur trois côtés. La quatrième face n’est point bâtie : elle s’ouvre sur la mosquée.

LE GRAND MARCHÉ DE DIENNÉ.


Il semble que, par la vue du temple, on ait voulu rappeler à tout moment que la bonne foi et l’honnêteté doivent présider aux transactions.

Sur les tertres, entourées de calebasses et de poteries, des femmes offrent les provisions : légumes, lait, poissons desséchés ou frais, beurre animal, karité, épices, savons, fagots, etc. Dans les trois bâtiments en galerie ouverte, où l’espace entre deux piliers forme une boutique, se tiennent les hommes trafiquant, eux, de marchandises plus relevées : avant tout des étoffes indigènes et européennes, du sel, des noix de kola, des sandales, des boîtes d’allumettes, des glaces, des perles, des couteaux, etc. Le changeur est également

LE CHANGEUR.


là, montrant sa face noire entre de petites montagnes blanches de cauris. Pour l’or vierge indigène (en anneaux, comme la monnaie de l’Égypte pharaonienne), pour nos monnaies d’argent depuis la pièce de 5 francs jusqu’à celle de 50 centimes, il donne par centaines et milliers des coquillages et réciproquement. Quant à nos pièces d’or, elles n’ont aucun cours, parce que… elles sont restées inconnues de l’indigène jusqu’à ce Jour.

Mais, entre toutes, caractéristiques et pittoresques sont les boutiques des bouchers. En avant de leurs piliers sont plantés des arbustes morts n’ayant conservé que leurs maîtresses branches. C’est à cet étal original que se présente la viande, accrochée par quartiers, tandis que des moutons vivants attendent à proximité leur tour de gigot ou de côtelette. Tout proche et faisant également partie de l’installation des boucheries se trouvent des fourneaux primitifs qui permettent à l’acheteur de faire aussitôt griller son acquisition. Ils sont à sa disposition gratuitement. Il n’en est pas de même pour

LE BOUCHER.


le combustible. Le consommateur est tenu de s’en approvisionner chez la marchande de fagots voisine. En somme, n’est-ce pas tout à fait le grill-room des Anglais ? Sans l’atmosphère lourde, sans l’obscurité des tavernes de Londres, toutefois. Avec le vaste ciel pour plafond et un écalant soleil pour lumière ; avec le décor clair et fin d’une jolie ville blanche de l’Égypte ancienne, peuplée d’une foule blanche également par ses vêtements aux amples draperies.

Certes l’Islam et la civilisation arabe se sont superposés en ce pays et assez fortement implantés, après neuf siècles, pour que bon nombre des empreintes égyptiennes aient disparu des mœurs et coutumes. Ainsi l’embaumement des corps est tombé en désuétude. La religion mahométane taxe une semblable pratique de profanation. La coutume n’en a pas moins subsisté fort longtemps parmi les Songhoïs. Les vieilles chroniques nous la signalent encore vers l’an 1500, à propos d’Ali le Conquérant. « Le roi étant mort, dit le Tarik, ses enfants lui ouvrirent le ventre, en firent sortir les intestins, et le remplirent de miel pour qu’il ne se corrompit pas. » Les anciens documents ne nous renseignent malheureusement pas aussi bien sur d’autres points importants. Il est vrai que dans les écoles, pour apprendre à écrire aux enfants, à défaut du papier trop cher, on se sert encore de planchettes en bois, bien lisses, comme faisaient les scribes des Pharaons, qui ne pouvaient à volonté user du papyrus dispendieux. Mais rien ne rappelle les écritures hiéroglyphique ou démotique. L’écriture arabe a tout effacé, comme en Égypte même, du reste. Le Koran et les jurisconsultes arabes ont également fait disparaître les coutumes judiciaires primitives.

Cependant, à mesure que l’on se mêle à la vie des Songhoĩ, que l’on pénètre dans leur intimité, des indices caractéristiques de leur descendance se retrouvent aussi dans leurs mœurs et coutumes. Et leurs traditions orales, leurs chroniques, leurs demeures révélatrices ne seraient-elles pas là pour trahir leur origine nilotique, que certains menus faits ne tarderaient pas à mettre l’observateur en éveil. Les Songhoïs apparaissent semblables à un palimpseste dont on déchiffre malaisément le manuscrit premier. Des fragments manquent et manqueront toujours. Mais les omissions sont de celles auxquelles il est facile de suppléer.

Parmi les animaux adorés des Égyptiens, se trouve le crocodile cher aux prêtres de Thèbes et de Crocodilopolis. Sous une forme naturellement atténuée, ce culte se retrouve encore à Dienné. La ville et ses abords sont peuplés d’iguanes verts et énormes, en tout semblables à des crocodiles. Au Sénégal et ailleurs en pays nègre, les indigènes font une chasse acharnée à ce saurien dont ils apprécient fort la chair, fine et délicate, à ce que je me suis laissé dire. Les Diennéens, au contraire, le considèrent comme un animal sacré ; le tuer est pour eux un sacrilège. « Le Koran ne défend pas de manger les iguanes, m’expliquèrent les marabouts auxquels je rapportais la coutume des autres nègres. Nous les vénérons parce que nos pères faisaient ainsi. »

La colombe, l’oiseau-oracle du temple d’Ammon, jouit à Dienné de privilèges analogues. On lui ménage des nids dans les maisons, on pourvoit largement à sa nourriture, et jamais l’idée ne viendrait de la mettre à la broche, comme à Tombouctou ou ailleurs. Ce respect des Diennéens pour les colombes n’a pas manqué d’être connu dans les pays non songhoïs de la vallée du Niger où on leur donne le nom d'oiseaux de Dienné.

Dans l’ordre moral, un dernier rapprochement s’impose. Le fond de leur psychologie est ce caractère facile et cette douceur que, de tous temps, l’on s’est plu à reconnaître chez les races nilotiques. Le chroniqueur du Tarik, c’est-à-dire un homme du Soudan, mais qui n’est pas originaire de pays purement songhoïs, en a été frappé lui-même : « Le caractère de ses habitants est la sympathie, la bienveillance et la générosité », ne manque-t-il pas de noter. De son côté, Léon l’Africain observe : « Les Songhoïs sont des gens fort plaisants. » Quant à moi, J’ai gardé de mes relations assez longues avec les Songhoïs l’impression qu’ils sont profondément imbus de cette bonté et de cet esprit de charité dont sont pleins les vieux papyrus égyptiens. Se souvient-on du joli épisode qui marque la fondation de la vieille mosquée ? Les Imans adressent à Dieu trois invocations. Et avant de le solliciter en faveur de la ville même et de ses habilants,

DIENNÉ : COIN DE MARCHÉ.


ils demandent que « les étrangers qui auront quitté leur pays par suite de la gêne ou de la difficulté de vivre trouvent à Dienné une vie abondante et facile ! » N’est-il pas également d’un altruisme heureux, ce propos d’un marchand de Dienné qui m’expliquait le mécanisme du commis-voyageur : « Aux gens qui n’ont pas de biens, nous confions nos marchandises qu’ils vont vendre à travers le pays. Une partie des bénéfices leur appartient. S’ils en ont la volonté, ils deviennent marchands à leur tour. » Et il concluait : « C’est ici une honte d’être mendiant, car, parmi nous, il est possible à chacun de gagner sa vie. Si pauvre qu’il soit, un homme peut devenir riche, pourvu qu’il travaille. »

Contrairement à l’usage oriental ou arabe, et conformément à la coutume des anciens Égyptiens, chez les Songhoïs ce sont les hommes qui tissent les étoffes et non les femmes. Celles-ci se contentent de filer et de teindre. Le nègre nigritien ne connaît qu’une couleur, le bleu de son indigo. Dans les pays songhoïs, on sait teindre de plus en noir, Jaune et rouge-chaudron, et ces couleurs sont, comme l’indigo, d’origine végétale. Des motifs ornementaux très réguliers sont tissés ainsi et l’un des plus fréquents est cette alternance de carrés clairs et sombres, en damier, que l’on retrouve dans les tentures et dans les voiles des fresques égyptiennes. Parmi les tissus fins, l’un d’eux mérite au moins de retenir encore l’attention. C’est une étoffe de luxe, usitée comme châle ou turban : elle est agrémentée de points semblables à ceux qui forment nos serviettes-éponge.

Chez les artisans on constate les vestiges d’une division en corporations. La maçonnerie est la tâche des hommes, tandis que dans les pays de nègres aborigènes elle échoit aux femmes. Les maçons et les forgerons sont fournis par certaines familles où la profession se transmet de père en fils. Les uns et les autres reconnaissent l’autorité supérieure de l’un d’entre eux, et ces deux chefs de corporation se joignent aux notabilités (chef de la ville, cadis, etc.) pour délibérer des choses publiques.

Tandis que les populations sénégalaises et soudanaises recherchent le bleu dans leurs vêtements, les Songhoïs de préférence vont de blanc vêtus, comme les Nubiens et, de même, ils ont le riz pour base de nourriture, au lieu du mil des nègres. Ils servent leurs mets non dans des calebasses ; mais dans des façons de grandes coupes en terre cuite qui sont en tout semblables à celles qui figurent aux scènes de repas peintes dans les mausolées égyptiens. Les formes de leurs nombreuses poteries rappellent les spécimens antiques de même provenance. J’ajouterai, pour en finir avec leurs raffinements de ménage, qu’au lieu des couchettes

DIENNÉ : LA COIFFEUSE.


nègres en terre battue recouvertes de peaux, ils ont des lits en bois, de véritables meubles, et que celles de leurs pièces qui leur servent de chambres à coucher sont pourvues de vases de nuit. Ce dernier détail pourra sembler oiseux, sinon pis. Mais pour qui est familiarisé avec les pays nègres, cette commodité tout élémentaire qu’elle paraisse au profane, n’est pas moins inattendue que la rencontre d’un hippopotame dans le salon d’une Parisienne.

Voici venu le dernier jour que je passe à Dienné. Depuis le matin c’est un défilé des amis que lentement je me suis faits parmi les habitants. Oh ! très lentement. Nos premières relations n’avaient pas manqué de beaucoup d’hésitations, de défiances même. Ils ne comprenaient pas cet Européen, ni soldat, ni commerçant, le premier qu’ils vissent dans ce cas. Mes questions multiples, perpétuelles, inattendues, et telles que les blancs n’avaient pas l’habitude de leur poser, les déroutaient. Quand l’interprète les leur avait transmises, ils se regardaient en riant, pensant sans doute : Quelles drôles d’idées il a, ce blanc-là ! Qu’est-ce que tout cela peut bien lui faire ? Puis, ayant appris que le marabout le plus savant de la ville me faisait la lecture du Tarik, et que J’appelais souvent d’autres marabouts auprès de moi, noircissant des feuilles de papier à les écouter, je commençai à me classer dans leur esprit. On m’appela : « Marabout toubab », le marabout blanc, et ce sobriquet fut vite populaire. Bientôt pendant mes promenades, ce furent de toutes parts des saluts, à la mode arabe chez les hommes, avec la main droite se portant au front puis au cœur, et chez les femmes le geste gracieusement gauche du salut militaire. Je ne m’y méprenais pas. Il y avait dans ces démonstrations beaucoup de compassion et d’indulgence pour le maniaque, en somme inoffensif, pour « l’homme aux questions ».

Un jour je pus enfin leur parler en connaissance de cause, de leurs ancêtres, de leur grande épopée et de leurs petites anecdotes. « Ihô, ihô ! (Ah ! ah !) me dirent-il triomphalement, nous savons : tu veux écrire un Tarik (histoire) sur les noirs pour les blancs. » Dès lors ils m’apportèrent complaisamment leurs livres, m’ouvrirent toutes grandes les portes de leurs demeures, m’introduisirent même dans les pièces réservées aux femmes.

Ainsi, le monomane est peu à peu devenu quelque chose de plus qu’une connaissance ; l’indulgence s’est changée en affection. Je m’en rends compte en ce dernier jour. Ces visites d’adieu me le révèlent, car je ne les avais pas prévues. Et l’émotion me gagne. Je me découvre aussi pour certains d’entre eux quelque chose de plus que de la sympathie. Ils défilent touchants, m’apportant, qui un petit souvenir, qui des provisions, d’autres un petit billet en arabe qui représente une lettre de recommandation pour Tombouctou, et tous d’affectueux souhaits de voyage entremêlés d’aimables questions. Viendrai-je les revoir ? Causerons-nous encore de Dialliaman, de l’impie Sunni Ali, et de la vieillesse malheureuse d’Askia le Grand ? Alors pour justifier mon sobriquet de marabout toubab, je leur dis : « Oui, nous nous reverrons tous encore, mais pas ici, — dans un pays où il n’y a plus ni nègres ni blancs, — au pays d’Allah, où vous serez tous blancs comme moi ». Et nous rions ensemble une dernière fois.

Vers la fin de l’après-midi ils se sont retirés, le moment approchant de la prière qui doit être dite au coucher du soleil. Je monte sur la terrasse de ma maison. De là-haut, comme penché sur une carte, on domine la ville, l’île, la plaine et les trois canaux qui viennent découper Dienné au milieu des terres. Après avoir serré, pour toujours, les mains amies de ses habitants, je veux étreindre une dernière fois du regard ce pays pour lequel je me suis passionné.

La plaine au loin est piquée de points blancs. Elle semble semée de marguerites, de marguerites en marche, ayant toutes le même but, attirées vers l’enceinte de la ville comme par un aimant. Autour de l’île, sur le bord du rivage, les petites fleurs viennent former de petits bouquets : ce sont les gens qui en cette fin du Jour se hâtent vers leurs demeures et attendent la pirogue du passeur pour rentrer. Des points sombres subissent maintenant la même aimantation : des troupeaux de chevaux qui paissaient sans entraves. Eux, n’attendent point le passeur. Des hennissements s’envolent dans l’air. Leur bande s’élance dans l’anneau d’eau qui les sépare de leur écurie, et le traverse joyeusement en se poursuivant et se mordillant. Comme personne n’est venu les attendre devant les murs, pour se sécher sans doute, ils se précipitent à travers la ville en de vigoureux galops entremêlés de ruades. Les rues se remplissent d’un amusant brouhaha, de cris, de rires et de grands gestes blancs qui sortent des vastes robes pour écarter les folles bêtes. Celles-ci, leurs ébats terminés, se mettent paisiblement à la recherche de leurs maîtres qui, eux, ne cherchent rien.

C’est l’heure où les hommes cessent de projeter en ombre leur silhouette. En bas la vie et le bruit s’éteignent. Un marabout est monté sur la terrasse de la grande mosquée et a crié : « Dieu est le plus grand ! Préparez-vous à la prière ! Préparez-vous au bonheur… » Et voici que les autres terrasses, autour de moi, se peuplent de silhouettes blanches. Sur le fond des palmiers chevelus, sur les vertes coupoles des baobabs, elles se détachent inclinées, prosternées, redressées tour à tour ; indifférentes et tournant le dos aux splendeurs pourprées de la lumière qui meurt, présentant la face au Levant déjà enténébré, mais où luit pour eux l’éternelle lumière, où se trouve La Mecque. Au-dessus de la ville, c’est une religieuse pantomime, une animation silencieuse, coupée tout à coup par une voix d’airain — le clairon du fort qui sonne la soupe…

La plaine est devenue un vaste désert fantastiquement enluminé, surmonté d’une palette où flamboient tous les tons de l’incandescence. Les canaux, à peine visibles tantôt, éclatent maintenant en lacets scintillants et irisés, miroirs des folies du ciel, et sur leurs bords, échelonnées, immobiles, les aigrettes alignées semblent des colliers de perles roses. Puis tout cet enchantement s’effondre dans la brusque obscurité des tropiques.

Adieu, amis qui susurrez des prières inconnues à mes lèvres. Adieu, île étrange, au milieu des terres, et non au milieu d’une mer ou d’un fleuve. Adieu, Mère de Tombouctou. Adieu, Dienné l’Égyptienne, à qui je dois l’inconcevable jouissance d’avoir vécu, en cette fin du dix-neuvième siècle, dans un cadre pharaonien.


  1. Cette mosquée fut construite par le roi de Mali, Kounkour Moussa, au retour d’un pèlerinage à La Mecque, vers 1325 (Tarik é Soudan).