Tombouctou la mystérieuse/XIII

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Flammarion (p. 281-312).

XIII

LE COMMERCE ET LA VIE

Le vieux chroniqueur soudanais a excellemment résumé toutes les raisons de la grandeur commerciale de Tombouctou en cette simple image : « C’est le lieu de rencontre de ceux qui voyagent en pirogue et de ceux quicheminent à chameau. »

La pirogue représente le sud de Tombouctou, le Soudan, c’est-à-dire la fertilité et la richesse en toutes choses.

Le chameau a une signification plus compliquée, car il figure toute l’Afrique du nord : le Sahara d’abord, c’est-à-dire la stérilité, mais aussi les précieuses mines de sel gemme ; puis les pays arabes : Maroc, Algérie, Touat, Tunisie, Tripolitaine ; enfin l’Europe, par les dépôts de marchandises qu’elle a installés dans les ports des États barbaresques.

Il fallait au Nord et au Sud un intermédiaire à leurs échanges et un entrepôt pour leurs productions : ce fut là le rôle de Tombouctou. Elle servit de trait d’union entre le monde berbère-arabe et le monde nègre.

Une situation unique lui facilitait merveilleusement cette tâche. Placée à la sortie du dédale de bras, de canaux, de lacs, et au lieu où le Niger occidental et oriental tracent leurs cours opposés, elle offrait au Sud un point de concentration facile, desservi dans toutes les directions par « des chemins qui marchent ». Le Soudan pouvait réunir là en grandes quantités ses divers produits et satisfaire à la fois tous ses clients du Nord. Aussi ne tarda-t-elle pas à devenir le terminus commun de toutes les routes du Sahara.

Tombouctou est donc un port aux docks bondés, sur les rives d’un opulent continent : devant lui s’étale la mer des sables sur laquelle vont et viennent ces flottes de commerce du Désert, les caravanes.


Le commerce du Nord et l’organisation des caravanes reposent sur ces tribus maures et arabes qui vivent sur les confins du Sahara. Les pays à travers lesquels elles déplacent leurs tentes ne permettent point la culture. En revanche, ils favorisent l’élevage d’innombrables chameaux. Pour se procurer des céréales et des vêtements, les nomades offrent leurs précieuses bêtes en location aux commerçants barbaresques[1]. Tels sont les entrepreneurs de transport, les voituriers du Sahara.

Le Maroc ést devenu le principal client de Tombouctou comme le pays le plus rapproché du Soudan et, par suite de la conquête aussi : Tendouf, Souéra (Mogador), Marrakech, Fez, le Tafilalet, sont les points de départ de ses caravanes. Au second rang vient l’Algérie : ses relations cependant ne sont pas directes ; elles ont lieu par l’intermédiaire du Touat. De même Tunis et Tripoli commercent avec Tombouctou par l’intermédiaire de Ghadamès.

En quittant les pays de la côte, les caravanes prennent le chargement suivant : avant tout des étoffes, de fabrication européenne en majeure partie. La cotonnade bleu-indigo dite guinée constitue le fond des importations de tissus, comme partout en Afrique. Elle vaut, à Tombouctou, de 15 à 25 francs la pièce, contre 7 au Sénégal. Le calicot blanc vient ensuite comme nombre. Parmi les tissus de luxe, quelques soicries ;
LA CARAVANE
les étoffes teintes en rouge, andrinople et autres, sont recherchées d’une façon toute particulière. D’une manière générale, dans les lissus ornementés et de couleur, les gros bariolages, qui ont tant de succès à la côte, sont complètement dédaignés au Niger. Ils doivent faire place à de sobres dispositions, à des dessins presque exclusivement composés de lignes droites et brisées, selon le goût arabe.

Les autres articles sont : armes, poudre, coutellerie, papier (qui se vend au Niger de 25 à 50 centimes la feuille), ciseaux, aiguilles, miroirs, soie et petites perles pour broder, ambre, corail, cornaline et grosses perles pleines pour former des colliers, épices (girofle principalement), sucre, thé, café, parfums, tabac (du Touat), théières, tasses, tabatières, dattes, tapis, ceintures, fez, vêtements confectionnés : burnous, cafetans, robes, etc.

La moitié seulement des chameaux est ainsi chargée au départ. La caravane complète à mi-chemin son fret avec un article unique que l’on devine : le sel. J’ai dit, à l’occasion de la conquête marocaine et du commerce de Dienné, l’importance capitale de ce produit pour le Soudan. Il reste à montrer comment les caravanes se le procurent.

Dans le Sahara occidental une longue dépression, qui porte le nom de El Djouff, n’est qu’une vaste mine de sel gemme. On sait qu’autrefois l’extraction se faisait à Thegazza, Ce centre ayant été abandonné au xive siècle, l’exploitation se rapprocha de Tombouctou et se fit à Taoudenni.

Au dire des hommes du Désert eux-mêmes, peu habitués aux paysages riants, Taoudenni est un des lieux les plus tristes de la terre. Point de végétation, pas un arbre. Le peu d’eau que l’on y trouve est salée. Il faut aller chercher l’ombre et l’eau potable à une journée de là, au puits de Oued Téli. On ne trouve même pas de terre pour construire les maisons. Les habitations et la mosquée sont édifiées avec des blocs de sel et des peaux de chameau forment les toitures. La subsistance de la ville est assurée par les dattes que les caravanes apportenten venant du Maroc, et par les céréales et autres vivres qu’elles laissent au retour du Soudan. Taoudenni est, avec les nomades-voituriers et les chargeurs marocains, touatiens ou tripolitains, le troisième client de Tombouctou.

Une mince couche de sable saupoudrant le gisement, on l’exploite à ciel ouvert. Le minéral se présente très nettement stratifié, et, suivant les couches, des esclaves l’extrayent en plaques plus ou moins épaisses. Ces plaques sont taillées rectangulairement ; leur largeur est d’une coudée sur trois coudées de longueur (1 m. 20 sur 0 m. 40). On dirait alors de grandes dalles de marbre blanc, veinées de gris cu tachetées de rouge. Elles valent sur les lieux de 2 à 6 francs et pèsent de 25 à 45 kilogrammes : un chameau en porte de quatre à six.

Les divers entrepreneurs du Taoudenni, au sortir de la mine, tracent sur leurs plaques (ou plutôt barres, ainsi qu’on dit au Soudan) l’un des signes suivants qui est comme leur marque : A, O, I, +, —, etc. À Tombouctou, avant d’être expédiée à travers les pays nègres, la barre de sel est l’objet d’une véritable toilette. Au moyen de peinture noire, on l’enjolive de dessins géométriques et, en caractères arabes, on trace sur les deux faces le nom vénéré d’un chérif vivant ou d’un saint, ou celui de quelque grand personnage. Sidi Yahia, le patron de Tombouctou, Abdel Kader, le grand chef algérien, Cheikou Ahmadou, El Hadj Omar, et autres sont honorés de cette façon. Ainsi ornementées, pour tout emballage on entoure les barres de lanières en cuir brut, de manière à maintenir les morceaux assemblés, en cas de fracture. On aura une idée du grand commerce de sel de Tombouctou par ce fait quune corporation y est uniquement occupée, d’un bout de l’année à l’autre, à ce marquage et à ce ficelage.

Les barres les plus épaisses et les plus blanches sont les plus recherchées ; celles qui portent trace de silicates rougeâtres sont de qualité inférieure. Les prix varient à Tombouctou suivant les moments, c’est-à-dire selon le plus ou moins de sécurité qui règne dans le Désert et au Soudan. Il fut un temps, m’ont dit les vieux, où la barre valait de 5 à 10 franc.

UNE BARRE DE SEL.


À l’époque où je séjournais à Tombouctou, on la payait de 30 à 50. Un grand exportateur de Dienné ou de Sansanding en enlève de quatre à cinq cents à la fois. Acheté par exemple 30 francs, le produit vaut déjà 45 francs à Saréféré, double de prix à Dienné, représente 70 ou 80 francs à San ou à Sansanding et progresse ainsi jusqu’au Mossi et aux régions du Tchad. Avec la perspective de pareils voyages, l’avantage du sel en barre sur notre sel égrugé est facile à concevoir : aggloméré et dur comme de la pierre, il n’est pas attaqué par l’humidité ; d’autre part on évite la perte et le vol, aisés avec le sel en sacs. Le marchand le débite en petits morceaux au fur et à mesure de la vente, et aussi pour s’en servir en voyage comme de monnaie divisionnaire : très souvent le Soudanais refusera de vendre ses provisions pour des cauris, de l’argent ou même de l’or, tandis qu’un morceau de sel le trouve toujours accueillant.

UN MARCHAND DE SEL

Ayant complété son chargement à Taoudenni et acquitté un ou plusieurs droits de passage aux Touaregs qui détiennent les routes, la caravane atteint Tombouctou, à moins qu’elle n’ait été pillée. Elle ne pénètre point dans la ville où ses nombreux. chameaux seraient très encombrants, mais se cantonne devant les-murs, au nord, dans l’Abaradiou ou faubourg des caravanes. Là, point de maisons ; des gourbis en paille et en branchages entourés de clôtures en épines forment un petit village qui rappelle fort ce dépôt de Touaregs auquel présidait « la Mère-au-gros-nombril », ce campement fixe qui a donné naissance à Tombouctou.

Tandis que les négociants qui accompagnaient la caravane vont se loger en ville, les chameliers trouvent table et gîte au

VENTE DU SEL AU DÉTAIL.


faubourg. On y décharge provisoirement les chameaux. Tout proche se trouvent de grandes mares pour les abreuver. Leurs pâturages sont les dunes voisines où les sobres bêtes broutent l’herbe-à-chameau et autres végétations misérables et épineuses qui font leurs délices.

La tranquillité du Sahara d’une part, la prospérité du Soudan de l’autre, règlent le nombre et l’importance des caravanes. Les grandes caravanes comprennent généralement de 600 à 1,000 chameaux et de 300 à 600 hommes, tant chameliers

que commerçants, et le chargement de chacune repré
LES ENVIRONS DE TOMBOUCTOU : CHAMEAUX AU PATURAGE.
sente une valeur de 600,000 francs à un million : elles arrivent principalement en décembre-janvier et en juillet-août. De petites caravanes de 60 à 100 chameaux arrivent toutes les semaines, à toute époque de l’année. On recevait ainsi, m’ont dit les vieillards, de 50 à 60.000 chameaux par an. Au cours de cette année qui a suivi notre occupation — année anormale évidemment — on a constaté officiellement l’arrivée de 14.000 chameaux seulement.

Le chameau saharien ne pouvant supporter le climat des plaines du sud abondamment arrosées, les caravanes ne dépassent jamais Tombouctou.

Pour faire la contre-partie de l’Afrique septentrionale, le Soudan envoie, au point de leur arrêt, ses flottilles. Elles partent principalement de Dienné, Sansanding, Dia, Korienzé, Sa, Diré, Saréféré, Daré-Salam. Les pays de la boucle du Niger, où les chemins d’eau manquent : le Mossi, le Miniankola, le Dafina, le Kunédougou, les pays Bobos, le Houmbouri, le Libtako, et aussi le Dandi et le Haoussa, organisent des convois de bœufs, d’ânes ou de porteurs pour gagner le plus voisin des ports fluviaux que nous venons d’énumérer.

Les flottilles accostent, suivant l’étiage du Niger, à Kabara, Daï ou Korioumé, qui jouent, pour elles, le rôle du faubourg d’Abaradiou pour les caravanes : un déchargement provisoire s’y opère et les bateliers y prennent leurs quartiers.

Il n’en a pas été toujours ainsi. Au début de la ville les bateaux du plus fort tonnage pouvaient parvenir à la saison des hautes eaux (décembre-janvier) jusqu’aux portes mêmes de Tombouctou. Le marigot de Kabara était alors de beaucoup plus profond, puisque les hippopotames y venaient en villégiature[2]. Avec les siècles, sous l’action des vents du Désert, il s’est malheureusement ensablé. Maintenant les grands navires ne peuvent atterrir en vue de la ville que les années de crue exceptionnelle ; néanmoins tous les ans un service d’allèges fonctionne encore entre Kabara et Tombouctou pendant les hautes eaux.

Leur lieu d’atterrissement est au sud-ouest, à peu de distance de la grande mosquée. Le marigot vient mourir là en un grand bassin arrondi qui dessine un port à souhait. Vue de ce point, Tombouctou apparaît sous un aspect particulièrement aimable et riant, avec des bouquets de verdure et d’élégants palmiers au premier plan, et rappelle tout à fait l’oasis qu’elle était à ses premiers Jours.

Sur toute cette bordure ouest de la ville, le marigot a en effet formé, par infiltrations souterraines, un chapelet de mares au milieu des dunes. La plus profonde de ces mares a été soigneusement clôturée et sert de citerne ; c’est là que la population vient puiser son eau potable. Un gardien habite à l’entrée et empêche de laver et de se baigner. Et cependant c’est là que Tombouctou a des bains publics. D’une installation inédite et bizarre, il est vrai. Sur les bords de la citerne, en plein air, sont encastrées de grandes Jarres qu’emplissent ceux qui veulent faire leurs ablutions, et à toute heure de la journée on y peut voir toutes les nuances de peau de la terre. Les autres mares servent de lavoir, ou d’abreuvoir pour les chameaux. Leurs bords sont utilisés en jardins où les indigènes cultivent quelques légumes, des pastèques, un peu de tabac et de coton, et les Européens des carottes, des radis, des choux et des salades. Jadis ces mares, qui se continuent plus petites au nord et au nord-est, étaient toutes ombragées de beaux arbres, dattiers, amandiers et autres, et formaient une gaie et verte ceinture autour de la cité. Celle-ci, de même, abritait ses rues et ses places sous de fraiches coupoles de verdure. Malheureusement, à l’époque de l’invasion marocaine,

les conquérants eurent besoin de construire une flottille
AUTOUR DE TOMBOUCTOU : CHAMEAUX À L’ABREUVOIR.
pour se répandre sur le Niger, et firent abattre tous les arbres.

Ainsi que le chargement des caravanes, la cargaison des flottilles comprend deux parties très distinctes. C’est d’abord les matières d’alimentation et de consommation destinées aux tribus nomades, aux villes du Sahara et à Tombouctou elle-même : mil, riz, karité, manioc, arachides, miel, noix de kola,

TOMBOUCTOU : LES JARDINS.


farine de nété et de baobab, pain de singe, tamarin, piments, oignons secs, gingembre, tabac (moins apprécié que celui du Touat, moins cher aussi), poisson séché, savon, fer, antimoine, plomb, cotonnades, chapeaux de paille, nattes, jarres et poteries, calebasses, etc.

Parmi ces produits, il importe de s’arrêter aux cotonnades : malgré la concurrence des tissus européens, de prix moins élevés, elles sont fort recherchées pour leur solidité incomparable. Aussi arrivent-elles jusqu’aux pays barbaresques où l’indigène les préfère à Loules autres lorsqu’il veut avoir un vêtement qui « fasse de l’usage ». Parmi les étoffes soudanaises de luxe il faut citer : les bannes de Kano d’un tissu très fin (coton), saturées d’indigo, lustrées au pilon, d’un brillant métallique curieux : on en fait de très beaux turbans ; des pagnes bleus et blancs de Ségou (coton) ; des couvertures blanches du Massina ; des tentures multicolores de Douenza, de Dandi, de Houmbouri, du Niafonké, du Haoussa. Ces deux dernières catégories de tissus sont en laine, et atteignent parfois des dimensions considérables.

La seconde partie du chargement des flottilles comprend les produits spécialement destinés aux commerçants du Maroc, du Touat ou de Ghadamès : or, ivoire, plumes d’autruche, cuir brut, cire, encens, musc des civettes, indigo, gomme, etc. Quelques esclaves figurent également dans ces apports, mais en nombre insignifiant. L’or vierge, tant en poudre qu’en anneaux, tient une place importante ; cependant il est impossible de la fixer par un chiffre, même à l’heure actuelle où la statistique a fait son entrée à Tombouctou, car rien n’est plus facile à dissimuler qu’une marchandise aussi peu encombrante.

Les envois si dissemblables du Nord et du Sud étant connus, le régime du commerce tombouctien apparaît maintenant en toute sa simplicité : c’est un double va-et-vient des caravanes du Sahara et des flottilles du Niger. Entre deux régions aussi différentes que le Sahara et le Soudan, un énorme transbordement est nécessaire : les chameaux passent leurs charges aux bateaux ; les bateaux confient leurs cargaisons aux chameaux. Tombouctou est le lieu de ce transbordement. C’est un entrepôt provisoire sur la limite des plaines de sable et des vallées copieusement arrosées, une ville de magasins et de docks, et cela à tel point qu’aucun Tombouctien ne possède ni un seul chameau, ni une seule embarcation !

Quel sera dès lors le rôle de la population ? N’étant pas des commerçants proprement dits, importateurs ou exportatéurs, les Tombouctiens seront des entrepositaires, des courtiers et des hôteliers.

« L’hôle est un présent de Dieu », dit une maxime arabe très goûtée à Tombouctou où il n’y a pas de caravansérails. Pendant les trois premiers jours, l’habitant offre gratuitement la table et le logis au marchand étranger, et interprète ce noble précepte dans le sens élevé et désintéressé. À partir du

DÉCHARGEMENT DES CHAMEAUX.


quatrième jour il lui applique une signification parfaitement terre à terre. Possédant plusieurs maisons (certains en ont de dix à quinze), il en loue une à son hôte. Ces demeures sont du modèle de celle où Je suis installé, assez vastes par conséquent pour servir de magasin en même temps que d’habitation. Le rôle du Dialigui ou loueur ne se borne pas là ; il renseigne l’étranger sur les cours du jour, l’abondance ou le manque de tel ou tel produit qu’il est venu acheter ou vendre, sur la valeur du client qui se présente ; il en amène et guide son hôte dans les achats : de cette façon, au prix de la location s’ajoute le bénéfice de divers courtages.

L’intermédiaire est presque obligatoire. Tombouctou a bien trois places de marché, mais on n’y trouve que les denrées de

LE PORT DE


consommation journalière. Les véritables opérations commerciales ne se traitent pas là. Elles se concluent dans les diverses maisons de la ville qu’aucune enseigne et inscription n’indiquent à l’étranger.

J’avais usé de mon hôte, suivant l’habitude, en lui demandant de m’aider dans le choix de mes fournisseurs et en recourant à ses offices pour tous mes achats et démarches. Je lui demandai également de me conduire à travers la ville comme si J’étais quelque négociant du Mossi ou du Tafilalet.

TOMBOUCTOU


Il m’emmena d’abord aux environs du grand marché et me fit pénétrer dans ces masures basses et croulantes qui m’avaient causé une si vive déception à mon arrivée. Quelle ne fut pas ma surprise de trouver, sous ces ruines, des boutiques très bien pourvues en étoffes des provenances les plus diverses : toile des Vosges, guinée des Indes ou de Manchester, cotonnades allemandes portant : et les armes d’Angleterre, et des inscriptions en arabe, et le nom de Hambourg, défiguré en Amburgo ; dissas de Dienné, blanc et chaudron ; bandes blanches de Sanding ; pagnes de Ségou ; larges couvertures des pays de la Boucle et du Massina, harmonieusement striées de jaune, rouge, noir, etc. On pouvait également trouver là de la soie à broder, des cordelières, des ceiniures, des fez, des haïks, des burnous, des vêtements levantins : belles robes en soie, gilets brodés, pantalons bouffants, étoffes lamées d’or — tout cela sous des décombres.

Nous reprîmes le chemin de ruines que J’avais suivi le premier Jour. Sous un toit bas, dans une case ouverte aux quatre vents, nous tombâmes chez un tailleur : neuf ouvriers faisaient courir l’aiguille sur les étoffes bleues ou blanches, tandis qu’un vieillard à lunettes leur faisait la lecture, nasillant des versets du Koran dans un coin. Les uns confectionnaient des pantalons ou d’amples robes soudanaises, d’autres étaient occupés à les orner de ces fines et merveilleuses broderies dont les Maures d’Espagne avaient jadis enseigné l’art. Ces robes brodées (qui sont, à vai dire, la seule industrie de Tombouctou) avaient, aux temps où la ville était grande et le Soudan prospère, une lointaine renommée. Les ateliers ne pouvaient suffire aux demandes. Il s’en exportait jusqu’au Maroc, jusqu’à Bammakou, jusqu’à Gaô, et elles valaient 300 et 400 francs. On m’en montra qui étaient des merveilles de goût et de travail délicat, portant sur la poitrine et sur le dos, harmonieusement répandues, de grandes rosaces ajourées et de gracieuses arabesques dont les fins points en soie se détachaient avec un joli brillant blanc sur l’écru mat du tissu.

Ailleurs, dans un décor analogue, des cordonniers travaillaient l’extraordinaire cuir de ces pays, fin, léger et souple comme de l’étoffe, — le véritable maroquin — en grandes bottes rouges aux broderies de soie jaune et verte, en babouches, en coussins ou en reliures.

Nous nous dirigeons vers l’une de ces habitations de silhouette élevée, mais à façade délabrée, lézardée, surmontée d’un étage en miettes. C’est la demeure d’un grand négociant. Devant la porte bardée et close, mon guide fait l’habituel discours : les quelques mois de notre occupation n’ont pas encore suffi pour faire disparaître les vieilles habitudes de prudence. Ayant franchi une seconde porte ferrée, nous voici dans une grande cour, ombragée par une large véranda et des galeries à arceaux, qui courent sur les quatre faces — le patio des maisons d’Espagne. Au dehors la chaleur est forte. Ici c’est une fraicheur agréable. Et puis nulle trace de misère ni de délabrement. Tout est d’une propreté et d’un entretien émerveillants. Après le Lasciate ogni speranza ! de la façade, ce semble un paradis.

De ci de là, sous les galeries, des nattes et des coussins. C’est la pièce de réception, cette cour, c’est là que se traitent les affaires. On m’apporte une peau de panthère pour siège. D’un coffret en forme de châsse, le maître de céans tire de petites tasses en porcelaine et bientôt on nous présente du thé et du sucre, et de délicieuses dattes du Touat. Nous visitons ensuite les magasins : c’est, à travers toute la maison, un vaste entrepôt, où les sacs de mil s’entassent sur les sacs de riz, où les barres de sel se comptent par centaines. Les ballots de dattes voisinent avec des paquets de plumes d’autruche et des défenses d’éléphant cousues dans des peaux. Il y avait pour plus de 50,000 francs de marchandises derrière l’extérieur paravent de misère.

À côté des courtiers officieux il y a également le courtier officiel ou Taifa. Celui-ci se spécialise dans certains produits, tels que le sel, l’or, le bétail, les étoffes, etc. Il va de maison en maison offrir ses services, portant des échantillons, indiquant des prix. Et comme je demandais le nombre de ces spécialistes : « Ils sont une centaine, me répondit-on, qui exercent la profession de père en fils. Mais, en somme, tout le monde est courtier à Tombouctou, même les femmes et les enfants. »

Quand il a les capitaux nécessaires et qu’il voit le moment propice, le Tombouctien ne dédaigne cependant pas de faire des opérations pour son propre compte. Mais ses spéculations ont tout à fait le caractère de nos spéculations de bourse. certaines époques de l’année, quand ont lieu les grands arrivages, les gens riches accaparent les produits de première nécessité, comme le sel, les céréales et les étoffes, et en font singulièrement monter le prix jusqu’au moment où quelque agent leur signale l’approche d’une caravane ou d’une flottille. Ils achètent également des lots de karité, de kolas, d’oignons et autres vivres et les font offrir au détail sur les marchés et à travers la ville par les enfants et les captives.

De même que la spéculation, la fraude et les falsifications sont connues à Tombouctou de longue date. Un vieil écrit du temps d’Askia le Grand leur consacre plusieurs pages et dénonce notamment l’usage des faux poids et des fausses mesures, le mélange du cuivre à l’or vierge et à l’argent ; la poudre d’or alourdie par des matières diverses ; le soufflage de la viande, le baptême du lait, etc.

On conçoit que les grandes maisons de commerce du Maroc, du Touat, de Ghadamès, aussi bien que de Dienné et de Sansanding, se soient affranchies de l’onéreux intermédiaire du Tombouctien. Les unes et les autres ont en effet possédé de tout temps des immeubles leur appartenant. Un représentant y est installé, quelque parent ou un esclave de confiance, dont on vient annuellement vérifier les comptes et contrôler l’inventaire. Enfin des négociants du nord comme du sud viennent s’installer eux-mêmes à demeure à Tombouctou et se retirent dans leur pays d’origine après fortune faite. Tous ceux-là vendent et achètent directement aux caravanes ou aux flottilles.

Jadis les commerçants arabes se fixaient particulièrement nombreux. C’était l’élément le plus entreprenant et le plus

COMMERÇANTS DU MOSSI.


riche de la cité, auquel la banque n’était pas inconnue. Le voyageur pouvait se procurer auprès d’eux des lettres de crédit pour tout le nord de l’Afrique. Ils ouvraient de grands crédits aux dioulas ou commerçants ambulants nègres. Il fallait pour cela une véritable audace, aucune police n’existant à travers le vaste Soudan. Leurs débiteurs restaient deux et trois ans sans réapparaître et souvent ne revenaient jamais, moins par malhonnêteté que par suite des guerres et de l’insécurité des routes.

Le quartier de Baghindé était en grande partie occupé par ces Arabes, qui naguère étaient encore au nombre de trois cents, tant Marocains que Touatiens ou Tripolitains. Ils formaient une colonie appelée « la communauté des hommes blancs », analogue aux colonies européennes dans les villes du Levant. Comme celles-ci, elle avait à sa tête une sorte de député qui avait le nom de « chef des blancs » et comptait parmi les notables, prenant part à leurs délibérations. À notre entrée à Tombouctou nos officiers trouvèrent comme chef des blancs un Tripolitain du nom de Milad, fort intelligent, ayant eu dans son pays des relations avec les Européens, et qui n’a cessé de faciliter notre occupation par ses conseils et ses bons offices.

Cette colonie de négociants arabes a fondu sous l’odieuse tyrannie des Touaregs comme la population indigène elle-même. Toutefois ce serait une erreur de croire que Tombouctou ait jamais été une cité très populeuse. D’après l’étendue qu’occupait autrefois la ville, j’estime qu’elle avait aux temps de sa splendeur de 40 à 50,000 habitants. L’absence et l’impossibilité de toute industrie ou production locale, puisque la ville est au seuil du désert, explique ce chiffre, faible si on le compare aux autres grandes places de commerce musulman, comme le Caire ou Damas ; mais considérable, si l’on songe que cette population s’adonnait uniquement au commerce, et en vivait uniquement. Tombouctou comptait 50,000 commerçants, voilà ce qu’il importe de voir. C’est ce qui explique qu’aujourd’hui encore, alors qu’elle compte 8,000 habitants seulement, son importance est tout autre que celle de ce chiffre. Il faut lire : « Tombouctou compte 8,000 commerçants. » Car la population ne vit d’autre chose que de son commerce. En gros ou en détail chacun est négociant, com

RUE DU QUARTIER ARABE.


missionnaire ou courlier, y compris les femmes et les enfants, comme me le disait un Tombouctien.

Dès lors les chiffres suivants ne surprendront plus : en un seul mois (janvier 1895) la statistique a relevé un mouvement d’affaires de 460,000 francs. Or, en même temps que l’on m’indiquait ce total, ceux même qui l’avaient établi m’assuraient qu’il représentait à peine le tiers du mouvement réel. Et voici pourquoi : faute d’un personnel de contrôle, aucun effort sérieux n’a pu encore être tenté pour obtenir des données précises. Le capitaine des ports de Tombouctou n’a pas même un interprète à sa disposition. On est obligé de se contenter des déclarations volontaires faites par les commerçants aux commissaires de police nègres de Kabara et de Tombouclou, et par ceux-ci à l’autorité militare. Or, l’Africain aime,

LE MARCHAND D’OR.


moins encore que l’Européen, à mettre spontanément tout le monde au courant de ses affaires. Pour ne citer qu’une preuve il n’a pas été déclaré un milligramme d’or ni à l’importation ni à l’exportation !

Il faut constater, d’autre part, que sur le Niger, en aval, se sont improvisés des marchés où procèdent à leurs ventes et à leurs achats les irréductibles ou les timorés, qui venaient, mais ne viennent plus à Tombouctou depuis notre occupation. Deux de ces marchés, Keirago et Bamba, ont aujourd’hui une importance presque égale à celle de Tombouctou, comme population et comme trafic.

Pour avoir une idée exacte du mouvement d’échanges de Tombouctou, il importe de tenir compte de pareils facteurs. Je crois donc qu’à l’heure actuelle, c’est-à-dire après des siècles de vicissitudes, le commerce annuel de Tombouctou peut s’élever à une vingtaine de millions, c’est-à-dire au double du chiffre d’affaires constaté en 1893 pour toute la colonie du Congo français.

Tombouctou n’était pas seulement un lieu de grand commerce. Elle représentait également, pour tout l’ouest africain, la grande ville de plaisir. En particulier pour les Arabes.

Au Sénégal je causais avec un de ces commerçants marocains qui forment à Saint-Louis une colonie très active et riche. Étant en route pour Tombouctou, je ne manquai pas de lui demander ce qu’il en savait, ou plutôt ce qu’il en avait entendu dire, car il ne l’avait point visitée : « Ah ! tu vas à Tombouctou, me dit-il, et aussitôt ses yeux s’illuminèrent singulièrement. Oh ! à Tombouctou il y en a des dames ! — beaucoup ! — et beaucoup jolies… Oh !… Oh ! » Ainsi, chez lui, le commerçant, musulman au surplus, c’est-à-dire n’aimant pas à mêler la femme à ses conversations, c’était la vie galante qu’évoquait tout d’abord, avant les affaires, le nom de Tombouctou.

Après l’or, l’ivoire, les plumes d’autruche, l’un des principaux attraits de Tombouctou, pour les gens du Nord, furent certainement les mœurs faciles du Soudan, dont il nous a fallu parler déjà à Dienné. Le fait ressort non seulement des récits que font les Tombouctiens d’aujourd’hui, blancs ou noirs. Les anciens voyageurs arabes ne laissent pas de le confirmer.

Léon l’Africain se contente de dire : « Les habitants de Tombouctou sont tous de plaisante nature et le plus souvent s’en vont le soir Jusqu’à une heure avancée de la nuit, dansant parmi la cité. » Il écrivait pour le… Vatican, et sa réserve s’explique. Ibn Batouta, lui, est plus explicite. Il note à son arrivée au Soudan :

« Ce peuple a des mœurs très singulières. Ainsi les hommes n’y sont nullement jaloux de leurs femmes. Quant à celles-ci, elles ne se montrent pas embarrassées en présence des hommes ; et, quoique très assidues à la prière, elles paraissent la figure découverte. Elles prennent des amis et des compagnons parmi les hommes, et les hommes, de leur côté, ont des amies parmi les femmes qui ne leur appartiennent pas en mariage. Ainsi, il arrive souvent qu’un homme, en entrant chez lui, trouve sa femme en tête-à-tête avec l’ami. Mais il ne s’en formalise pas. Ayant reçu du cadi d’Oualata la permission d’aller chez lui, je m’y suis rendu un jour et l’ai trouvé avec une femme Jeune et jolie. En la voyant, j’allais me retirer, quand elle se mit à rire de mon embarras, sans témoigner la moindre honte. Alors le cadi me dit : « Ne t’en va pas. Ce n’est que ma bonne amie. » Je restai interdit en voyant un jurisconsulte, un savant, un homme qui avait fait le pèlerinage de la Mecque ! tenir une pareille conduite. Et j’appris plus tard qu’il avait demandé au sultan la permission de faire le pèlerinage, cette même année, en compagnie de sa bonne amie !! Une autre fois, j’entrai chez un autre, et Je le trouvai assis sur une natte, tandis que sa femme se tenait sur un siège, et causait avec un homme assis à côté d’elle. « Quelle est donc cette femme ? lui dis-je. — C’est la mienne, me répondit-il. — Et cet homme qui est avec elle ? — C’est son ami. — Comment peux-tu souffrir une pareille chose, toi qui as habité nos pays du nord et qui connais les prescriptions du Koran ? — Chez nous, me répondit-il, dans les liaisons des femmes avec les hommes, les choses se passent en tout bien tout honneur. Jamais des soupçons ne s’élèvent, et, du reste, nos femmes ne sont pas comme celles de votre pays. » Je fus si étonné de sa niaiserie que je le quittai sur-le-champ et ne remis plus les pieds chez lui. »

C’est à Oualata, vers l’an 1350, qu’Ibn Batouta notait avec indignation ces traits.

L’histoire nous a montré que Tombouctou grandit grâce à l’immigration des gens de Oualata. Commerçants et savants ne furent évidemment pas sans emporter leurs mœurs, en même temps que leur commerce, leurs richesses et leur science. Dans un chapitre général intitulé : Ce que j’ai trouvé de mauvais dans la conduite des noirs, le même auteur dit encore :

« Leurs esclaves mâles et femelles et les jeunes filles paraissent tout nus en public, sans rien cacher. Au mois de Ramadan même j’en ai vu un grand nombre se montrer ainsi, car il est d’usage que les principaux rompent le jeûne chez le sultan, et chacun se fait apporter des vivres par une vingtaine, ou même plus, de jeunes esclaves toutes nues. Les femmes se découvrent le corps et la figure pour paraître devant le sultan, et ses propres filles font de même. La veille du Ramadan, je vis environ cent jeunes filles nues sortir du palais avec des vivres ; elles étaient accompagnées par deux des propres filles du Sultan, jeunes personnes déjà formées, et n’ayant rien sur le corps ni sur le sein. »

Ibn Batouta était un personnage de haute culture, et pieux autant que savant, un homme fortement pénétré des mœurs voilées de l’Islam. De pareilles coutumes ne pouvaient évidemment que choquer et indigner un esprit aussi élevé. Pourtant, imaginez ces mêmes tableaux passant devant les yeux du vulgaire : marchands, commis, chameliers, qui étaient les habituels visiteurs du Soudan. Ceux-là devaient le voir d’un tout autre œil. Nés dans ce monde arabe où les hommes et les femmes vivent si complètement séparés, où la femme doit dérober aux yeux non seulement son corps, mais ses lignes mêmes, sous le vêtement ample, mais ses traits mêmes, sous le voile, le spectacle était, pour eux, nouveau et curieux. Ce n’était certes pas avec indignation qu’ils le jugeaient.

Ils ne pouvaient donc pas avoir la même répulsion que l’excellent lettré, à se mêler à une vie semblable, à goûter de ces mœurs nouvelles. Que risquaient-ils à se laisser aller à quelque cascade dont ils eussent rougi dans leur pays ? Tombouctou était si lointaine ! Elle eut donc bientôt une auréole et un attrait de plus quand on sut dans l’Afrique du Nord que c’était sur terre un petit coin du paradis promis par Mahomet.

Assurément Askia le Grand, qui avait vécu en Égypte et observé les mœurs musulmanes, tenta d’imposer des réformes. Les femmes durent s’empaqueter des pieds à la tête et adopter la vie de harem. Il préposa à l’observation des bonnes mœurs « des hommes sûrs chargés d’exercer une surveillance de jour et de nuit, secrète et visible. On arrêtait tout homme surpris à causer pendant la nuit avec une femme qui lui était étrangère et on le conduisait en prison. » Mais déjà sous les fils du Grand Roi ces mesures tombèrent en désuétude, et les mœurs reprirent toute leur liberté d’allure.

Ibn Batouta ayant tracé un aperçu suffisant de certaines… coutumes tombouctiennes, il me semble superflu d’insister. Je préfère parler des dames de Tombouctou, c’est-à-dire de celles qui appartiennent aux grandes et vieilles familles de la cité.

Par suite de continuels mélanges avec les races berbère et arabe, leurs traits, quoique noirs, se sont affinés. La figure est régulière et de type arien plutôt que nègre, l’épatement du nez et des lèvres peu sensible, et cet ensemble plaisant s’éclaire d’yeux superbes, grands, intelligents et doux, d’un regard très séduisant, très enveloppant.

À ces dons naturels elles ajoutent encore les ressources de la coquetterie et de l’élégance arabe ou nègre, teignent leurs ongles de henné, avivent l’éclat de leurs yeux par des maquillages d’antimoine autour des cils et des sourcils. Le front est joliment paré de bandelettes en perles, aux dessins mauresques, ou de sequins en guirlande. De savantes coiffeuses disposent les cheveux en pompons, auxquels s’entremêlent des boules d’or ajourées et légères. Aux oreilles se balancent des pendants en or également, et sur la gorge avancent d’amples colliers d’ambre ou de corail d’un pittoresque effet sur la peau de bronze. Enfin, elles savent se draper avec beaucoup de

DAME DE TOMLOUCTOU JOUANT DU VIOLON.


goût dans les étoffes de toute sorte que l’on rencontre à Tombouctou : gazes, tissus européens ou arabes, pagnes indigènes, etc.

Non plus que les traits, la Tombouctienne n’a le rôle habituel de la femme chez les peuples nègres, c’est-à-dire le rôle de ménagère ou plutôt de servante. Elle joue les grandes dames. Les soins de l’intérieur, les enfants et la cuisine sont confiés à des esclaves mâles et femelles. Elle, se contente de donner des ordres et de veiller à leur exécution. Les loisirs ne lui manquent donc pas. Elle les emploie soit à lire, car elle est lettrée, soit à faire de la musique, jouant d’un petit violon dont l’unique corde est en poils de chameau, soit à faire des visites chez ses amies et à en recevoir, soit aussi à fumer… la pipe (on n’est pas parfait).

À côté de ces mondaines, Tombouctou compte, et surtout comptait en très grand nombre, des demi-mondaines qui imitaient les premières en toutes choses. Voici comment on me décrivit les diverses phases de la grande vie dans la métropole du Soudan :

« Les affaires laissent souvent des loisirs. Il faut attendre que certains articles soient arrivés, que d’autres aient augmenté ou diminué de prix. Pour se distraire, le commerçant étranger convoque alors des amis, à midi ou de préférence le soir, et leur offre un repas. On mange ensemble un mouton gras accompagné de pigeons, de couscouss, de dattes, de noix de kola, de galettes en farine de blé ou de gâteaux au miel. On boit du thé, quelquefois du café. Des marabouts, de savants conteurs à qui l’on a fait quelque cadeau, sont également invités et charment la réunion avec les récits du vieux temps. Chacun raconte aussi les événements et les histoires du pays d’où il vient. C’est ainsi que nous savons beaucoup de choses à Tombouctou, non seulement ce qui se passe au Maroc, à Tripoli ou au lac Tchad, mais même les nouvelles venues d’Europe et de France.

« Ces petites fêtes sont devenues assez rares avec les temps de malheur. Autrefois, chaque jour quelqu’un venait vous prier. Et c’était bien autre chose ! Alors beaucoup d’Arabes du nord habitaient la ville ; on en comptait dans une seule rue quarante, gros et gras. Alors on aurait pu construire une maison avec des pains de sucre, tant les caravanes en apportaient. Car les gens de Tunis, de Ghadamès et de Fez aiment à bien vivre ; ils avaient dressé des captives à faire des plats très recherchés et variés, surtout les pâtisseries et les douceurs. À cette époque, au lieu des quelques fours (alforou) que tu vois de ci de là à travers la ville, il y en avait plusieurs dans chaque rue. On brûlait tant d’encens et l’on répandait tant d’essence de rose dans les maisons que déjà sur la porte on avait mal à la tête.

TOMBOUCTOU : FOUR À PAIN DANS LA RUE.

« Ce qui coûtait cher surtout, c’étaient les fêtes que l’on offrait aux femmes. Les gens de Dienné, de Sansanding ou de Bammakou rivalisaient avec les Arabes, mais les plus fêtards étaient les gens du Touat. En revanche, les Mossis ne gaspillaient pas leurs biens et partaient, aussitôt leurs affaires terminées. Ceux qui avaient des maîtresses donnaient des repas qui duraient de longues heures et où l’on buvait des boissons enivrantes, principalement le dolo de miel. Les gens se soûlaient comme les idolâtres bambaras. Ensuite ils faisaient venir des musiciens, les danses commençaient et se prolongeaient toute la nuit. On voyait des gens dépenser deux et trois cents gros d’or (2 à 3.000 francs) en un Jour, quand ils voulaient, par exemple, disputer une maîtresse à un rival. On cite un homme de Sansanding qui, en un seul cadeau, offrit 500 barres de sel à sa dame. Il habitait tout près de la mosquée. Ayant passé la nuit en fêtes et voulant dormir tranquillement dans la journée, il eut l’audace de faira dire au muezzin qui appelle les fidèles aux cinq prières du Jour : « Je suis très fatigué. Ta voix me réveille. Si je ne t’entends plus de la journée, je ferai une riche offrande à la mosquée. »

« À vivre ainsi, des gens qui étaient venus pour quelques semaines restaient des mois et des années, retenus par la vie agréable ou par quelque passion, et beaucoup, qui étaient arrivés avec une fortune en marchandises, rentraient chez eux ruinés.»


  1. Une charge de chameau coûte de 40 à 50 francs de transport du Maroc à Tombouctou : les négociants louent de 30 à 40 chameaux.
  2. Cette particularité a valu au quartier qui est proche de l’eau le nom caractéristique de Baghindé : Ghindé, refuge ; Bangha, hippopotame.