Tombouctou la mystérieuse/XVI

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Flammarion (p. 363-396).

XVI

L’EUROPE ET TOMBOUCTOU

Tous ceux qui ont étudié l’admirable génie de Colbert se sont plu à proclamer combien ses conceptions devançaient son siècle. Il n’est donc pas surprenant de voir son nom figurer le premier en cet aperçu des efforts que fit l’Europe pour s’ouvrir les portes de Tombouctou[1].

Ayant pris connaissance d’un rapport d’André Brue, gouverneur des colonies d’Afrique, Colbert eut une intuition très nette de la valeur du Soudan, et conçut le projet d’atteindre Tombouctou par la voie du Sénégal. Ce plan eut toute l’approbation de Louis XIV : c’est exactement le même qui fut repris il y a quarante ans par Faidherbe, à la réalisation duquel travaillèrent ensuite les Borgnis-Desbordes et les Archinard, et qui a reçu sa complète exécution dans les tout derniers jours de l’an 1894.

On verra plus loin que c’est le lieutenant de vaisseau Boiteux qui prit possession de Tombouctou au nom de la France : les trois couleurs furent hissées pour la première fois sur la ville par un de nos matelots. C’est le cas ou jamais de dire : c’était écrit. Le premier Européen qui vit la ville mystérieuse était, lui aussi, matelot et Français. Paul Imbert est son nom, et les Sables-d’Olonne sont le lieu de sa naissance. Je me hâte de dire qu’il fit le voyage le plus involontairement du monde. Son navire vint échouer sur les côtes du Maroc. Étant parvenu à se sauver, Imbert fut pris par des Arabes, réduit en esclavage, puis vendu à un Portugais renégat au service du sultan. Ayant été envoyé en mission par le gouvernement marocain, le Portugais emmena l’ancien matelot à Tombouctou vers 1670. Paul Imbert put faire parvenir en Europe des données très sommaires, et mourut en captivité avant qu’on eût pu le délivrer.

Le troisième nom qui mérite d’être rattaché à Tombouctou est celui de l’Écossais Mungo-Park. Parti de la Gambie, il parvint à atteindre le Niger à Ségou, et fut le premier Européen à qui il a été donné de voir le grand fleuve de l’Ouest africain (1795). Il publia de ce voyage une relation des plus attrayantes. L’écrivain se double chez lui d’un homme d’instruction solide. Aussi son livre fut-il le point de départ des nombreuses explorations que vit cette partie de l’Afrique au début de notre siècle. Il se recommande aujourd’hui encore à la lecture de tous. Le Soudan y est montré dans une période relativement normale et le tableau est tracé par une plume intéressante et compétente.

Le fleuve géant avait exercé sur Mungo-Park toutes les fascinations que nous avons éprouvées nous-même et que nous avons tenté de décrire. Il ne tarda pas à y retourner en 1805, avec le projet de le descendre jusqu’à son embouchure. Une quarantaine d’Européens l’accompagnaient, parmi lesquels 35 soldats anglais, 4 charpentiers et un artiste peintre du nom de Scott. La petite troupe, considérablement diminuée par les fièvres, atteignit le Niger à Bammakou.

Au delà de cette ville j’ai retrouvé très vivace le souvenir de Mungo-Park. Largement pourvu de marchandises il montra une grande générosité qui n’a pas manqué de se graver dans les mémoires. Les indigènes ne le connaissent naturellement pas sous son nom véritable qu’il leur eût été difficile de retenir et qui ne leur disait rien. Comme à tous les premiers Européens qui s’aventurèrent dans ces régions ils lui ont donné un sobriquet pittoresque et l’appellent Boncibatigui, « l’homme à la grande barbe » (littéralement : batiqui, propriétaire, bonci, barbe, ba, grande).

On m’en parla d’abord à Samba-Marcalla entre Niamina et Ségou. C’est une ravissante petite ville, bâtie sous de grands et beaux arbres, sur la rive gauche du fleuve. Très bien reçu, le voyageur y avait séjourné quelque temps, séduit sans doute par l’ombre bleue dans laquelle s’écoule la douce vie des habitants, En souvenir de leur hospitalité, il fit don à la mosquée d’une potiche destinée à couronner le sommet du petit minaret. Cet ornement s’y voyait encore en 1888. Nos canonnières ayant un Jour jeté l’ancre devant Samba-Marcalla, leurs commandants, MM. Hourst et Davout, obtinrent des habitants cette relique en échange d’un autre vase. La potiche fut ensuite rapportée en France et remise au Ministère des Colonies.

Ayant appris d’autre part qu’un des compagnons de l’homme à la grande barbe était mort de la fièvre à Samba-Marcalla, nos officiers se firent indiquer la tombe de l’Anglais, située sur le bord du fleuve en aval de la ville. L’indication ayant été reconnue exacte, les mécaniciens des canonnières forgèrent une croix en fer qui honore aujourd’hui la sépulture de l’inconnu. Elle porte l’inscription suivante :

À LA MÉMOIRE
D’UN DES COMPAGNONS DE MUNGO-PARK
ENTERRÉ ICI
LA FLOTTILLE DU NIGER (NOVEMBRE 1888)

D’après une tradition qui s’est transmise chez les habitants de Samba-Marcalla les compagnons de Mungo-Park n’étaient plus qu’au nombre de sept. La permission d’entrer à Ségou lui ayant été refusée, il se rendit à Sansanding où il trouva le meilleur aceueil. Il fut l’hôte de Kounto-Mamadi le plus riche commerçant de la ville et grand-père du chef actuel.

CROIX ÉLEVÉE AU COMPAGNON DE MUNGO-PARK.


Celui-ci me raconta que Park avait été très aimé de la population. Il vendait des marchandises et faisait beaucoup de petits cadeaux aux enfants. Une scie dont il fit don à son hôte s’est précieusement transmise dans la famille.

Jusqu’à Sansanding le voyage s’était effectué par terre, en suivant la rive gauche du fleuve : là Mungo-Park s’embarqua sur un grand bateau à fond plat construit par lui-même. Ignorant laquelle des multiples routes il a prise pour parvenir à hauteur de Tombouctou, il m’a été très difficile de retrouver ses traces. Toutefois on m’en parla à Kabara, bien qu’il n’ait pu atteindre ce port par suite de l’hostilité des Touaregs qui l’avaient attaqué à Korioumé et auxquels il avait vigoureusement répondu à coups de fusil.

Mungo-Park dut donc tourner le dos à Tombouctou et continuer la descente du fleuve. Barth a retrouvé le souvenir de son passage à Bamba, puis au coude de Bourroum et à Gaô. L’apparition du blanc à la grande barbe et au grand bateau est restée légendaire sur les rives du Niger oriental. On sait la triste fin de cette audacieuse exploration : l’embarcation se brisa sur les rochers des rapides de Boussa, à une distance relativement courte de l’embouchure du Niger, et le vaillant écossais se noya avec les trois ou quatre compagnons qui lui restaient.

Les soldats et les sommes considérables mises à la disposition de Mungo-Park pour ce second voyage, montrent combien les pays du Niger préoccupaient les Anglais, dès cette époque. Leurs tentatives de pénétration se répètent fréquemment de 1810 à 1825. L’une d’elles, conduite par l’aide de camp du gouverneur de Sierra Loone, le major Laing, est particulièrement remarquée. Le jeune officier parvient, lui aussi, à atteindre le Niger ; il le voit à Falaba. En Angleterre on parla d’un nouveau Mungo-Park. De fait, Laing était écossais comme lui, et ne lui cédait en rien comme solidité de constitution et d’instruction. Le gouvernement anglais mit de même à sa disposition les plus larges ressources ainsi qu’une petite escorte de matelots, et lui confia en 1825 la mission d’atteindre Tombouctou.

Bien que son premier voyage l’eût familiarisé avec les nègres, Laing préféra prendre la route du nord, à travers les pays arabes et berbères. Parti de Tripoli, il passa par Rhadamès, le Touat, Oualata, Araouan, subit dans le désert une agression des Touaregs, et arriva à Tombouctou en août 1826.

J’ai recueilli sur son séjour et sur sa fin des données nouvelles. Encore qu’elles soient parfois en contradiction avec les versions qui ont cours, Je n’hésite pas à leur donner l’hospitalité car elles me viennent d’excellente source. Celui qui me les fournit est en effet réputé à Tombouctou comme le personnage le plus savant et possédant le mieux les traditions de la ville : c’est l’almamy ou le chef religieux, iman de la grande mosquée de Ghinghéréber, un vieillard presque aveugle et cassé par l’âge, mais d’intelligence valide encore. Lui-même tenait ces données de son oncle Alpha Saïdou, grand-cadi de Tombouctou au temps de Laing, parfaitement placé par conséquent pour être renseigné.

Laing est connu sous le nom d’El Raïs (le chef), sobriquet qui lui vint sans doute de son grade de major. Il se présenta comme envoyé du gouvernement anglais au chef de la ville qui était alors Osman-Alcaïdi ben (fils de) Alcaïdi Boubakar. Selon la coutume, celui-ci lui offrit pour demeure l’une de ses maisons. J’ai pu la retrouver, grâce à l’almamv, également, car son oncle Saïdou l’avait habitée dans la suite.

La demeure de Laing est située sur une petite place voisine du grand marché et de la mosquée de Ghinghéréber. Le cadre est celui que J’ai décrit : des maisons misérables, croulantes, quelques huttes en paille et des clôtures en paillassons. Sur l’un des côtés de cette place on remarque un tertre oblong en maçonnerie qui est le tombeau d’un saint ou oualiou. La maison semble avoir été une grande et belle habitation surmontée d’un étage. Je la trouvai en pleine démolition[2].

Sa façade était décapitée. Le premier étage s’étant écroulé, on s’était avisé qu’il serait temps d’y faire des réparations. Aussi la place était-elle encombrée de briques crues qui séchaient au soleil tandis que les maçons dégageaient les ruines de manière à laisser subsister et à réutiliser les murs épais du rez-de-chaussée.

Laing vécut là sans incidents. Les Touaregs l’avaient rançonné, mais non pillé, ainsi qu’on l’a prétendu. Il arriva avec un bagage assez considérable, et put faire au chef de la ville les cadeaux d’usage. Il lui exposa en même temps que son

LA MAISON DE LAING


gouvernement l’avait envoyé à Tombouctou pour voir le commerce et la vie de la ville : les blancs de son pays se plaisaient à connaître les peuples avec lesquels ils n’étaient pas en relations ; il pouvait en résulter de bonnes choses pour les uns et les autres ; souvent déjà on lui avait confié la tâche d’aller au loin et de nouer des rapports. Et dès le deuxième jour de son arrivée on le vit parcourir la ville, prendre des notes, tracer de grandes lignes (des plans ?) sur le papier, et questionner les passants.

Cependant Le chef de la ville, son hôte, entra seul en relations suivies avec lui et vint le visiter assez fréquemment. Les habitants notables et autres gardaient une grande réserve, Ses questions et ses notes les avaient mis en défiance. Il m’a semblé que la faute qu’il commit, et qui lui coûta la vie, fut de ne pas expliquer à tous venants, et par le menu, sa présence et sa mission. « Il n’avait pas su gagner la confiance des gens, me dit textuellement le vieil alamamy. Il n’a pas causé avec eux, il ne les a pas amusés (par ses récits). Sans cela il aurait eu des amis dans la ville. Et ceux-ci l’auraient averti de ce qui se tramait. Ainsi toi, chacun sait que tu n’es ni soldat, ni marchand. Chacun sait que tu veux tout voir, tout entendre, lire nos livres, non pour nous causer du tort, mais pour raconter chez les Blancs les histoires des Noirs. Tout le monde vient chez toi. Ta maison est loin des deux forts, Tu y vis seul avec ton domestique. Eh bien, quelqu’un comploterait contre toi, certainement moi ou l’un de ceux qui te connaissent t’avertirait. »

La population eut peur de Laing, de ses notes et de ses questions. Le surnom militaire d’El Raïs contribua sans doute à leurs craintes. Toujours est-il que le malheureux n’avait rien fait qui pût offenser ou choquer les habitants. Aucun de mes narrateurs n’a laissé échapper le moindre reproche contre lui. En revanche ils me confirmèrent unanimement que le soupçon d’espionnage avait fini par déchaîner une vive hostilité. Tel fut le vrai motif de sa mort, et nullement sa qualité de chrétien, ainsi qu’on l’a pensé.

Quelques jours avant son départ il commit un nouvel excès de zèle. Il voulut connaître Kabara. Son hôte lui représenta l’insécurité de la route. Il s’y rendit néanmoins en une chevauchée nocturne. Cette dernière imprudence semble avoir été décisive. C’est véritablement un espion, pensèrent les habitants. Alors, pressés par le populaire, les notables se concertèrent et décidèrent la perte de Laing. Le chef de la ville, c’est-à-dire son hôte, fut chargé de faire exécuter l’arrêt.

Sur le point de repartir, Laing avait demandé à Osman-Alcaïdi de lui procurer un guide. Il s’était résolu à reprendre la route d’Araouan par laquelle il était venu. Son hôte manda à Tombouctou le chef des Bérabichs, tribu maure dont les campements sont en ces parages. Il s’appelait Sidi Mohamed l’Habeida ; c’est le grand-père du chef actuel. Osman-Aleaïdi fui fit part des craintes de la ville et l’invita à disposer de l’Européen, corps et biens.

Ce point encore est acquis par l’unanimité des témoignages : les Bérabichs n’ont pas tué Laing de leur propre initiative, ni par surprise, ni pour exterminer un chrétien, mais sur l’invite formelle du chef de Tombouctou. Il faut évidemment que cette version nouvelle soit la vraie, car, en l’espèce, les Tombouctiens auraient tout intérêt à rejeter sur les Bérabichs la responsabilité de ce meurtre et non à s’en charger.

Mohamed l’Habeida s’empressa d’accepter ce rôle odieux. Avec les instincts pillards de sa race, il n’eut pas à se faire violence. Laing quitta Tombouctou sous sa garde. Deux jours ils cheminèrent de compagnie vers Araouan, et l’infortuné fut tué à l’aurore du troisième.

Le séjour de Laing et les circonstances qui l’accompagnèrent sont restés, malgré les années, assez vivaces dans le souvenir des habitants, car, sur les instances de l’Angleterre, je pense, le sultan du Maroc fit faire à Tombouctou une enquête sur ce meurtre. À cette époque-là, les autorités ne se soucièrent certainement pas d’assumer la responsabilité du crime et durent mettre toute l’affaire sur le dos des Bérabichs. C’est de cette manière que s’est accréditée en Europe la version qui fait de Laing une victime du fanatisme des gens du Désert.

Une de ses dernières lettres annonçait qu’il avait recueilli de nombreux documents sur Tombouctou. Ces précieux papiers ne manquèrent pas de préoccuper le monde savant et les explorateurs. René Caillié s’en enquiert et rapporte « qu’ils étaient dispersés chez les habitants du Désert ». Vingt-cinq ans plus tard, Barth s’en informe et on lui affirme que rien ne subsiste. Lenz, au contraire, prétend qu’à Araouan on conserve encore les papiers et les effets de Laing.

Dès que nous fûmes installés à Tombouctou, les autorités militaires firent des tentatives répétées auprès des envoyés du chef bérabich pour connaître le sort de ces documents. M. Josse, l’interprète arabe, y mit une particulière insistance. Mais en vain. Les Bérabichs prétendirent que rien n’était resté en leur possession.

De mon côté je m’abouchai durant mon séjour avec une sorte d’agent que ces Maures ont dans la ville. Je ne tardai pas à être avec lui en termes excellents, Il me rendait maint petit service. Un soir je le fis appeler, et, dans le plus grand mystère je lui proposai la forte somme s’il parvenait à retrouver et à me remettre les papiers du Raïs, l’assurant en outre que personne n’en saurait rien dans la ville, ni Européens, ni indigènes. Malgré toute ma diplomatie, je ne fus pas plus heureux : à quelque temps de là il m’affirma que la tribu n’avait conservé ni papiers ni autres objets. Cependant, la défiance aiguë de ces gens, la crainte d’un châtiment qu’ils peuvent conserver (bien qu’on leur ait formellement donné des assurances contraires), enfin le grand respect dont on entoure en ces pays toute chose écrite, me portent à croire que tout espoir ne doit pas encore être abandonné.

Si le premier explorateur qui parvint à atteindre Tombouctou a été un Anglais, celui qui réussit à en revenir le premier fut un Français : René Caillié. Et, en somme, pour l’Europe, la grande affaire était là : revenir, c’est-à-dire soulever un coin de ce mystère qui la passionnait de plus en plus, comme en témoigne une résolution de la Société de Géographie de Paris qui avait fondé un grand prix de 10.000 francs destiné au premier visiteur de Tombouctou.

Voyez la malice des choses, ou, si vous voulez, les voies de la Providence. Mungo-Park et Laing partent accompagnés de tous les vœux et encouragements de leur patrie, disposant de sommes considérables, riches en cadeaux et en marchandises, pourvus d’escortes, — et ils échouent. La réussite est réservée à un humble, à un abandonné, qui dispose de moyens dérisoires, de petites économies, qui a été repoussé et bafoué par les représentants de sa patrie et qui trouve à peine une main amie à serrer, au moment de se mettre en route.

Dans la galerie des explorateurs, la figure de René Caillié est une des plus caractéristiques. Je veux donc en dessiner un peu plus nettement les contours. Non pas seulement parce qu’il fut Français, mais parce qu’il fut un homme. Ses traits sont de ceux qui méritent de rester dans les mémoires. Les voyageurs du temps présent mettent parfois un empressement intempestif à se parer du nom d’explorateur. Caillié est un de ceux qui portèrent le plus dignement ce beau titre : sa vie est un utile rappel à la modestie.

Lui-même nous a raconté en toute simplicité ses origines et sa vocation : « Je suis né en 1800, à Mauzé, département des Deux-Sèvres, de parents pauvres. J’eus le malheur de les perdre dans mon enfance. Je ne reçus d’autre éducation que celle que l’on donnait à l’école gratuite de mon village. Dès que je sus lire et écrire, on me fit apprendre un métier dont je me dégoûtai bientôt, grâce à la lecture des voyages qui occupait tous mes loisirs. On me prêta des livres de géographie et des cartes : celle de l’Afrique où je ne voyais que des pays déserts ou marqués inconnus, excita plus que toute autre mon attention. Enfin ce goût devint une passion pour laquelle je renonçai à tout. »

Le voilà parti pour le Sénégal, âgé de seize ans, et riche de soixante francs. Deux vaisseaux quittent le même port, le même jour, pour la même destination. Il a l’heureuse inspiration de s’embarquer sur celui qui arrivaà bon port. L’autre devait faire un naufrage fameux : c’était la Méduse.

Il débarque à Saint-Louis (1816). On n’y parle que d’expéditions anglaises vers l’intérieur. Il songe à se Joindre à l’une d’elles. Mais un officier français l’en détourne et l’embarque pour la Guadeloupe. Un petit emploi le retient six mois à la Pointe-à-Pitre. Le récit de Mungo-Park lui étant tombé entre les mains, il retourne au Sénégal plus féru que jamais de l’Afrique.

Nous sommes en 1818, et les Anglais n’ont pas ralenti leurs efforts vers l’intérieur. Aux expéditions des majors Peddie et Campbell succède celle du major Gray. René Caillié parvient à sy faire admettre « sans appointements ni engagements d’aucune espèce », heureux seulement de pouvoir faire ses débuts. Tous les autres Européens ont des montures. Lui est obligé de faire la route à pied. S’il n’a pas les mêmes aises, il partage, en revanche, les dangers et les maladies de ses compagnons ; aussi est-il obligé de rentrer en France pour se rétablir.

Cette dure initiation ne le décourage pas. En 1824, le voilà de retour au Sénégal avec une petite pacotille. Il trafique. Ses affaires vont bien. Tel n’est cependant pas son rêve. Ce n’est pas la fortune qu’il est venu chercher. « Déjà, dit-il, Tombouctou était devenu l’objet continuel de tous mes efforts : ma résolution était prise de l’atteindre ou de périr. »

Il ne néglige rien pour assurer la réussite de sa grande entreprise. S’étant rendu compte qu’il lui serait nécessaire de savoir l’arabe et les pratiques de la religion musulmane, il se soumet à une nouvelle épreuve plus rude encore que la première. Il abandonne son commerce et se rend chez les Maures Braknas. Voici son plan : il s’est affublé du costume maure, a pris le nom d’Abd-Allahi (l’esclave de Dieu), et vient à eux pour se convertir à l’Islam et vivre désormais au milieu de leurs tribus. Les vexations, les mauvais traitements et les misères ne lui manquent pas. Mais il apprend à parler, à lire et à écrire l’arabe, et s’initie aux prières musulmanes et au Koran. Il retourne alors à Saint-Louis parmi les Européens, afin de mettre à exécution son projet qui est d’atteindre Tombouctou et de traverser l’Afrique dans toute sa largeur jusqu’en Égypte, en voyageant comme marchand et pélerin de la Mecque.

Ses maux véritables commencent maintenant. Au lieu de recevoir des félicitations pour l’exploit accompli, et des encouragements pour la tâche qu’il se propose, il ne rencontre à Saint-Louis que froideur et sarcasmes de toute espèce. Il demande 6.000 francs pour acheter les marchandises qui lui permettront de jouer son rôle de commerçant maure. Le gouverneur du Sénégal les lui refuse, Pour toute récompense on l’empêche de mourir de faim : la ration de soldat lui est accordée en même temps qu’un emploi de… 50 francs par mois. « Les fatigues et les privations que Je venais d’éprouver me donnaient peut-être le droit d’espérer quelque chose de mieux » se contente-t-il d’observer.

Un nouveau gouverneur arrive, le baron Roger. Caillié reprend espoir, lui fait un rapport sur son séjour parmi les Maures et lui expose le plan de son grand voyage. Voici comment il raconte cette tentative :

« M. Roger repoussa mon projet et me refusa toute aide pécuniaire. Pour tout autre, c’eût été un coup de foudre. Mais ma détermination prenait chaque jour de plus profondes racines. J’eus le courage de revenir à la charge. Ce fut alors qu’on eut la bonté de me promettre une certaine somme à mon retour de Tombouctou…

« À mon retour de Tombouctou ! Et si Je mourais en route… Cette idée effrayante pour un homme qui, par ce malheur, eût laissé sans secours, sans ressources, une sœur qu’il adore, me traça ma réponse : je refusai tout arrangement, et dussé-je mourir, je voulus au moins laisser à l’amie de mon enfance une propriété incontestable : le mérite d’avoir tout fait par moi seul. »

Tandis qu’on lui refusait 6.000 francs, l’Angleterre dépensait 18 millions en tentatives de pénétration sur la côte occidentale d’Afrique ! Il se rend alors dans la colonie anglaise de Sierra-Leone, dont le gouverneur, le général Charles Turner, ne manque pas de s’intéresser à lui. Au lieu de l’emploi ridicule qu’on avait offert à ce Français dans une colonie française, il obtient la direction d’une fabrique d’indigo, et un traitement de 3.600 francs. Il aurait peut-être réussi à obtenir également les 6.000 francs de son voyage, mais le gouverneur lui objecte très judicieusement (en tant qu’Anglais), que le major Laing est déjà en route pour Tombouctou et qu’il ne faut pas tenter de lui arracher la gloire d’arriver le premier.

Cependant Caillié a fait 2000 francs d’économies. Ce refus ne l’affecte plus. Ayant repris le costume maure, il convertit ses économies en pacotille et se met en route (1827). Il a trop peu de marchandises pour se donner comme commerçant, selon son plan primitif. Il se compose donc un nouveau prétexte et raconte sur son chemin : « Je suis né en Égypte de parents arabes. J’ai été pris enfant par des Français faisant partie de l’armée qui était allée en Égypte, et emmené comme esclave en France. Mon maître m’a ensuite conduit au Sénégal pour l’aider dans son commerce, et satisfait de mes services, m a affranchi. Libre maintenant d’aller où je veux, je désire naturellement retourner en Égypte pour y retrouver ma famille et reprendre la religion musulmane. » Ses prévisions se réalisent. Grâce à sa connaissance de l’arabe, de la mimique et des prières du culte musulman, grâce à la fable de ses origines égyptiennes, la route lui est ouverte. Ayant passé par le Fouta-Diallon, atteint le Niger à Kankan, et traversé le royaume Bambara de Ségou, il arrive à Dienné et entre à Tombouctou le 20 avril 1828.

On l’avait pris pour l’homme de son déguisement : comment retrouver dès lors ses traces ? Mes investigations restèrent vaines à Dienné. Je craignais de n’être pas plus heureux à Tombouctou, car les voyageurs arabes et pauvres, comme Caillié, y sont nombreux chaque année : D’autre part il n’avait séjourné que quatorze Jours. Cependant le nom de son hôte, Sidi Abdallah Chébir, qui avait été l’un des négociants les plus considérables de son temps, était parfaitement connu encore. L’une de ses femmes n’était morte qu’en ces dernières années, et son fils peu de temps avant mon arrivée. Je trouvai la maison dans laquelle Sidi Abdallah lui avait donné Île vivre et le couvert, et alors le vieil almamy retrouva dans sa mémoire le souvenir de Caillié lui-même.

René Caillié n’avait pas manqué de faire à son hôte le récit de ses prétendues origines égyptiennes, de ses malheurs et de son esclavage en Europe, et c’est ainsi que je parvins à découvrir ses traces. Le brave négociant, en Arabe amoureux des récits extraordinaires, avait été frappé par ce conte ; homme très pieux au surplus, il avait été très touché du zèle religieux du jeune Égyptien. Celui-ci avait dû lui donner en outre maints détails sur la vie et les coutumes étranges des Européens. De tout cela Sidi Abdallah avait composé une narration qu’il se plaisait à conter entre amis, en l’accompagnant de réflexions judicieuses sur la fidélité à la foi musulmane. L’histoire se répéta longtemps à Tombouctou, si bien que le grand cadi Alfa Saïdou avait cru devoir la noter comme un des épisodes curieux de son époque. [l’avait rédigé son récit sous la dictée de Sidi Abdallah et avait noirci ainsi Quatre feuillets. Quoique le vieil almamy eût hérité d’une parlie des papiers et des livres de son oncle, ce curieux manuscrit ne s’y trouvait pas, m’assura-t-il. Je l’engageai vivement à faire des recherches chez l’autre héritier du cadi. Il me dit alors que les feuillets avaient été brûlés dans un incendie récent. Cette explication ne m’a pas paru mériter grande créance, et, un jour sans doute, quelqu’un sera plus

MAISON DE CAILLIÉ.


heureux que moi. Le récit, probablement, était émaillé d’imprécations à l’adresse des chrétiens, ainsi que le comporte l’aventure, et dès lors il ne se souciait guère de me le communiquer.

La maison que l’on m’indiqua comme ayant été habitée par « l’Égyptien » était située près du marché et dans la même rue que celle de Laing : pour aller de celle-ci à celle-là, il faut traverser une autre rue, selon la relation de Caillié. Son habitation plus heureuse que le logis de Laing, est encore debout, et en fort bon état, intérieurement s’entend. C’est une vaste demeure qui montre bien l’homme important et riche chez qui le pauvre voyageur trouva une gracieuse et large hospitalité. Sidi Abdallah n’habitait pas là ; c’était l’entrepôt de ses marchandises. La maison est occupée de nouveau par un des commerçants considérables de Tombouctou, marocain comme Sidi Abdallah, et qui en a également fait son magasin. Je vis donc cette demeure sous le même aspect qu’elle avait dû apparaître à Caillié.

Autour de deux cours spacieuses, je trouvai « les petites pièces longues et étroites, sans fenêtres, servant indifféremment de magasin et de chambre à coucher », dans l’une desquelles René Caillié avait été logé et où « il étouffait jour et nuit ». L’intérieur en était encombré de colis et de sacs de toute espèce, notamment de ballots de plumes d’autruche et de défenses d’éléphants. Des lances piquées en terre indiquaient que des hommes du Désert occupaient actuellement les pièces étouffantes. Le propriétaire de la maison, Mohamed el Bachir venait, en effet, de recevoir sa caravane annuelle de Tendouf, ville marocaine sur la lisière du Sahara. Les siens avaient là-bas de grands troupeaux de chameaux, et ils pouvaient, malgré l’insécurité des routes sahariennes, continuer leur commerce, parce qu’ils appartenaient à une famille de marabouts, très influente dans le Désert. J’eus avec el Bachir d’excellents rapports. C’est lui qui m’a fourni en grande partie les données sur le commerce actuel de Tombouctou. Il connaissait les Européens, ayant eu des relations avec eux à Mogador où il allait s’approvisionner de nos produits. Néanmoins je fus un Jour surpris de l’entendre me demander des renseignements sur Paris (prononcé Parisse). Il me dit que depuis longtemps il connaissait le nom de cette ville, parce que c’était là que le riche juif marocain qui lui achetait ses plumes d’autruche les envoyait. Mais sa curiosité avait été vivement excitée par le récit des merveilles que lui avait racontées un Marocain qui s’y était rendu pendant l’Exposition, et il voulait savoir S’il n’avait pas été dupe d’un hâbleur. Je le rassurai naturellement et lui racontai en outre toute l’histoire de René Caillié. Risquer sa vie et sacrifier ses intérêts pour la simple satisfaction de voir une ville ou un pays nouveau, cela l’étonna. Il comprit néanmoins qu’à nos yeux sa maison était la plus précieuse de Tombouctou, et J’en profitai pour lui en recommander d’une manière toute parliculière l’entretien et la conservation.

Étaient-ce les sacrifices considérables que le gouvernement anglais avait faits pour Laing ? Était-ce la grande confiance que l’opinion publique avait en la réussite de ce brillant officier ? Toujours est-il que l’Angleterre conçut un vif dépit du succès de René Caillié. Ce dépit alla jusqu’à l’injustice la plus odieuse : les Anglais contestèrent son voyage. Ils mirent en doute et son itinéraire et son séjour à Tombouctou, Ils ne se montrèrent complètement édifiés que vingt-cinq ans plus tard, lorsqu’un Allemand vint confirmer l’exactitude des dires de Caillié.

En 1850, le gouvernement anglais tente un nouvel effort vers le Soudan. Richardson équipe à Tripoli, dans les mêmes conditions d’opulence que Mungo-Park et Laing, unie grande mission dont l’objectif est le lac Tchad. À la demande de la Prusse deux Allemands en font partie. L’un est le docteur Barth.

Tous ses compagnons étant successivement morts de maladie, Barth mène à bonne fin la mission. Après avoir exploré le bassin du Tchad et découvert la Benoué, il prend la route du Bornou et du Sokoto, passe à Say, traverse du sud au nord la Boucle du Niger, et arrive à Tombouctou le 27 août 1853.

Son voyage avait été grandement facilité par sa qualité d’ambassadeur de l’Angleterre et par les riches présents dont il pouvait appuyer ce titre. À Tombouctou cependant, sa situation fut extrêmement critique. Ce fut le moment le plus périlleux de son exploration. L’histoire de son séjour est fort connue dans la vallée du Niger où elle eut des conséquences politiques assez importantes. Encore aujourd’hui, à Tombouctou même, il ne manque pas de gens qui ont vu Barth, ou plutôt Abdoul Kerim, le serviteur du Seigneur, ainsi qu’il se faisait appeler. Il y avait donc à glaner d’intéressants détails.

L’explorateur comptait, pour séjourner tout à l’aise à Tombouctou, sur l’autorité d’un cheik nommé El Backay dont on lui avait vanté et singulièrement exagéré l’importance, et qu’il a fait connaître en Europe avec quelque exagération aussi. Il est facile maintenant de remettre les choses au point et cela est d’importance pour la mémoire de Barth même, car c’est la justification de certains reproches qu’on serait en droit de lui adresser.

Les Backay appartiennent à la tribu des Kountas. Ces Arabes fortement métissés de nègre habitaient, il y a deux siècles encore, le sud tunisien, aux environs de Kairouan. Ils émigrèrent dans le Désert, se répandirent sur la route de Tunis au Soudan et vinrent se fixer dans l’Adrar Saharien (un plateau rocheux au nord-est de Tombouctou) aux environs de la ville de Mabrouck. Depuis, ils se sont rapprochés du Niger. On les trouve maintenant à l’est de Tombouctou, dans les villages des deux rives du fleuve.

Les Backay étaient une famille de marabouts, de savants, non de guerriers. Aucun d’eux n’eut donc l’occasion de « monter sur le trône », ainsi que l’a dit Barth. Ils se contentaient de monter en chaire. Depuis un siècle, leur enseignement et leur sagesse étaient réputés au Sahara. Le premier dont il soit question dans l’histoire de Tombouctou est Sidi Moktar el Kébir. C’était un homme pieux jusqu’au rigorisme : fumer constituait à ses yeux une impureté. Il écrivit un livre intitulé : Taraïfa Koubra (le Grand Taraïfa) que les Kountas possèdent encore et il est à désirer qu’on le retrouve, car il contient des notices historiques, m’a-t-on dit.

Sa renommée de sagesse lui valut d’être appelé à Tombouctou au commencement de ce siècle. Les derniers Roumas et les Touaregs vivaient en très mauvaise intelligence. Ayant été invité à pacifier ces rapports, il détermina le tribut que la ville aurait à payer aux hommes voilés et stipula les engagements que ceux-ci auraient à observer en retour. En d’autres circonstances encore il joua ce rôle de pacificateur. Sa réputation de sagesse et ses élèves s’accrurent. À sa mort (1811), chacun dit : C’était un Saint. Sur le lieu de sa sépulture s’éleva l’habituel édicule et s’accomplirent les habituels miracles. Cette tombe vénérée est encore debout sur une dune, à l’est de Tombouctou.

Son fils Sidi Mohammed maintint la réputation familiale et mourut en 1826 laissant plusieurs enfants dont l’aîné s’appelait Sidi Moktar.

Celui-ci a aussitôt l’occasion de reprendre le rôle de médiateur qui avait si bien réussi à l’aïeul, Les Foulbés s’étant emparés de Tombouctou, la population s’adresse à lui pour intercéder en sa faveur auprès de Cheikou Ahmadou. Il parvient à satisfaire les deux parties, si bien que la ville lui offre une vaste habitation et qu’il quitte définitivement l’Adrar, tandis que d’autre part le roi foulbé le comble d’attentions et de dons. Y a-t-il litige entre des tribus maures et touaregs ? on le consulte. Des contestations s’élèvent-elles entre la ville et ses nomades voisins ? on convient de s’en remettre à son jugement. Il devient l’arbitre attitré de tous ces pays. Rien de plus. Il n’a aucun commandement, aucune fonction publique, aucune situation officielle. C’est un grand marabout, jouissant de la considération générale, recevant de nombreux cadeaux de toutes les personnes pieuses, donnant des leçons très goûtées et suivies par de nombreux talibés venus du Soudan et du Désert. Il est homme de plume aussi, et compose sur les Kountas, les Touaregs et autres hôtes du Sahara, une œuvre historique le Taraïfa Sochora (ou petit Taraïfa) dont nous avons rapporté une copie.

À sa mort en 14847 son fils Ahmadi, issu d’une esclave, veut lui succéder dans cette situation officieuse, honorifique et lucrative. Mais l’ambition d’un de ses oncles l’en évince. Cette rivalité irrite le roi foulbé plein de vénération pour le défunt. Le prestige de la famille est diminué à Tombouctou par cette intrigue. Or cet oncle, cet ambitieux, cet intrigant, n’est autre que le cheik El Backay sur lequel compte Barth. L’ayant emporté sur son neveu, il s’efforçait de restaurer le prestige familial, en se faisant connaître par des voyages dans les pays voisins et séjournait ainsi en 1853 à Goundam, quand l’explorateur atteignit Tombouctou.

Barth croyait évidemment que Backay, au lieu d’être une simple autorité morale, occupait à Tombouctou une situation politique et prépondérante. C’est la seule explication à l’attitude singulière qu’il prit dès son arrivée et dont la maladresse ne pouvait manquer de lui créer des désagréments et pire encore. Contrairement à la coutume, il n’alla pas faire visite au chef de la ville ni aux autorités, se contentant d’attendre le retour du cheik dans l’une de ses maisons. La population fut vivement froissée de ce manque d’égards, et aussitôt l’hostilité se dessina telle que l’Européen fut prévenu de ne pas s’aviser de sortir. Cela dura un mois. Barth pendant ce temps ne vit de Tombouctou que le panorama de la ville du haut de la terrasse de son habitation.

Au lieu de s’améliorer, cette situation s’aggrava au retour d’El Backay. En 1853 Tombouctou faisait partie, ainsi que l’on sait, de l’empire foulbé. Les autorités locales s’étaient empressées d’envoyer un message à Hamdallaï, résidence d’Ahmadou-Ahmadou, pour l’informer de l’arrivée du voyaseur. Très froissé de voir un ambassadeur se rendre à Tombouctou sans lui présenter ses hommages, sans lui adresser des cadeaux, sans lui demander la permission de pénétrer dans une de ses villes, sans même l’en informer, le roi envoya l’ordre de s’emparer de l’étranger et de le lui amener. L’arrivée de cet ordre et d’une troupe de guerriers chargés de l’exécuter coïncida, heureusement pour Barth, avec le retour du cheik.

EI Backay, très flatté de recevoir un ambassadeur, voyant tout le parti qu’il en pouvait tirer pour remonter son prestige, ravi de faire pièce au gouvernement foulbé qui avait contrarié ses ambitions, prit très formellement et très courageusement la protection de Barth. « L’étranger est dans ma main : coupez-la d’abord, si vous voulez le prendre », répondit-il fièrement aux envoyés. Cet incident bouleversa Tombouctou. Les autorités firent des démarches pour engager le cheik à revenir sur sa résolution. En vain. On se disposait à attaquer protecteur et protégé afin d’enlever ce dernier de force. Alors tous deux quittèrent la ville et se réfugièrent dans un campement des environs. Bref, Backay fut forcé d’appeler à son aide les pires ennemis de Tombouctou, les Touaregs ; grâce à eux, Barth parvint à échapper au sort de Laing et à rentrer en Europe.

Depuis le jour de son arrivée jusqu’à l’heure de son départ, l’explorateur vécut donc à Tombouctou en prisonnier, confiné dans sa maison où ses serviteurs et ceux de son hôte montaient la garde. Pas même un jour il n’a pu visiter librement la ville, ni s’y promener même une heure. Il en vit quelques rues seulement, en passant, entouré d’une escorte, quand le cheik et lui allaient se réfugier dans le Désert pour échapper à l’hostilité de la population, ou lorsqu’ils rentraient en ville, l’orage conjuré. Il a vu Tombouctou par les yeux de ses serviteurs ou d’autres tiers. Voilà pourquoi cette partie de son œuvre est une grande déception ; pourquoi le récit malgré sa longueur est vague et vide. C’est le détail copieux de ses craintes, de ses espoirs, de ses anxiétés, au sujet de sa vie d’abord, de son départ ensuite.

PLAN DE TOMBOUCTOU.


Quelques passages intéressants se noient dans un fatras de détails oiseux, d’après le procédé cher aux savants allemands. Au lieu de tracer des aperçus nouveaux sur la ville mystérieuse, il déblatère contre les domestiques comme une ménagère acariâtre, ou nous entretient encore et encore de la santé de ses chameaux. Aussi René Caillié, ayant vu, observé et interrogé à merveille pendant les quatorze Jours qu’il vécut à Tombouctou, a-t-il rapporté une moisson incomparablement plus riche que Barth qui y séjourna de longs mois. Si l’on juxtapose les deux récits, si l’on n’en retient que les passages concernant Tombouctou, on s’aperçoit que les dires de Barth ne sont que l’amplification des renseignements recueillis par son prédécesseur : tout l’essentiel, toute la substance en a été avancée par René Caillié.

Dès lors on demeure quelque peu surpris de voir Barth, après avoir été obligé de citer à mainte reprise René Caillié, traiter celui-ci, du haut de son titre de docteur, d’ « homme tout à fait incapable ».[3] Et cette surprise se change en stupéfaction lorsqu’il prétend ailleurs que « personne n’a pu, comme lui, représenter sous son vrai jour, la ville et ses habitants ».[4] C’est un exemple nouveau à l’appui du mot ancien : on peut être un grand savant et un petit esprit. René Caillié a donné beaucoup au-delà de ce que l’on pouvait attendre d’un homme qui n’avait appris qu’à lire et à écrire, d’un miséreux qui ne mangeait pas tous les jours à sa faim, d’un malheureux qui venait d’être rongé par le scorbut. Barth a été, à Tombouctou tout au moins, au-dessous de ce que promettait sa haute instruction.

Nous avons la générosité de lui fournir des excuses devant la postérité. Les événements l’ont empêché de voir de la ville autre chose que ses toits. La même raison l’empêcha de connaître ses habitants. Il a contre lui le sentiment public. D’autre part, El Backay est en révolte contre les autorités de la ville et contre le maître du pays, le roi foulbé. Les indigènes s’éloignent de l’un comme de l’autre. Barth vécut dans la société du cheik qui était un étranger, et de ses frères, de chefs touaregs, foulbés, bérabichs et autres gens du Désert, étrangers également. Ainsi s’explique qu’il n’ait pu se procurer aucun des ouvrages de la littérature tombouctienne ; qu’il n’ait pas appris le nom du véritable auteur du Tarik, dans une ville où chacun le connaît : qu’il n’ait pas trouvé un exemplaire de ce précieux livre dans une ville où ils sont nombreux, où chacun en a lu ou entendu quelque fragment. Il est forcé de se contenter des extraits hâtivement copiés sur un exemplaire trouvé à Gando, et il en compose un chapitre historique, le seul nouveau de son œuvre. Il y mêle confusément l’histoire des Songhoïs et celle de Tombouctou, si bien que de l’amusante et pittoresque chronique soudanaise, il fait une chose plate et ennuyeuse. N’est-on pas en droit de demander mieux à un savant patenté, si exigeant pour ceux qui ont puisé leur instruction à l’école primaire ?

On sait que l’habitation du cheik El Backay n’est plus aujourd’hui qu’un monceau de ruines. La maison voisine où il offrit l’hospitalité à Barth est au contraire restée telle que l’a décrite l’explorateur, et il est à souhaiter qu’on la conserve avec non moins de soins que celle de Caillié. Tombouctou n’a pas abondance de souvenirs européens et, toutes choses étant remises à leur place, il n’y a véritablement pas lieu de garder rigueur à la mémoire de Barth. Son caractère hargneux et son infatuation lui causèrent de son vivant des désagréments suffisants. Les Européens se souviendront avec reconnaissance à Tombouctou qu’il fut le premier à tracer le cours du Niger oriental jusqu’à Say et qu’il a défriché de vastes champs à la géographie autour du lac Tchad.

J’ai retrouvé d’autres traces du passage de Barth, sur son rôle d’ambassadeur notamment. À son retour en Europe il avait exposé au gouvernement anglais un plan de pénétration vers Tombouctou. Ce plan reposait surtout sur l’autorité exagérée qu’il attribuait, par un sentiment de vive reconnaissance sans doute, au cheik EI Backay. Les routes les plus courtes d’Algérie et du Sénégal étant déjà aux mains de la France, il préconisait la voie du Niger, en remontant le fleuve depuis son embouchure. Il faisait valoir l’appui d’El Backay, d’autant plus favorable à une entreprise des Anglais que les progrès des Français dans le sud-algérien l’inquiétaient vivement.

MAISON DE BARTH.

Le gouvernement anglais s’empressa de tenter la chose. La prise de Tombouctou a fait tomber entre nos mains de curieux documents. Ils sont inédits et nous les publions intégralement : ils montrent les plans et la mise en œuvre de l’Angleterre, sans nécessiter un mot de commentaire.

I
Lettre de Lord Clarendon au cheik El Backay.

Louange à Dieu ! Qu’il soit glorifié !

De la part de Clarendon, premier ministre de la Reine et du gouvernement anglais, au très honoré et très noble, au cheik savant parmi les savants, qui brille par son intelligence, Sidi Mohamed El Backay, ben Sidi Mohamed, ben Sidi Moktar EI Kounti, auquel nous adressons tous nos remerciements et l’expression de notre considération. Que Dieu le récompense. Ainsi soit-il !

Salut à vous !

Que Dieu vous accorde sa bénédiction et sa miséricorde, ainsi que les plus pures de ses grâces.

Je vous fais savoir que la Reine d’Angleterre à entendu le rapport du Docteur Barth, nommé Abdel Kérim chez les Arabes, qui vous a visités sur son ordre, dans vos pays, dans le but de renouveler l’amitié qui existait déjà entre vous et nous, et de vous faire connaître à Elle, Barth nous a appris la façon bienveillante dont vous l’avez reçu, et qui ne peut s’oublier. Vous l’avez protégé contre les gens sans foi qui ne savent pas distinguer le bien du mal. Dieu vous récompensera de ces bonnes actions que sa loi vous recommandait ! Il nous a mis au courant de votre force et de votre courage. Nous en avons ressenti une grande joie.

Les lettres que vous avez envoyées avec lui sont arrivées. Nous les avons lues et nous avons bien compris ce qu’elles contenaient. Cela à été pour nous une joie immense. Les espérances du gouvernement anglais ont été comprises par vous. Ce qu’il veut, c’est ouvrir les yeux des Arabes du Sud sur le commerce, et tout ce qui s’y rapporte. Et il sait maintenant que vous avez vu avec plaisir notre mission, et avez accepté avec joie notre amitié.

Nous vous donnons notre parole que cette amitié qui nous lie ne diminuera pas durant les siècles, et que tout ce que désireront de nous les Arabes, nous le ferons, sans rien augmenter ni diminuer. Nous les aiderons dans tout ce qu’ils seront dans l’impossibilité de faire, et comme notre gouvernement est fort et bien assis, nous pourrons protéger vos gens qui se rendront vers nous, surtout avec l’aide de votre Seigneurie, qui depuis longtemps a montré sa puissance et son amitié pour nous.

La Reine a éprouvé une grande joie lorsqu’elle a connu les bienfaits dont vous avez comblé Abdel Kérim, qui a pu revenir en paix, grâce à votre réception, aux honneurs dont vous l’avez entouré, et Elle vous envoie des cadeaux composés des produits fabriqués en Angleterre. Ces cadeaux dont le détail vous arrivera, sont emballés dans des caisses envoyées au colonel, consul général de Tripoli, qui vous les fera parvenir. Fasse Dieu qu’ils vous arrivent en bon état et sécurité, et qu’ils vous plaisent et vous réjouissent !

Nous vous demandons et recommandons de dire au chef des Aoulémmiden et au chef des Tademekket que la Reine d’Angleterre a reçu les lettres qu’ils Lui ont envoyées par Abdel Kérim. Nous en avons tous été heureux. Elle vous prie de dire à ces chefs qu’Elle leur adresse le salut, et leur envoie un poignard et un sabre ; le poignard pour l’un, le sabre pour l’autre. Il vous sera facile de reconnaître ces objets, car le nom du destinataire est écrit sur chacun d’eux.

Pour terminer cette lettre, nous vous dirons que notre plus grande joie serait de voir venir chez nous un des vôtres, surtout un enfant de votre propre maison, dont la visite nous honorerait. Nous voudrions lui montrer notre force, nos fabriques, enfin beaucoup de choses.

Que Dieu prolonge votre vie et vous conserve à vivre.

Fait à Londres le 15 avril 1857.
Votre ami
Clarendon,
premier ministre du gouvernement anglais.
VUE PRISE DE LA TERRASSE DE LA MAISON DE BARTH.
II
Lettre du consul anglais de Tripoli, à EL Backay.

Louanges au Dieu unique. Que Dieu accorde sa bénédiction à celui après lequel il n’y a plus de prophète (autrement dit : Mahomet).

À notre ami le noble Seigneur, le très haut, très savant, très parfait Sidi Ahmed Backay.

Que notre salut lui parvienne avec l’expression de notre considération.

Vous trouverez dans cette lettre un écrit du ministre Clarendon avec la traduction en arabe. Cet écrit est la réponse à la lettre écrite par vous.

Lorsque vous aurez lu cette lettre, vous saurez que le gouvernement anglais a envoyé un vapeur sur le fleuve qui sort de vos pays, et a recommandé à ceux qui le montent de faire tous leurs efforts pour arriver jusqu’à vous. Veillez sur eux. Nous désirons nous lier d’amitié avec les peuples de vos pays, et nous faire connaître d’eux, surtout à Tombouctou que vous habitez. Nous demandons à Dieu de nous faciliter cette tâche, car il en résultera un grand bien pour tous vos pays et pour nous aussi.

Le fils de votre sœur, Sidi Mohamed, et les gens de sa suite se portent bien. Il est chez moi en ce moment, attendant les cadeaux que doit lui envoyer le gouvernement, et les écrits qui scelleront l’amitié existant entre vous et nous.

Notre gouvernement avait déjà donné le choix à Sidi Mohamed en plusieurs choses : il voulait envoyer un navire qui l’aurait emmené chez nous, ou bien il voulait le récompenser ici même et le faire repartir chez vous, ou bien encore il pouvait rester chez moi jusqu’à la fin de l’hiver et au commencement du printemps, et alors un navire l’aurait conduit en Angleterre. Sidi Mohamed préfère retourner d’ici : c’est aussi ce que désire de préférence mon gouvernement, car il redoute pour lui le froid qui règne dans nos pays. Ce froid est très grand… etc.

Le navire annoncé ne remonta Jamais jusqu’à Tombouctou. Aucun Backay n’alla visiter l’Angleterre et ses fabriques. Les « joies immenses » de lord Clarendon furent passagères : ses espérances ne se changèrent point en résultats.

Après le départ de Barth, son protecteur n’a guère le loisir de donner suite aux projets ébauchés entre eux. Avant tout il est obligé de songer à lui-même. Sa généreuse attitude, qui l’a popularisé en Europe, a grandement ébranlé sa situation à Tombouctou. Des rapports très tendus avec les autorités foulbés et la méfiance des habitants pour ce protégé des Touaregs l’obligent désormais à une réserve extrême.

Cependant la période la plus critique du Soudan approche. L’invasion toucouleur monte peu à peu du sud vers le nord. EI Hadj Omar marche de victoire en victoire. L’empire foulbé est menacé (1860).

En ce péril, Ahmadou-Ahmadou songe naïvement à opposer un homme de religion à celui qui se pose en Réformateur pour justifier ses incessants massacres. Le cheik El Backay rentre en scène : invité à intervenir comme médiateur auprès du Nouveau Prophète, il garde d’abord rigueur au roi foulbé et refuse. Puis il adresse à El Hadj un message de paix accompagné de présents considérables. Pour toute réponse, le conquérant toucouleur invite ironiquement El Backay lui-même à se hâter de lui rendre hommage. Alors celui-ci flagelle le faux prophète d’une satire en vers ! Et pendant ce temps Ahmadou-Ahmadou périt. Les Toucouleurs s’installent dans Hamdallaï, la capitale foulbé, et une de leurs colonnes, sous le commandement d’Alfa Oumar, entre à Tombouctou, pille la ville et saccage l’habitation d’El Backay.

Dans le Désert où il s’est réfugié, le cheik se décide enfin à agir. À son instigation, Touaregs et Kountas se jettent dans la mêlée. La colonne d’Alfa Oumar, chargée du butin de Tombouctou, est surprise nuitamment et détruite. Les vainqueurs, renforcés des Foulbés, assiègent ensuite El Had] Omar dans Hamdallaï et l’emportent de nouveau, ainsi que l’on sait. Le péril toucouleur semble conjuré. Mais voilà que la division se met parmi les alliés.

À cette nouvelle, le cheik El Backay quitte Tombouctou pour rétablir l’accord. Sur le point d’arriver à Hamdallaï, il tombe malade dans une petite localité de la rive droite du Niger, à Sarédina, et y meurt huit Jours après (1864).

Abbidin qui, selon Barth, était son fils préféré, essaya en vain de reprendre à Tombouctou la situation de ses pères. Ni les Touaregs, ni les habitants ne le lui permirent. Il tenta alors de Jouer un rôle politique dans le pays des Deltas, puis tomba dans le brigandage, pillant et terrorisant les rives du Niger Noir et du Niger Blanc, sous prétexte de combattre les Toucouleurs. Il fut tué par eux en 1890, près de Dienné, à la suite d’un pélerinage qu’il était venu faire à la tombe de son père.

Telle est jusqu’à notre arrivée à Tombouctou l’histoire de ces Backay dont le sort préoccupait à juste titre l’Europe reconnaissante. C’est malheureusement l’histoire de la décadence d’une grande et noble famille du Désert. Je mentionnerai encore un épisode assez curieux. Un matin, à Berlin, Barth s’était réveillé avec l’idée qu’il ferait bien d’écrire au général Faidherbe, gouverneur du Sénégal, et de lui recommander les Backay pour le cas où l’un d’eux aurait besoin de sa haute protection. Il envoie sa lettre. Précisément au moment où elle arriva à Saint-Louis, un Ouled Backay s’y trouvait sous la prévention d’espionnage et à la veille d’être condamné à mort par un conseil de guerre. Faidherbe s’empressa naturellement d’élargir le prisonnier et le renvoya à Tombouctou, acquittant ainsi la dette de Barth et de l’Angleterre.

Au moment de notre entrée à Tombouctou, voici quelle était la situation de la famille. Deux fils du cheik, Baba Ahmed et Baï vivaient encore. Rentrés dans l’Adrar Saharien, berceau de leur famille, ils s’étaient fixés à dix jours de Tombouctou, à Tached-Aït (la montagne de pierre) « que l’on voit trois Jours avant d’y parvenir ». Non seulement l’influence qu’exerçaient leurs aïeux sur les Touaregs a disparu, mais ils sont en très mauvais termes avec leurs voisins, les Touaregs-Aïr.

Un petit-fils du cheik Ahmed, qui semble vouloir relever le prestige de la famille, réside à Gourou sur le Niger, à l’est de Tombouctou. Il a adressé aux autorités françaises une lettre pour demander si la France était disposée à continuer les bonnes relations établies par Barth. On lui a répondu affirmativement. Mais la situation des uns et des autres est si précaire qu’ils ne peuvent nous être d’aucune utilité. Un seul Backay, Ahmadi-Alouata, réside à Tombouctou avec une position modeste et il est dans les meilleurs termes avec les autorités.

Quant aux Kountas en général, on verra bientôt que nous n’avons pas trop à nous en louer.

EXCURSION PHOTOGRAPHIQUE AUTOUR DE TOMBOUCTOU.
  1. Les Portugais s’étaient préoccupés au siècle précédent de nouer des relations avec l’intérieur de l’Afrique occidentale. Cependant les documents portugais que nous possédons ne parlent que des rois de Mali, de Mossi, etc., sans mentionner un effort sur Tombouctou. D’autre part, le Tarik ne s’occupe à aucun moment des Portugais : si des relations directes avaient existé il n’aurait certainement pas manqué de les rapporter.
  2. J’ai pu acquérir sans peine des démolisseurs une petite fenêtre mauresque, en bois, provenant du premier étage, où le voyageur s’était tenu de préférence durant son séjour, et j’ai rapporté cette pauvre relique, qui a tous les titres pour figurer au musée de Greenwich, à côté des épaves polaires de Franklin.
  3. Barth : Vol. IV - page 38, édition française.
  4. Barth : Vol. IV - page 442, édition allemande.