Tomyris
TOMYRIS,
TRAGEDIE.
A
SON ALTESSE SERENNISSIME
MADAME
LA DUCHESSE
DU MAINE.
Rincesse, digne Sang de ces nobles Ayeux,
Que la gloire a placez au rang des demi-Dieux,
Reçois l’humble tribut d’une Muſe timide.
Du ſort de mes pareils c’eſt ton goût qui décide :
D’un accueil favorable honore Tomyris :
Un ſeul de tes regards en fera tout le prix.
Je n’ai pu lui choiſir de retraite plus ſure,
Pour la mettre à couvert des traits de la cenſure :
Hé, n’eſt-ce pas chez toi qu’on voit de toutes parts,
Comme en un lieu d’aſyle, accourir les beaux Arts ?
Fugitifs, effrayez des horreurs de la Guerre,
Ils ſemblent ſe bannir du reſte de la Terre ;
Et les neuf doctes Sœurs, par l’aveu d’Apollon ;
Du beau ſéjour de Sceaux font leur ſacré Vallon.
C’eſt-là qu’avec plaiſir on te voit ſur la Scene,
Imiter tour à tour Thalie & Melpomène.
Quelles graces alors ! que d’attraits à la fois !
Prête aux plus foibles vers la douceur de ta voix.
Mais puis-je m’arrêter (& ſans m’en faire un crime)
A ce qui n’eſt qu’un jeu de ton eſprit ſublime ;
Lorſqu’un ſi vaſte champ s’ouvre devant mes pas ?
Que ne puis-je y courir ! que n’y verrois-je pas !
Quels ſecrets à nos yeux dérobe la nature,
Dont tu n’oſes percer la nuit la plus obſcure !
Quel abîme profond s’offre à l’eſprit humain,
Dont tu ne te ſois pas applani le chemin ?
Mais quels ſont les projets où ma Muſe s’égare ?
Quoi ? je vais dans les airs me perdre avec Icare
J’oſerois te chanter ! que j’en ſuis encor loin !
Non, ce n’eſt pas à moi qu’appartient un tel ſoin.
Heureuſe, ſi je puis, pour le prix de mes veilles,
Occuper un moment tes yeux & tes oreilles !
Mais plus heureuſe encor (je n’oſe m’en flater)
Si tu cheris mes Vers juſqu’à les reciter !
Quel ſeroit mon deſtin ! Une gloire ſi belle,
D’une nouvelle ardeur animeroit mon zele.
Tous mes Vers à ton nom conſacrez déſormais,
Seroient trop aſſurez de ne vieillir jamais.
TOMYRIS, Reine des Meſſagetes.
CYRUS, Roi de Perſe.
ARYANTE, Roi des Iſſedons.
MANDANE, Princeſſe des Medes.
ARTABASE, Ambaſſadeur de Cyrus.
ARIPITHE, Capitaine des Gardes de Tomyris.
ORONTE, Général des Iſſedons.
GELONIDE, Confidente de Tomyris.
CLEONE, Confidente de Mandane.
GARDES.
TOMYRIS,
TRAGEDIE.
ACTE PREMIER.
Scène première.
Ui, malgré les tranſports que ma douleur m’inſpire,
Apprenons quelles loix Cyrus veut nous preſcrire.
C’eſt ſon Ambaſſadeur qui demande à me voir :
Je veux bien l’écouter ; allez le recevoir,
Aripithe, & qu’il ſoit introduit dans ma Tente.
Scène II.
Aigne le juſte Ciel répondre à mon attente !
Puiſſe le fier Vainqueur nous accorder la paix !
Ne me fais pas rougir par d’indignes ſouhaits.
Cyrus eſt mon Vainqueur. De ſes ſanglantes rives
L’Araxe a vû partir mes Troupes fugitives ;
Et de mes Ennemis ce Camp environné,
Ne laiſſe aucun eſpoir au Scythe conſterné.
Mais en vain je prévoi ma perte inévitable,
Le cœur de Tomyris eſt toujours indomtable.
Ah, Madame ! ce cœur, fût-il encor plus fier,
Peut-il de vos États voir le ravage entier ?
Mais au moins partagez nos mortelles alarmes ;
Ecoutez nos ſoupirs, voyez avec nos larmes,
Tant de ſang qui pour vous en ces lieux a coulé.
Acheve, & parle-moi de mon fils immolé.
Ranime mon courroux par ces honneurs funébres
Que je viens de lui rendre au milieu des ténébres.
Montre-moi ce bucher dont la noire vapeur
Elevoit juſqu’au Ciel mes vœux & ma douleur.
Ce tombeau, cette cendre, & cette urne funeſte
De Spargapiſe, helas ! c’eſt tout ce qui me reſte,
O mon fils !
Ah ! Madame, il n’y faut plus ſonger.
Dis plûtôt que je dois périr, ou le venger.
Cyrus nous fait trembler, mais qu’il tremble lui-même ;
Je tiens en mon pouvoir la Princeſſe qu’il aime ;
Et lorſqu’il ſe promet de triompher de moi,
Je me trouve en état de lui faire la loi.
Ah ! plûtôt de ces lieux qu’il parte avec Mandane ;
Qu’il répaſſe l’Araxe, & revoye Ecbatane.
Prévenez notre perte, & calmez ſon courroux.
Nous avons trop gémi ſous le poids de ſes coups ;
Le ſeul nom de Cyrus eſt l’effroi de la terre :
Qu’il porte loin d’ici le flambeau de la guerre.
Quels que ſoient les malheurs que tu me fais prévoir,
Je ne me repens pas d’avoir fait mon devoir.
Peut-être je me ſuis attiré cet orage :
Mais tu ſçais que Cyrus me donnoit de l’ombrage.
A l’hymen de Mandane il élevoit ſes vœux.
Cet hymen m’alarma. D’indiſſolubles nœuds
Uniſſoient contre moi Cyrus & Ciaxare.
Des Médes, tu le ſçais, l’Araxe nous ſépare.
Que n’auroient ils point fait ſoûtenus des Perſans,
Ces voiſins qui ſans eux n’étoient que trop puiſſans ?
Toujours la liberté fut chere aux Maſſagetes.
Non, pour porter des fers nos mains ne ſont point faites,
Gélonide, & je crus qu’il falloit prévenir
Un malheur que mes yeux liſoient dans l’avenir.
Tout me favoriſoit. Frapé de jalouſie,
Créſus contre Cyrus armoit toute l’Aſie.
Je prens ce tems heureux, j’aſſemble des vaiſſeaux ;
Spargapiſe eſt chargé de traverſer les flots :
Il s’embarque, & ſuivi d’une nombreuſe eſcorte,
Mouille devant Sinope, où l’Euxin le tranſporte.
Des douceurs du repos Cyaxare enyvré,
A ce revers du ſort n’étoit point préparé.
Dénué de Soldats, que peut-il entreprendre ?
Il ſonge à ſe ſauver ne pouvant ſe défendre.
Il fuit, il abandonne, agité de frayeur,
La Princeſſe ſa fille au pouvoir du Vainqueur :
Ainſi, de tant d’Etats l’orgueilleuſe Héritiere
Au milieu de ſa Cour, devint ma priſonniere ;
Et conduite en ces lieux par les ſoins de mon Fils,
Le deſtin de l’Aſie en mes mains fut remis.
Les armes à la main, Cyrus nous la demande ;
Mais il en frémira s’il faut que je la rende.
Vous pourriez…
Ce que peut Tomyris réduite au deſeſpoir.
La ſeule ambition n’eſt pas ce qui m’anime :
Cyrus m’oſe outrager ; mais je tiens ma victime.
Je t’en atteſte ici, Flambeau de l’Univers,
La mort, la ſeule mort pourra briſer ſes fers.
Scène III.
Adame, de Cyrus l’Ambaſſadeur s’avance.
Qu’il entre.
Scène IV.
E Vainqueur préſſé par ſa clemence,
Aux droits de ſa Victoire est prêt à renoncer,
Madame, c’eſt à vous enfin à prononcer
Du ſort de vos Sujets l’Arrêt irrevocable.
Cependant, quand ſon bras peut vous perdre à jamais,
Il en ſuſpend les coups pour vous offrir la paix.
Rendez ſans différer Mandane à Cyaxare.
Le crime eſt pardonné, pourvu qu’on le répare.
Que parlez-vous de crime ? Et de quel front, Seigneur,
Pouvez-vous me vanter les bontés d’un Vainqueur
Qu’on a vu jusqu’ici de ſang inſatiable,
Par d’éclatans forfaits ſe rendre mémorable ?
Quoi ? ne peut-il ſouffrir Mandane entre nos mains ?
Lui qui bravant les loix des Dieux & des humains,
Sur de pompeux débris vient d’élever son Trône ?
N’a-t-il pas mis aux fers Sardis & Babylone ?
Et ſemant en tous lieux l’épouvante & l’horreur,
Jusqu’aux murs de Memphis étendu ſa fureur ?
Dans quel coin de l’Aſie eſt-il encor des Princes
Dont il n’ait par le fer ravagé les Provinces,
Il traîne après ſon char vingt captifs couronnés.
Qui lui donne ce droit ſur ces infortunés ?
Cependant il ſe plaint, il accuſe, il condamne ;
C’eſt un crime, dit-il, que retenir Mandane :
Tandis qu’il foule aux pieds tant de Rois abatus ;
Et qu’il met ſes fureurs au nombre des vertus,
Pour obtenir de moi la Princeſſe qu’il aime,
Aux trônes uſurpés qu’il renonce lui-même
Que par un noble exemple il oſe m’exciter,
Et je verrai, Seigneur, ſi je dois l’imiter.
Je ſuis ſurpris, Madame, & je ne puis m’en taire :
Vous blâmez un Héros que l’Univers revére.
Cependant ſes vertus, malgré vos ſoins jaloux,
Ont fait aſſez de bruit pour venir juſqu’à vous.
Mais il en faut ici rappeller la mémoire,
Puiſque l’on me réduit à défendre ſa gloire :
Vous ſçavez de Cyrus quels furent les Ayeux ;
Il les voit remonter juſqu’au Maître des Dieux.
Il fit trembler les Rois, même avant que de naître.
L’Aſie en frémiſſant le reconnut pour Maître,
Et pour nous annoncer ſa future grandeur,
Le Dieu qui nous éclaire en perdit ſa ſplendeur.
Je ne vous parle point des fureurs d’Aſtyage,
Qui pour trancher ſes jours, choiſit la main d’Arpage.
Cyrus fut garanti de cette affreuſe loi,
Et par le ſoin des Dieux il vécut, il fut Roi.
Ce Roi dont la naiſſance avoit troublé le monde,
Se bornoit à regner dans une paix profonde ;
Lorſque des Lydiens le Maître ambitieux,
Se chargea d’accomplir les volontés des Dieux.
Créſus fut le premier à nous faire la guerre ;
Son trône par Cyrus d’abord fut mis par terre ;
Le fils de Nitocris partageant ſa fureur,
Bientôt dans Babylone eut part à ſon malheur.
De ces deux Rois unis tel fut le ſort funeſte.
Ils tomberent ; leur chute entraîna tout le reſte :
Et Cyrus ſignalant la douceur de ſes loix,
Fait autant de Sujets que l’Aſie eut de Rois.
D’un ſort commun à tous j’excepte Cyaxare ;
Mais à quitter le ſceptre enfin il ſe prépare.
De ſon pere Aſtyage il condamne l’erreur,
Et donne à ſes États Cyrus pour Succeſſeur.
Charmé de ſes exploits il voit ſans jalouſie
Qu’il mérite lui ſeul l’Empire de l’Aſie ;
Il céde, il reconnoît que les Dieux tout-puiſſans
Le veulent tranſporter des Médes aux Perſans :
Et, content de regner encor dans ſa famille,
Il deſtine à Cyrus & ſon trône, & ſa fille.
Enfin avec les Dieux tout ſemble conſentir.
Et moi ſeule aujourd’hui je veux le démentir.
Cyrus aſpire en vain au trône d’Ecbatane,
S’il ne doit y monter qu’en épouſant Mandane.
Si je laiſſois unir deux Empires ſi grands,
Bientôt dans mes Voiſins je verrois mes Tyrans.
Je ſuis libre ; & plûtôt que me voir aſſervie,
Je perdrai, s’il le faut, & le Trône, & la vie.
Cyrus, de ſes exploits prêt à borner le cours,
Vous laiſſe votre ſceptre, & reſpecte vos jours.
Il vous offre la paix ; acceptez-la, Madame
N’attirez plus ſur vous & le fer & la flâme.
Pour avoir de mon Roi négligé les avis,
Il vous en a coûté le ſang de votre fils.
Et contre ce cruel c’eſt-là ce qui m’anime.
Des rigueurs du deſtin lui faites-vous un crime ?
Votre fils n’eſt pas mort de la main de Cyrus.
Le voyant expiré, que pouvoit-il de plus ?
Pour permettre à vos pleurs d’en arroſer la cendre.
Dans un pompeux cercueil il vient de vous le rendre.
Vains honneurs ! faux reſpects ! Ah ! je dois l’en punir,
Ma fureur plus longtems ne peut ſe contenir ;
Et Cyrus a pris ſoin de la rendre implacable.
En vain au monde entier ſon nom eſt redoutable,
En vain ſous ſa puiſſance il penſe m’accabler ;
S’il ne quitte ces lieux, c’eſt à lui de trembler.
Fier des ſanglans effets de ſa valeur cruelle,
Il me brave, il inſulte à ma douleur mortelle.
Le barbare ! il me rend mon fils dans un cercueil.
Qu’il s’éloigne, ou bientôt, pour punir ſon orgueil,
Dans le même cercueil je lui rendrai Mandane.
S’il balance, elle eſt morte, & lui ſeul la condamne.
Dieux ! qu’entens-je ! Ah ! craignez le courroux de Cyrus.
Portez-lui ma réponſe, & ne repliquez plus.
Scène V.
U’avez-vous fait, Madame ? O Ciel ! quelles tempêtes
Cette horrible menace aſſemble ſur nos têtes !
Hé, crois-tu que Cyrus, par un funeſte effort,
De Mandane aujourd’hui veuille avancer la mort ?
Non ; pour ſauver ſes jours il mettra bas les armes,
Et bientôt ſon départ va calmer tes allarmes.
Laiſſer Mandane aux fers, ou lui ravir le jour,
Quel Arrêt pour Cyrus ! quel ſort pour ſon amour !
Tu le plains ! juſtes Dieux ! Je ſuis bien plus à plaindre.
Il ne tiendroit qu’à vous de n’avoir rien à craindre.
Hélas !
Fut de votre grand cœur l’unique paſſion ;
Et la perte d’un fils n’eſt pas irréparable,
Aryante vous reſte.
Le jeune Spargapiſe à mes ordres ſoumis,
Ne me montra jamais qu’un ſujet dans un fils.
Aryante plus fier, n’eſt pour moi qu’un rebelle ;
Son frere mort lui donne une fierté nouvelle,
En vain des Iſſedons je l’ai déclaré Roi,
Il n’eſt pas ſatisfait, s’il ne regne ſur moi.
C’eſt pour vous ſecourir qu’il eſt venu, Madame.
Je perce mieux que toi les ſecrets de ſon ame.
Il a beau ſe cacher ; j’entrevois tous les jours
A quel prix il me prête un importun ſecours.
Il adore Mandane, il s’oppoſe à ma haine.
Je le voi : vous craignez qu’il ne la faſſe Reine,
Et qu’un jour Cyaxare appuyant ſon deſſein,
Ne vous faſſe tomber le ſceptre de la main.
Non, d’un ſi vain projet je ne m’allarme guére.
Plût aux Dieux qu’à mon fils deſormais moins contraire,
Mandane conſentît à le voir ſon Epoux !
J’aurois bien plus d’eſpoir, & bien moins de courroux.
Cyrus ſeroit trahi ; je ſerois trop vengée.
Mais enfin trop avant je me ſuis engagée ;
Il eſt tems que mon cœur ſe montre tout entier.
Gélonide, ce cœur qui te paroit ſi fier,
Quand il pourſuit Cyrus, crois-tu qu’il le haïſſe ?
Quoi, Madame… ?
L’amour fait mon plus grand ſupplice.
Dieux ! que m’apprenez-vous ? Quoi ! Cyrus auroit pu
Vous inſpirer…
Pour l’aimer, Gélonide, en faut-il davantage ?
D’un ſeul de ſes regards ma flame fut l’ouvrage.
Tu te ſouviens du jour où ce fier Conquerant
Sur ces bords malheureux parut comme un torrent.
Il me fit demander un moment d’entrevue,
J’y conſentis ; mon ame en eſt encore émue.
Mon cœur à ce Heros en eſclave ſoumis,
N’oſa plus le compter entre ſes ennemis.
Il demanda Mandane, & tu peux bien comprendre
Si je fus jamais moins en état de la rendre.
Tu ſçais quel fut le fruit d’un ſi long entretien.
Cyrus demandoit trop, & je n’accordai rien.
La nuit nous ſépara : mais l’amour qui m’enflâme,
Avoit gravé ſes traits dans le fond de mon ame.
J’en perdis le repos ; que te dirai-je enfin ?
On offrit à Cyrus ma Couronne & ma main.
De maximes d’Etat je couvris ma foibleſſe,
Et mon ambition parla pour ma tendreſſe.
Quel en fut le ſuccès ? Cyrus, l’ingrat Cyrus,
Pour prix de mes bontés m’accabla d’un refus.
Ah ! rappellez ici la fierté de votre ame.
Il faut punir Cyrus, mais par l’oubli, Madame.
Hé puis-je oublier ? Crois-tu que mon amour,
Comme il s’eſt allumé, s’éteigne dans un jour ?
Que tu le connois mal ! Mais connois-je moi-même,
Dans ce que j’entreprens, ſi je hais ou ſi j’aime ?
Sçai-je bien ſi je dois aux tranſports de mon cœur
Donner le nom d’amour, ou le nom de fureur ?
Hélas ! en éloignant Cyrus de ma Rivale,
J’exerce une vengeance à mon amour fatale.
Mon cœur en gémira. Je le ſçai, je le voi ;
Mais ma Rivale au moins gémira comme moi.
Ma peine partagée en ſera moins affreuſe.
Je ferai mon bonheur de la voir malheureuſe.
Du départ de Cyrus voilà ce que j’attens ;
Mais qu’il parte aujourd’hui : demain il n’eſt plus tems.
Ma fureur ſouffre trop à ſe voir ſuſpendue.
Qu’il ſe hâte, l’ingrat, ou Mandane eſt perdue.
Ah ! Madame, craignez que le Roi votre fils…
Vous ſçavez qu’à vos loix ſon cœur eſt peu ſoumis.
Que ne fera-t-il point pour ſauver ce qu’il aime ?
S’il oſe l’entreprendre, il eſt perdu lui-même.
Mais il vient, & je dois me contraindre à ſes yeux.
Scène VI
Uelles ſont les horreurs qu’on m’aprête en ces lieux,
Madame ? Si j’en croi ce qu’on vient de me dire,
A me donner la mort votre vengeance aſpire.
Car j’adore Mandane, & c’eſt vous dire aſſez
Qu’il faut d’un même fer que nos cœurs ſoient percés.
Hé ! qui vous fait aimer ma mortelle ennemie ?
Dois-je étouffer ma haine au gré de votre envie ?
Et ne pourrai-je enfin venger la mort d’un fils,
Qu’autant que par ſon frère il me ſera permis ?
Pour vous avoir fait Roi, ne ſerrai-je plus Reine ?
Prince, défaites-vous d’une fierté ſi vaine,
Songez que de ma main votre ſceptre eſt un don :
Je veux regner ici ; regnez dans Iſſedon.
Ainſi donc, je ne dois qu’aux bontés d’une mere
Un ſceptre qui me fut deſtiné par un pere,
Madame Ce dépôt, que vous m’avez rendu,
Etoit donc votre bien, & ne m’étoit pas dû ?
Un fils plus fier que moi, vous répondroit peut-être,
Que même dans ces lieux il peut parler en Maître ;
Et qu’autrefois ſon pere ayant nommé deux Rois,
D’un frere qui n’eſt plus lui tranſmit tous les droits.
Non, regnez, j’y conſens ; & chez les Maſſagetes
Juſqu’au dernier ſoupir ſoyez ce que vous êtes.
Mais ne me forcez pas par une injuſte loi,
A ceſſer d’être fils, pour n’être plus que Roi ;
Et ne menacez plus les jours de ma Princeſſe,
Lorſqu’à la proteger tant d’amour m’intereſſe.
Je devrois n’écouter que mon reſſentiment :
Mais je pardonne au fils les fautes de l’Amant.
Sçachez que vous n’avez que graces à me rendre ;
Que j’ai plus fait pour vous que vous n’oſiez prétendre ;
Et que ſi le ſuccès répond à mes deſſeins,
Mandane pour toûjours demeure entre vos mains.
Adieu ; mais déſormais par plus d’obéiſſance
Montrez ce que ſur vous peut la reconnoiſſance.
Scène VII.
Ronte, qu’en crois-tu ? Tu l’entens, tu le vois.
Son orgueil ſe dément pour la première fois.
Dois-je être en ſureté pour moi, pour ce que j’aime ?
Je l’avourai, Seigneur, ma ſurpriſe eſt extrême,
Et je connoîtrois mal le cœur de Tomyris,
Si d’un tel changement je n’étois pas ſurpris.
Je le connois trop bien pour m’y laiſſer ſurprendre ;
Je ſçais de ſes bontés ce que je dois attendre.
Non, ma ſuperbe Mere a beau diſſimuler :
Plus elle me raſſure, & plus je dois trembler.
N’ai-je pas vu cent fois ſon cœur de ſang avide,
Ne prendre en ſes projets que ſa fureur pour guide ;
Et ſacrifiant tout à ſes moindres ſoupçons,
Tracer à ſes enfants de ſanglantes leçons ?
Je frémis des horreurs que mon eſprit raſſemble.
Mais ſi je dois trembler, qu’à ſon tour elle tremble.
Du ſang de Tomyris j’ai déja la fierté.
Si je vais quelque jour juſqu’à ſa cruauté,
Juſqu’à ſuivre ſes pas ſi jamais je m’égare,
Je ſerai digne fils d’une mere barbare.
Ne précipitez rien, Seigneur, & gardez-vous
D’attirer ſur vous-même un funeſte courroux.
Ah ! qu’il tombe ſur moi ce courroux ſi terrible,
Sans frapper de mon cœur l’endroit le plus ſenſible !
Je ſçai que je devrois, aimant ſans être aimé,
A défendre Mandane être moins animé.
Je te dirai bien plus ; je voi que ſi j’éclate,
Pour mon heureux Rival je ſauverai l’ingrate.
Mais enfin je l’adore, & quel que ſoit mon ſort,
Je ne puis conſentir qu’on lui donne la mort :
Et ſi le coup partoit de la main de ma Mere,
Plus loin que je ne veux j’étendrois ma colére ;
Mon cœur au deſeſpoir n’examineroit rien ;
Mon pouvoir en ces lieux ne cede pas au ſien.
Ses Sujets qu’un beau zele en ma faveur enflamme,
Ne vivent qu’à regret ſous les loix d’une femme.
Ils font ſonder mon cœur par de ſecretes voix.
Si je les en avoue, ils ſoutiendront mes droits.
D’ailleurs, mes Iſſedons pleins d’une noble envie,
Pour me rendre mon rang perdront cent fois la vie ;
Et Tomyris enfin, malgré tout ſon orgueil,
En ſoulevant les flots peut trouver un écueil.
Elle n’a pas beſoin que ma fureur s’irrite,
Et je ne ſens que trop… Mais que veut Aripithe ?
Scène VIII.
H ! Seigneur, accourez. Nos Scythes éperdus
N’oſent plus ſoutenir les efforts de Cyrus.
Dieux ! Qu’eſt-ce que j’entens ?
Cyrus eſt dans nos tentes.
Dans nos tentes, ô Ciel !
Au milieu des Perſans le montrent à nos yeux ;
Mais ſes terribles coups nous l’annoncent bien mieux.
Viens, Oronte, ſuis-moi, hâtons-nous, le tems preſſe,
Allons à mon Rival diſputer ma Princeſſe.
ACTE II.
Scène première.
On, ne condamne pas un ſi juſte courroux…
Mais en vain Tomyris a ſuſpendu mes coups,
Je ſçaurai de mon frere achever la vengeance,
Puiſque ſon meurtrier eſt en notre puiſſance.
Contentez-vous, Seigneur, d’avoir mis dans les fers
Un Roi qui menaçoit d’y mettre l’Univers,
Et jouiſſez en paix du fruit d’une Victoire,
Qui doit vous élever au comble de la gloire.
J’ai vaincu mon Rival ; mais s’il ne perd le jour,
J’ai tout fait pour ma gloire, & rien pour mon amour.
Tu connois ſa valeur : plus elle eſt éclatante,
Plus à ma ſureté ſa mort eſt importante.
Oui, je dois l’immoler, puiſqu’enfin je le puis ;
Et je le crains encor, tout vainqueur que je ſuis.
Tu l’as vu comme moi. Quel courage intrepide !
Combien de jours tranchés par ſon fer homicide !
Tout tomboit ſous les coups qui partoient de ſa main,
Ils étoient au-deſſus de tout l’effort humain.
Je ne puis ſans frayeur m’en retracer l’image :
A travers mille horreurs ſe frayant un paſſage
Terrible, & tout couvert de pouſſiere & de ſang,
Ce Guerrier furieux voloit de rang en rang ;
Par-tout devant ſes pas marchoit la mort horrible :
Les ſiens étoient vaincus, lui toûjours invincible ;
Et ſi mes Iſſedons ne l’avoient arrêté,
C’en étoit fait, Mandane étoit en liberté.
Dieux ! par combien d’exploits leur foi s’eſt ſignalée !
La valeur de Cyrus, par le nombre accablée ;
N’a pu le garantir du plus affreux revers.
Mais c’étoit peu pour moi de lui donner des fers :
J’en voulois à ſa vie, Oronte ; & ſans ma Mere,
J’appaiſois par ſa mort les mânes de mon frere.
Tomyris l’a ſauvé de mon premier tranſport,
Elle m’a défendu de lui donner la mort.
Quel eſt donc l’intérêt qu’elle prend à ſa vie ?
Croit-elle ſa fureur foiblement aſſouvie,
Si l’ennemi cruel que ſa haine pourſuit,
Deſcend par un ſeul coup dans l’éternelle nuit ?
Veut-elle, pour répondre à l’horreur qui l’anime,
Au milieu des tourmens immolant ſa victime,
Arroſer de ſon ſang le tombeau de ſon fils ?
Non, elle eſt moins cruelle, & s’il m’étoit permis,
Seigneur, de pénétrer dans le cœur d’une Reine,
Peut-être j’y verrais plus d’amour que de haine.
Que dis-tu ? Quoi, ma Mere aimeroit mon Rival ?
Oui, Seigneur.
Mais dois-je ajouter foi…
Et ſon empreſſement, & ſa frayeur extrême ;
Quand le fer à la main prêt d’immoler Cyrus,
Vous n’aviez qu’à frapper pour ne le craindre plus,
Arrête, a-t-elle dit : garde-toi de pourſuivre,
Ou toi-même avec lui tu vas ceſſer de vivre.
Seigneur, à ſon amour ce mot eſt échappé.
Hé, moi j’ai pu l’entendre, & je n’ai pas frappé !
Ah ! j’ouvre enfin les yeux. Par un rapport ſincere
On m’avoit informé des projets de ma Mere.
Elle offroit, diſoit-on, & ſon ſceptre & le mien ;
Pour s’unir à Cyrus d’un éternel lien.
Je rejettois ce bruit. Hé ! Le moyen de croire
Qu’une Reine à ce point pût oublier ſa gloire ?
Il faut donc que Cyrus par-tout ſoit mon Rival !
Ah ! Ciel… Des deux côtés l’attentat eſt égal.
Qu’il cherche à m’enlever mon ſceptre, ou ma Princeſſe,
Ma main l’en punira : tout le veut, tout m’en preſſe.
Oui, de tous ſes deſſeins j’arrêterai le cours,
Dût ma Mere en fureur s’armer contre mes jours.
Contre des jours plus chers craignez qu’elle ne s’arme :
Tremblez pour la Princeſſe.
Si j’étois ſans amour, je ſerois ſans frayeur ;
Et de mon ennemi prêt à percer le cœur,
Juſques dans ſa prison j’irois, malgré la Reine,
Eteindre dans ſon ſang mon implacable haine.
Cachez donc avec ſoin ce dangereux courroux.
Montrez à Tomyris à ſuſpendre ſes coups.
Sa main prête à frapper conſultera la vôtre,
Et pour l’objet aimé vous craindrez l’un & l’autre.
Dieux ! il me faudra donc trembler à tous momens ?
Mais je vois Tomyris : cachons nos ſentimens.
Scène II.
U deſtin de Cyrus qui vous a fait l’arbitre ?
De grace, expliquez-vous. Dites-moi par quel titre,
Au mépris de mon rang, de mon autorité,
Sur ſa vie, à mes yeux, vous avez attenté ?
Hé, ſur quoi fondez-vous cette injuſte colere ?
Cyrus nous a privés, vous d’un fils, moi d’un frere ;
Et lorſqu’entre mes mains le Ciel remet ſon ſort,
Il ne m’eſt pas permis de lui donner la mort ?
Spargapiſe erre encor ſur le rivage ſombre.
Cyrus ſacrifié doit appaiſer ſon ombre,
Puiſqu’un même interêt nous en fait une loi,
Qu’importe qui l’immole, ou de vous, ou de moi ?
Vous parlez d’immoler !… O Ciel ! qu’oſez-vous dire ?
Songez-vous de Cyrus combien vaſte eſt l’empire ?
Combien de Rois unis fondroient ſur nos États ?
Combien de bras enfin vengeroient son trepas ?
Que dis-je ? de Cyrus la redoutable Armée
Par ſa ſeule priſon eſt aſſez animée ;
Et ſi quelques Perſans ont péri par nos coups,
Il n’en reſte que trop pour nous immoler tous.
Prêts de voir éclater de nouvelles tempêtes
Gardons entre nos mains de quoi ſauver nos têtes.
C’eſt à moi d’approuver vos ordres ſouverains,
Cependant, ſi j’oſois dire ce que je crains…
Parlez, je le permets ; expliquez votre crainte.
Oui, puiſqu’il m’eſt permis de parler ſans contrainte,
Je crains que ce captif un jour par votre choix
Ne ſoit aſſez puiſſant pour m’impoſer des loix.
Vous avez ſur un fils des droits que je reſpecte :
Mais de mon ennemi la grandeur m’eſt ſuſpecte ;
Et ſi de vos ſecrets je ſuis bien informé,
Je ne puis ſur ce point être aſſez allarmé.
Vous êtes bien ſervi ; mais ceux qui me trahiſſent,
Pour lire ces ſecrets dont ils vous éclairciſſent,
Juſqu’au fond de mon cœur ont-ils porté les yeux ?
Cyrus, vous le ſçavez, eſt un ambitieux.
Si l’hymen l’uniſſoit un jour avec Mandane,
Rien ne balanceroit la puiſſance Perſane :
Et, s’il faut qu’à mon tour je ne vous cache rien,
Pour rompre cet hymen j’ai propoſé le mien.
Mais avez-vous penſé qu’une honteuſe chaîne
Dût m’unir pour jamais à l’objet de ma haine ?
J’ai voulu déſunir Cyaxare & Cyrus,
Traverſer leurs projets, les rompre, & rien de plus.
Madame, pardonnez, ſi mon ame ſéduite…
Je devrois vous punir d’éclairer ma conduite ;
Mais en vain à mes loix vous êtes peu ſoumis ;
Je ne puis m’oublier que vous êtes mon fils.
Oui, malgré vos froideurs, je ſens que je vous aime,
Et je veux vous forcer à le ſentir vous-même.
Je ne voi qu’à regret que l’interêt du rang
Etouffe en votre cœur les tendreſſes du ſang.
Mes deſſeins, quels qu’ils ſoient, vous donnent de l’ombrage.
Hé bien, il faut vous mettre au-deſſus de l’orage.
Tant que vous me craindrez, vous ne m’aimerez pas,
Et les bienfaits ſuſpects ne font que des ingrats.
Pour bannir les ſoupçons dont votre ame eſt remplie,
Je veux qu’avec Mandane un nœud ſacré vous lie.
Avec Mandane ! ô Ciel ! de quoi me flatez-vous ?
Oui, je vous le promets, vous ſerez ſon époux.
Voyez quelle ſera pour lors votre puiſſance !
Combien d’Etats ſoumis à votre obéiſſance :
Croyez-vous que Mandane approuve…
Aſpirez à ſon Trône, & non pas à ſon cœur.
De Cyrus à ce prix je veux mettre la tête,
Elle l’aime, il ſuffit ; & ſi ſa main n’eſt prête,
Bien loin de condamner votre reſſentiment,
Je me joins avec vous pour perdre ſon Amant.
Allez. (aux Gardes) Auprès de moi, Gardes, que Cyrus vienne.
Sur-tout que ſans témoins ici je l’entretienne.
Scène III.
JE vais donc le revoir ce funeſte Vainqueur.
Quels troubles, juſtes Dieux ! s’élevent dans mon cœur ?
Eſt-ce haine ? eſt-ce amour ? ou tous les deux enſemble ?
Je deſire, je crains, je ſoupire, je tremble.
C’eſt ce même Cyrus qui vient de m’offencer.
Je veux l’entretenir ; mais par où commencer ?
Montrerai je à ſes yeux la honte de ma flâme ?
Soutiendrai-je ſi mal la fierté de mon ame ?
Non, c’eſt trop t’abaiſſer, ſuperbe Tomyris ;
Songe que pour ton cœur c’eſt aſſez d’un mépris.
Par ſes premiers refus tu n’es que trop punie.
D’un outrage nouveau préviens l’ignominie.
L’inflexible Cyrus ajouteroit enfin
Le refus de ton cœur au refus de ta main.
C’eſt à toi, mon courroux, c’eſt à toi de paroître :
Eclate, & de mon cœur rens-toi l’unique maître.
Que Cyrus immolé… Que dis-je ? Quel tranſport !
Quoi ? moi-même à Cyrus je donnerois la mort ?
Ah ! ne vaut il pas mieux que Mandane périſſe ?
Eſt-il pour mon ingrat de plus cruel ſupplice ?
Mais on vient ; c’eſt lui même. Endurcis-toi, mon cœur.
Tu ne peux le punir avec trop de rigueur.
Scène IV.
POurquoi m’appelle-t-on ? Fiere de ma défaite,
N’en goûtez-vous encor qu’une joie imparfaite ?
Pour rendre votre gloire égale à mes revers,
Dois-je offrir à vos yeux la honte de mes fers ?
Ou plutôt penſez-vous qu’un lâche effroi me glace,
Et me jette à vos pieds pour vous demander grace ?
D’un triomphe ſi vain cessez de vous flatter.
Dans l’abyme où le ſort m’a ſçu précipiter,
Je garde aſſez d’orgueil pour braver ſon caprice.
Il vient de me trahir : telle eſt ſon injuſtice.
Mais duſſé-je m’attendre au plus affreux trépas,
Je répons que mon cœur ne me trahira pas.
Mes jours ſont en vos mains, diſpoſez-en, Madame.
Seigneur, n’irritez pas les tranſports de mon ame.
Par un nouvel orgueil ceſſez de m’outrager ;
C’eſt déja trop pour moi que d’un fils à venger.
C’eſt à vous de calmer la fureur qui m’anime ;
Vous ſçavez que ſon ſang demande une victime.
Je ne vous parle plus de l’offre de ma foi ;
La main de mon Captif n’eſt pas digne de moi.
Non, Prince ; & vous voyez par quel revers étrange
De vos premiers refus la fortune me venge.
Mais comme elle pourroit à mon tour m’abaiſſer,
A l’hymen de Mandane il vous faut renoncer.
A l’hymen de Mandane !
Qu’après avoir vaincu, je veuille vous la rendre,
Moi qui l’ai fierement refuſée à vos vœux,
Quand le ſort du combat étoit encor douteux ?
Je vous l’ai déja dit, nous fuyons l’eſclavage.
Des Voiſins trop puiſſans nous donnent de l’ombrage.
Nous regardons l’hymen dont on vous a flatté,
Comme l’écueil fatal de notre liberté.
Non, ne l’eſperez point. Ce n’eſt pas tout encore :
Mandane eſt dans mes fers ; Aryante l’adore ;
C’eſt en les uniſſant que je veux deſormais
Aſſurer à mon Peuple une conſtante paix.
Oui, que mon fils l’épouſe ; & la guerre eſt finie.
Qu’il l’épouſe ! Ah ! plutôt qu’il m’arrache la vie !
Sans moi déja ſa main vous eût ravi le jour :
Il avoit à venger ſon frere & ſon amour ;
Et ſa bouche en ces lieux vient de me faire un crime
D’avoir à ſa fureur dérobé ſa victime.
Il s’abuſe, & je veux qu’il avoue aujourd’hui
Que lors qu’il faut punir je frappe mieux que lui.
Je laiſſe à d’autres cœurs la vengeance ordinaire.
Non, votre ſang verſé n’eût pu me ſatisfaire.
Un cœur comme le mien, ſçait par un digne effort,
Inventer des tourmens plus cruels que la mort.
L’ambition vous guide, & l’amour vous enflâme ;
Ah ! par ces deux endroits je veux fraper votre ame,
Et vous livrer en proie au tourment ſans égal
De voir Sceptre & Maîtreſſe au pouvoir d’un Rival.
Ce Rival n’aime point, ou je ne dois pas craindre
Qu’en adorant Mandane il oſe la contraindre.
Mais, Madame, je veux qu’oubliant ſon devoir,
Il exerce ſur elle un injuſte pouvoir ;
Quels que ſoient ſes projets, croit-il que Cyaxare
Souffre que de ſon Trône un Etranger s’empare ?
Si ſon cœur pour mes feux ſe déclare aujourd’hui,
Je ne le dois qu’au ſang qui m’unit avec lui :
Ou plutôt, ſi j’aſpire au Trône d’Ecbatane,
Je fonde tous mes droits ſur le cœur de Mandane.
Il eſt inébranlable, & j’oſe me flatter
Qu’aucun Rival ſur moi ne pourra l’emporter.
L’approche de la mort eſt aſſez effroyable,
Pour faire chanceler ce cœur inébranlable.
Grands Dieux !
Seigneur, ou vous réſoudre à la voir expirer.
A lui percer le ſein trop de fureur m’anime ;
Elle mourroit, vous dis-je.
Hé ! quel eſt donc ſon crime ?
Quoi ? pour ſes intérêts je viens de perdre un fils ;
Et vous me demandez quel crime elle a commis ?
Ne me contraignez pas d’en dire davantage,
Et, s’il m’échape un mot, craignez tout de ma rage.
Inhumaine, éclatez ; je l’attens ſans effroi :
Mais épargnez Mandane ; & ne perdez que moi.
Non ; & de l’immoler ma main impatiente…
Pour la derniere fois, qu’elle épouſe Aryante.
Je vais vous l’envoyer. Noubliez pas, Seigneur,
Que je vous ai chargé d’y préparer ſon cœur.
Juſte Ciel !
Mais je vous fais peut-être un plus grand ſacrifice.
Au point que je la hais, ce n’eſt pas ſans effort,
Que je puis me priver du plaiſir de ſa mort.
Enfin vous l’allez voir, lui parler, & l’entendre ;
Et j’en ai dit aſſez pour vous faire comprendre
Que du ſort de ſes jours vous allez décider ;
Qu’il importe ſur-tout de la perſuader.
N’oubliez aucun ſoin, s’il le faut, auprès d’elle.
Prenez les noms honteux d’ingrat & d’infidelle.
Adieu ; pour la sauver menagez les inſtans,
Et le fer à la main ſongez que je l’attens.
Scène V.
Rappé, ſaiſi d’horreur à cet Arrêt terrible,
A tout autre revers je demeure inſenſible ;
Et j’ai preſque oublié qu’après tous mes exploits,
Je viens d’être vaincu pour la premiere fois.
Grands Dieux ! qu’auprès de vous les Puiſſances mortelles
Doivent ſe préparer à de chutes cruelles !
J’ai fait voler mon nom aux plus lointains climats ;
J’ai fait trembler les Rois, j’ai détruit leurs États ;
Rien n’a pu s’oppoſer aux déſirs de mon ame ;
Et je me trouve enfin vaincu par une femme.
Mais ce n’eſt rien encor. Cette femme en fureur,
Après m’avoir vaincu, m’inſpire la terreur.
Ma fermeté s’étonne, & ma raiſon s’égare.
Que venois-je chercher dans ce climat barbare ?
O toi qu’on veut priver de la clarté du jour,
Et qui n’as d’autre crime ici que mon amour !
Ne viens-je de ſi loin faire éclater mon zele,
Que pour te dire enfin : Je ſuis un infidele ?
Cependant il le faut, j’en ai reçu l’arrêt.
Pour te donner la mort le fer eſt deja prêt.
Mais on vient. Juſtes Dieux ! C’eſt Mandane elle-même.
Peut-on plus triſtement recevoir ce qu’on aime ?
Scène VI.
L eſt donc vrai, Seigneur, vous êtes en ces lieux ?
Oui, c’eſt Cyrus captif, qui ſe montre à vos yeux,
Madame ; & le deſtin jadis ſi favorable,
Du plus heureux des Rois fait le plus miſerable.
Après cette rigueur qu’il exerce ſur vous,
Je ne puis murmurer de reſſentir ſes coups.
Cyrus chargé de fers, doit ſoulager mes chaînes ;
Cyrus infortuné doit adoucir mes peines.
Madame, du deſtin contre nous irrité
Vous ne connoiſſez pas toute la cruauté.
Non ; ſes plus rudes coups ont beau fraper mon ame,
Vous pouvez ſeul…
Hélas ! hé, que puis-je, Madame ?
M’aimer, & c’eſt aſſez pour combler mes deſirs.
Renouvellons l’ardeur de nos premiers ſoupirs ;
Rappellons cette foi ſi ſaintement jurée :
Cet amour dont le tems reſpecte la durée ;
Cet hymen qui devoit à jamais nous unir.
Quels maux n’adoucit point un ſi cher ſouvenir ?
Mais quoi ? vous vous troublez. Vous gardez le ſilence.
Vous détournez les yeux.
Dieux ! quelle violence !
Ah ! que vous m’allarmez ! expliquez-vous, Seigneur ;
Votre cœur n’a-t-il plus pour moi la même ardeur ?
Ah ! Madame…
Ne peut plus ſoûtenir…
Epouſez Aryante.
Que j’épouſe Aryante ! Ah, cruel ! eſt-ce vous
Qui devez m’inſpirer le choix d’un autre Epoux ?
Je ſçai qu’à mon Hymen vous êtes deſtinée :
Mais que ſert cette foi que vous m’avez donnée,
Si mon cœur…
Achevez.
Je ne mérite pas que vous bruliez pour moi.
Otez-moi votre amour, donnez-moi votre haine,
Je ſuis…
Pourſuivez.
Ciel !… Gardes, qu’on me remene.
Scène VII.
Ue deviens-je, Cléone ? & quel ſort eſt le mien ?
Que m’a-t-on annoncé ? Quel funeſte entretien !
Cyrus, dont j’attendois ici ma délivrance,
Cyrus, dans mes malheurs ma dernière eſperance,
Cyrus que j’implorois dans mon funeſte ſort,
Ce Cyrus, vient enfin pour me donner la mort.
En faveur d’un Rival tu vois ce qu’il m’inſpire.
Hélas ! en me quittant qu’a-t-il voulu me dire ?
Il eſt… Ah ! le cruel n’a parlé qu’à demi.
Du coup qu’il me portoit ſans doute il a frémi ;
Mais de cet entretien tout ce que je rappelle,
Ne m’annonce que trop qu’il eſt un infidèle.
Madame, pardonnez. Sur un ſimple ſoupçon
Vous accuſez trop-tôt Cyrus de trahiſon.
Non ; d’un crime ſi noir ſon cœur n’eſt pas capable.
Hé, tu veux l’excuſer ! il n’eſt que trop coupable.
N’as-tu pas vu toi-même avec quelle froideur
Il a reçu l’aveu de ma conſtante ardeur ?
Quel trouble il a fait voir ! quel deſordre, Cleone !
Non, je n’en puis douter, le cruel m’abandonne ;
Et plus barbare encor pour moi que Tomyris,
Il veut… Mais quel ſoupçon vient frapper mes eſprits ?
Si j’en crois Aryante ; au perfide que j’aime
La Reine offre ſa main avec ſon diadême.
Auroit-il accepté… Puis-je en douter, grands Dieux ?
Cyrus n’eſt pas Amant, il eſt ambitieux.
Si du fond de l’Aſie il vient briſer mes chaînes,
Mon Trône eſt le ſeul prix qu’il propoſe à ſes peines.
Cet eſpoir le flattoit ; le ſort l’a démenti,
Et dans ce grand revers il a pris ſon parti.
L’ingrat ne m’aime plus.
Qu’il ne brula jamais d’une plus belle flâme ;
Qu’étouffant un amour qui vous ſeroit fatal,
Son cœur pour vous ſauver, vous cede à ſon Rival.
Captif, il eſt contraint de ceder à l’orage :
Il ſçait de Tomyris tout ce que peut la rage.
Il prévoit les malheurs qui vont tomber ſur vous.
Que ne m’épargnoit-il le plus cruel de tous !
Croit-il donc que l’exil, la priſon, la mort même
Approche du malheur de perdre ce qu’on aime ?
Que de tout autre ſort mon cœur ſoit allarmé ;
Helas ! s’il le peut croire, il n’a jamais aimé.
Mais tu prétens en vain me rendre l’eſperance ;
Je n’ai vu dans ſes yeux que de l’indifférence.
L’ingrat pour Tomyris garde tout ſon amour.
Ma Rivale triomphe ; & peut-être en ce jour…
Non, ne le ſouffrons pas. Viens ; qu’on cherche Aryante.
S’il m’aime, qu’il me ſerve au gré de mon attente.
Ah ! s’il oſe arracher Cyrus à Tomyris,
Il peut tout eſpérer ; ma main eſt à ce prix.
ACTE III.
Scène PREMIERE.
Ui, Seigneur, Tomyris m’a chargé de vous dire
Qu’à combler tous vos vœux Cyrus même conſpire.
Pour arracher Mandane aux plus funeſtes coups,
Feignant d’être infidelle, il a parlé pour vous ;
La Princeſſe alarmée, interdite, incertaine :
Pour mieux être éclaircie a demandé la Reine ;
Et vous rendrez bientôt graces à Tomyris
De tout ce que pour vous ſes ſoins ont entrepris.
Ce que tu dis, Oronte, a-t-il quelque apparence ?
Et dois-je ſur ta foi reprendre l’eſperance ?
Quoi ! je pourrois… hélas ! que j’aime à me tromper !
Si le deſtin me rit, c’eſt pour me mieux fraper.
Du bien qu’il me promet, l’agréable menſonge,
Sans doute en un moment s’enfuira comme un ſonge,
Et mon heureux rival… ah ! j’en frémis d’horreur.
Mon eſpoir en mourant r’anime ma fureur.
Fortune, de tes coups c’eſt ici le plus rude.
J’avois fait de mes maux une longue habitude ;
Mais, ſi près d’un bonheur où je n’oſois penſer,
Malheur à mon Rival, s’il m’y faut renoncer.
Mais on vient…
Scène II.
N ces lieux Cyrus prêt à ſe rendre,
Vous demande, Seigneur, un moment pour l’entendre,
Et la Reine conſent…
Le ſeul nom de Cyrus rallume ma vengeance ;
Et comment ſans horreur ſoutenir ſa préſence ?
Scène III.
Ous triomphez, Seigneur, de tenir ſous vos loix,
Un Roi qui commandoit aux plus ſuperbes Rois,
Avant que les deſtins vous donnant la victoire,
L’euſſent précipité du faîte de la gloire.
Mais quoi que ce triomphe ait pour vous d’éclatant,
La fortune ennemie, en me précipitant,
Vous en offre un nouveau, que vous n’oſiez attendre ;
Oui, juſqu’à vous prier elle me fait deſcendre.
Malgré tout mon orgueil je m’y trouve réduit,
Et c’eſt le ſeul deſſein qui vers vous me conduit.
Vous ſçavez pour quels jours je vous demande grace ;
D’une Reine en fureur vous ſçavez la menace,
Mandane doit périr, ou vous voir ſon époux,
Il faut qu’elle choiſiſſe entre la mort & vous.
Je prévois ſes refus, j’en prévois la vengeance,
Et c’eſt à vous, Seigneur, à prendre ſa défenſe ;
Car je ne penſe pas qu’à lui donner la mort
Avec ſes ennemis ſon Amant ſoit d’accord :
Et quand de ſon trépas l’épouvantable image
Lui feroit accepter un Hymen qui l’outrage ;
Ce bien eût-il pour vous mille fois plus d’attraits,
J’oſe m’en aſſurer, vous ne voudrez jamais
Qu’une grande Princeſſe en ſecret vous accuſe
D’arracher une main que ſon cœur vous refuſe.
Et ſur quoi croyez-vous, qu’en acceptant ma foi,
Sans l’aveu de ſon cœur ſa main ſe donne à moi ?
Le trône que j’occupe eſt-il indigne d’elle ?
Mon amour ne peut-il en faire une infidelle ?
Et tout ce que j’ai fait pour lui ſauver le jour,
Seroit-il trop payé par un tendre retour ?
Quoi ? Mandane pourroit… Non, je ne le puis croire ;
Pour trahir ſes ſermens elle aime trop ſa gloire ;
Et du don de ſon cœur je ſerois peu jaloux,
S’il s’étoit oublié juſqu’à bruler pour vous.
A quel point oſez-vous vous oublier vous-même ?
Quoi ? tout chargé de fers… Dieux ! quel orgueil extrême !
Vaincu, juſqu’au mépris vous portez votre cœur ;
Que feriez-vous de plus ſi vous êtiez vainqueur ?
Si le deſtin ſur vous m’eût donné la victoire,
Mon cœur à s’abaiſſer eût mis toute ſa gloire.
N’en doutez point, Seigneur ; des Rois tels que Cyrus,
Ne ſont jamais plus fiers que lorſqu’ils ſont vaincus.
Mais ſçavez-vous, Seigneur, qu’une fierté ſi vaine,
A quelque éclat enfin pourroit porter ma haine,
Et qu’il eſt dangereux d’irriter mon couroux ?
Oui, tout mon ſort dépend de la Reine & de vous,
Mais ce même deſtin qui vous en fait l’arbitre,
Ne peut-il pas ſur vous me donner même titre ?
Quels Rois, quels Conquérans ſe ſont jamais flattés
D’avoir fixé le cours de leurs proſpérités ?
Tant que l’aſtre du jour roule encor ſur nos têtes,
Notre bonheur chancelle ainſi que nos conquêtes :
Tout notre ſort dépend du dernier de nos jours ;
Et vous n’ignorez pas que ſans un prompt ſecours,
Un Roy qui du deſtin défioit le caprice,
Expiroit à mes yeux dans un honteux ſupplice.
Mais n’allez pas chercher des exemples ſi loin,
Cyrus peut aujourd’hui vous épargner ce ſoin.
Plus je fus élevé, plus ma chute eſt terrible ;
Et mon dernier malheur ſert de preuve infaillible
Que le ſort me gardoit ſes plus perfides coups,
Puiſqu’il m’abbaiſſe aſſez pour me ſoumettre à vous.
Ah ! c’en eſt trop enfin, & ce ſanglant outrage…
Mais à vous épargner, trop d’interêt m’engage ;
Et ſi mon bras differe à venger vos mépris,
Rendez grace aux bontés qu’a pour vous Tomyris,
Elle attache à vos jours les jours de la Princeſſe.
Ah ! Seigneur, à ce nom toute ma fierté ceſſe.
Si vous ne la ſauvez, Mandane va périr,
Et c’eſt à vous enfin que je dois recourir.
Vous me devez, Seigneur, quelque reconnoiſſance
D’avoir ſçu condamner mon amour au ſilence.
Oui, pour porter Mandane à vous donner la main,
J’ai pris ſoin d’étouffer mes ſoupirs dans mon ſein.
Voilà ce que j’ai fait pour vous, contre moi-même,
Et que ne fait-on pas pour ſauver ce qu’on aime !
Un poignard dans ſon ſang alloit être trempé ;
Un mot, un ſeul regard, un ſoupir échapé
Eût été de ſa mort l’arrêt irrevocable :
Pour vous la conſerver j’ai feint d’être coupable.
Il ne tient pas à moi qu’elle ne ſoit à vous :
Mais ſi de Tomyris bravant tout le courroux,
Elle aime mieux la mort qu’un funeſte Hymenée,
Songez que vous l’aimez, qu’elle eſt infortunée,
Et que dans le péril qui menace ſes jours,
Ce n’eſt plus que de vous qu’elle attend du ſecours,
Mais je dois vous quitter, Seigneur, je vois la Reine.
Scène IV.
on, ne me fuyez pas, ne craignez plus ma haine.
Nos differens, Seigneur, vont finir pour jamais ;
Et Mandane conſent à nous donner la paix.
Qu’entens-je ?
Et c’eſt par cet Hymen que la guerre eſt finie.
Et Mandane y conſent ?
Elle en fait ſon bonheur.
Dieux ! de quel nouveau trait me percez-vous le cœur ?
(à Tomyris.) Barbare, triomphez, livrez-vous à la joie,
Jouiſſez des tourmens où mon ame eſt en proie :
Moi-même j’ai porté Mandane à me trahir,
Pour trop l’aimer, hélas ! je m’en ſuis fait haïr :
Plus que je ne voulois je l’ai perſuadée,
Et par moi votre rage eſt ſi bien ſecondée,
Que d’un affreux Hymen qui m’ouvre le tombeau,
J’ai de ma propre main allumé le flambeau.
Achevez votre ouvrage : après ce coup funeſte,
Je demande la mort, c’eſt tout ce qui me reſte :
Mon rival eſt heureux, ne me condamnez pas
Au ſupplice de voir Mandane entre ſes bras.
Et pour vous, & pour lui, ma mort eſt neceſſaire.
Oui, Madame ; & ſur-tout gardez qu’on la differe :
Un moment peut changer votre ſort & le mien,
Je vous laiſſe y penſer ; mais conſultez-vous bien ;
Et ſi votre fureur rit de mon impuiſſance,
Craignez cent mille bras armés pour ma vengeance.
Scène V.
Ous l’entendez, Madame ; & notre ſureté
Nous fait de ſon trépas une néceſſité.
Pour arrêter ces bras dont la vengeance eſt prête,
Au milieu de ſon camp faiſons porter ſa tête ;
Dès qu’il ne ſera plus, tous ces peuples ſoumis,
Loin d’être ſes vengeurs, ſeront ſes ennemis,
Et de leurs fers briſés viendront nous rendre graces,
Plutôt que d’accomplir ſes ſuperbes menaces.
Ne differez donc pas.
Craignez tout des efforts d’une première ardeur,
Tous ces peuples ſoumis ſont faits à l’eſclavage ;
Et de la liberté quand nous perdons l’uſage,
Le temps ſeul dans nos cœurs en reveille l’amour.
Non, non, ce n’eſt point là l’ouvrage d’un ſeul jour.
Cyrus à ſon courage égalant ſa prudence,
Prend ſoin ſur ſes bienfaits de fonder ſa puiſſance.
Moi-même, je l’ai vu de vingt Rois entouré :
Quel reſpect ! quel amour ! il en eſt adoré.
Je ne rends qu’à regret ce tribut à ſa gloire.
Mais on adorera juſques à ſa memoire ;
Et s’il perd par nos mains la lumiere des Cieux,
Mille fleuves de ſang inonderont ces lieux.
Je vous l’ai déja dit ; les Perſans pleins de rage,
Bientôt de ſa priſon viendront venger l’outrage.
Malgré tous mes captifs qu’ils offrent pour Cyrus,
Ils n’ont pu de ma part obtenir qu’un refus.
Pour prevenir les maux où le Ciel nous condamne,
Il faut ſans differer vous unir à Mandane.
Je l’ai laiſſée en proie à ſes ſoupçons jaloux,
Elle veut un moment s’expliquer avec vous,
Sans doute par Cyrus ſe croyant outragée ;
Sa derniere eſperance eſt de ſe voir vengée.
Si ſa bouche pour vous ſe déclare une fois,
Cyrus, tout fier qu’il eſt, reſpectera ſon choix ;
Ou plûtôt pour jamais renonçant à ſa flâme,
A la ſeule grandeur il livrera ſon ame.
Non, ne nous flattons pas de le voir en ce jour ;
Pour ſe rendre à ſa gloire oublier ſon amour.
Pour Mandane un tel ſort ne fut jamais à craindre,
Elle allume des feux que rien ne peut éteindre :
Et l’ingrate à mon cœur ne l’a que trop appris,
Puiſque je l’aime encor après tous ſes mépris.
Hé bien, de ſes mépris puniſſez l’inſolence,
Et dans un prompt Hymen cherchez-en la vengeance.
Ah ! s’il faut me venger, c’eſt plûtôt d’un rival,
Qui ſeul de mon bonheur eſt l’obſtacle fatal :
Tant qu’il verra le jour, point d’Hymen à prétendre.
Pour en briſer les nœuds il peut tout entreprendre ;
Fier même dans les fers, ſi jamais il en ſort,
Il ſacrifiera tout à ſon jaloux tranſport ;
Il faut le perdre enfin, ou ma perte eſt certaine.
Vous parlez en rival, je dois agir en Reine.
Si ce fameux captif periſſoit aujourd’hui,
Tout mon peuple auſſi-tôt périroit après lui.
Cependant je vois trop que pour vous ſatisfaire,
En vain je veux agir moins en Reine qu’en Mere :
Il eſt tems de me rendre au bien de mes Sujets,
Je ne puis les ſauver qu’en acceptant la paix.
Mais ſongez à quel prix Cyrus me la propoſe :
De tous nos differens il faut ôter la cauſe,
Il faut remettre enfin Mandane en liberté ;
Votre cœur ſur ce point s’eſt-il bien conſulté ?
Et peut-il ſans fremir perdre tout ce qu’il aime ?
Dieux ! à quoi me réſoudre ?
A vous vaincre vous-même,
A ſervir un rival, à couronner ſes feux,
A mourir, puiſqu’enfin vous n’oſez être heureux,
J’avois pour votre amour ſignalé ma prudence,
Il ne vous en coutoit qu’un peu de violence.
Vous n’avez pas voulu. Soupirez, gemiſſez ;
Venez voir d’un rival les feux recompenſez :
Mais n’accuſez que vous d’un Hymen ſi funeſte.
Moi, je pourrois former des nœuds que je deteſte !
C’en eſt fait, je me rens. Le bonheur d’un rival
Eſt de tous les malheurs pour moi le plus fatal.
Oui, ſans plus differer, achevons notre ouvrage,
Pour devenir heureux mettons tout en uſage ;
Et vous, ne ceſſez point d’exercer vos bontez,
Madame.
Mandane par mon ordre à vos yeux va paroître ;
Confirmez les ſoupçons qu’en ſon cœur j’ai fait naître,
Etalez de Cyrus l’outrage ſans égal,
Le mépris d’une main qu’il cede à ſon rival.
Sur-tout, faites ſentir à ſon ame jalouſe,
Qu’il m’aime ; & s’il le faut, dites-lui qu’il m’épouſe.
Déja dans ſa priſon j’ai fait ſemer ce bruit,
Répondez à des ſoins dont vous aurez le fruit.
Mais je la vois venir, je vous laiſſe.
Scène VI.
H ! Madame,
Dois-je en croire aux tranſports que je ſens dans mon ame ?
Et lorſque dans ces lieux on vous oſe outrager,
Serois-je aſſez heureux pour pouvoir vous venger ?
Oui, Seigneur ; on me fait une mortelle offenſe,
Et je veux vous charger du ſoin de ma vengeance.
Juſques dans ma priſon un bruit injurieux
M’annonce que Cyrus va regner en ces lieux ;
L’ingrat pour Tomyris me quitte & me dédaigne ;
Mais vous-même, Seigneur, ſouffrirez-vous qu’il regne ?
Verrez-vous un rival malgré vous s’établir
Dans un rang que vous ſeul avez droit de remplir ?
Hélas ! que j’oublirois aiſément cette audace,
S’il ne me diſputoit que cette ſeule place !
Mais mon deſtin, Madame, aura bien plus d’horreur,
S’il occupe à la fois mon trône, & votre cœur.
Mon cœur ! Et vous pouvez me tenir ce langage ?
Non, il n’aura jamais ce ſuperbe avantage.
Je ne vous cache point que l’Auteur de mes jours
N’ait fait naître pour lui mes premieres amours ;
Et que par mille exploits éblouiſſant mon ame,
Cyrus juſqu’aujourd’hui n’ait accru cette flâme.
Mais que je l’aime encore après ſa lâcheté !
Non, mon cœur n’eſt point fait pour cette indignité.
Je ne vois plus en lui que l’objet de ma haine.
Ah ! Dieux ! que n’eſt-il vrai ! ſa mort ſeroit certaine ;
Et ſon ſang…
Ce ſeroit l’épargner que lui donner la mort.
Qu’il vive dans vos fers, que pour prix de ſon crime,
D’un éternel remors ſon cœur ſoit la victime.
Et vous le haïſſez ?
A-t-il rien oublié pour ſe rendre odieux ?
Mais, Seigneur, je le vois ; en vain de ma vengeance
Mon cœur ſur votre amour a fondé l’eſperance,
Et j’ai trop préſumé de mes foibles appas,
Quand j’ai cru…
Ah ! depuis le moment que mon ame éperdue
A pris dans vos beaux yeux cet amour qui me tue,
Vos rigueurs, vos mépris, le bonheur d’un rival,
Ont-ils éteint l’ardeur d’un poiſon ſi fatal ?
Pour vous mettre à couvert des fureurs de ma mere
Prête à venger ſur vous tout le ſang de mon frere,
N’ai-je pas devoué ma tête à ſon courroux ;
Helas ! combien de fois ai-je tremblé pour vous !
Hé bien, ſi vous m’aimez, oſez tout entreprendre.
Pour mettre votre amour en droit de tout prétendre ;
Si ma main eſt pour vous un aſſez digne prix,
Arrachez à Cyrus celle de Tomyris.
Dieux ! que m’ordonnez-vous ?
Vous balancez !
S’il ne faut que mourir pour vous prouver mon zele,
Parlez, mon ſang eſt prêt, il brule de ſortir ;
Mais d’un affreux trépas qui peut vous garantir ?
Et que n’oſera point une Reine barbare,
Si contr’elle aujourd’hui pour vous je me déclare ?
Ne précipitons rien, il eſt d’autres ſecours,
Je puis briſer vos fers ſans expoſer vos jours.
Pour les mieux aſſurer, differons nos vengeances,
Jusqu’en votre priſon j’ai des intelligences.
Oui, Madame, & bientôt tout me ſera permis,
Si le ſuccès répond au ſoin de mes amis.
Aſſuré de vos jours je n’aurai plus d’allarmes,
Pour ſoutenir mes droits j’aurai recours aux armes,
Et vous verrez Cyrus contraint à renoncer
Au vain eſpoir d’un trône où je dois vous placer.
Quel ſupplice pour lui ! je goûte par avance,
Le plaiſir que mon cœur attend de ma vengeance.
Il y manque un ſeul point, c’eſt qu’il en ſoit inſtruit.
S’il pouvoit l’ignorer, j’en perdrois tout le fruit.
Quel triomphe pour moi ; ſi l’ingrat qui m’outrage
Peut ſçavoir que ſa chute eſt mon unique ouvrage !
Qu’il l’apprenne, Seigneur. Avant de le punir,
Pour la derniere fois je veux l’entretenir,
Et dans cet entretien lui montrer tant de haine,
Qu’en cherchant qui le perd, il me trouve ſans peine.
Vous voulez, dites-vous !… Non, ne le voyez pas.
Que craignez-vous ?
Je ne connois que trop que tout leur eſt poſſible.
Cyrus même autrefois n’y fut que trop ſenſible ;
Et ſi ſes premiers feux alloient ſe r’allumer,
Vous l’aimeriez encor…
Que vous connoiſſez mal la fierté de mon ame !
Qu’il vienne ; & mon courroux à vos yeux…
Je n’y puis conſentir. Pour punir un ingrat,
Le plus profond ſilence eſt plus ſûr que l’éclat.
Vous ne voulez donc pas répondre à mon envie ?
Ce funeſte plaiſir vous couteroit la vie.
Tout m’allarme, Madame ; & je crains en ce jour
La haine de ma mere, autant que votre amour.
Non ; ces vaines raiſons n’ont rien qui m’éblouiſſe ;
Et je vois vos refus malgré votre artifice.
Mais enfin je vous viens d’expliquer mes ſouhaits ;
Si je ne vois Cyrus, ne me voyez jamais.
Scène VII.
Uel coup de foudre, ô Ciel ! détruit mon eſperance !
D’un bonheur trop charmant, ô trop vaine apparence !
O revers imprevu qui confond mes eſprits !
Allons ſur ce malheur conſulter Tomyris.
ACTE IV.
Scène PREMIERE.
On, ne permettons pas leur fatale entrevue,
La princeſſe à jamais pour vous ſeroit perdue,
En vain à votre hymen j’aurois ſçu la porter,
Un éclairciſſement feroit tout avorter.
Cyrus triompheroit ; il eſt tems qu’il periſſe.
Repoſez-vous ſur moi du ſoin de ſon ſupplice.
Mais les Perſans pourroient empêcher ſon trépas ;
Allez à leur fureur oppoſer votre bras.
Ah ! de tous les Perſans perdons le plus terrible.
Aſſuré de ſa mort je vais être invincible.
Allez combattre & vaincre, & j’atteſte les Dieux
Que vous ne verrez plus de Rival en ces lieux.
Mais…
Ne repliquez plus ; hâtez-vous, le temps preſſe.
Oui, Madame, j’y cours. (à part) Songeons à ma Princeſſe.
Scène II.
Ous allez donc, Madame, immoler votre Amant ?
Du cœur de Tomyris juge plus ſainement.
C’eſt d’un ſang odieux que ma main ſera teinte.
Pour éloigner mon fils j’ai recours à la feinte ;
Enfin je ne voi plus d’obſtacle à ma fureur,
Et ma Rivale ici n’a plus de protecteur.
Mais, Mandane au tombeau, qu’eſperez-vous, Madame ?
Je te l’ai déja dit ; les tranſports de mon ame
Tiennent de la fureur autant que de l’amour ;
L’un & l’autre en tyrans y regnent tour à tour ;
Et s’il faut t’avouer lequel des deux l’emporte,
Je ſens que la fureur eſt enfin la plus forte.
L’amour a beau parler, je ne l’écoute plus,
Et je ne répons pas que j’épargne Cyrus.
Commençons toutefois par immoler Mandane.
Au deſtin qui l’attend c’eſt lui qui la condamne.
Tu vois par l’entretien qu’elle oſe demander,
Si l’ingrat a pris ſoin de la perſuader.
Je veux bien cependant, avant qu’elle périſſe,
Garder pour ſon trépas quelque ombre de juſtice.
Elle trompe Aryante, & loin de m’obéir,
Avec elle Cyrus conſpire à me trahir.
Il faut qu’ils ſoient tous deux convaincus de leur crime,
Et pour lors ma fureur choiſira ſa victime.
Mandane & ſon Amant en ces lieux vont venir ;
Sans témoins, par mon ordre, ils vont s’entretenir ;
C’eſt où je les attens. Qu’ils viennent, Gélonide :
De leur ſort & du mien cet entretien décide.
Mandane l’a voulu j’y conſens à mon tour.
Mais, ô plaiſir funeſte ! elle en perdra le jour ;
On ouvre, je la vois ; diſſimulons encore.
Scène III.
E cede aux volontés d’un fils qui vous adore,
Madame, & je veux bien riſquer en ſa faveur
Tout le droit que Cyrus m’a donné ſur ſon cœur.
Je ne me flatte point : je ſçai que ma conquête
Peut encor m’échaper, ſi ma main ne l’arrête ;
Et mon hymen peut-être auroit dû prévenir
L’entretien que mon fils vous a fait obtenir.
Vous allez voir Cyrus. Si vous l’aimez, Madame,
Par des reproches vains n’accablez point ſon ame.
Il n’eſt que trop puni de vous manquer de foi ;
Il perd bien plus en vous qu’il ne retrouve en moi.
Sur-tout, gardez-vous bien d’ajouter à la plainte,
Le ſoin de rallumer une eſperance éteinte.
Je le connois, je ſçai qu’il eſt ambitieux,
Que la ſeule grandeur peut éblouir ſes yeux,
Et qu’il vous donneroit toute la préference,
Si mon Trône & le vôtre entroient en concurrence :
Mais ſongez qu’il perdroit & le vôtre & le mien,
Et que pour l’aggrandir vous ne pouvez plus rien.
Ah ! de grace, quittez ces injuſtes allarmes,
Madame. Hé penſez-vous qu’au défaut d’autres charmes,
Je daigne avoir recours à l’éclat des grandeurs,
Pour éblouir les yeux & captiver les cœurs ?
Cyrus, je le confeſſe, autrefois ſçut me plaire.
J’avois cru qu’il m’aimoit : cette erreur me fut chere ;
Mais mon cœur auſſi-tôt libre que détrompé,
Eſt enfin tout entier de ſa gloire occupé.
Oui, Madame, Cyrus peut croire que je l’aime.
Il faut de ſon erreur le détromper lui-même ;
Que ſur-tout par ma bouche il en ſoit éclairci ;
Et c’eſt dans ce deſſein que je l’attens ici.
Ou je ſuis fort trompée, ou j’entrevoi, Madame,
A travers ce dépit quelque reſte de flâme :
L’objet qui la cauſa pourroit la rallumer.
Non, ne le voyez point.
Pour rappeller à moi l’ingrat qui m’abandonne,
Je ne puis, comme vous, donner une Couronne.
Vous pourriez lui donner un malheureux amour,
Qui peut-être à tous deux vous coûteroit le jour :
Craignez une vengeance où ma gloire m’engage ;
Songez que je ſuis Reine, & ſenſible à l’outrage ;
Qu’enfin… Mais Cyrus vient.
Scène IV.
U’exigez-vous de moi ?
Faut-il redire encor que j’ai trahi ma foi ?
Pourquoi redemander un aveu qui me bleſſe ?
N’avez-vous pas déja celui de la Princeſſe ?
Elle a voulu, Seigneur, s’expliquer avec vous ;
Et mon fils y conſent, loin d’en être jaloux.
Achevez d’étouffer une funeſte guerre.
Vous ſçavez de quel ſang j’ai vu rougir la terre.
Je veux bien l’oublier ; ſongeons à nous unir :
Mon fils eſt à l’Autel, hâtez-vous d’y venir.
(à Mandane)
Vous ne pouvez trop tôt répondre à sa tendreſſe.
(à Cyrus)
Vous, Seigneur, vous ſçavez quelle eſt votre promeſſe.
Scène V.
Ous allez donc combler les deſirs de ſon fils ?
Je tiendrai, comme vous, tout ce que j’ai promis.
Je l’ai voulu, Madame, & je ne puis m’en plaindre ;
Mais puiſqu’il m’eſt permis de ne me plus contraindre,
Mon cœur, je l’avourai, ſe flatoit en ſecret,
Qu’on me perdroit du moins avec quelque regret.
Hé ſur quoi fondiez-vous cette vaine eſperance ?
Devois-je être fidelle après votre inconſtance ?
En me ſacrifiant vous étiez-vous flatté
Du barbare plaiſir de vous voir regretté ?
Ah ! vous jouiriez trop de votre ſacrifice ;
Et moi, je traiterois avec trop d’injuſtice
L’ardeur d’un tendre amant ou plûtôt d’un Epoux,
Qui d’un cœur ſans partage eſt plus digne que vous.
O Ciel ! il eſt donc vrai ? votre cœur infidéle
Brule pour mon Rival d’une flâme nouvelle ;
Mais que dis-je, nouvelle ? Un ſi parfait amour
N’eſt pas dans votre cœur formé depuis un jour :
Et tantôt mon Rival… Dieux ! je n’oſois le croire.
Hé, pouvois-je penſer, ſans bleſſer votre gloire,
Que tandis que Cyrus, au ſeul bruit de vos fers,
Abandonnoit pour vous cent Triomphes divers,
Et dans un vaſte champ ouvert à ſes conquêtes
Négligeoit de cueillir des palmes toutes prêtes,
Pour venir en ces lieux vous conſacrer ſes jours,
Votre cœur lui gardât de perfides amours ?
Hé de quoi m’a ſervi l’ardeur de votre zele ?
N’avois-je pas aſſez de ma douleur mortelle ?
Falloit-il redoubler l’horreur de ma priſon
Par l’horreur du parjure & de la trahiſon ?
Que ne me laiſſiez-vous dans un long eſclavage ?
J’aurois pu me flater que votre grand courage
Gardoit, pour le dernier de ſes fameux exploits,
L’honneur de m’arracher à de barbares loix :
Ou du moins votre cœur m’auroit permis de croire
Qu’il n’oublioit l’amour que pour ſuivre la gloire.
Mais, helas ! vous venez, vous volez en ces lieux,
Pourquoi ? Pour étaler vos mépris à mes yeux ;
Et vous portez ſi loin votre injustice extrême,
Qu’aux mains d’un autre Epoux vous me livrez vous-même.
Cruelle ! il falloit donc vous conduire à l’autel,
Et vous laiſſer tomber ſous un couteau mortel ?
D’une Reine en fureur vous étiez la victime.
J’ai voulu vous ſauver : voilà quel est mon crime.
Oui, réduit à vous voir, par un arrêt fatal,
Dans les bras de la mort, ou dans ceux d’un Rival,
Je n’ai point balancé. Vous ſçavez tout le reſte.
Chargé de propoſer un hymen ſi funeste,
Quel tourment ! De moi-même il m’a fallu garder ;
Il m’importoit ſur-tout de vous persuader.
Je l’ai fait : Vous allez épouſer Aryante,
Et moi je vais mourir. Regnez, vivez contente.
Mais pour ſauver vos jours, quand je cours au trépas,
Si vous ne me plaignez, ne me condamnez pas.
Qu’ai-je entendu ? grands Dieux ! que je ſuis criminelle !
Quoi ! j’ai pu ſoupçonner l’amant le plus fidéle,
Tandis qu’il s’immoloit pour me prouver ſa foi :
Ah, Seigneur ! ſi jamais vous brulâtes pour moi,
Et si vous connoiſſez l’amour & ſa puiſſance,
Pardonnez une erreur qui lui doit ſa naiſſance.
Vous ſçavez qu’un cœur tendre eſt toujours allarmé ;
Et j’aurois moins failli, ſi j’avois moins aimé.
J’avourai, s’il le faut, que je n’ai pas dû croire
Qu’un Héros juſqu’ici couvert de tant de gloire,
En eût terni l’éclat par une trahiſon :
Mais pouvois-je vous perdre, & garder ma raiſon ?
Ah ! c’en eſt trop, Madame ; Aryante lui-même
Ne peut qu’être jaloux de mon bonheur extrême.
Allez à ce Rival engager votre foi.
Je triomphe de lui ; votre cœur eſt à moi.
Moi, je pourrois ſouffrir qu’une fatale chaîne
Me livrât pour jamais à l’objet de ma haine !
Mais vous-même, Seigneur, pourriez-vous le ſouffrir ?
Il m’attend à l’autel ; j’y vais, mais pour mourir.
Pour mourir ! juſtes Dieux ! quel funeſte langage !
Heureuſe, ſi mon ſang peut expier l’outrage
Dont j’ai voulu flétrir l’amour le plus parfait !
Puis-je trop en répandre ?
Cruel, n’ai-je pas dû, ſans rompre le ſilence,
Vous laiſſer de mon cœur ſoupçonner la conſtance ?
De votre hymen mon crime allumoit le flambeau ;
Et vous ſortez d’erreur pour deſcendre au tombeau.
Ah ! s’il faut à ce prix recouvrer votre eſtime,
Reprenez votre erreur, & rendez-moi mon crime.
Hé quoi ! vous avez cru que j’allois à l’Autel,
De tous mes ennemis cherchant le plus cruel,
Des caprices du ſort victime infortunée,
Lui donner une main, qui vous fut deſtinée ?
Détrompez-vous, Seigneur. Par un noble tranſport,
Aux pieds de Tomyris j’allois chercher la mort.
J’allois à ſes fureurs m’offrir en ſacrifice.
Ne vous plaignez donc plus quand je cours au ſupplice,
De me donner la mort en m’ôtant mon erreur.
Loin de me la donner, vous m’en ôtez l’horreur.
Oui, Seigneur, je ſentois une horreur ſans égale,
De voir en expirant triompher ma Rivale :
Je n’en mourrai pas moins : mais mon ſort eſt trop beau,
D’emporter avec moi votre cœur au tombeau.
Quoi, vous allez mourir, & vous croyez, cruelle,
N’emporter que mon cœur dans la nuit éternelle ?
Non ne l’eſperez pas. Pour nous y dévancer,
Je porte à Tomyris tout mon ſang à verſer.
O Ciel ! où courez-vous ? Non, Seigneur…
Scène VI.
H ! Madame,
Un affreux deſeſpoir s’empare de ſon ame :
Il prétend s’accuſer : Mais ne l’en croyez pas.
Pour me ſauver la vie, il cherche le trépas.
Dieux ! qu’eſt-ce que j’entens ?
Il a beau me prier, je ſuis inexorable.
Ah ! ſi vous aviez vu quels efforts il a faits
Pour ſervir votre fils au gré de vos ſouhaits…
Non, il ne pouvoit mieux vous tenir ſa promeſſe.
Aprenez à la fois mon crime & ma foibleſſe,
Madame. C’eſt moi ſeul que vous devez punir.
Mandane à votre fils étoit prête à s’unir.
Du bonheur d’un Rival les funeſtes approches
M’ont malgré ma promeſſe, arraché des reproches.
Vous en voyez l’effet ; vengez-vous, perdez-moi.
C’eſt à mon ſeul trépas à dégager ſa foi.
Oui, je me vengerai de votre perfidie.
Hola, Gardes, à moi. Tremblez, fiere ennemie :
Il en eſt tems. Reglez l’arrêt de votre ſort.
Choiſiſſez de mon fils enfin, ou de la mort.
Qu’on me donne la mort.
Qu’au ſortir de ces lieux on l’immole à ma haine.
Arrêtez, inhumains.
Gardes, obéiſſez.
Scène VII.
Eine barbare ! Et vous, Dieux qui me trahiſſez !
Etes-vous comme moi, captifs & ſans puiſſance,
Quand vous voyez le crime accabler l’innocence ?
Qu’attendez-vous ? Frappez, vengez-moi, vengez-vous.
Faites tomber la foudre au défaut de mes coups.
Mais, helas ! ils ſont ſourds ; & l’objet de ma flâme
Peut-être en ce moment… J’en frémis… Ah ! Madame,
De grace revoquez un ſi terrible Arrêt.
Qu’exigez-vous de moi ? Commandez, je ſuis prêt.
Mes Perſans, s’il le faut, renonçant à leur gloire,
Vont par un prompt départ vous ceder la victoire ;
Rendez-leur ma Princeſſe, & redoublez mes fers.
Tu penſes la ſauver, & c’eſt toi qui la perds.
L’ardeur de ton amour ranime ma vengeance.
Mais enfin c’en eſt fait. Aripithe s’avance.
Scène VIII.
AH Madame ! Aryante…
Hé bien, expliquez-vous.
Il vient de dérober la victime à nos coups.
Dieux puiſſans !
Deviez-vous balancer à l’immoler lui-même ?
J’aurois pu le punir dans mes premiers tranſports :
Mais il a triomphé malgré tous mes efforts.
Mandane au fer vengeur déja livroit ſa tête,
Le coup alloit tomber ; un cri perçant l’arrête ;
Et ſoudain votre fils écartant mes Soldats,
Vole, joint la Princeſſe, & l’arrache au trepas.
Par mes ſoins, mais en vain, ma troupe raſſemblée,
En bravant le peril pour vous s’eſt ſignalée ;
J’ai vu par le ſuccès ſon zele démenti,
Et d’un fils revolté tout a pris le parti.
De votre Priſonniere enfin il eſt le Maître.
A ma juſte fureur qu’on immole ce traître ;
Mais il pourroit plus loin porter ſa trahiſon.
(à Aripithe)
Allez, & remettez Cyrus dans ſa priſon.
(à Cyrus)
Toi, ne croi pas Mandane à couvert de ma rage.
Dieux, qui l’avez ſauvée, achevez votre ouvrage.
Scène IX.
On, ne t’en flatte pas. Mais ſans plus differer,
Des mains de ce rebelle allons la retirer.
Madame, le voici.
Scène X.
Uelle eſt donc votre audace ?
Déja ſur mes Sujets regnez-vous en ma place ?
Rendez-moi ma captive ; ou bientôt ma fureur
Va, pour vous l’arracher, remplir ces lieux d’horreur.
Hé, puis-je à plus d’horreur me préparer encore ?
Sur le bord du tombeau j’ai vu ce que j’adore.
O Mere impitoyable ! o Fils infortuné !
C’eſt donc là cet hymen qui m’étoit deſtiné ?
Quoi ? vos bontés pour moi n’ont été qu’une feinte ;
Pour porter à mon cœur la plus cruelle atteinte ?
Ah ! c’en eſt trop enfin ; & ces perfides coups
Etouffent tout l’amour qui me reſtoit pour vous.
Hé que m’importe, ingrat, ton amour ou ta haine ?
Ne cherche plus en moi qu’une Mere inhumaine.
Va, tu n’es plus mon fils. Sans toi, ſans ton ſecours,
Un fer, de ma Rivale auroit tranché les jours.
De ma Rivale ! O Ciel ! qu’ai-je dit ! quelle honte !
Quoi ? je puis avouer que l’amour me ſurmonte ?
Il fut toûjours ſecret ce malheureux amour :
Tu le forces, cruel, à ſe montrer au jour.
Mais je vais te punir, en perdant ta Princeſſe,
De m’avoir arraché l’aveu de ma foibleſſe.
Vous voulez donc la perdre ? Hé bien, je vois enfin
Qu’il faut l’abandonner à ſon triſte deſtin.
Hé pourquoi la défendre ? & qu’eſt-ce que j’eſpere ?
Cet odieux Rival que ſon cœur me préfere,
De toutes mes bontés profiteroit un jour :
Mais, Madame, du moins ſervons-nous tour à tour :
Et puiſqu’il faut frapper, frappons d’intelligence.
Oui, ſervez ma fureur, je ſers votre vengeance.
Dans nos juſtes tranſports ne nous traverſons plus :
Je vous livre Mandane, immolez-moi Cyrus.
Sçais-tu bien, Aryante, à quoi ton cœur s’engage ?
Tu crois que mon amour eſt plus fort que ma rage.
Tu t’abuſes. Je vais, par un dernier effort,
Offrir à mon ingrat ou mon ſceptre, ou la mort.
Mais malgré mes bontés s’il veut que je l’immole,
Je viens te demander l’effet de ta parole.
Vous pourriez immoler l’objet de votre amour ?
Grands Dieux ! de quelle Mere ai-je reçu le jour !
Jugeant de votre ardeur par celle qui m’anime,
J’ai cru que fremiſſant au nom de la victime,
Vous ſauveriez Mandane en faveur de Cyrus ;
Mais puiſque tous mes ſoins enfin ſont ſuperflus ;
Sçachez que c’eſt en vain que Mandane inhumaine,
Autant que j’ai d’amour veut m’inſpirer de haine ;
Qu’un ſeul de ſes regards ſuffit pour m’attendrir,
Et que ſi par vos coups je la voyois périr,
Que ſçai-je ? ma fureur… Toute autre que ma Mere
Me payroit de ſon ſang une tête ſi chere.
Il faut donc t’animer à marcher ſur mes pas.
Oui, je veux en livrant ce que j’aime au trépas,
T’apprendre à te venger d’une beauté cruelle.
Mais ſi le lâche amour dont tu brûles pour elle,
A mes reſſentimens s’obſtine à l’arracher ;
Dans le fond de ton cœur ma main l’ira chercher.
Scène XI.
Uel exemple barbare ! Hé, je pourrois le ſuivre !
Ah ! plutôt par ta main que je ceſſe de vivre.
Viens, Mere impitoyable, au gré de ta fureur
Arracher à ton fils & Mandane, & le cœur.
Mais ſuis-je encor ton fils, lorſque de ſang avide,
Tu portes tes horreurs juſques au paricide ?
Quels horribles projets viens-tu de mettre au jour ?
Sourde à la voix du ſang, à celle de l’amour,
Tu ne balances pas à franchir les limites
Qu’aux plus ſauvages cœurs la nature a preſcrites.
Prevenons l’inhumaine, & commençons d’abord…
Scène XII.
H, Seigneur ! les Perſans font un dernier effort.
Tout fuit devant leurs pas ; nos Troupes avancées
Dans leurs retranchemens viennent d’être forcées.
Accourez ; ou bientôt préparez-vous à voir
Et Mandane & Cyrus remis en leur pouvoir.
Dieux ! d’un coup ſi cruel vous fraperiez mon ame ?
Viens, allons ſignaler ma fureur & ma flâme ;
Et ſi de ce combat le ſuccès m’eſt fatal,
Revenons en ces lieux pour perdre mon Rival.
ACTE V.
Scène PREMIERE.
Nfin je ſuis vaincue, & le destin barbare
Me trace à chaque pas la mort qu’il me prépare ;
Ces lieux, où j’ai regné, n’offrent à mes regards
Que morts & que mourans de tous côtés épars ;
Et parmi tant de traits où je me vois en bute,
Je ne puis eſperer qu’une éclatante chute :
C’eſt auprès de Cyrus que je viens la chercher.
Si les Perſans vainqueurs veulent me l’arracher,
Qu’ils oſent penetrer ces nombreuſes cohortes
Dont j’ai de ſa priſon environné les portes.
De grace, à leur fureur ne vous expoſez pas ;
Sauvez-vous : Iſſedon vous tend encor les bras.
Partez avec Cyrus ; qu’Aryante vous ſuive :
Il ne peut qu’en fuyant conſerver ſa Captive.
Ah ! m’accablent plutôt mes cruels ennemis !
Quoi ! j’irois obéir où regneroit mon fils ?
Moi, qui foulant aux pieds les droits de ſa naiſſance,
Lui retiens en ces lieux la ſuprême puiſſance ?
Non ; mon ambition auroit trop à ſouffrir :
J’ai vécu ſur le Trône, & je veux y mourir.
Je te dirai pourtant, que ma chute infaillible,
Des malheurs que je crains n’eſt pas le plus terrible.
Deux Amans que je laiſſe au comble de leurs vœux,
Des maux que je reſſens voilà le plus affreux.
O cruel deſeſpoir ! neceſſité fatale
De mourir ſans donner la mort à ma Rivale !
Par un fils odieux dérobée à mes coups,
L’orgueilleuſe triomphe, & brave mon courroux.
Triomphons à mon tour. Immoler ce qu’elle aime,
C’eſt toujours immoler la moitié d’elle même.
Sacrifions Cyrus. On va me l’amener ;
De ſon sort & du mien c’eſt à lui d’ordonner.
Malgré moi, ſes regards ont ſurpris ma tendreſſe :
Mais juſqu’à l’avouer ſi jamais je m’abaiſſe,
S’il me dédaigne enfin ; c’eſt par un fer vangeur
Qu’il me verra chercher le chemin de ſon cœur.
Il vient : Dieux tout-puiſſans, qui voyez mon ſupplice
Ne me condamnez pas à ce grand ſacrifice.
Scène II.
A Victoire, Seigneur, ſe déclare pour vous ;
Mais ne prétendez pas me voir à vos genoux,
Le ſang de mes ſujets, dont la terre eſt couverte,
A ma juſte fureur demande votre perte ;
Pour ce ſang répandu le vôtre doit couler :
Oui, Seigneur, c’eſt vous ſeul qu’il me faut immoler.
Réduite à me venger, gardez de m’y contraindre ;
Plus on me deſeſpere, & plus je ſuis à craindre.
Hé d’où vous peut venir cet affreux deſeſpoir ?
Veut-on vous dépouiller du ſouverain pouvoir ?
Non ; mes vœux ne vont pas juſqu’à votre Couronne,
Je vous la remettrai ſi le ſort me la donne,
Ce n’eſt point ſon éclat qui frape ici mes yeux.
Qu’on me rende Mandane, & je parts de ces lieux.
Non, à quelque revers que le ſort nous condamne,
Ne prétendez jamais qu’on vous rende Mandane.
Mais les momens ſont chers ; apprenez à quel prix
Vous pouvez déſarmer le cœur de Tomyris.
Seigneur, que vos Perſans s’éloignent de mes Tentes ;
Arrachez mes Sujets d’entre leurs mains ſanglantes.
Moi, je conſentirois… qu’auriez-vous prétendu ?
Qu’ils s’éloignent, vous dis-je, ou vous êtes perdu.
Connoiſſez-vous Cyrus, quand vous croyez, Madame,
Qu’une telle menace épouvante ſon ame ?
Cent fois dans les perils j’ai cherché le trépas ;
Je l’ai vu d’aſſez près pour ne le craindre pas.
Tantôt, je l’avourai, j’ai craint votre colere.
Il falloit vous livrer une tête trop chere,
Mandane alloit périr, mon cœur s’en eſt troublé ;
Dans cet affreux moment j’ai pâli, j’ai tremblé :
Mais Mandane eſt ſauvée ; & malgré votre envie,
L’amour de mon Rival me répond de ſa vie.
Songez que ce Rival de mon ſang eſt formé,
Et que par mon exemple il peut-être animé.
N’expoſez pas, Seigneur, cette tête ſi chere,
Peut-être que le tems calmera ma colere.
Non je n’eſpere pas calmer votre fureur.
Nai-je pas vu tantôt… Dieux ! j’en fremis d’horreur ;
Quel arrêt eſt parti d’une bouche inhumaine !
Tu te ſouviens, ingrat, de ce qu’a fait ma haine ;
Et ne comptant pour rien ce qu’a fait mon amour,
Tu ne te ſouviens pas qu’il t’a ſauvé le jour !
Prête à te voir perir, de quel effroi glacée,
Entre mon fils & toi je me ſuis avancée !
Dis, cruel, as-tu vu balancer un moment
Mon cœur entre l’amour & le reſſentiment ?
Mais que fais-je, grands Dieux ! je vois ſa haine extrême ;
Et je puis ſans rougir lui dire que je l’aime !
Et je puis me réduire au deſeſpoir affreux
De faire vainement un aveu ſi honteux !
Triomphe ; tu le dois : ta Victoire eſt entiere ;
Tomyris à tes yeux a ceſſé d’être fiere :
Mais crains une vengeance où tu me vois courir :
Je ne dis plus qu’un mot : Veux-tu vivre, ou mourir ?
Ce choix eſt important, peſe bien ta réponſe,
Et dicte-moi l’arrêt qu’il faut que je prononce.
Parle, c’eſt trop long-tems ſuſpendre mon courroux.
Si l’arrêt de mon ſort doit dépendre de vous,
Puis-je faire aucun choix qui ne bleſſe ma gloire ?
C’eſt des Dieux que j’attens la mort ou la victoire.
Et moi, malgré ces Dieux, je veux faire ton ſort.
Va, rentre dans tes fers, & n’attens que la mort.
Scène III.
Ui, tu mourras, cruel ; n’eſpere plus de grace,
Il faut par tout ton ſang que ma honte s’efface.
C’en eſt fait ; il eſt tems qu’un noble deſeſpoir,
M’arrachant à l’amour, me rende à mon devoir.
N’en déliberons plus. Mais que veut Aripithe ?
Dieux ! que dois-je penſer du trouble qui l’agite ?
Scène IV.
E ne puis vous cacher un funeſte revers,
Madame ; de Cyrus on va briſer les fers.
Ses Gardes effrayés ne ſongent qu’à ſe rendre.
Ah, Ciel ! dans ce malheur quel parti dois-je prendre ?
Allons, ſuivez mes pas… Que vois-je, juſtes Dieux !
C’eſt mon fils expirant qui ſe montre à mes yeux.
Scène V.
Eine, ſongez à vous ; les Perſans pleins de rage
Vont bientôt ſur vous-même achever leur ouvrage.
Vos deux fils malheureux n’ont pu leur échaper,
Il ne leur reſte plus que la Mere à fraper.
Mon amour contre moi vous arma de colere ;
Que mon trépas du moins vous rende un cœur de Mere.
Vengez-moi, vengez-vous, vengez tout l’Univers ;
C’eſt le ſang de Cyrus que j’attens aux Enfers.
Scène VI.
Ui, tu l’auras ce ſang à tout le mien funeſte.
Nous ſerons tous vengez, Dieux, je vous en atteſte,
Oui, Dieux qui m’entendez ; ſi je romps mon ſerment,
Déployez ſur ma tête un ſoudain châtiment ;
Puiſſé-je dans vos mains voir allumer la foudre,
Mon Trône mis en cendre, & tout mon peuple en poudre,
Moi-même être aſſervie, & pour dire encor plus,
Puiſſé-je voir Mandane heureuſe avec Cyrus !
Mais ne differons plus, il eſt tems que je frape ;
Si je ſuſpens mes coups, ma victime m’échape.
Aripithe, écoutez. Si jamais votre foi
Par des faits éclatans ſe ſignala pour moi ;
J’ai beſoin, pour ſçavoir juſqu’où va votre zele ;
Et d’un cœur intrepide, & d’une main fidéle.
Puis-je attendre de vous un genereux effort ?
Commandez.
A Cyrus allez donner la mort.
Je ne balance point, vous ſerez obéie.
Oui, duſſé-je perir, Cyrus perdra la vie ;
Mon zele juſqu’à lui va m’ouvrir un chemin,
Et mon cœur vous répond d’une fidelle main.
Scène VII.
QU’avez-vous ordonné ?
Ce que ma gloire ordonne ?
Quoi ? les Perſans vainqueurs n’ont rien qui vous étonne ?
Ah ! revoquez de grace un ſi funeſte arrêt
J’implore vos bontés ; & pour votre interêt,
Si vous comptez pour rien de vous perdre vous-même
Songez quelle eſt l’horreur de perdre ce qu’on aime.
Ecoutez votre amour.
Que je dois comme un monstre étouffer dans mon cœur !
Un amour plus cruel qu’une horrible furie !
Contre lui, Gelonide, entens mon ſang qui crie.
Laiſſons ces vains diſcours ; je n’ai plus qu’un moment,
Que je dois tout entier à mon reſſentiment.
C’eſt Mandane ſur-tout, qu’il faut que je puniſſe.
Cyrus l’aime, il eſt tems que ma main les uniſſe.
Du trépas de mon fils retirons quelque fruit :
Il ne s’oppoſe plus… Ciel ! qu’entens-je ? quel bruit ?
Mais qu’eſt-ce que je vois ? Ma Rivale s’avance.
Dieux ! me derobez-vous ma derniere vengeance ?
Scène VIII.
Nfin le juſte Ciel vient d’exaucer mes vœux.
Les airs de toutes parts percez de cris affreux,
De mes Gardes troublés la troupe fugitive,
Tout m’apprend qu’en ces lieux je ne ſuis plus captive.
(à Tomyris)
Madame, par vos ſoins puis-je voir le vainqueur ?
Ah ! Ciel… Mais renfermons ma rage dans mon cœur.
N’offenſez pas Cyrus par d’injuſtes allarmes :
Il n’eſt plus ennemi dès qu’on lui rend les armes.
Tout genéreux qu’il eſt, je l’ai trop irrité,
Pour eſpérer encor d’éprouver ſa bonté :
Cependant pour fléchir ce Vainqueur magnanime,
J’ai déja réparé la moitié de mon crime.
Bientôt vous n’aurez plus à craindre aucun revers,
Mes ordres ſont donnés, on va briſer ſes fers.
J’ai voulu de ce ſoin ne charger qu’Aripithe ;
Je ſçai quel eſt pour moi le zele qui l’excite.
Mais, Madame, Cyrus tarde plus qu’il ne faut,
Je vais preſſer… Adieu, vous le verrez bientôt.
Scène IX.
E le verrai bientôt ! Qu’en croirai-je, Cleone ?
Tout mon ſang eſt glacé ; je tremble, je friſſonne.
Que va-t-elle preſſer ? N’eſt-ce point ſon trepas ?
Ah, cruelle ! ah, barbare ! Allons, ſuivons ſes pas.
Rien ne ſçauroit calmer le trouble de mon ame.
Viens, ne me quitte pas…
Où courez-vous, Madame !
Et qu’allez-vous chercher à travers tant d’horreur ?
D’un peuple au deſeſpoir redoutez la fureur.
Demeurez ; votre Amant près de vous va ſe rendre,
Madame, & c’eſt ici que vous devez l’attendre.
L’attendre ! hé, le peut-on ſans un mortel effroi,
Quand on a dans le cœur autant d’amour que moi ?
Je frémis du deſtin qu’à Cyrus on prépare,
Cleone, je crains tout d’une Reine barbare.
Mais qu’eſt-ce que je vois ? Artabaſe, grands Dieux !
Le malheur que je crains eſt écrit dans ſes yeux.
Scène DERNIERE.
Ui, du plus grand malheur j’apporte la nouvelle.
Cyrus…
Ciel ! il eſt mort ?
Vient de couvrir ſes yeux d’une éternelle nuit.
Soûtiens moi.
A-t-il pu l’expoſer aux yeux de la nature ?
Mais comment vous tracer cette affreuſe peinture ?
Artabaſe, achevez, & ne m’épargnez pas,
Je veux ſuivre Cyrus dans la nuit du trépas.
Je l’ai perdu ; la mort eſt tout ce qui me reſte ;
Et je dois la chercher dans ce récit funeſte.
Et je devrois, Madame, en me perçant le flanc,
Au defaut de ma voix, faire parler mon ſang.
La victoire pour nous hautement déclarée,
Déja de vos priſons nous permettoit l’entrée,
Quand j’ai vu Tomyris un poignard à la main,
Pour aller à Cyrus prendre un autre chemin.
J’ai tremblé, j’ai ſuivi ſa furieuſe eſcorte ;
J’arrive au lieu fatal, on m’en défend la porte,
On m’arrête, le ſang coule de toutes parts :
Des Scythes effrayés je force les remparts,
Tout fuit ; j’avance enfin, l’ame de crainte émue.
Juſtes Dieux ! quel objet vient s’offrir à ma vue
Mes Soldats conſternés en pouſſent mille cris.
Une troupe barbare entoure Tomyris,
Tandis que par trois fois, ſans qu’aucun cri l’arrête
Dans un vaſe de ſang elle plonge une tête,
Et dit, à chaque fois, d’un ton mal aſſuré :
Saoule-toi de ce ſang dont tu fus alteré.
Tout tremble, tout frémit à ce diſcours horrible ;
Tout eſt ſaiſi, tout garde un ſilence terrible,
Le Soleil ſe couvrant d’un voile ténébreux,
Semble ſe refuſer à ce ſpectacle affreux.
Tomyris elle-même, autrefois ſi cruelle,
Oublie en ce moment ſa fureur naturelle ;
Et ſes yeux condamnant ſon projet inhumain,
N’oſent enviſager l’ouvrage de ſa main.
Hé ! quels yeux ſoutiendroient cet objet effroyable ?
Quel cœur juſqu’à ce point ſeroit impitoyable ?
Les traits de votre Amant dans le ſang confondus,
N’offrent plus qu’une plaie à mes ſens éperdus,
Et dans la juſte horreur dont mon ame eſt ſaiſie,
J’y cherche vainement le Vainqueur de l’Aſie.
Ah ! courons le venger.
Les Scythes de leur ſang ont payé leurs forfaits ;
Et par nous Tomyris immolée à ſon ombre,
Des victimes ſans doute alloit croître le nombre ;
Mais d’un œil de mépris enviſageant la mort :
Je ſçaurai bien ſans vous diſpoſer de mon ſort,
Dit-elle ; & ſe livrant au tranſport qui l’inſpire,
Prend un poignard, ſe frape, & ſoudain elle expire.
La barbare ! elle évite un juſte châtiment.
Il ne me reſte plus qu’à ſuivre mon Amant.
C’eſt pour moi qu’il eſt mort ; & mon amour fidéle
Doit m’unir avec lui dans la nuit éternelle.