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Tonio Kröger

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TONIO KRÖGER[1]


I

Le soleil d’hiver, caché derrière des couches de nuages, ne versait qu’une pauvre clarté laiteuse et blafarde sur la ville resserrée entre ses murailles. Les rues bordées de pignons étaient mouillées et pleines de courants d’air, et, par moment, tombait une espèce de grêle molle qui n’était ni de la glace ni de la neige.

L’école était finie. À travers la cour pavée et hors de la grille, le flot d’enfants rendus à la liberté s’écoulait, se divisait et s’enfuyait à droite et à gauche. De grands élèves serraient avec dignité leur paquet de livres haut contre leur épaule gauche, tandis que du bras droit, ils ramaient contre le vent, dans la direction de leur repas de midi ; les petits partaient gaiement au trot, faisant rejaillir de tous côtés la neige fondue et s’entrechoquer l’attirail de la science dans leurs cartables en peau de phoque. Mais de temps à autre tous, d’un air vertueux, enlevaient leurs casquettes devant quelque professeur à chapeau de Wotan ou à barbe de Jupiter qui s’éloignait d’un pas grave.

— Viens-tu à la fin, Hans ? demanda Tonio Kröger qui avait attendu longtemps sur la chaussée. Et il s’avança en souriant vers son ami qui franchissait le portail, causant avec d’autres camarades, et déjà sur le point de s’éloigner avec eux.

— Quoi donc ? demanda le jeune garçon, et il regarda Tonio. Ah ! c’est vrai, nous allons encore faire un tour ensemble.

Tonio ne dit rien et ses yeux se voilèrent. Hans avait-il donc oublié, se souvenait-il seulement maintenant, qu’aujourd’hui, à midi, ils devaient aller se promener ensemble, alors que lui n’avait pas cessé de s’en réjouir depuis que la chose avait été convenue ?

— Oui, adieu vous autres ! dit Hans à ses camarades. Je vais encore faire un tour avec Kröger. Et tous deux se dirigèrent à gauche, pendant que les autres s’en allaient en flânant à droite.

Hans et Tonio avaient le temps d’aller se promener après la classe, parce qu’ils appartenaient tous deux à des familles dans lesquelles on ne dînait qu’à quatre heures. Leurs pères, de gros négociants qui exerçaient des charges publiques, étaient des personnages puissants dans la ville. Les Hansen possédaient depuis des générations déjà les vastes chantiers au bord du fleuve, où, parmi les crachements et les sifflements, de puissantes scies mécaniques découpaient des troncs. Quant à Tonio, il était le fils du consul Kröger, dont on voyait chaque jour véhiculer à travers la ville les sacs de grains marqués en larges lettres noires du nom de l’entreprise, et la grande vieille maison de ses ancêtres était la plus belle de toute la ville… Les deux amis devaient continuellement soulever leurs casquettes, car ils rencontraient à chaque instant des connaissances, et bien des gens saluaient même les premiers ces gamins de quatorze ans.

Tous deux portaient leurs gibecières suspendues à leurs épaules, et tous deux étaient bien et chaudement habillés ; Hans d’une courte vareuse sur laquelle était rabattu, couvrant le dos et les épaules, le large col bleu de son costume marin, et Tonio d’un paletot gris à ceinture. Hans portait un béret de matelot danois à rubans courts, hors duquel jaillissait une mèche de ses cheveux d’un blond de lin. Il était remarquablement joli et bien fait, large d’épaules et mince de hanches, avec des yeux d’un bleu d’acier, au regard vif et dégagé. Mais sous le bonnet de fourrure rond de Tonio, dans un visage brun, aux traits d’une finesse toute méridionale, s’ouvraient deux yeux sombres, délicatement ombragés, aux paupières trop lourdes, à l’expression rêveuse et un peu hésitante… Les contours de la bouche et du menton étaient d’une rare finesse. Sa démarche était indolente et irrégulière, tandis que les jambes sveltes de Hansen, dans leurs bas noirs, se mouvaient d’une façon remarquablement élastique et rythmée.

Tonio ne disait rien. Il souffrait. Tout en fronçant ses sourcils un peu obliques et en arrondissant ses lèvres pour siffler, il regardait au loin de côté, en penchant la tête. Cette attitude et cette expression lui étaient particulières.

Soudain Hans glissa son bras sous celui de Tonio tout en lui jetant un regard à la dérobée, car il comprenait très bien de quoi il retournait. Et Tonio, bien qu’il fît encore quelques pas sans parler, se sentit subitement des dispositions très tendres.

— À vrai dire, je n’avais pas oublié, Tonio, dit Hansen en baissant les yeux vers le trottoir devant lui, mais je pensais seulement qu’aujourd’hui cela ne marcherait pas, parce qu’il fait si humide et si vilain. Mais tout cela m’est bien égal, et je trouve très chic que tu m’aies tout de même attendu. Je croyais déjà que tu étais rentré à la maison et j’étais fâché…

Tout en Tonio se mit à bondir et à jubiler de joie à l’ouïe de ces paroles.

— Eh bien, allons maintenant sur les remparts, dit-il d’une voix émue, sur le rempart du Moulin et sur celui du Holstein, et je te ramènerai à la maison, Hans. Non, bien sûr, cela ne me fait rien du tout de m’en retourner seul ; la prochaine fois, c’est toi qui m’accompagneras.

Au fond il ne croyait pas très fermement aux explications de Hans, et il sentait très bien que celui-ci attachait moitié moins d’importance que lui à cette promenade à deux. Mais il voyait pourtant que Hans regrettait son oubli, et avait à cœur de se faire pardonner, et l’intention de retarder leur réconciliation était bien éloignée de son esprit.

Le fait est que Tonio aimait Hans Hansen et avait déjà beaucoup souffert par lui. Celui qui aime le plus est le plus faible, et doit souffrir ; son âme de quatorze ans avait déjà appris de la vie cette simple et dure leçon ; et il était ainsi fait qu’il remarquait très bien des expériences de ce genre, qu’il les notait en lui-même, et y trouvait dans une certaine mesure du plaisir, sans du reste régler sa conduite personnelle en conséquence, ni en tirer d’utilité pratique. Il trouvait aussi de telles leçons beaucoup plus importantes et plus intéressantes que les connaissances qu’on l’obligeait à acquérir à l’école, et il employait la plus grande partie des heures de cours passées dans les classes aux voûtes gothiques, à épuiser tout ce que ces découvertes pouvaient lui faire éprouver et à en approfondir complètement la signification.

Et cette occupation lui procurait une satisfaction tout à fait semblable à celle qu’il éprouvait lorsqu’il se promenait dans sa chambre avec son violon (car il jouait du violon), mêlant des sons aussi moelleux qu’il pouvait les produire, au clapotis du jet d’eau qui, en bas, dans le jardin, montait en dansant sous les branches du vieux noyer.

Le jet d’eau, le vieux noyer, son violon et au loin la mer, cette mer Baltique dont, pendant les vacances, il pouvait épier les rêves d’été, c’étaient là les choses qu’il aimait, dont pour ainsi dire, il s’entourait, et parmi lesquelles se déroulait sa vie intérieure, choses dont les noms font bien dans les vers, et retentissaient effectivement toujours à nouveau dans ceux que Tonio Kröger composait parfois.

Le fait qu’il possédait un cahier de vers écrits par lui était venu à la connaissance de son entourage par sa propre faute et lui faisait beaucoup de tort, aussi bien auprès de ses camarades qu’auprès des professeurs. D’un côté, le fils du consul Kröger trouvait stupide et vulgaire de s’en formaliser, et il méprisait l’opinion de ses condisciples et celle de ces maîtres, dont les mauvaises manières lui répugnaient et dont il pénétrait les faiblesses personnelles avec une rare clairvoyance. Mais, d’un autre côté, il jugeait lui-même extravagant et à proprement parler inconvenant d’écrire des vers, et il était forcé de donner raison dans une certaine mesure à ceux qui tenaient cette occupation pour étrange. Toutefois, ce sentiment n’était pas assez fort pour l’empêcher de continuer.

Comme il perdait son temps à la maison, qu’il montrait en classe un esprit lent et distrait, et était mal vu de ses maîtres, il rapportait sans cesse à la maison les bulletins les plus déplorables, ce qui causait à son père, un grand monsieur vêtu avec soin, qui avait des yeux pensifs et portait toujours une fleur des champs à la boutonnière, beaucoup de colère et de souci. Quant à la mère de Tonio, sa belle maman aux cheveux noirs qui portait le prénom de Consuello et ressemblait si peu aux autres dames de la ville, parce que le père avait été la chercher jadis tout au bas du planisphère, les bulletins lui étaient totalement indifférents.

Tonio aimait cette mère ardente et sombre, qui jouait si merveilleusement du piano et de la mandoline, et il était content qu’elle ne se chagrinât pas de la position douteuse qu’il occupait parmi les hommes. Mais d’un autre côté, il sentait que la colère de son père était beaucoup plus digne et respectable, et, bien que celui-ci le grondât, il était tout à fait d’accord avec lui, tandis qu’il trouvait la sereine indifférence de sa mère un peu légère. Parfois, il se disait à peu près ceci : C’est bien assez que je sois comme je suis, et ne puisse ni ne veuille changer, inattentif, indocile, et préoccupé de choses auxquelles personne ne pense. Il convient au moins qu’on me reprenne et qu’on me punisse sérieusement pour cela, et non pas que l’on passe là-dessus avec des baisers et de la musique. Nous ne sommes pourtant pas des bohémiens dans une roulotte verte, mais des gens sérieux, le Consul Kröger, la famille Kröger… Souvent il pensait aussi : Pourquoi donc suis-je si bizarre, et en conflit avec tout le monde, brouillé avec mes maîtres, et comme étranger parmi les autres garçons ? Voyez les bons élèves et ceux qui se tiennent dans une solide médiocrité, ils ne trouvent pas les maîtres ridicules, ils ne font pas des vers, et ils ne pensent que des choses que tout le monde pense et que l’on peut dire tout haut. Comme ils doivent se sentir à leur aise et d’accord avec chacun ! Cela doit être agréable… Mais moi, qu’est-ce que j’ai donc et comment tout cela finira-t-il ?

Cette façon de se considérer lui-même et d’envisager ses rapports avec la vie jouait un rôle important dans l’amour de Tonio pour Hans Hansen. Il l’aimait d’abord parce qu’il était beau, ensuite parce qu’il apparaissait exactement comme son opposé en tout point. Hans Hansen était un excellent élève et de plus un joyeux compagnon, qui montait à cheval, faisait de la gymnastique, nageait comme un héros et jouissait de la faveur générale. Les maîtres avaient pour lui presque de la tendresse : ils l’appelaient par son petit nom et l’encourageaient de toutes les manières, les camarades recherchaient ses bonnes grâces, et dans la rue les messieurs et les dames l’arrêtaient, saisissaient la mèche de cheveux couleur de lin qui jaillissait de son béret danois, et disaient : « Bonjour, Hans Hansen, avec ta jolie mèche ! Es-tu toujours premier ? Salue papa et maman pour nous, mon beau petit gars… »

Tel était Hans Hansen et, depuis que Tonio Kröger le connaissait, il éprouvait une douloureuse aspiration dès qu’il l’apercevait, une aspiration mêlée d’envie qui lui causait une sensation de brûlure au haut de la poitrine. Ah ! pensait-il, avoir des yeux bleus comme toi, et vivre comme toi en règle et en bonne harmonie avec tout l’univers. Tu es toujours occupé d’une façon raisonnable et que tout le monde respecte. Quand tu as fini tes devoirs, tu prends des leçons d’équitation, ou bien tu travailles avec ta scie à découper ; même pendant les vacances au bord de la mer, tu passes ton temps à ramer, à manœuvrer la voile ou à nager ; tandis que moi je reste couché comme un fainéant sur le sable, perdu dans mes rêveries, à regarder fixement les jeux de physionomie changeants et mystérieux qui glissent à la surface de la mer. Mais c’est bien pour cela que tes yeux sont si clairs. Ah ! être comme toi…

Il n’essayait pas de devenir comme Hans Hansen, et peut-être ce souhait de lui ressembler n’était-il pas même très sérieux. Mais il désirait douloureusement, tel qu’il était, être aimé de lui, et il sollicitait son affection à sa manière, qui était une manière lente, profonde, pleine d’abnégation, de souffrance et de mélancolie, mais d’une mélancolie plus brûlante et plus dévorante que toute l’impétueuse passion que l’on aurait pu attendre de son apparence étrangère.

Et sa sollicitation n’était pas tout à fait vaine, car Hans, qui estimait en lui une certaine supériorité, une facilité de parole permettant à Tonio d’exprimer des choses difficiles, comprenait très bien que l’affection en présence de laquelle il se trouvait était d’une force et d’une délicatesse rares, il s’en montrait reconnaissant, et causait à Tonio bien des joies par sa façon d’y répondre, mais aussi bien des tourments, dus à la jalousie, à la déception et à l’inutilité de tout effort pour établir entre eux une communauté spirituelle. Car, chose remarquable, Tonio qui enviait la manière d’être de Hans Hansen, s’efforçait cependant continuellement de le convertir à la sienne, ce qui ne pouvait réussir que par instant, et seulement d’une façon illusoire.

— Je viens de lire quelque chose d’admirable, quelque chose de magnifique, disait-il. Ils marchaient, puisant en commun dans le cornet de bonbons aux fruits qu’ils avaient acheté pour deux sous chez l’épicier Iwersen, rue du Moulin. Il faut que tu le lises, Hans, c’est Don Carlos de Schiller. Je te le prêterai, si tu veux…

— Non, non, laisse cela, Tonio, dit Hans Hansen, ce n’est pas une lecture pour moi. J’aime mieux mes livres sur les chevaux, tu sais ; il y a dedans des illustrations épatantes, je t’assure. Une fois que tu viendras chez moi, je te les montrerai. Ce sont des photographies instantanées, et l’on voit les bêtes en train de trotter, de galoper, de sauter, dans toutes les positions que l’on ne peut pas du tout voir dans la réalité, parce que cela va trop vite.

— Dans toutes les positions ? demanda poliment Tonio. Oui, ce doit être joli. Mais, pour en revenir à Don Carlos, cela dépasse tout ce que l’on peut imaginer… Il y a dedans des passages, tu verras, qui sont tellement beaux que cela vous donne une secousse, que c’est comme si quelque chose éclatait.

— Comme si quelque chose éclatait ? demanda Hans Hansen. Comment cela ?

— Il y a par exemple l’endroit où le roi a pleuré parce que le marquis l’a trompé… mais le marquis ne l’a trompé que par amour pour le prince, auquel il se sacrifie, comprends-tu ? Et voilà que la nouvelle que le roi a pleuré parvient du cabinet dans l’antichambre. « Pleuré ? Le roi a pleuré ? » Tous les courtisans sont consternés et chacun est pénétré d’effroi, car c’est un roi terriblement dur et sévère. Mais on comprend si bien qu’il ait pleuré, et moi, j’ai plus de chagrin pour lui que pour le prince et pour le marquis ensemble. Il est toujours tellement seul et privé d’amour, et maintenant il croit avoir trouvé un être à qui se fier, et cet être le trahit…

Hans Hansen regarda de côté le visage de Tonio et quelque chose dans ce visage dut éveiller son intérêt pour le sujet, car il remit soudain son bras sous celui de Tonio et dit :

— De quelle façon le trahit-il donc, Tonio ?

Tonio commença à gesticuler.

— Le fait est, commença-t-il, que toutes les lettres pour le Brabant et pour la Flandre…

— Voilà Erwin Immerthal, dit Hans.

Tonio se tut. Qu’il aille à tous les diables, cet Immerthal ! pensait-il. Pourquoi faut-il qu’il vienne nous déranger ? Pourvu qu’il ne nous accompagne pas pour parler tout le long du chemin de la leçon d’équitation… Car Erwin Immerthal prenait aussi des leçons d’équitation. Il était le fils du Directeur de la banque et il habitait là, en dehors de la ville. Déjà débarrassé de sa gibecière, il venait à leur rencontre, avec ses jambes arquées et ses yeux bridés.

— Bonjour, Immerthal, dit Hans. Je fais un tour avec Kröger.

— Je dois aller en ville pour une commission, dit Immerthal, mais je vais faire encore un bout de route avec vous… Ce sont des bonbons aux fruits que vous avez là ? Oui, merci, j’en veux bien quelques-uns. Demain nous avons notre leçon, Hans. — Il voulait parler de la leçon d’équitation.

— Chic ! dit Hans. On va me donner des guêtres de cuir, tu sais, parce que j’ai eu la meilleure note dernièrement en thème.

— Tu ne prends pas de leçons d’équitation, Kröger ? demanda Immerthal, et ses yeux n’étaient plus que deux fentes brillantes.

— Non, répondit Tonio d’une façon tout à fait indistincte.

— Tu devrais demander à ton père qu’il t’en fasse prendre aussi, Kröger, remarqua Hans Hansen.

— Oui, fit Tonio, à la fois avec précipitation et indifférence. Sa gorge se serra un instant, parce que Hans l’avait appelé par son nom de famille, et Hans parut le sentir, car il dit, en manière d’explication :

— Je t’appelle Kröger, parce que ton prénom est si baroque, tu sais ; excuse-moi, mais je ne l’aime pas du tout. Tonio… ce n’est pas un nom en somme. Du reste, tu n’y peux rien, bien sûr.

— Non, sans doute que tu t’appelles ainsi justement parce que cela a une allure étrangère et que c’est un peu singulier, dit Immerthal en se donnant l’air de parler pour arranger les choses.

Les lèvres de Tonio tremblèrent. Il se contint et dit :

— Oui, c’est un nom stupide, Dieu sait que j’aimerais mieux m’appeler Henri ou Guillaume, vous pouvez m’en croire ! Mais j’ai été appelé ainsi d’après un frère de ma mère qui s’appelle Antonio ; car ma mère n’est pas d’ici, comme vous le savez…

Puis il se tut et laissa les deux autres parler chevaux et harnachement. Hans avait passé son bras sous celui d’Immerthal et causait avec un intérêt et une animation qu’il eût été impossible d’éveiller en lui pour Don Carlos… De temps en temps, Tonio sentait l’envie de pleurer lui monter en picotant dans le nez ; et il avait de la peine à maîtriser son menton qui se mettait continuellement à trembler …

Hans n’aimait pas son nom, — qu’y faire ? Lui s’appelait Hans, et Immerthal s’appelait Erwin, bon, c’étaient là des noms universellement reconnus, qui n’étonnaient personne. Mais « Tonio » avait quelque chose d’étranger et de singulier. Oui, il avait quelque chose de singulier en lui sous tous les rapports, qu’il le voulût ou non, et il était seul et exclu du milieu des gens comme il faut et habituels, bien qu’il ne fût pourtant pas un bohémien dans une roulotte verte, mais le fils du consul Kröger, de la famille des Kröger. Mais pourquoi Hans l’appelait-il Tonio tant qu’ils étaient seuls, et avait-il honte de lui dès qu’un troisième survenait ? Parfois il lui témoignait de la compréhension et de l’affection, oui. « De quelle façon le trahit-il donc, Tonio ? » avait-il demandé et il avait glissé son bras sous le sien. Mais lorsque Immerthal était arrivé, il avait tout de même poussé un soupir de soulagement, il l’avait délaissé, et il lui avait reproché sans nécessité son prénom étranger. Comme c’était douloureux de voir clair dans tout cela !… Hans Hansen l’aimait un peu au fond, quand ils étaient entre eux, Tonio le savait. Mais si un troisième survenait, Hans avait honte de lui et le sacrifiait, et Tonio était de nouveau seul. Il pensa au roi Philippe. Le roi a pleuré.

— Mon Dieu, dit Erwin Immerthal, il faut maintenant vraiment que j’aille en ville ! Adieu, vous autres, et merci pour les bonbons !

Là-dessus il sauta sur un banc qui se trouvait au bord du chemin, courut tout le long avec ses jambes arquées et partit au trot.

— J’aime Immerthal, dit Hans avec conviction.

Il avait une façon d’enfant gâté et sûr de soi, de proclamer ses sympathies et ses aversions, de daigner pour ainsi dire les distribuer… Puis il se remit à parler des leçons d’équitation parce qu’il était lancé sur ce sujet. Du reste on approchait de la maison des Hansen ; le chemin par les remparts n’était pas très long. Ils serraient fortement leurs coiffures et penchaient la tête contre le grand vent humide qui grinçait et gémissait dans les branches dénudées des arbres. Et Hans Hansen parlait, tandis que Tonio jetait seulement de temps à autre avec effort un « tiens » ou un « oui », et restait insensible au fait que Hans, dans le feu du discours, avait de nouveau pris son bras, car ce n’était là qu’un rapprochement apparent et sans signification.

Puis ils quittèrent la promenade des remparts non loin de la gare, virent un train passer en soufflant avec une hâte pesante, s’amusèrent à compter les wagons et firent des signes à l’homme qui, emmitouflé dans sa fourrure, était assis tout au haut du dernier. Place des Tilleuls, devant la villa des Hansen, ils s’arrêtèrent, et Hans fit voir en détail à son ami combien il était amusant de grimper sur le portail et de le faire aller et venir sur ses gonds de façon qu’ils grinçassent. Mais, ensuite, il prit congé.

— Maintenant, il faut que je rentre, dit-il. Adieu Tonio, la prochaine fois, c’est moi qui t’accompagnerai chez toi, je te le promets.

— Adieu, Hans, dit Tonio, nous avons fait une jolie promenade.

Leurs mains, qui se serraient, étaient toutes mouillées et pleines de rouille, d’avoir tenu le portail. Mais lorsque les yeux de Hans rencontrèrent ceux de Tonio, une vague expression de remords apparut sur son joli visage.

— Et puis, tu sais, je lirai bientôt Don Carlos, dit-il vite. Cette histoire du roi dans son cabinet doit être très chic.

Là-dessus, il prit son sac sous son bras et partit en courant à travers le jardin. Avant de disparaître dans la maison, il se retourna encore pour faire un signe. Et Tonio Kröger s’éloigna tout radieux et léger comme s’il avait des ailes. Le vent le poussait par derrière, mais ce n’était pas seulement pour cela qu’il avançait si aisément.

Hans lirait Don Carlos, et alors ils posséderaient ensemble quelque chose dont ni Immerthal ni aucun autre ne pourrait parler avec eux ! Comme ils se comprenaient bien l’un l’autre ! Qui sait, peut-être parviendrait-il encore à le convaincre d’écrire aussi des vers ?… Non, non, il ne voulait pas essayer ! Hans ne devait pas devenir comme Tonio, mais rester tel qu’il était, si clair, si fort, tel que tout le monde l’aimait, et Tonio plus que tous les autres ! Mais de lire Don Carlos ne lui ferait tout de même pas de mal… Et Tonio passa sous la vieille porte trapue, longea le port, remonta les rues à pignons, raides, mouillées et pleines de courants d’air, jusqu’à la maison de ses parents. Dans ce temps-là son cœur vivait ; il contenait de douloureuses aspirations, une mélancolique envie, un petit peu de dédain et une très chaste félicité.


II

La blonde Inge, Ingeborg Holm, la fille du Dr Holm, qui habitait place du Marché, là où se dressait, pointue et fouillée, la haute fontaine gothique… ce fut elle que Tonio Kröger aima quand il eut seize ans.

Comment cela arriva-t-il ? Il l’avait vue mille fois, mais un soir il la vit éclairée d’une certaine façon, il la vit rejeter en riant d’une certaine façon mutine sa tête de côté, pendant qu’elle causait avec une amie ; il la vit porter à la nuque d’une certaine façon sa main, une main de fillette, ni particulièrement belle ni particulièrement fine, tandis que sa manche de gaze blanche glissait au-dessus du coude ; il l’entendit accentuer d’une certaine façon sonore et chaude un mot, un mot indifférent, et un ravissement s’empara de son cœur, beaucoup plus fort que celui qu’il éprouvait parfois jadis, quand il contemplait Hans Hansen, au temps où il n’était encore qu’un petit nigaud.

Ce soir-là, il emporta dans son cœur l’image de l’épaisse natte blonde, des longs yeux bleus rieurs, du petit renflement légèrement marqué de taches de rousseur au-dessus du nez ; il ne put s’endormir parce qu’il entendait toujours la sonorité particulière de la voix ; il essaya d’imiter doucement la façon dont elle avait accentué le mot indifférent, et en même temps frissonna. L’expérience l’avertissait que c’était de l’amour. Mais, quoi qu’il sût parfaitement que l’amour lui apporterait beaucoup de souffrances, de tourments et d’humiliations, qu’il détruisait la paix de l’âme et remplissait le cœur de mélodies, sans qu’il fût possible de trouver le repos nécessaire pour leur donner une forme précise et créer dans le calme une œuvre achevée, il l’accueillit tout de même avec joie, s’abandonna tout entier à lui, et le nourrit avec toutes les forces de son âme, car il savait que l’amour rend riche et vivant, et il aspirait à être riche et vivant plutôt qu’à créer dans le calme une œuvre achevée.

Ce fut dans le salon démeublé de Madame la consule Husteede, dont c’était le tour ce soir-là de recevoir le cours de danse, que Tonio Kröger tomba ainsi amoureux de la joyeuse Inge Holm. Ce cours était privé, seuls y assistaient les membres des meilleures familles, et l’on se réunissait à tour de rôle chez les parents pour recevoir les leçons de danse et de maintien. Mais le maître de ballet Knaak venait chaque semaine tout exprès de Hambourg pour les donner.

Il se nommait François Knaak, et il fallait voir le personnage !

— J’ai l’honneur de me vous présenter[2], disait-il, mon nom est Knaak… et l’on ne dit pas cela pendant que l’on s’incline, mais une fois que l’on s’est redressé, d’une voix contenue et cependant distincte. L’on n’est pas tous les jours dans une situation qui vous oblige à vous présenter en français, mais quand on est capable de le faire d’une façon correcte et impeccable dans cette langue, on peut être certain de s’en tirer aussi parfaitement en allemand…

Comme sa soyeuse redingote noire moulait bien sa taille grasse ! Ses pantalons tombaient en plis souples sur ses escarpins ornés de larges nœuds de satin, et ses yeux bruns se promenaient avec une expression de bonheur las sur sa propre beauté…

Chacun était écrasé par l’excès de son assurance et de sa distinction. Il marchait, — et personne ne marchait comme lui, de ce pas élastique, ondoyant, balancé, royal — vers la maîtresse de maison, s’inclinait et attendait qu’on lui tendît la main. La lui donnait-on, il murmurait un remerciement, reculait d’un mouvement souple, tournait sur le pied gauche, s’élevait de côté sur la pointe du pied droit et s’éloignait en faisant osciller ses hanches…

L’on se dirigeait à reculons vers la porte en s’inclinant à plusieurs reprises, lorsque l’on quittait une réunion ; l’on n’approchait pas une chaise en l’empoignant par un pied, ou en la traînant sur le parquet, mais on la portait légèrement par le dossier et on la déposait sans bruit par terre. L’on ne se tenait pas assis là, les mains sur le ventre et la langue dans le coin de la bouche, et s’il vous arrivait quand même de le faire, Monsieur Knaak avait une façon de vous imiter qui vous inspirait le dégoût de cette attitude pour le reste de votre vie.

Voilà pour ce qui concernait le maintien. Quant à la danse, Monsieur Knaak y déployait une maîtrise si possible encore plus complète. Dans le salon démeublé brûlaient les flammes du lustre et les bougies de la cheminée. Le sol était saupoudré de talc, et les élèves se tenaient debout, tout autour, en un silencieux demi-cercle. De l’autre côté de la portière, dans la chambre attenante, les mères et les tantes étaient assises sur des chaises de peluche, et contemplaient à travers leurs lorgnettes comment Monsieur Knaak penché en avant, tenant de chaque côté avec deux doigts, les bords de sa redingote, démontrait de ses jambes élastiques les diverses parties de la mazurka. Mais se proposait-il d’épater complètement son public, il s’enlevait soudain et sans nécessité du sol, en faisant tourbillonner ses jambes l’une sur l’autre avec une vertigineuse vitesse, décrivait une sorte de trille, et retombait sur cette terre avec un « plouf » assourdi qui n’en ébranlait pas moins tout sur sa base.

Quel singe impossible ! se disait Tonio Kröger. Mais il voyait bien qu’Inge Holm, la joyeuse Inge, suivait souvent les mouvements de Monsieur Knaak avec un sourire ravi, et ce n’était pas seulement pour cela que toute cette magnifique maîtrise physique lui inspirait au fond une sorte d’admiration. Quel regard calme et assuré avaient les yeux de Monsieur Knaak ! Ils ne pénétraient pas les choses jusqu’au point où elles deviennent compliquées et tristes ; ils ne savaient rien, sinon qu’ils étaient bruns et beaux ! Mais c’est grâce à cela que son attitude était si fière ! Oui, il fallait être bête pour pouvoir marcher comme lui, et alors on était aimé, car on était aimable. Il comprenait si bien qu’Inge, la blonde, la délicieuse Inge regardât Monsieur Knaak comme elle le faisait. Mais lui, est-ce que jamais une jeune fille ne le regarderait ainsi ?

Oh si ! cela arriva. Il y avait là Magdalena Vermehren, la fille de l’avoué Vermehren, avec son air doux et ses grands yeux noirs et francs, sérieux et sentimentaux. Elle tombait souvent en dansant ; mais elle allait le trouver lorsque c’était aux dames de choisir leurs cavaliers, elle savait qu’il composait des vers, et l’avait deux fois prié de les lui montrer. Souvent elle le regardait de loin en penchant la tête. Mais qu’est-ce que cela pouvait lui faire ? Lui, il aimait Inge Holm, la blonde, la joyeuse Inge, qui sûrement le méprisait parce qu’il composait des poésies… Il la regardait, regardait ses yeux allongés, bleus, qui étaient pleins de bonheur et de moquerie, et une aspiration jalouse, une souffrance âpre, torturante, de ce qu’il dût être banni de sa présence, lui demeurer éternellement étranger, brûlait dans sa poitrine.

« Premier couple en avant ! » disait Monsieur Knaak, et aucun mot ne peut rendre l’étonnante façon qu’avait le personnage d’émettre la syllabe nasale.

On étudiait le quadrille, et au profond effroi de Tonio Kröger, il se trouvait placé dans le même carré qu’Ingeborg Holm. Il l’évitait de son mieux, et pourtant il se trouvait continuellement dans son voisinage ; il défendait à ses yeux de l’approcher et pourtant son regard tombait continuellement sur elle… Et maintenant elle s’avançait, conduite par le roux Ferdinand Matthiessen, glissant et courant ; elle rejeta sa natte en arrière, et se plaça en reprenant son souffle juste en face de lui. M. Hinzelmann, le tapeur, posa ses mains osseuses sur les touches ; le quadrille commença.

Elle se mouvait de ci, de là, devant lui, en avant et en arrière, marchant et tournant ; un parfum qui émanait de ses cheveux ou de la délicate étoffe blanche de sa robe, lui parvenait par instant, et sa vue se troublait de plus en plus. Je t’aime, chère, douce Inge, disait-il en lui-même, et il mettait dans ces paroles toute sa douleur de ce qu’elle se livrait avec tant d’ardeur et de joie à ce qu’elle faisait, et ne prenait pas garde à lui. Une admirable poésie de Storm lui vint à l’esprit : « J’aimerais dormir, mais tu dois danser. » Et il souffrit de l’humiliante absurdité qu’il y avait à être obligé de danser alors qu’on aime.

« Premier couple en avant ! » dit Monsieur Knaak, car on commençait une nouvelle figure. « Compliments ! Moulinet des dames ! Tour de main ! » et nul ne peut décrire la grâce avec laquelle il avalait le e muet du « de ».

« Deuxième couple en avant ! » C’était au tour de Tonio Kröger et de sa danseuse. « Compliments ! » Tonio Kröger s’inclina. « Moulinet des dames ! » et Tonio Kröger, la tête basse et les sourcils froncés, plaça sa main sur celles des quatre dames, sur celle de Inge Holm, et dansa le « moulinet ».

Des murmures et des rires s’élevèrent alentour. M. Knaak prit une pose de ballet qui exprimait une horreur stylisée. « Ah ! malheur, s’écria-t-il. Arrêtez, arrêtez ! Kröger s’est fourvoyé parmi les dames ! En arrière, Mademoiselle Kröger, en arrière, fi donc ! tout le monde a compris sauf vous. Oust, filez, reculez ! » Et il tira son mouchoir de soie jaune et se mit à l’agiter devant Tonio Kröger pour le chasser vers sa place.

Tout le monde rit, les jeunes gens, les jeunes filles et les dames derrière la portière, car M. Knaak avait fait de l’incident une chose par trop comique, et l’on s’amusait comme au théâtre. Seul M. Heinzelmann attendait, avec un visage sec d’homme d’affaires, qu’on lui fit signe de continuer, car il était endurci aux simagrées de M. Knaak.

Après cela on reprit le quadrille, et après cela il y eut un entr’acte. La femme de chambre entra, accompagnée du tintement d’un plateau chargé de boissons rafraîchissantes, et la cuisinière s’avança dans son sillage avec une cargaison de plum-cake. Mais Tonio Kröger se glissa hors du salon, gagna furtivement le corridor, et alla se placer les mains derrière le dos, devant une fenêtre dont les jalousies étaient baissées, sans songer que l’on ne pouvait rien voir à travers, et qu’il était par conséquent ridicule de rester devant, et de faire comme s’il regardait dehors.

Mais c’est en lui-même qu’il regardait, en lui-même où il y avait tant de chagrin et de douloureuse aspiration. Pourquoi, pourquoi était-il ici ? Pourquoi n’était il pas assis dans sa chambre, près de la fenêtre, à lire Immensee en regardant de temps à autre dans le jardin assombri par le soir, où grinçait lourdement le vieux noyer. Là, il aurait été à sa place. Bon pour les autres de danser de tout leur cœur et sans se tromper… Et pourtant, non, non, sa place était ici où il se sentait dans le voisinage d’Inge, alors même qu’il se tenait seul, loin d’elle, essayant de distinguer au milieu du brouhaha des conversations, des tintements de verres et des rires, sa voix où vibrait toute la chaleur de la vie. Oh ! tes yeux bleus, longs et rieurs, blonde Inge ! On ne peut être beau et enjoué comme toi que quand on ne lit pas Immensee et que l’on n’essaye jamais d’écrire soi-même rien de pareil. Voilà le malheur !…

Elle devait venir ! Elle devait remarquer qu’il n’était plus là, et sentir ce qui se passait en lui, elle devait le suivre sans bruit, mettre sa main sur son épaule et dire : « Viens, rentre avec nous, sois content, je t’aime ». Et il tendit l’oreille derrière lui, et attendit avec une anxiété déraisonnable qu’elle vînt. Mais elle ne vint nullement. Ces choses-là n’arrivent pas sur la terre.

Avait-elle ri de lui, elle aussi, comme les autres ? Oui, elle avait ri, si volontiers qu’il l’eût nié pour l’amour d’elle et de lui-même. Et pourtant ce n’était que parce qu’il était si absorbé par sa présence qu’il avait dansé le « moulinet des dames ». Et qu’est-ce que cela pouvait faire ? L’on cesserait peut-être un jour de rire ! Est-ce qu’un journal n’avait pas dernièrement accepté une poésie de lui, encore que ce journal eût cessé de paraître avant que la poésie pût être imprimée ? Vienne le jour où il serait célèbre, où tout ce qu’il écrirait serait publié ; et alors on verrait si cela ne ferait pas d’impression sur Inge Holm… Non, cela ne ferait aucune impression sur elle, voilà la vérité. Sur Magdalena Vermehren, celle qui tombait toujours, oui, mais jamais sur Inge Holm, sur la joyeuse Inge aux yeux bleus, jamais. Et alors à quoi bon ?..

Le cœur de Tonio Kröger se serra douloureusement à cette pensée. Sentir s’agiter et se jouer en soi des forces merveilleuses et mélancoliques, et savoir en même temps que ceux vers lesquels vous porte votre ardente aspiration demeurent à leur égard dans une sereine inaccessibilité, cela fait beaucoup souffrir. Mais quoiqu’il se tînt solitaire, exclu, et sans espoir devant une jalousie baissée, et qu’il feignît dans son affliction de regarder au travers, il était quand même heureux. Car dans ce temps-là son cœur vivait. Il battait ardemment et tristement pour toi, Ingeborg Holm, et son âme étreignait ta petite personnalité blonde, claire, mutine et quelconque, et se reniait elle-même avec bonheur.

Plus d’une fois il se tint, le visage brûlant, dans quelque endroit solitaire, où le son de la musique, le parfum des fleurs et le tintement des verres ne parvenaient qu’affaiblis, cherchant à distinguer dans le lointain bruissement de la fête, le timbre de ta voix, souffrant à cause de toi, et malgré tout heureux. Plus d’une fois il se sentit vexé de ce qu’il pouvait causer avec Magdalena Vermehren, celle qui tombait toujours, de ce qu’elle le comprît, et rît et fût sérieuse en même temps que lui, tandis que la blonde Inge, même lorsqu’il était assis près d’elle, lui paraissait lointaine, étrangère et étrange, car son langage n’était pas le sien ; et malgré tout il était heureux. Car le bonheur, se disait-il, n’est pas d’être aimé : il n’y a là qu’une satisfaction de vanité, mêlée de dégoût. Le bonheur est d’aimer et peut-être d’attraper çà et là de petits instants où l’on a l’illusion d’être proche de la personne aimée. Et il nota cette pensée dans son cœur, en approfondit complètement la signification et épuisa tout ce qu’elle pouvait lui faire éprouver.

Fidélité ! pensait Tonio Kröger. Je veux être fidèle et t’aimer, chère Ingeborg, tant que je vivrai ! Telles étaient ses bonnes intentions. Et, cependant, un sentiment de crainte et de tristesse lui chuchotait tout bas qu’il avait bien oublié complètement Hans Hansen, quoiqu’il le vît tous les jours. Et l’odieux et le pitoyable de l’affaire fut que cette voix chuchotante et un peu malicieuse eut raison, que le temps passa et qu’un jour vint où Tonio Kröger ne fut plus tout à fait aussi prêt à mourir sans conditions pour la joyeuse Inge, car il se sentait le désir et le pouvoir d’accomplir à sa manière dans le monde une quantité de choses remarquables.

Et il fit avec précaution le tour de l’autel où brûlait la chaste et pure flamme de son amour ; il s’agenouilla devant, l’attisa et la nourrit de toutes les façons, parce qu’il voulait être fidèle. Et, au bout de quelque temps, sans qu’on y prît garde, sans tapage et sans éclat, elle s’éteignit tout de même.

Mais Tonio Kröger se tint encore un certain temps devant l’autel refroidi, étonné et déçu que la fidélité ne fût pas possible sur la terre. Puis il haussa les épaules et s’en alla.


III

Il suivit le chemin qu’il devait suivre, d’un pas indolent et irrégulier, en sifflotant et en regardant au loin, la tête inclinée de côté, et s’il fit fausse route, c’est que pour certains êtres il n’existe pas de véritable chemin.

Quand on lui demandait ce qu’il pensait devenir, il donnait des réponses variables, car il avait coutume de dire (et il l’avait déjà noté) qu’il portait en lui les possibilités d’une quantité d’existences, jointes à la conscience secrète qu’elles étaient au fond de pures impossibilités.

Déjà avant qu’il quittât la ville aux murailles resserrées où il était né, les chaînes et les liens par lesquels elle le retenait s’étaient doucement relâchés. La vieille famille des Kröger s’était peu à peu émiettée et désagrégée, et les gens avaient des raisons de considérer la manière d’être particulière de Tonio Kröger comme un indice de cet état de choses. La mère de son père, la doyenne de la famille, était morte, et peu après son père, le long monsieur pensif, vêtu avec soin, qui portait toujours une fleur des champs à la boutonnière, mourut aussi. La grande demeure des Kröger fut mise en vente avec tout son vénérable passé, et la maison de commerce cessa d’exister. Quant à la mère de Tonio, sa belle et ardente maman qui jouait si merveilleusement du piano et de la mandoline, et à qui tout était complètement indifférent, elle se remaria au bout d’un an, cette fois avec un musicien, un virtuose qui portait un nom italien et qu’elle suivit dans les lointains bleus. Tonio Kröger trouva cela un peu léger ; mais était-il qualifié pour l’en empêcher ? Il écrivait des vers et ne pouvait pas même dire ce qu’il pensait devenir…

Et il quitta la tortueuse ville natale, et ses pignons autour desquels le vent humide sifflait, il quitta le jet d’eau et le vieux noyer, les confidents de sa jeunesse ; il quitta aussi la mer qu’il aimait tant, et il n’en éprouva aucune tristesse. Car il était devenu grand et raisonnable, il avait pris conscience de lui-même, et il était plein de raillerie pour l’existence lourde et mesquine qui l’avait si longtemps retenu captif.

Il se livra tout entier à la puissance qui lui apparaissait comme la plus élevée sur terre, au service de laquelle il se sentait appelé, qui lui promettait la grandeur et la réputation : la puissance de l’esprit et de la parole qui règne en souriant sur la vie inconsciente et muette. Il se donna à elle avec sa juvénile passion ; elle le récompensa par tout ce qu’il est en son pouvoir de donner, et lui prit impitoyablement tout ce qu’elle a coutume de prendre en échange.

Elle aiguisa son regard et lui fit percer à jour les grands mots qui gonflent les poitrines des hommes, elle lui ouvrit l’âme des autres et la sienne propre, le rendit clairvoyant, lui montra l’intérieur du monde, et ce qui se trouve tout au fond, sous les actions et les paroles. Et ce qu’il vit fut ceci : ridicule et misère — misère et ridicule.

Alors vint, avec le tourment et l’orgueil de la connaissance, la solitude, parce qu’il lui était impossible de demeurer dans la société des gens candides, à l’âme insouciante et obscure, et que le signe qu’il portait sur son front les troublait. Par contre, il trouvait une joie de plus en plus douce dans la poursuite du mot et de la forme, car il avait coutume de dire (et il l’avait aussi noté) que la connaissance de l’âme mènerait infailliblement à la mélancolie, si le plaisir que donne la recherche de l’expression ne nous maintenait alerte et gai.

Il vivait dans de grandes villes et dans le Midi, dont le soleil, espérait-il, ferait mûrir son art d’une façon plus luxuriante. Peut-être était-ce le sang de sa mère qui l’attirait là-bas. Mais comme son cœur était mort et sans amour, il tomba dans des aventures charnelles, s’enfonça très avant dans la volupté et le péché brûlant, et en souffrit d’une manière indicible. Peut-être était-ce en lui l’héritage de son père, le grand monsieur pensif à la tenue soignée et à la boutonnière ornée d’une fleur des champs, qui le faisait tant souffrir dans les bas-fonds où il se trouvait, et réveillait parfois en lui la nostalgie vague de joies spirituelles, jadis siennes, qu’il ne retrouvait plus parmi tous ses plaisirs.

Un dégoût et une haine des sens le saisit, une soif de pureté, d’honnêteté paisible, tandis qu’il continuait à respirer l’atmosphère de l’art, la tiède et douce atmosphère saturée de parfums d’un printemps continuel, où tout pousse, bouillonne et germe dans la secrète ivresse de la procréation. Aussi il en résulta seulement que, tiraillé entre les tendances les plus extrêmes, ballotté entre une spiritualité de glace et une dévorante sensualité, il menait parmi les tourments de conscience une vie épuisante, une vie extraordinaire, déréglée, extravagante, que, lui, Tonio Kröger, détestait au fond. Quel égarement ! pensait-il parfois. Comment ai-je pu tomber dans toutes ces aventures bizarres ? Je ne suis pourtant pas un bohémien, né dans une roulotte verte…

Mais dans la mesure où sa santé s’affaiblissait, son sens artistique s’affinait, devenait difficile, délicat, exquis, fin, irritable à l’égard de la banalité et extrêmement susceptible dans les questions de tact et de goût. Lorsqu’il sortit pour la première fois de son silence, les gens compétents exprimèrent beaucoup d’approbation et de satisfaction, car il livra au public une œuvre de valeur, pleine d’humour et d’expérience de la souffrance. Et très vite son nom, ce même nom par lequel jadis ses maîtres l’avaient interpellé pour le gronder, dont il avait signé ses premières rimes sur le noyer, le jet d’eau et la mer, cet assemblage de sonorités méridionales et septentrionales, ce nom bourgeois sur lequel on avait soufflé un peu d’exotisme, devint une formule qui évoquait des qualités de premier ordre ; car à la profondeur douloureuse de son expérience, se joignait une application rare, opiniâtre, ambitieuse, qui, en lutte avec la délicate irritabilité de son goût, produisait, au prix de violentes angoisses, des œuvres originales.

Il ne travaillait pas comme quelqu’un qui travaille pour vivre, mais comme quelqu’un qui ne veut rien faire d’autre que travailler, parce qu’il ne se compte pour rien en tant qu’être vivant, ne veut être considéré que comme créateur, et le reste du temps va et vient, terne et insignifiant, semblable à l’acteur débarrassé de son fard qui n’existe que lorsqu’il est en scène. Il travaillait en silence, enfermé chez lui, invisible et plein de mépris pour les petits écrivains dont le talent n’était qu’une parure de société, et qui, riches ou pauvres, circulaient, sauvages et débraillés, ou bien exhibaient des cravates recherchées, croyaient être heureux, charmants et artistiques au plus haut point, et ignoraient que les œuvres bonnes ne naissent que sous la pression d’une vie mauvaise, que celui qui vit ne travaille pas, et qu’il faut être mort pour être tout à fait un créateur.


IV

— Je ne vous dérange pas ? demanda Tonio Kröger sur le seuil de l’atelier. Il tenait son chapeau à la main et s’inclinait même légèrement, quoique Lisaveta Iwanowna fût son amie à laquelle il disait tout.

— Je vous en supplie, Tonio Kröger, entrez sans cérémonie ! répondit-elle avec son accent chantant. L’on sait que vous avez joui d’une bonne éducation et que vous connaissez les usages. En parlant ainsi, elle plaçait son pinceau dans sa main gauche avec la palette, lui tendait la droite, et le regardait dans les yeux, en riant et en hochant la tête.

— Oui, mais vous êtes en train de travailler, dit-il. Laissez-moi voir… Oh ! vous avez avancé. Et il regardait alternativement les esquisses coloriées qui étaient appuyées à des chaises de chaque côté du chevalet, et la grande toile couverte d’un réseau de lignes carrées, sur laquelle, parmi l’ébauche au fusain confuse et vague, les premières taches de couleur commençaient à surgir.

C’était à Munich, dans une maison située derrière la rue Schelling, à un des étages supérieurs. Dehors, derrière les larges fenêtres orientées au nord, régnait le ciel bleu, les gazouillements d’oiseaux, le soleil ; et le souffle jeune et doux du printemps, qui entrait à flots par un vasistas ouvert, se mêlait à l’odeur du fixatif et des couleurs à l’huile qui remplissait le vaste lieu de travail. La lumière dorée de la claire après-midi inondait sans rencontrer d’obstacles la spacieuse nudité de l’atelier, éclairait honnêtement le plancher un peu endommagé, la table grossière couverte de flacons, de tubes et de pinceaux, sous la fenêtre, et les études sans cadres contre les murs sans papier ; éclairait le paravent de soie fendillée qui délimitait, dans le voisinage de la porte, un petit coin habitable, meublé avec goût, pour les moments de loisir ; éclairait l’œuvre commencée sur le chevalet, et l’artiste et le poète auprès.

Elle pouvait avoir à peu près son âge, c’est-à-dire un peu plus de trente ans. Elle était assise, enveloppée de son tablier bleu foncé couvert de taches, sur un tabouret bas, et appuyait son menton dans sa main. Ses cheveux bruns frisottés et déjà grisonnants sur les côtés, couvraient ses tempes en ondes légères, et encadraient son visage brun, au type slave, très sympathique avec son nez épaté, ses pommettes saillantes et ses petits yeux noirs brillants. Tendue, défiante et comme irritée, elle examinait de biais, entre ses paupières à demi-fermées, son ouvrage.

Il se tenait à côté d’elle, la main droite appuyée sur sa hanche, et tournait rapidement de la main gauche sa moustache brune. Ses sourcils obliques remuaient et se contractaient sombrement, tandis qu’il sifflotait avec douceur comme à l’ordinaire. Il était vêtu d’une façon extrêmement soignée et cossue ; il portait un costume d’un gris tranquille et d’une coupe discrète. Mais sur son front tourmenté où les cheveux foncés se partageaient d’une façon remarquablement simple et correcte, passait un tressaillement nerveux ; les traits de son visage au type méridional étaient déjà très accusés, comme tracés et creusés par un dur burin, pendant que sa bouche gardait un dessin très doux, et son menton des contours infiniment délicats.

Au bout d’un moment il passa sa main sur son front et sur ses yeux en se détournant.

— Je n’aurais pas du venir, dit-il.

— Pourquoi pas, Tonio Kröger ?

— Je viens de quitter mon travail, Lisaveta, et ce qu’il y a dans ma tête est exactement comme ce qu’il y a sur cette toile. Un canevas, une pâle ébauche barbouillée de corrections, et quelques taches de couleur, voilà : et je viens ici et je retrouve la même chose. Et je retrouve aussi le même conflit, la même contradiction qui me tourmente chez moi, dit-il en humant l’air. C’est bizarre. Quand une pensée s’empare de vous, on la trouve exprimée partout. On la flaire même dans le vent : l’odeur du fixatif et les parfums printaniers n’est-ce pas ? L’art et… comment appeler l’autre chose ? Ne dites pas « la nature », Lisaveta, car « la nature » n’épuise pas. Non vraiment, j’aurais mieux fait d’aller me promener quoiqu’il ne soit pas certain que je m’en serais mieux trouvé. Il y a cinq minutes, tout près d’ici, j’ai rencontré un collègue, Adalbert, le romancier. « Maudit soit le printemps ! m’a-t-il dit de sa manière agressive. C’est la plus affreuse des saisons. Pouvez-vous concevoir une idée raisonnable, Kröger, pouvez-vous travailler avec calme à aiguiser le plus petit trait, à obtenir le moindre effet, quand tout votre sang fourmille d’une façon indécente, et qu’une masse de sensations déplacées vous agitent, qui, sitôt que vous les scrutez, se révèlent complètement vulgaires et inutilisables ? Pour ma part, je m’en vais au café. C’est un terrain neutre que n’affectent pas les changements de saisons, voyez-vous, il représente, pour ainsi dire, la sphère distante et supérieure de la littérature où il ne peut vous venir que des idées nobles. » Et il alla au café ; et peut-être que j’aurais bien fait d’aller avec lui.

Lisaveta s’amusait.

— Pas mal, Tonio Kröger. Le sang qui fourmille d’une façon indécente, n’est pas mal. Et il a raison dans une certaine mesure, car vraiment le printemps n’est pas particulièrement favorable au travail. Mais maintenant faites attention. Je termine encore tout de même cette petite chose-là, ce petit trait ou ce petit effet, comme dirait Adalbert. Ensuite nous irons dans le « salon » boire du thé, et vous vous déverserez ; car je vois bien que vous en avez gros sur le cœur aujourd’hui. En attendant « groupez-vous » à votre aise quelque part, par exemple sur ce coffre, là, si vous ne craignez pas pour vos vêtements aristocratiques.

— Ah ! laissez-moi tranquille avec mes vêtements, Lisaveta Iwanowna ! Voudriez-vous que je me promène dans une jaquette de velours déchiré ou dans une veste de soie rouge. On est toujours suffisamment bohème intérieurement quand on est un artiste. Extérieurement on doit bien s’habiller, que diable, et se comporter comme un homme convenable… Non, je n’ai rien sur le cœur, dit-il, regardant comment elle préparait un mélange sur sa palette, il s’agit seulement d’un problème, comprenez-vous, d’une contradiction qui me préoccupe et qui m’empêche de travailler… Oui. De quoi parlions-nous donc. Ah ! d’Adalbert le romancier qui est un homme si fier et si fort. « Le printemps est la plus affreuse des saisons », a-t-il dit, et il est allé au café. Car on doit savoir ce qu’on veut, n’est-il pas vrai ? Voyez-vous, moi aussi le printemps me rend nerveux, moi aussi je suis troublé par la charmante vulgarité des sensations et des souvenirs qu’il réveille ; seulement je ne parviens pas à lui en faire un reproche et à le vouer au mépris à cause de cela ; car au fond, j’ai honte devant lui, j’ai honte devant sa pure ingénuité et devant sa triomphante jeunesse. Et je ne sais si je dois envier Adalbert ou le mépriser de ce qu’il n’éprouve rien de ce sentiment…

« On travaille mal au printemps, bien sûr, et pourquoi, parce que l’on sent. Et parce qu’il faut être un imbécile pour croire que celui qui crée a le droit de sentir. Tout artiste véritable sourit de cette erreur de naïf et d’incapable ; il sourit mélancoliquement peut-être, mais il sourit. Car ce que vous exprimez ne doit jamais être pour vous l’essentiel, mais seulement la matière indifférente en soi, dont il s’agit de composer, sans passion, en la dominant et comme en se jouant, une image esthétique. Si vous tenez trop à ce que vous avez à dire, si votre cœur bat trop vite pour votre sujet, vous pouvez être sûr d’un fiasco complet. Vous serez pathétique, vous serez sentimental, vous produirez une œuvre lourde, gauche, austère, dénuée de maîtrise, d’ironie et de sel, ennuyeuse, banale, et le résultat final sera l’indifférence chez le public, et pour vous la déception et le chagrin… Car c’est ainsi, Lisaveta : le sentiment, le sentiment vivant et chaud est toujours banal, inutilisable, et seules les vibrations, les froides extases de notre système nerveux corrompu, de notre système nerveux d’artiste ont un caractère esthétique. Il est nécessaire d’être dans une certaine mesure en dehors de l’humanité, d’être un peu inhumain, de vivre à l’égard de ce qui est humain dans des rapports lointains et désintéressés, pour être en état, pour être seulement tenté de le représenter, de jouer avec, de le reproduire avec goût et succès. Le don pour le style, la forme et l’expression présuppose déjà cette attitude froide et distante à l’égard des choses humaines, oui, un certain appauvrissement, un certain dépouillement. Car le sentiment sain et vigoureux, il n’y a pas à en sortir, ne connaît pas le goût. C’en est fait de l’artiste dès qu’il devient homme, et commence à sentir. Adalbert le sait, et voilà pourquoi il est allé au café, dans la « sphère supérieure », oui certes !

— Grand bien lui fasse, Batuschka, dit Lisaveta en se lavant les mains dans un récipient de fer blanc, vous n’avez pas besoin de le suivre.

— Non, Lisaveta, je ne le suis pas et cela pour la seule raison qu’il m’arrive, par ci par là, d’avoir un peu honte, vis-à-vis du printemps, de ma qualité d’artiste. Voyez-vous, je reçois parfois des lettres de personnes inconnues, des pages de louanges et de remerciements que m’adresse mon public, des épîtres de gens émus, pleines d’admiration. Je lis ces lettres et je me sens touché par cette sympathie spontanée, gauchement humaine, que mon art a éveillée, une sorte de pitié me prend à l’égard de la naïveté enthousiaste qui s’exprime dans ces lignes, et je rougis en pensant combien l’être honnête qui les a tracées serait désenchanté, s’il pouvait jeter un regard derrière les coulisses, si sa candeur pouvait comprendre qu’au fond un homme droit, sain et normal n’écrit, ne joue, ni ne compose… Ce qui n’empêche pas que je n’utilise son admiration pour mon talent, pour me rehausser et me stimuler, que je la prenne fort au sérieux, en faisant une mine de singe qui joue au grand homme… Ah ! ne protestez pas, Lisaveta ! Je vous dis que je suis quelquefois las à mourir de toujours représenter ce qui est humain sans y prendre part moi-même… Au fond est-ce qu’un artiste est un homme ? Qu’on le demande à « la femme » ! Je crois que nous autres artistes, nous partageons tous un peu le sort de ce chantre pontifical qu’on… Nous chantons de la façon la plus émouvante, mais…

— Vous devriez avoir un peu honte, Tonio Kröger. Maintenant, venez prendre le thé. L’eau va tout de suite bouillir et voici des cigarettes. Vous en étiez à la voix de soprano ; continuez. Mais vous devriez avoir honte. Si je ne savais pas avec quel fier enthousiasme vous vous adonnez à votre vocation…

— Ne parlez pas de vocation, Lisaveta Iwanowna ! La littérature n’est pas une vocation, mais une malédiction, sachez-le. Quand cette malédiction commence-t-elle à se faire sentir ? Tôt, terriblement tôt ; à une période de la vie où l’on devrait encore avoir le droit de vivre en paix et en harmonie avec Dieu et avec l’univers. Vous commencez à vous sentir à part, en incompréhensible opposition avec les autres êtres, les gens habituels et comme il faut ; l’abîme d’ironie, de doute, de contradictions, de connaissances, de sentiments, qui vous sépare des hommes, se creuse de plus en plus, vous êtes solitaire et désormais il n’y a plus d’entente possible. Quelle destinée ! À supposer que le cœur soit resté vivant, assez aimant pour en sentir l’horreur !… La conscience de votre valeur s’allume parce que vous vous sentez marqué au front entre mille et que vous savez que cela n’échappe à personne. J’ai connu un acteur de génie qui, dans la vie courante, devait lutter avec une timidité et une veulerie maladives. Le sentiment aigu qu’il avait de sa valeur, joint au fait de ne savoir que représenter, quel rôle jouer dans la vie, firent que cet artiste parfait et cet homme misérable… Un artiste, un vrai, non pas un de ceux dont l’art est la fonction sociale, mais un artiste prédestiné et maudit, se reconnaît sans qu’il soit besoin d’une très grande perspicacité au milieu d’une foule. Le sentiment qu’il a d’être à part, de ne pas appartenir au reste du monde, d’être reconnu et observé, quelque chose à la fois de royal et d’embarrassé se lit sur son visage. L’on peut observer le même air sur les traits d’un prince qui se promène en civil dans la rue. Mais là les vêtements civils ne servent de rien, Lisaveta ! Déguisez-vous, masquez-vous, habillez-vous comme un attaché d’ambassade ou un lieutenant de la garde en permission, vous aurez à peine besoin de lever les yeux et de dire un mot, et tout le monde saura que vous n’êtes pas un être humain, mais quelque chose d’étranger, d’étrange, de différent…

« Mais qu’est-ce qu’un artiste ? Il n’y a pas de question vis-à-vis de laquelle la nonchalance et la paresse humaine se soient montrées plus invulnérables. « C’est un don », disent humblement les braves gens qui subissent l’influence d’un artiste ; et comme ils croient que des effets sereins et nobles ne peuvent avoir que des causes également sereines et nobles, personne ne soupçonne qu’il s’agit peut-être ici d’un « don » des plus douteux, impliquant une contre-partie des plus déplorables… On sait que les artistes sont très susceptibles — on sait aussi que ce n’est pas le cas pour les gens qui ont une bonne conscience et le sentiment solidement fondé de leur valeur… Voyez-vous, Lisaveta, je cultive au fond de mon âme, — spirituellement parlant — à l’égard du type de l’artiste, tout le mépris que chacun de mes très honorables ancêtres, là-haut dans la ville aux murailles resserrées, aurait pu porter au saltimbanque, à l’artiste errant qui se serait présenté à sa porte. Écoutez un peu ceci : je connais un banquier, un homme d’affaires grisonnant, qui possède le don d’écrire des romans. Il fait usage de ce don dans ses moments de loisir et ses œuvres sont parfois tout à fait remarquables. Malgré — je dis malgré — ce don sublime, cet homme n’est pas absolument irréprochable ; au contraire, il a été déjà condamné à un long emprisonnement, et cela pour des motifs bien fondés. Or, il s’est trouvé que c’est précisément en prison qu’il prit pour la première fois conscience de ses dons, et ses expériences de prisonnier forment le motif principal de toutes ses productions. On pourrait en conclure avec quelque hardiesse qu’il est nécessaire pour devenir poète de connaître une sorte quelconque de prison. Mais ne peut-on s’empêcher de soupçonner que les expériences faites en prison par cet homme sont moins intimement liées aux origines de sa vocation d’artiste que ce qui l’a conduit dans cette prison. — Un banquier qui écrit des romans, c’est une chose rare ? Mais un banquier qui n’a pas commis de crime, un banquier irréprochable et solide qui écrit des romans, cela ne s’est jamais vu. Oui, riez si vous le voulez, et pourtant je ne plaisante qu’à moitié. Il n’y a pas au monde de problème plus angoissant que celui de la production artistique et de son action sur les hommes. Prenez la création la plus prodigieuse du plus typique, et pour cette raison du plus puissant des artistes, prenez une œuvre aussi morbide et aussi profondément double de sens que Tristan et Isolde, et observez l’effet que produit cette œuvre sur un être jeune, sain, à la sensibilité très normale. Vous le verrez élevé, fortifié, rempli d’un ardent et noble enthousiasme, stimulé peut-être à créer, lui aussi… Le brave dilettante ! Le fond de notre âme, à nous autres artistes, est bien différent de ce qu’avec son « cœur ardent » et son « sincère enthousiasme » il peut imaginer. J’ai vu des artistes entourés et fêtés par les femmes et les jeunes gens, tandis que, moi, je savais… On ne cesse de faire, en ce qui concerne l’origine, les manifestations et les conditions de la création artistique, les découvertes les plus surprenantes…

— Chez autrui, Tonio Kröger — excusez la question — ou pas seulement chez autrui ?

Il ne répondit pas. Il fronçait ses sourcils obliques et sifflotait.

— Donnez-moi votre tasse, Tonio. Il n’est pas fort, et prenez une nouvelle cigarette. Vous savez très bien du reste que vous envisagez les choses comme il n’est pas absolument nécessaire de les envisager…

— C’est la réponse d’Horatio, chère Lisaveta : « envisager les choses ainsi », signifie les envisager de trop près, n’est-ce pas ?

— Je prétends qu’on peut les envisager d’aussi près sous un autre jour, Tonio Kröger. Je ne suis qu’une stupide femme peintre, et si je puis, somme toute, vous répondre, si je puis un peu défendre contre vous-même votre propre vocation, ce n’est assurément rien de nouveau que je vous dirai, je ne ferai que vous rappeler ce que vous savez très bien vous-même… N’est-ce pas envisager les choses de près que d’avoir présents à l’esprit l’action purificatrice, sanctifiante de la littérature, la destruction des passions par la connaissance et l’expression, la puissance libératrice de la parole, la littérature en tant qu’elle conduit à la compréhension, au pardon, à l’amour, l’esprit littéraire comme la plus noble manifestation de l’esprit humain, et l’écrivain comme un être accompli, comme un saint ?

— Vous avez le droit de parler ainsi, Lisaveta, et cela en considération de l’œuvre de vos poètes, de l’admirable littérature russe, qui représente si bien la littérature sainte dont vous parlez. Mais je n’ai pas négligé vos objections, elles font partie de ce que j’ai aujourd’hui dans la tête… Regardez-moi. Je n’ai pas l’air excessivement gai, dites ? Je parais un peu vieilli, creusé, fatigué, n’est-ce pas ? Eh bien, pour en revenir à la « connaissance », c’est ainsi qu’il faut se représenter un homme qui, naturellement porté à croire au bien, doux, bien intentionné, un peu sentimental, serait complètement usé et démoli par la clairvoyance psychologique. Ne pas se laisser accabler par la tristesse du monde ; observer, noter, faire usage de ses découvertes même les plus angoissantes, et avec cela être gai, tout en ayant pleinement conscience de sa supériorité morale sur l’affreuse invention qu’est l’existence, — oui vraiment ! Il y a tout de même des moments où, malgré les joies de l’expression, tout cela vous submerge un peu. Tout comprendre, c’est tout pardonner ? Je ne sais trop. Il existe un état d’esprit, Lisaveta, que j’appelle le dégoût de la connaissance : l’état dans lequel il suffit à un homme de voir clair à travers un fait quelconque pour se sentir dégoûté à mourir (et non point du tout disposé à pardonner) — le cas de Hamlet le Danois, cet homme de lettres type. Il savait ce que c’était, lui, que d’être appelé à connaître, sans être né pour cela. Voir clair à travers la brume de larmes qui voile encore vos yeux, reconnaître, noter, observer, et être obligé de mettre en réserve, avec un sourire, ce que vous avez observé, au moment où les mains s’étreignent encore, où les lèvres se rejoignent, où le regard, aveuglé par la force du sentiment, s’éteint… c’est infâme, Lisaveta, c’est vil, c’est révoltant… mais à quoi sert de se révolter ?

« Un autre côté non moins charmant de la question est l’indifférence blasée, la lassitude ironique à l’égard de toute vérité ; c’est un fait qu’il n’y a rien de plus silencieux, rien de plus morne qu’un cercle de gens intelligents et ayant fait le tour de tout. Toute connaissance est usée et ennuyeuse. Exprimez une vérité dont la conquête et la possession vous a peut-être procuré une certaine joie juvénile ; on répondra à vos banales lumières par un bref « évidemment »… Ah oui, la littérature fatigue, Lisaveta ! Il peut arriver, je vous assure, que, par pur scepticisme, et parce que vous vous abstenez d’exprimer votre opinion, vous soyez considéré parmi les hommes comme stupide, alors que vous êtes seulement fier et sans courage… Voilà pour la « connaissance ». Quant à « l’expression », il s’agit peut-être moins là d’une libération que d’un moyen de refroidir, de glacer le sentiment. Sérieusement, c’est quelque chose de bien glacial, une bien révoltante prétention que cette stupide et superficielle délivrance du sentiment par l’expression littéraire. Avez-vous le cœur trop plein, vous sentez-vous trop ému par un événement attendrissant ou pathétique, rien de plus simple ! Vous allez chez l’écrivain, et en un rien de temps il y mettra bon ordre. Il analysera votre affaire, la formulera, lui donnera un nom, l’exprimera, la fera parler, vous débarrassera du tout, vous y rendra indifférent pour toujours, et ne vous demandera aucun remerciement pour ses services. Et vous vous en retournerez à la maison soulagé, refroidi, éclairé, vous demandant ce qui pouvait bien, il y a peu d’instants encore, vous remplir d’un si doux tumulte. Et c’est ce froid et vaniteux charlatan que vous voulez sérieusement défendre ? Ce qui est exprimé est résolu, dit sa profession de foi. Si le monde entier est exprimé, le monde entier est résolu, libéré, aboli… Très bien ! Je ne suis pourtant pas un nihiliste…

— Non, vous n’en êtes pas un, dit Lisaveta. Elle tenait justement sa cuillère à thé près de sa bouche, et resta immobile dans cette attitude.

— Bon… bon… revenez à vous, Lisaveta ! Je ne le suis pas, vous dis-je, en ce qui touche le sentiment vivant. Voyez-vous, l’écrivain ne comprend pas que la Vie puisse encore continuer de vivre, qu’elle n’ait pas honte de le faire, une fois qu’elle a été expliquée et « résolue ». Mais, voyez un peu, malgré toute libération par la littérature, elle continue bravement à pécher sans se laisser ébranler ; car toute action est un péché aux yeux de l’esprit…

« J’ai fini, Lisaveta. Écoutez-moi. J’aime la vie — ceci est un aveu. Recueillez-le et conservez-le, je ne l’ai encore fait à personne. L’on a dit, on a même écrit et fait imprimer que je haïssais la vie, ou que je la craignais, ou que je la méprisais, ou que je l’exécrais. J’ai entendu tout cela avec plaisir, cela m’a flatté ; mais ce n’en est pas moins faux. J’aime la vie… Vous souriez, Lisaveta, et je sais pourquoi. Mais je vous en conjure, ne prenez pas pour de la littérature ce que je vous dis là ! Ne pensez pas à César Borgia, ou à je ne sais quelle philosophie ivre qui l’élève sur le pavois ! Je le méprise, ce César Borgia, je ne fais pas le moindre cas de lui, et je ne comprendrai jamais comment on peut ériger en idéal l’extraordinaire et le démoniaque. C’est comme l’opposé éternel de l’esprit et de l’art, — et non comme une vision de grandeur sanglante, et de sauvage beauté, non comme l’extraordinaire, que la vie nous apparaît, à nous qui sommes en dehors de l’ordinaire. C’est le normal, le raisonnable, l’aimable, la vie dans son attrayante banalité, qui constituent le royaume où vont nos désirs. Il s’en faut qu’il soit un artiste, ma chère, celui dont les rêves suprêmes, les rêves les plus profonds vont vers ce qui est raffiné, excentrique, satanique, celui qui ignore ce que c’est qu’aspirer à la naïveté, à la simplicité, à la vie, à un peu d’amitié, d’abandon, de confiance et de bonheur humain, — qu’aspirer secrètement, âprement aux joies de la vie habituelle !…

« Un ami humain ! Croyez-vous que cela me rendrait heureux et fier de posséder un ami parmi les hommes ? Mais jusqu’à présent je n’ai eu d’amis que parmi les démons, les monstres, les gens les moins attrayants, les fantômes rendus muets par la connaissance, en un mot parmi les gens de lettres.

« Parfois je monte sur une estrade, je me trouve dans une salle, en face d’hommes qui sont venus pour m’entendre. Alors, voyez-vous, il arrive, tandis que je regarde le public autour de moi, que je m’observe, que je surprenne mon cœur cherchant secrètement dans l’auditoire celui qui est venu pour moi, celui dont l’approbation et la reconnaissance montent vers moi, celui auquel mon art m’unit par un lien idéal… Je ne trouve pas ce que je cherche, Lisaveta. Je trouve le troupeau, la communauté que je connais bien, une assemblée de premiers chrétiens, pour ainsi dire, des gens avec des corps disgracieux et de belles âmes, des gens qui tombent toujours, en quelque sorte, vous comprenez ce que je veux dire, pour qui la poésie est une douce vengeance de la vie, — toujours des gens qui souffrent, qui aspirent, des déshérités, et jamais quelqu’un des autres, de ceux qui ont les yeux bleus, Lisaveta, et qui n’ont pas besoin de l’esprit !…

« Et ne serait-ce pas au fond une inconséquence regrettable que de se réjouir s’il en était autrement ? C’est absurde d’aimer la vie et cependant de s’efforcer par tous les moyens de l’attirer à soi, de la gagner aux finesses, aux mélancolies, à toute la noblesse maladive de la littérature. Le règne de la littérature croît et celui de la santé et de l’innocence décroît sur la terre. On devrait conserver ce qui en reste avec le plus grand soin, et ne pas vouloir induire à aimer la poésie, des gens qui lisent plus volontiers des livres illustrés de vues instantanées sur les chevaux !

« Car, finalement, quel spectacle plus lamentable peut-il y avoir que celui de la vie s’essayant à l’art ? Nous autres artistes ne méprisons personne plus complètement que le dilettante, l’homme vivant qui s’imagine pouvoir être par-dessus le marché, à l’occasion, un artiste. Je vous l’assure, cette espèce de mépris-là appartient à mon expérience personnelle. Je me trouve dans une réunion de gens bien élevés, on mange, on boit, on bavarde, on s’entend le mieux du monde, et je me sens content et reconnaissant de pouvoir un moment me perdre parmi des gens candides et normaux comme si j’étais leur semblable. Tout à coup (ceci m’est arrivé), se lève un officier, un lieutenant, un joli et vigoureux garçon que je n’aurais jamais cru capable d’une manière d’agir indigne de son habit de soirée, et il demande sans circonlocutions la permission de lire quelques vers qu’il a composés. On lui accorde cette permission avec des rires embarrassés, et il met son projet à exécution, en lisant son œuvre écrite sur un morceau de papier qu’il avait tenu jusque là caché dans un pan de son habit, quelque chose sur la musique et l’amour, d’aussi profondément senti que d’insignifiant. Voyons, je vous demande un peu ; un lieutenant ! un homme du monde ! il n’avait vraiment pas besoin !… Bon, il s’ensuit ce qui devait s’ensuivre : des figures longues, un silence, quelques marques de fausse approbation, et un profond malaise dans toute l’assistance. Le premier phénomène moral dont je prends conscience est que je me sens une part de culpabilité dans le trouble que ce jeune homme a apporté au milieu de cette réunion ; il n’y a pas de doutes, des regards moqueurs et refroidis se dirigent aussi vers moi, dans le métier duquel ce malheureux est venu bousiller. Mais le second phénomène consiste en ceci : c’est que cet homme pour la personne et la manière d’être duquel j’avais, un instant plus tôt, le plus sincère respect, commence soudain à baisser, baisser, baisser dans mon estime… Une pitié bienveillante s’empare de moi. Je m’avance vers lui avec quelques autres messieurs courageux et charitables, et je lui adresse la parole : « Mes félicitations, lieutenant, lui dis-je. Quel joli don ! C’était tout à fait charmant ! » Et il s’en faut de peu que je ne lui tape sur l’épaule. Mais la bienveillance est-elle le sentiment que doit vous inspirer un lieutenant ?… C’est sa faute ! Il se tient là, expiant dans une grande confusion l’erreur qu’il a commise en croyant que l’on peut cueillir une petite feuille, une seule, du laurier de l’art, sans la payer de sa vie. Non, sur ce chapitre je suis avec mon collègue, le banquier criminel… Mais ne trouvezvous pas, Lisaveta, que je suis aujourd’hui d’une loquacité digne d’Hamlet ?

— Avez-vous fini, Tonio Kröger ?

— Non, mais je ne dis plus rien.

— Et cela suffit aussi. Attendez-vous une réponse ?

— En avez-vous une ?

— Je crois que oui. Je vous ai bien écouté, Tonio, du commencement à la fin, et je veux vous donner une réponse qui convient à tout ce que vous venez de me dire, et qui est la solution du problème qui vous a tant tourmenté. Eh bien donc ! La solution c’est que, tel que vous voilà, vous êtes tout bonnement un bourgeois.

— Croyez-vous ? demanda-t-il, et il s’affaissa un peu sur lui-même.

— Cela vous paraît cruel, n’est-ce pas ? et il est inévitable que cela vous paraisse cruels. Aussi je veux un peu adoucir mon jugement, car je le puis. Vous êtes un bourgeois engagé sur une fausse route, Tonio Kröger, un bourgeois fourvoyé.

Silence. Puis il se leva résolument et saisit son chapeau et sa canne.

— Je vous remercie, Lisaveta Iwanowna, maintenant je puis rentrer tranquillement chez moi. Mon cas est résolu.


V

Vers l’automne, Tonio Kröger dit à Lisaveta Iwanowna :

— Je pars en voyage, Lisaveta ; il faut que je m’aère, je m’en vais, je prends la clef des champs.

— Quoi donc, petit père, voulez-vous de nouveau aller en Italie ?

— Mon Dieu, laissez-moi donc tranquille avec l’Italie, Lisaveta ! L’Italie m’indiffère jusqu’au mépris. Il est loin le temps où je m’imaginais que c’était là ma patrie. L’art n’est-ce pas ? Le ciel de velours bleu, le vin généreux, la douce sensualité… Bref cela ne me dit rien. J’y renonce. Toute cette bellezza me rend nerveux. Je ne puis pas non plus souffrir tous ces êtres terriblement vifs là en bas, avec leurs noirs regards de bêtes. Ces peuples romans n’ont pas de conscience dans les yeux… Non, je m’en vais un peu en Danemark.

— En Danemark ?

— Oui, et je m’en promets beaucoup d’agrément. Il se trouve par hasard que je n’y suis jamais allé, bien que j’aie passé toute ma jeunesse près de la frontière, et pourtant j’ai de tout temps aimé et connu ce pays. Cet attrait que je ressens pour le Nord doit me venir de mon père, car les sympathies de ma mère allaient plutôt vers la bellezza, pour autant que tout ne lui était pas indifférent. Prenez les livres qui ont été écrits là-haut, ces livres profonds, purs et humoristiques, Lisaveta, pour moi il n’y a rien au-dessus, je les aime. Prenez les repas scandinaves, ces repas incomparables que l’on ne peut supporter que dans un air fortement salin, (je ne sais du reste si je les supporterais encore) et que je connais un peu, en vertu de mon origine, car l’on mange déjà tout à fait comme cela chez moi. Prenez simplement les noms, les prénoms dont les gens sont agrémentés là-haut, et qui sont également déjà très répandus chez moi ; un ensemble de sonorités tel que « Ingeborg », un accord de harpe de la plus poétique pureté. Et puis la mer, — vous avez la mer Baltique là haut !… En un mot je m’en vais là-bas, Lisaveta. Je veux revoir la mer Baltique, je veux réentendre ces prénoms, je veux lire ces livres dans leur cadre ; je veux aussi fouler du pied la terrasse de Kronborg où le « fantôme » apparut à Hamlet et apporta la tristesse et la mort au noble et malheureux jeune homme.

— Comment y allez-vous, Tonio, s’il m’est permis de le demander ? Quelle route prenez-vous ?

— La route habituelle, répondit-il en haussant les épaules, et il rougit visiblement. Oui, je touche ma… mon point de départ, Lisaveta, après treize ans, et cela peut être assez comique.

Elle sourit.

— C’est ce que je voulais vous entendre dire, Tonio. Partez donc et que Dieu soit avec vous. Ne manquez pas non plus de m’écrire, entendez-vous ? J’attends une lettre pleine d’expériences sur votre séjour en… Danemark.


VI

Et Tonio Kröger se mit en voyage pour le Nord. Il voyagea confortablement (car il avait coutume de dire que, lorsqu’on a une vie tellement plus pénible intérieurement que les autres gens, on a droit à un peu de bien-être extérieur) et il ne s’arrêta pas avant de voir les tours de la ville aux murailles resserrées dont il était parti jadis, se dresser devant lui dans l’air gris. Là il fit un court et étrange séjour.

Une après-midi terne s’inclinait déjà vers le soir, lorsque le train entra sous le hall étroit, enfumé et si étrangement familier de la gare ; la vapeur s’arrondissait toujours en boules sous la toiture aux vitres sales, ses lambeaux s’étiraient et allaient et venaient comme autrefois, lorsque Tonio Kröger était parti de ce même lieu, sans autre chose dans le cœur que de la raillerie.

Il s’occupa de son bagage, ordonna qu’on le portât à l’hôtel, et quitta la gare.

C’étaient bien les voitures, à deux chevaux, noires, démesurément hautes et larges de la ville qui attendaient, alignées au dehors ! Il ne prit aucune d’elles, il les regarda seulement comme il regardait tout, les pignons étroits et les tours pointues qui semblaient le saluer par-dessus les toits les plus proches, les gens blonds, indolents et lourds, avec leur façon de parler large et cependant rapide, et il fut pris d’un rire nerveux qui avait une ressemblance secrète avec un sanglot. Il se mit en marche lentement, la poussée continuelle du vent humide dans le visage, franchit le pont dont la balustrade était ornée de statues mythologiques et longea un moment le port.

Grand Dieu, que tout cela paraissait exigu et tortueux ! Est-ce que de tout temps, les étroites rues à pignons avaient grimpé vers la ville avec une raideur si cocasse ? Les cheminées et les mâts des bateaux, se balançaient doucement dans le vent et le crépuscule, sur le fleuve terne. Monterait-il cette rue, là au coin, dans laquelle se trouvait la maison à laquelle il songeait ? Non, demain. Il avait trop sommeil maintenant. La fatigue du voyage alourdissait sa tête, et des pensées lentes et brumeuses lui traversaient l’esprit.

Quelquefois, pendant ces treize années, il avait rêvé qu’il était de nouveau chez lui, dans la vieille maison sonore, au bord de la rue en pente, et que son père aussi était de nouveau là et le tançait vertement au sujet de sa vie dépravée, — ce qu’il avait chaque fois trouvé tout à fait dans l’ordre. Et maintenant l’heure présente ne se distinguait en rien d’un de ces rêves trompeurs dont on ne parvient pas à déchirer les mailles, au cours desquels on se demande s’ils sont illusion ou réalité, où l’on est forcé de se décider en faveur de la dernière hypothèse, pour finir malgré tout par se réveiller.

Il suivait les rues peu animées et pleines de courants d’air en tenant sa tête courbée contre le vent, et il se dirigeait comme en dormant dans la direction de l’hôtel, le premier de la ville, où il voulait passer la nuit. Un homme aux jambes arquées, qui portait un bâton au bout duquel brûlait un lumignon, marchait devant lui d’un pas balancé de marin, et allumait les becs de gaz.

Qu’avait-il donc ? Qu’était-ce que ce feu qui, sous la cendre de sa fatigue, sans jaillir en flammes claires, couvait si sombre et si cuisant ? Silence, silence. Pas un mot ! Pas de paroles ! Il serait volontiers allé longtemps ainsi, dans le vent, à travers les rues crépusculaires et familières. Mais tout était si serré et si rapproché. On se trouvait tout de suite au but.

Dans le haut de la ville, il y avait des lampes à arc et elles s’allumaient justement. L’hôtel était là, et il reconnut les deux lions noirs couchés devant l’entrée, dont il avait peur quand il était enfant. Ils continuaient à se regarder l’un l’autre comme s’ils voulaient éternuer, mais ils semblaient avoir beaucoup rapetissé. Tonio Kröger passa entre eux.

Comme il était à pied, il fut reçu sans beaucoup de solennité. Le portier et un beau monsieur en noir qui faisait les honneurs et repoussait constamment du petit doigt ses manchettes dans ses manches, l’examinèrent de la tête aux pieds, d’un œil scrutateur, s’efforçant visiblement de déterminer un peu son rang, de le situer dans la hiérarchie sociale, et de lui assigner une place dans leur considération, sans toutefois parvenir à un résultat satisfaisant : en raison de quoi ils se décidèrent pour une politesse modérée. Un sommelier, un homme à l’air doux, avec des favoris blonds couleur de pain, un habit luisant de vieillesse et des chaussures silencieuses, ornées de rosettes, le conduisit au second étage, dans une chambre meublée proprement et à l’ancienne mode.

Derrière les fenêtres, dans le demi-jour, s’étendait une vue pittoresque et moyen-âgeuse sur des cours, des pignons et les masses bizarres des églises, dans le voisinage desquelles l’hôtel se trouvait. Tonio Kröger resta un moment debout devant cette fenêtre ; puis il s’assit les bras croisés sur le vaste sofa, fronça les sourcils et se mit à siffloter.

On apporta de la lumière et son bagage arriva. Le sommelier à l’air doux posa avec indifférence le bulletin d’arrivée sur la table, et Tonio Kröger y traça, la tête penchée de côté, quelque chose qui ressemblait à son nom, son état et son origine. Ensuite il commanda un repas et continua, du coin de son sofa, à regarder dans le vide. Lorsque la nourriture fut devant lui, il demeura longtemps sans y toucher, prit enfin quelques bouchées, et se promena pendant une heure en long et en large, s’arrêtant parfois et fermant les yeux. Puis il se déshabilla avec des gestes lents, et se coucha. Il dormit longtemps, en proie à des rêves embrouillés et pleins de regrets et d’aspirations étranges.

Lorsqu’il se réveilla, il vit sa chambre inondée de lumière. Dérouté, il se hâta de se remémorer où il était et se leva pour ouvrir les rideaux. Le bleu déjà un peu pâle d’un ciel de fin d’été, était traversé de minces lambeaux de nuages effilochés par le vent, mais le soleil brillait sur sa ville natale.

Il mit encore plus de soin que de coutume à sa toilette, se lava et se rasa de son mieux, et se fit aussi frais et aussi net que s’il avait eu l’intention de rendre visite à des gens corrects et distingués, sur lesquels il se fût agi de produire une impression d’élégance irréprochable ; et pendant qu’il était occupé à s’habiller, il entendait les battements anxieux de son cœur.

Comme il faisait clair dehors ! Il se serait senti plus à son aise si, de même qu’hier, le crépuscule avait assombri les rues ; maintenant il lui fallait passer sous les yeux des gens, dans la brillante lumière du soleil. Allait-il tomber sur des connaissances, être arrêté, interrogé, et obligé de raconter comment il avait passé ces treize années ? Non, Dieu soit loué, plus personne ne le reconnaissait, et ceux qui se souvenaient de lui, ne le reconnaîtraient pas, car il avait vraiment un peu changé pendant tout ce temps. Il se considéra attentivement dans le miroir, et soudain il se sentit plus en sûreté derrière son masque, derrière son visage prématurément usé, qui paraissait plus vieux que son âge… Il fit venir le déjeuner et sortit ensuite, sortit sous les regards estimateurs du portier et du beau monsieur en noir, à travers le vestibule et entre les deux lions, jusqu’à l’air libre.

Où allait-il ? Il ne savait pas. C’était comme hier. À peine se vit-il de nouveau environné de cet assemblage étrangement vénérable et immémorialement familier de pignons, de tourelles, d’arcades, de fontaines, à peine sentit-il de nouveau sur son visage la poussée du vent, du vent fort qui portait avec lui un délicat et acre arôme de rêves lointains, qu’une sorte de voile, de tissu nébuleux entoura ses sens… Les muscles de son visage se détendirent ; avec un regard apaisé, il considéra les hommes et les choses. Peut-être que là-bas, à ce coin de rue, il se réveillerait…

Où allait-il ? Il lui semblait qu’il y avait un rapport entre la direction qu’il prenait et ses étranges rêves nocturnes, si tristes et pleins de regrets… C’est au marché qu’il allait, en passant sous les voûtes de l’hôtel de ville, où les bouchers pesaient leurs marchandises avec des mains sanglantes, à la place du marché où se dressait, pointue et fouillée, la haute fontaine gothique. Là, il s’arrêta devant une maison étroite et simple, semblable à beaucoup d’autres, avec un pignon arqué et ajouré, et se perdit dans sa contemplation. Il lut le nom inscrit sur la porte et laissa son regard reposer un instant sur chaque fenêtre, puis il se détourna lentement pour s’en aller.

Où allait-il ? À la maison. Mais il prit un détour, il fit une promenade hors de la ville parce qu’il avait le temps. Il passa par le rempart du Moulin et par le rempart du Holstein, serrant fortement son chapeau contre le vent qui bruissait et grinçait dans les arbres. Puis il laissa la promenade des remparts non loin de la gare, vit un train passer en soufflant avec une hâte pesante, s’amusa à compter les wagons, et suivit des yeux l’homme assis tout au haut du dernier. Mais, place des Tilleuls, il s’arrêta devant une des jolies villas qui se trouvaient là, resta longtemps à observer le jardin et les fenêtres, et s’avisa pour finir de faire aller et venir sur ses gonds la grille du jardin de façon qu’elle grinçât. Ensuite il considéra un moment sa main refroidie et remplie de rouille, et il alla plus loin, passa sous la vieille porte trapue, longea le port, et remonta la rue raide et pleine de courants d’air, jusqu’à la maison de ses parents.

Elle se dressait, enfermée par les maisons voisines qui surplombaient son pignon, grise et sérieuse comme depuis trois cents ans ; et Tonio Kröger lut le verset pieux inscrit en lettres à demi effacées au-dessus de l’entrée. Puis il reprit son souffle et entra. Son cœur battait anxieusement, car il lui semblait que, d’une des portes du rez-de-chaussée devant lesquelles il passait, son père allait sortir, en vêtement de bureau et la plume derrière l’oreille ; qu’il allait l’arrêter et lui demander raison sévèrement de sa vie extravagante, ce que Tonio aurait trouvé tout à fait dans l’ordre. Mais il passa sans être inquiété. La double porte n’était pas fermée, mais seulement poussée, ce qui lui parut critiquable, en même temps qu’il lui semblait être le jouet d’un de ces rêves légers dans lesquels les obstacles cèdent d’eux-mêmes devant vous, et où l’on avance sans entraves, favorisé par un bonheur merveilleux. Le vaste vestibule pavé de grandes dalles de pierre carrées, résonna sous ses pas. En face de la cuisine, dont ne venait aucun bruit, on voyait toujours comme autrefois, faisant saillie hors de la muraille à une considérable hauteur, les constructions de bois, bizarres, lourdes, mais proprement vernies, qui servaient de chambres de bonnes, et que l’on ne pouvait atteindre que par une sorte d’escalier isolé montant du vestibule. Mais les grandes armoires et le bahut sculpté qui se trouvaient là jadis n’y étaient plus. Le fils de la maison gravit le vaste escalier en s’appuyant sur la rampe de bois ajouré, vernie de blanc ; à chaque pas il soulevait sa main et au pas suivant, il la laissait retomber, comme s’il essayait timidement de rétablir, avec cette vieille rampe solide, l’ancienne intimité… Mais arrivé sur le palier, devant la porte de l’entresol, il s’arrêta. Un écriteau blanc était fixé à l’entrée où l’on pouvait lire, écrit en lettres noires : Bibliothèque Populaire.

Bibliothèque Populaire ? pensa Tonio. Il trouvait que ni le peuple, ni la littérature n’avaient rien à faire ici. Il frappa à la porte, entendit retentir un « entrez », et obéit à cette injonction. Sombre et tendu, il découvrit du regard une transformation des plus déplacées.

L’appartement se composait de trois chambres en profondeur, ouvertes les unes sur les autres. Les murailles étaient tapissées jusque tout en haut de livres uniformément reliés, rangés en longues files sur des rayons de bois sombre. Dans chaque chambre, derrière une sorte de comptoir, était assis un homme à l’aspect nécessiteux qui écrivait. Deux d’entre eux tournèrent seulement la tête vers Tonio Kröger, mais le premier se leva vivement, s’appuya des deux mains sur le dessus de la table, pencha la tête en avant, arrondit les lèvres, leva les sourcils, et regarda le visiteur avec un rapide clignement des yeux…

— Pardon, dit Tonio Kröger, sans détourner les yeux de tous les livres, je suis étranger ici, je visite la ville. Ceci est donc la bibliothèque ? Me permettez-vous de jeter un coup d’œil sur la collection ?

— Certainement ! dit le fonctionnaire, et il cligna encore plus fort… Bien sûr, l’entrée est libre. Regardez à votre aise. Voulez-vous un catalogue ?

— Merci, répondit Tonio Kröger, je m’oriente facilement. Là-dessus, il commença à longer lentement les parois, en faisant semblant d’étudier les titres inscrits sur le dos des livres. Finalement il prit un volume, l’ouvrit et se plaça près de la fenêtre.

Ici avait été la pièce où l’on déjeunait. L’on déjeunait ici le matin, et non en haut, dans la grande salle à manger où des statues de divinités se détachaient en blanc contre la tapisserie bleue… Là se trouvait une chambre à coucher. La mère de son père y était morte après une dure agonie, malgré son grand âge, car c’était une femme mondaine, attachée aux jouissances terrestres, et elle tenait à la vie. Et plus tard son père lui-même avait rendu ici le dernier soupir, son père, le long monsieur correct, un peu pensif et mélancolique, à la boutonnière ornée d’une fleur des champs… Tonio s’était tenu assis au pied de son lit de mort, les yeux brûlants, sincèrement et entièrement livré à un sentiment muet et puissant, à l’amour et à la douleur. Et sa mère aussi s’était tenue agenouillée près de cette couche, sa belle et ardente maman, toute noyée dans ses larmes ; après quoi elle était partie avec l’artiste méridional pour les lointains bleus… Mais là derrière, la troisième pièce et la plus petite, maintenant aussi toute remplie de livres surveillés par un homme à l’aspect nécessiteux, avait été longtemps sa propre chambre. C’est là qu’il était rentré après l’école, après avoir fait une promenade comme celle de tout à l’heure ; près de cette paroi était placée sa table, dans le tiroir de laquelle il gardait ses premiers vers si profondément sentis et gauches… Le noyer… Une mélancolie aiguë le traversa soudain. Il regarda de côté par la fenêtre. Le jardin était abandonné, mais le vieux noyer se dressait à sa place et grinçait et bruissait lourdement au vent. Et Tonio laissa de nouveau glisser ses yeux sur le livre qu’il tenait à la main ; c’était une œuvre poétique de valeur qu’il connaissait bien. Il regarda ces lignes noires et ces groupes de phrases, suivit un moment le cours plein d’art du récit, qui s’élevait avec une passion ordonnatrice jusqu’à un trait, un effet, puis s’interrompait soudain d’une façon impressionnante…

— Oui, c’est bien fait, dit-il, en déposant le volume, et il se retourna. Alors il s’aperçut que le fonctionnaire était toujours debout et faisait cligner ses yeux avec un mélange d’empressement et de défiance méditative.

— Une excellente collection, je vois, dit Tonio Kröger. J’ai jeté un coup d’œil rapide. Je vous suis bien obligé. Adieu.

Là-dessus il gagna la porte, mais ce fut un départ douteux, et il sentait distinctement que le fonctionnaire, très troublé par sa visite, resterait encore plusieurs minutes debout, à cligner des yeux.

Il ne se sentait nulle envie de pousser plus loin ses investigations. Il avait été à la maison. En haut dans les grandes pièces situées derrière la galerie à colonnade, habitaient des étrangers, il le voyait, car le haut de l’escalier était fermé par une porte vitrée qui n’existait pas autrefois, et un nom quelconque était écrit dessus. Il s’en alla, traversa le vestibule sonore et quitta sa maison paternelle. Dans le coin d’un restaurant, il avala, plongé dans ses réflexions, un repas lourd et gras, puis il retourna à l’hôtel.

— J’ai fini, dit-il au beau monsieur en noir. Je pars ce soir.

Il commanda sa note, ainsi que la voiture qui devait le mener au port pour prendre le bateau de Copenhague. Puis il monta dans sa chambre, s’assit devant la table, et demeura là, immobile et droit, la joue appuyée dans la main, et fixant sur le tapis devant lui des yeux absents. Plus tard, il régla sa note et prépara ses affaires. À l’heure fixée, on annonça la voiture et Tonio Kröger descendit, prêt à partir.

En bas, au pied de l’escalier, le beau monsieur en noir l’attendait.

— Pardon ! dit-il en repoussant du petit doigt ses manchettes dans ses manches. Excusez, Monsieur, si nous sommes obligés de vous retenir encore une minute. M. Seehaase — le propriétaire de l’hôtel — voudrait vous dire deux mots. Une simple formalité… il est ici derrière… Voulez-vous avoir l’obligeance de vous donner la peine… Ce n’est que M. Seehaase, le propriétaire de l’hôtel.

Et il conduisit Tonio Kröger, en l’invitant à le suivre par de nombreux gestes, au fond du vestibule. Là se trouvait en effet M. Seehaase. Tonio Kröger le connaissait depuis son enfance. Il était petit, gras et avait les jambes arquées. Ses favoris tondus étaient devenus blancs, mais il portait toujours une jaquette largement taillée et une calotte de velours brodée de vert. Au reste, il n’était pas seul. Près de lui, devant un petit pupitre fixé à la muraille, se tenait, casque en tête, un agent de police, dont la main gantée était posée sur un papier barbouillé d’inscriptions placé sur le pupitre. Il regardait Tonio Kröger avec une honnête figure de soldat, comme s’il s’attendait à ce que celui-ci rentrât sous terre à sa vue. Tonio Kröger les considéra alternativement et prit le parti d’attendre.

— Vous venez de Munich ? demanda à la fin l’agent de police, avec une bonne voix lourde.

Tonio Kröger fit signe que oui.

— Vous allez à Copenhague ?

— Oui, je me rends dans une station de bains de mer, en Danemark.

— Une station de bains de mer ? Bon, veuillez produire vos papiers, dit l’agent, en prononçant le mot « produire » avec une satisfaction particulière.

Des papiers… il n’avait pas de papiers. Il sortit son portefeuille et regarda dedans ; mais à part quelques notes acquittées, il ne s’y trouvait rien que les épreuves d’une nouvelle, qu’il pensait corriger une fois arrivé au but de son voyage. Il n’aimait pas avoir affaire à des fonctionnaires, et ne s’était encore jamais fait délivrer de passeport.

— Je regrette, dit-il, mais je n’ai aucun papier sur moi.

— Ah ! dit l’agent de police, aucun ? Comment vous appelez-vous ?

Tonio Kröger se nomma.

— Est-ce bien vrai ? demanda l’agent de police ; et il se tendit en avant, et écarquilla soudain ses narines aussi largement qu’il put…

— Parfaitement vrai, répondit Tonio Kröger.

— Qu’êtes-vous donc ?

Tonio Kröger avala quelque chose qui l’étranglait et indiqua d’une voix ferme sa profession. M. Seehaase leva la tête et le dévisagea curieusement.

— Hm ! dit l’agent. Et vous déclarez n’avoir rien de commun avec un individu du nom de — il épela sur le papier barbouillé d’inscriptions un nom bizarre et romantique, qui semblait un composé aventureux de sons provenant de races diverses, et que Tonio Kröger oublia l’instant d’après. Lequel, continua l’agent, de parents inconnus et d’origine incertaine, est poursuivi par la police de Munich pour diverses escroqueries et autres délits, et a peut-être pris la fuite pour le Danemark ?

— Je ne le déclare pas seulement, dit Tonio Kröger faisant un mouvement nerveux des épaules.

Ceci produisit une certaine impression.

— Comment ? Ah oui, bien sûr ? dit l’agent. Mais c’est qu’aussi, ne pouvoir absolument rien produire !…

M. Seehaase intervint à son tour d’une façon apaisante.

— Tout cela n’est qu’une formalité, dit-il, rien de plus ! Il faut vous rappeler que le fonctionnaire ne fait que son devoir. Si vous pouvez prouver votre identité d’une manière quelconque… un papier…

Tous se turent. Devait-il mettre un terme à l’incident en se faisant connaître, en révélant à M. Seehaase qu’il n’était pas un chevalier d’industrie, de condition incertaine, ni un bohémien né dans une roulotte verte, mais le fils du Consul Kröger, de la famille des Kröger ? Non, il n’en avait aucune envie. Et, au fond, ces gardiens de l’ordre social n’avaient-ils pas un peu raison ? Dans une certaine mesure, il était tout à fait d’accord avec eux… Il haussa les épaules et resta muet.

— Qu’avez-vous donc là ? demanda l’agent, là dans ce portefeuille ?

— Ici ? rien. Ce sont des épreuves à corriger, répondit Tonio Kröger.

— Des épreuves à corriger ? Comment ? Montrez un peu.

Et Tonio Kröger lui tendit son œuvre. L’agent de police la déploya sur le pupitre et commença à lire. M. Seehaase s’approcha aussi pour prendre part à la lecture. Tonio regarda par dessus leurs épaules pour voir à quel endroit ils en étaient. C’était un passage réussi, qui contenait un trait, un effet, de premier ordre. Il était content de lui.

— Voyez-vous, dit-il, mon nom est écrit là. C’est moi qui ai fait ceci, et maintenant cela va être publié, comprenez-vous ?

— Bon, cela suffit ! dit M. Seehaase avec résolution.

Il rassembla les feuillets, les plia et les lui rendit.

— Cela doit suffire, Petersen ! répéta-t-il d’un ton bref, clignant des yeux à la dérobée et secouant la tête en signe de dénégation. Nous ne devons pas retenir Monsieur plus longtemps. La voiture attend. Je vous prie, Monsieur, d’excuser le petit dérangement. L’agent n’a fait que son devoir, mais je lui ai dit tout de suite qu’il était sur une fausse piste.

— Ah ? pensa Tonio Kröger.

L’agent ne semblait pas tout à fait convaincu ; il objecta encore quelque chose où il était question d’« individu » et de « produire ». Mais M. Seehaase reconduisit son hôte à travers le vestibule, en réitérant l’expression de ses regrets, l’accompagna entre les deux lions jusqu’à la voiture, et ferma lui-même avec toutes sortes de témoignages de considération, la portière sur le voyageur. Après quoi la voiture ridiculement haute et large dégringola avec un bruit de vitres et de ferraille le long des rues en pente jusqu’au port…

Tel fut l’étrange séjour de Tonio Kröger dans sa ville natale.


VII

La nuit tombait et la lune montait déjà avec un flottant éclat d’argent, lorsque le bateau de Tonio Kröger gagna la pleine mer. Il se tenait près du beaupré, enveloppé dans son manteau à cause du vent qui devenait de plus en plus fort, et il plongeait ses regards au-dessous de lui, dans le sombre va-et-vient des vagues aux corps puissants et lisses, qui s’enroulaient les unes aux autres, se rencontraient en claquant, se séparaient dans des directions inattendues, et tout à coup s’illuminaient d’écume.

Un ravissement doux et berceur emplissait son âme. Il avait été un peu démoralisé de ce que, dans sa patrie, on eût voulu l’arrêter comme chevalier d’industrie, oui, — quoique, dans une certaine mesure, il eût trouvé ce qui s’était passé dans l’ordre. Mais ensuite, après s’être embarqué, il avait, comme parfois avec son père quand il était enfant, regardé charger les marchandises dont les débardeurs emplissaient le ventre profond du navire, en s’interpellant dans un mélange de danois et de bas-allemand ; il avait vu comment ils y faisaient descendre, en plus des ballots et des caisses, un ours blanc et un tigre royal enfermés dans des cages à grillages épais, venant sans doute de Hambourg et destinés à une ménagerie danoise. Tout cela l’avait distrait. Ensuite, pendant que le bateau glissait le long du fleuve entre les rives plates, il avait tout à fait oublié l’agent de police Petersen ; tout ce qui s’était passé avant, ses rêves nocturnes doux, tristes et pleins de regrets, la promenade qu’il avait faite, la vision du noyer avaient repris de la force dans son âme. Et maintenant, comme la mer s’ouvrait devant lui, il voyait de loin la plage d’où, étant petit garçon, il avait pu épier les rêves d’été de la mer, il voyait la lueur du phare et les lumières de l’hôtel où il avait habité avec ses parents… La mer Baltique ! Il appuya sa tête contre le fort vent salé qui venait à vous libre et sans rencontrer d’obstacles, vous enveloppait les oreilles, provoquait un doux vertige, un étourdissement léger où le souvenir de tout ce qui était mauvais, de toute souffrance, de toute erreur, de tout vouloir et de tout effort s’anéantissait dans un sentiment de paresseux bonheur. Et dans les mugissements, les claquements, les bouillonnements et les gémissements qui montaient autour de lui, il croyait entendre les bruissements et les craquements du vieux noyer et le grincement d’un portail… Il faisait de plus en plus sombre.

— Dieu, les étoiles, regardez donc un peu les étoiles, dit soudain une voix à l’accent lourd et chantant qui semblait sortir d’un tonneau. Il la connaissait. Elle appartenait à un homme blond-roux, simplement vêtu, aux paupières rougies et à l’aspect frais et humide de quelqu’un qui sort du bain. Au dîner, dans la cabine, cet inconnu avait été le voisin de Tonio Kröger, et avait avalé avec des mouvements hésitants et discrets des quantités étonnantes d’omelette au homard. À présent il se tenait appuyé contre le bastingage et il regardait en l’air vers le ciel, en serrant son menton entre le pouce et l’index. Sans aucun doute il se trouvait dans un de ces états d’esprit extraordinaires et solennellement contemplatifs où les barrières entre les êtres s’effondrent, où le cœur s’ouvre même à des étrangers, où la bouche laisse passer des choses qu’en tout autre temps elle aurait honte de dire…

— Regardez donc un peu les étoiles, Monsieur. Elles sont là et elles brillent, le ciel entier en est plein, Dieu m’est témoin ! Et maintenant, je vous demande un peu, quand on regarde là-haut et que l’on pense que beaucoup d’entre elles sont encore cent fois plus grandes que la terre, est-ce que cela ne fait pas de l’impression ? Nous autres hommes avons inventé le télégraphe et le téléphone, et tant de conquêtes des temps modernes, oui c’est vrai. Mais quand nous regardons là-haut, nous ne pouvons faire autrement que de reconnaître et d’avouer que nous ne sommes au fond que de la vermine, de la misérable vermine et rien d’autre, — est-ce que je me trompe oui ou non, Monsieur ? Oui nous sommes de la vermine ! se répondit-il à lui-même et il adressa au firmament un signe de tête plein d’humilité et de contrition.

Non… celui-là ne fait pas de littérature, pensa Tonio Kröger. Et au même moment une lecture faite récemment lui revint en mémoire, un fragment d’un célèbre écrivain français qui exposait une conception cosmologique et psychologique du monde ; un fameux bavardage à son avis.

Il fit à l’observation profondément sentie du jeune homme une manière de réponse, puis ils continuèrent à causer ensemble, appuyés contre le bastingage, en plongeant les yeux dans la soirée tumultueuse éclairée de lueurs mouvantes. Il se trouvait que le voyageur était un jeune commerçant de Hambourg qui employait son temps de congé à ce voyage d’agrément.

— Prends un peu le steamer jusqu’à Copenhague, me suis-je dit, et me voici ici, et jusqu’à présent c’est très beau. Mais on a eu tort de nous donner de l’omelette au homard, Monsieur, vous verrez, car nous aurons une tempête cette nuit, le capitaine l’a dit, et avec une nourriture aussi indigeste dans l’estomac, ce n’est pas une plaisanterie.

Tonio Kröger écoutait cet absurde bavardage avec un sentiment d’aise et d’amitié.

— Oui, dit-il, on mange en général trop lourdement dans le Nord. Cela rend paresseux et mélancolique.

— Mélancolique ? répéta le jeune homme, et il le regarda interdit… Vous n’êtes sans doute pas d’ici, monsieur ? demanda-t-il tout à coup.

— Non, je viens de loin, répondit Tonio Kröger avec un geste vague et défensif du bras.

— Mais vous avez raison, dit le jeune homme ; Dieu sait que vous avez raison quand vous parlez d’être mélancolique ! Je suis presque toujours mélancolique, mais surtout les soirs comme celui-ci, quand les étoiles brillent dans le ciel. Et il soutint de nouveau son menton avec son pouce et son index.

Sûrement il doit écrire des vers, pensa Tonio Kröger, des vers de commerçant, profondément et honnêtement sentis…

La soirée s’avançait et le vent était devenu si fort qu’il empêchait la conversation. Aussi décidèrent-ils de dormir un peu et ils se souhaitèrent bonne nuit.

Tonio Kröger s’étendit dans sa cabine, sur l’étroite couchette, mais le repos ne vint pas. Le vent violent et son acre arôme l’avaient étrangement excité et son cœur était agité comme par l’attente anxieuse d’un doux événement. De plus, l’ébranlement qui avait lieu quand le bateau glissait au bas d’une montagne de vagues et que l’hélice, comme prise de spasmes, tournait hors de l’eau, lui causait de pénibles nausées. Il s’habilla de nouveau complètement, et monta à l’air libre.

Des nuages couraient devant la lune. La mer dansait. Les vagues ne venaient pas à vous rondes et égales. Jusqu’à l’horizon, sous une lumière pâle et vacillante, la mer était déchirée, fouettée, bouleversée ; elle bondissait et léchait la nue de ses langues de géant, effilées comme des flammes, lançait en l’air, à côté d’abîmes bouillonnants, des figures déchiquetées et bizarres, et semblait éparpiller en un jeu fou, de toute la force de bras monstrueux, l’écume dans les airs. Le bateau avançait péniblement ; il se frayait un chemin en tanguant, en roulant et en gémissant à travers le tumulte, et par moment on entendait l’ours blanc et le tigre qui souffraient de la traversée, mugir à l’intérieur. Un homme en manteau de toile cirée, le capuchon sur la tête et une lanterne attachée à la ceinture, allait et venait sur le pont en écartant les jambes et en se balançant péniblement ; et là derrière, penché très bas sur le bastingage, se trouvait le jeune homme de Hambourg, dans un lamentable état.

— Seigneur, dit-il d’une voix creuse et mal assurée lorsqu’il s’aperçut de la présence de Tonio Kröger, voyez un peu la révolte des éléments, Monsieur ! Mais il fut interrompu et se détourna rapidement.

Tonio Kröger se tenait à un cordage fortement tendu et contemplait cette exubérance effrénée. Un cri de joie montait de sa poitrine, qui lui semblait assez puissant pour couvrir le bruit de la tempête et des flots. Un chant à la mer, plein d’enthousiaste amour, retentissait en lui. Sauvage amie de mon enfance, nous voilà donc réunis encore une fois… Mais ici s’arrêtait le poème. Il n’avait pas de fin, pas de forme précise et n’était point, écrite dans le calme, une œuvre achevée. Son cœur vivait…

Il resta longtemps ainsi ; puis il s’étendit sur un banc, contre le rouf, et regarda le ciel où les étoiles vacillaient. Il s’assoupit même un peu et lorsque la froide écume jaillissait jusqu’à son visage, il lui semblait, dans son demi-sommeil, sentir comme une caresse.

D’abruptes falaises de craie qui avaient, dans le clair de lune, un aspect fantomatique, apparurent et se rapprochèrent. C’était l’île de Mœn. Et de nouveau le sommeil le reprit, interrompu par des ondées salées qui mordaient âcrement le visage et engourdissaient les traits. Lorsqu’il se réveilla complètement, il faisait déjà jour, un frais jour gris pâle, et la mer s’apaisait. À déjeuner il revit le jeune commerçant, qui rougit fortement, honteux sans doute d’avoir exprimé dans l’obscurité des choses aussi poétiques et aussi blâmables, releva de ses cinq doigts à la fois sa petite moustache rousse, lui lança un bonjour d’une brièveté militaire, pour l’éviter ensuite avec le plus grand soin.

Et Tonio Kröger aborda en Danemark. Il séjourna à Kopenhague, donna des pourboires à tous ceux qui faisaient mine d’y avoir droit, parcourut la ville au sortir de sa chambre d’hôtel pendant trois jours entiers, en tenant son guide de voyage ouvert devant lui, et se comporta tout à fait comme un parfait étranger qui désire enrichir ses connaissances. Il contempla le Nouveau Marché du roi, et le « cheval » qui se dresse au milieu, leva les yeux avec respect sur les colonnes de la Frauenkirche, resta longtemps debout devant les nobles et gracieuses statues de Thorwalsen, monta sur la Tour Ronde, visita des châteaux, et passa deux soirées variées à Tivoli. Mais ce n’était pas à proprement parler tout cela qu’il voyait.

Sur les maisons qui avaient parfois tout à fait l’aspect des vieilles maisons de sa ville natale, avec leurs pignons arqués et ajourés, il voyait des noms qui lui étaient connus depuis son enfance, qui lui paraissaient désigner quelque chose de délicat et de précieux, et en même temps enfermer en eux comme un reproche, une plainte et la nostalgie d’un bonheur perdu. Et partout, tandis qu’il aspirait à longs traits, pensivement, l’humide air marin, il voyait des yeux aussi bleus, des cheveux aussi blonds, des visages exactement du même genre, de la même forme que ceux entrevus dans les rêves étranges, douloureux et pleins de regrets qu’il avait faits lors de la nuit passée dans sa ville natale. Il arrivait que, en pleine rue, un regard, la sonorité d’un mot, un rire le remuât jusqu’au fond de l’âme.

Il ne lui fut pas possible de rester longtemps dans la ville gaie et animée. Une douce et folle inquiétude, moitié faite de souvenirs, moitié faite d’attente l’agitait ; et il ressentait aussi le désir de pouvoir s’étendre tranquillement quelque part, sur une plage, et de n’avoir plus à jouer le touriste avide de s’instruire. Il s’embarqua donc de nouveau et navigua par une sombre journée (le mer noircissait) dans la direction du nord, le long des côtes du Seeland jusqu’à Helsingör. De là il poursuivit immédiatement son voyage en voiture, par la chaussée, pendant environ trois quarts d’heure, toujours surplombant un peu la mer, jusqu’à ce qu’il s’arrêtât devant son but final et véritable, le petit hôtel blanc à volets verts, bâti au milieu d’une colonie de maisons basses et dont la tour couverte en bois regardait la plage et la côte Scandinave. Il descendit, prit possession de la chambre claire qu’on lui avait préparée, remplit les placards et l’armoire de ce qu’il avait apporté avec lui, et s’apprêta à demeurer là quelque temps.


VIII

On était déjà au milieu de septembre ; il n’y avait plus beaucoup d’hôtes à Aalsgaard. Les repas que l’on prenait en bas, dans la grande salle à manger au plafond à solives et aux hautes fenêtres donnant sur la véranda vitrée et sur la mer, étaient présidés par la propriétaire de l’hôtel, une vieille fille aux cheveux blancs, aux prunelles incolores, aux joues d’un rose tendre et à la voix inconsistante et gazouillante, qui essayait sans cesse de disposer d’une façon un peu avantageuse ses mains rouges sur la nappe. Il y avait en outre un vieux monsieur sans cou, à la barbe de marin gris de fer, au visage tirant sur le bleu foncé, un marchand de poisson de la capitale qui savait l’allemand. Il paraissait complètement congestionné, et sous la menace d’une attaque, car il respirait d’une façon courte et saccadée, et portait de temps en temps son index orné de bagues à l’une de ses narines pour la boucher et procurer un peu d’air à l’autre, en soufflant fortement. Il n’en faisait pas moins honneur à la bouteille de rhum placée devant lui, aussi bien au petit déjeûner qu’aux repas de midi et du soir. Les seuls hôtes qu’il y avait en plus étaient trois grands jeunes américains et leur précepteur, lequel remuait silencieusement ses lunettes et jouait tout le jour au football avec eux. Ils portaient leurs cheveux d’un jaune roux partagés par une raie et avaient de longues figures impassibles. « Please, give me the wurst-things there ! » disait l’un. « That’s not wurst, that’s schinken ! » disait un autre, et c’était toute la contribution qu’eux, aussi bien que leur précepteur, apportaient à la conversation ; le reste du temps, ils demeuraient assis en silence et buvaient de l’eau chaude.

Tonio Kröger n’aurait pas souhaité des compagnons de table différents. Il jouissait d’être en paix, écoutait les gutturaux sons danois, les voyelles claires et sourdes qu’émettaient le marchand de poisson et la maîtresse de l’hôtel en causant parfois ensemble, échangeait ici et là avec le premier une remarque simple sur la position du baromètre, puis se levait pour redescendre, à travers la véranda, vers la plage où il avait déjà passé de longues heures le matin.

Parfois il y régnait une calme atmosphère d’été. La mer reposait, paresseuse et lisse, en bandes bleues, vert-glauque, ou rougeâtres, sur lesquelles jouaient en scintillant des reflets argentés. Le varech séchait au soleil, des méduses demeurées là se volatilisaient. Cela sentait un peu la décomposition et aussi un peu le goudron de la barque de pêcheur à laquelle Tonio Kröger était adossé, assis dans le sable de façon à voir l’horizon libre et non les côtes danoises ; mais la respiration légère de la mer passait fraîche et pure sur tout cela.

Puis vinrent de gris jours de tempête. Les vagues courbaient leurs têtes comme des taureaux qui s’apprêtent à donner des cornes et couraient rageusement contre la côte, qu’elles arrosaient très haut et couvraient d’algues, de coquillages luisants d’eau, et d’épaves. Entre les longues collines formées par les vagues, s’étendaient, sous le ciel couvert, des vallées d’un pâle vert écumeux, pendant que là-bas, à l’endroit où le soleil se cachait derrière les nuages, un éclat blanchâtre et velouté reposait sur les eaux.

Tonio Kröger se tenait debout, enveloppé par le bruissement du vent, absorbé dans ce fracas fatigant, étourdissant, continuel qu’il aimait tant. S’il se détournait et s’en allait, tout semblait soudain devenir tranquille et chaud autour de lui. Mais il savait qu’il avait la mer derrière lui ; il entendait son appel, son salut, sa promesse. Et il souriait.

Il se dirigeait vers l’intérieur du pays, à travers la solitude des prairies, et bientôt la forêt de hêtres qui s’étendait, montueuse, jusque loin dans la contrée, l’accueillait. Il s’asseyait dans la mousse, adossé à un arbre, de façon à apercevoir entre les troncs une bande de mer. Parfois le vent lui apportait le bruit des vagues se brisant contre les écueils ; cela ressemblait au son de planches tombant au loin les unes sur les autres. Au sommet des arbres, des cris de corneilles enroués, monotones et perdus… Il tenait un livre sur ses genoux, mais n’en lisait pas une ligne. Il jouissait d’un profond oubli, croyait planer affranchi de l’espace et du temps, et c’était seulement par moment qu’une brusque douleur traversait son cœur, un court et cuisant sentiment d’aspiration et de regret, dont il était trop paresseux et trop absorbé pour chercher le nom et l’origine.

Plusieurs jours s’écoulèrent ainsi ; il n’aurait pu dire combien et ne se souciait point de le savoir. Et puis il en vint un où il se passa quelque chose ; cela se passa pendant que le soleil brillait au ciel, en présence d’êtres quelconques, et Tonio Kröger n’en éprouva pas même un extraordinaire étonnement.

Dès l’aube, ce jour eut un caractère de fête et d’enchantement. Tonio Kröger se réveilla très tôt et tout à fait brusquement, surgit du sommeil en proie à un vague et subtil effroi, et crut avoir devant ses yeux un prodige, une illumination magique et féerique. Sa chambre, dont la porte vitrée et le balcon étaient tournés vers le Sund, et qu’un mince rideau de gaze blanche partageait en salon et chambre à coucher, avait un papier de couleur tendre et des meubles légers et clairs, de sorte qu’elle offrait toujours un aspect lumineux et agréable. Mais en ce moment ses yeux brouillés de sommeil la voyaient transfigurée et illuminée d’une façon irréelle, complètement baignée dans une lumière rose, inexprimablement vaporeuse et charmante, qui dorait les meubles et les murailles, et transformait le rideau de gaz en un rouge et doux embrasement… Tonio Kröger fut longtemps avant de comprendre ce qui se passait. Mais lorsqu’il regarda dehors, à travers la porte vitrée, il vit que le soleil se levait.

Pendant plusieurs jours le temps avait été sombre et pluvieux ; mais maintenant le ciel se tendait comme une roide étoffe bleu pâle, étincelant et clair au-dessus de la mer et du pays, tandis que, traversé et entouré de nuages rouge et or, le disque du soleil s’élevait majestueusement sur la mer scintillante et ondulée qui paraissait frissonner et s’enflammer sous lui… Ainsi commença la journée. Troublé et heureux, Tonio Kröger se précipita dans ses habits, déjeuna avant tout le monde dans la véranda, nagea dans le Sund jusqu’à une certaine distance du petit établissement de bains, et marcha ensuite pendant une heure le long de la plage. Quand il revint, plusieurs voitures, sortes d’omnibus, étaient arrêtées devant l’hôtel, et, de la salle à manger, il vit qu’un grand nombre de personnes, paraissant d’après leur costumes appartenir à la petite bourgeoisie, remplissaient le salon où se trouvait le piano, ainsi que la véranda et la terrasse. Tout ce monde, assis autour de tables rondes, buvait de la bière et mangeait des tartines en causant avec animation. C’étaient des familles entières, vieux et jeunes ; il y avait même quelques enfants.

Au second déjeûner (la table était surchargée de viandes froides fumées, salées et rôties), Tonio Kröger demanda ce qui se passait.

— Des visiteurs, dit le marchand de poisson, des excursionnistes et des danseurs d’Helsingör ! Oui, Dieu nous protège, nous ne dormirons pas beaucoup cette nuit ! On doit danser, danser et faire de la musique, et il est à craindre que cela ne dure longtemps. C’est une association de familles, une partie de campagne en même temps qu’une réunion, bref une course par souscription ou quelque chose de ce genre, et ils profitent de cette belle journée. Ils sont venus en bateau et en voiture et maintenant ils déjeunent. Plus tard, ils iront excursionner encore plus loin, mais ce soir ils reviendront et alors il y aura bal ici dans la salle. Oui, le diable les emporte, nous ne pourrons pas fermer l’œil !

— Cela fait une jolie diversion, dit Tonio Kröger.

Là-dessus, plus personne ne dit rien pendant un certain temps. La propriétaire disposa ses doigts rouges sur la table, le marchand de poisson souffla à travers sa narine droite pour se procurer un peu d’air, et les Américains burent de l’eau chaude en faisant de longues figures.

Alors, tout à coup, il se passa ceci : Hans Hansen et Ingeborg Holm traversèrent la salle.

Tonio Kröger était appuyé à sa chaise, agréablement fatigué par son bain et sa marche rapide, et il mangeait du saumon fumé sur du pain rôti ; — il était assis en face de la véranda et de la mer. Et soudain la porte s’ouvrit, et le couple s’avança la main dans la main, — sans se hâter, d’une allure de flânerie. Ingeborg, la blonde Inge, était habillée de clair, comme jadis aux leçons de danse de M. Knaak. Sa robe légère, semée de fleurs, ne lui venait que jusqu’aux chevilles, et elle portait autour des épaules une large collerette de tulle blanc décolletée en pointe qui découvrait son cou délicat et flexible. Son chapeau pendait par les rubans noués, à l’un de ses bras. Elle était peut-être un peu plus développée qu’autrefois et elle avait maintenant sa magnifique natte enroulée autour de la tête ; mais Hans Hansen était toujours exactement le même. Il portait sa vareuse de marin à boutons d’or, sur laquelle était rabattu, couvrant le dos et les épaules, le large col bleu, et il tenait dans sa main pendante le béret de matelot à rubans courts, le balançant de ci de là avec insouciance. Ingeborg détournait ses yeux longs, peut-être un peu gênée d’être dévisagée par les gens qui dînaient. Mais Hans Hansen regardait droit vers la table d’un air de défi, et en examinait l’un après l’autre les hôtes, d’une façon provocante et légèrement dédaigneuse ; il lâcha même la main d’Ingeborg et balança encore plus fortement son béret de ci de là, pour bien montrer quelle sorte d’homme il était. Ainsi, contre le fond calme et bleu de la mer, sous les yeux de Tonio Kröger, le couple passa, traversa la salle dans toute sa longueur et disparut par la porte opposée, dans la pièce où se trouvait le piano.

Cela arriva vers midi et demie, et les pensionnaires étaient encore à table lorsque la bande des promeneurs à côté et dans la véranda, se leva, et, sans que plus personne fût entré dans la salle à manger, quitta l’hôtel par le chemin latéral. On les entendit plaisanter et rire en s’installant dans les voitures ; puis les véhicules s’ébranlèrent l’un après l’autre en grinçant sur la route, et leur roulement s’éloigna…

— Alors, ils reviendront ? demande Tonio Kröger…

— Oui, fit le marchand de poisson, et que le ciel ait pitié de moi ! Ils ont commandé de la musique, vous saurez, et ma chambre est juste au-dessus de la salle.

— C’est une jolie diversion, répéta Tonio Kröger. Puis il se leva et sortit.

Il passa la journée comme il avait passé les autres, sur la plage et dans la forêt, tenant un livre sur ses genoux et clignant des yeux au soleil. Il n’agitait dans son esprit qu’une seule pensée : ils allaient revenir et danser dans la salle, ainsi que le marchand de poisson l’avait promis, et il ne faisait rien d’autre que de se réjouir de cette perspective avec une joie telle qu’il n’en avait pas éprouvée de si anxieuse et de si douce pendant les longues années mortes qu’il venait de passer. Une fois, par une association d’idées quelconque, il se souvint fugitivement d’une connaissance lointaine, Adalbert le romancier qui savait ce qu’il voulait, et était allé au café pour échapper au printemps. Et il haussa les épaules…

Le repas du milieu du jour eut lieu de meilleure heure, et l’on soupa aussi plus tôt que de coutume dans la pièce où se trouvait le piano, car dans la salle à manger on faisait déjà des préparatifs pour le bal : tout était bouleversé de la sorte en vue de la fête. Ensuite, comme il faisait déjà sombre et que Tonio Kröger était assis dans sa chambre, la route et la maison s’animèrent de nouveau. Les excursionnistes revenaient ; même, de la direction d’Helsingör, arrivaient à bicyclette et en voiture de nouveaux hôtes, et déjà l’on entendait accorder un violon, et une clarinette accomplir des roulades nasillardes. Tout promettait un bal des plus brillants.

Maintenant le petit orchestre attaquait une marche : elle parvenait assourdie et rythmée : on ouvrait le bal par une polonaise. Tonio Kröger resta encore un moment tranquille sur sa chaise à écouter. Mais lorsqu’il entendit un temps de valse succéder au rythme de la marche, il se leva et se glissa doucement hors de la chambre.

Du corridor où elle donnait, on pouvait par un escalier de côté atteindre la porte latérale de l’hôtel, et de là, sans passer par une seule pièce, gagner la véranda. Ce fut ce chemin qu’il prit, sans bruit, furtivement, comme s’il se trouvait sur un terrain défendu, tâtonnant avec précaution dans l’obscurité, irrésistiblement attiré par cette musique bête et délicieusement berçante, dont les sons lui parvenaient déjà clairs et distincts.

La véranda était vide et obscure, mais la porte vitrée qui s’ouvrait sur la salle abondamment éclairée par les deux lampes à pétrole, munies de réflecteurs brillants, était ouverte. Il s’y glissa sur la pointe des pieds, et le plaisir de voleur qu’il éprouvait à être là dans l’obscurité et à pouvoir regarder sans être vu ceux qui dansaient à la lumière lui causait une sorte de chatouillement sur la peau. Son regard se mit tout de suite avidement en quête de ceux qu’il cherchait…

La fête semblait extrêmement animée, bien qu’elle ne durât que depuis une demi-heure ; mais on y était venu déjà plein d’entrain et d’animation, après toute une journée passée dans une insouciante et heureuse familiarité. Dans la pièce du piano que Tonio Kröger pouvait apercevoir lorsqu’il avançait un peu plus, plusieurs messieurs d’âge mûr s’étaient réunis pour jouer aux cartes en fumant et en buvant ; d’autres, assis devant, sur des chaises de velours, près de leurs épouses, ou le long des murs de la salle, regardaient danser. Ils appuyaient leurs mains sur leurs genoux écartés, et gonflaient leurs joues d’un air satisfait, pendant que les mères, leurs petites capotes sur la tête, les mains jointes sur la poitrine et la tête penchée de côté, regardaient s’agiter l’essaim des jeunes gens. On avait édifié une estrade contre une des parois de la salle, et c’est là que les musiciens s’évertuaient. Il y avait même parmi eux une trompette, qui jouait avec une certaine circonspection hésitante, comme si elle avait peur de sa propre voix, mais émettait néanmoins à chaque instant des couacs.

Les couples se balançaient et tournaient, pendant que d’autres se promenaient bras-dessus, bras-dessous, autour de la salle. On n’était pas en tenue de bal, mais simplement vêtu comme pour un dimanche d’été qu’on passe à la campagne. Les danseurs portaient des costumes de coupe provinciale, soigneusement épargnés (on le devinait) pendant toute la semaine, et les jeunes filles de légères robes claires avec de petits bouquets de fleurs des champs au corsage. Il y avait aussi dans la salle quelques enfants qui dansaient entre eux à leur manière, même quand la musique s’interrompait. Un personnage à longues jambes, vêtu d’un habit à queue d’hirondelle, quelque lion de province avec un monocle et des cheveux frisés au fer, commis principal des postes ou quelque chose de ce genre, paraissait être l’ordonnateur et le chef du bal. On aurait dit l’incarnation d’un personnage comique de roman danois. Empressé, transpirant, tout à son affaire, il était partout à la fois, se pavanait d’un air affairé à travers la salle en se soulevant avec art sur la pointe des orteils et en croisant d’une façon bizarre ses pieds chaussés de bottines pointues et vernies, levait les bras en l’air, donnait des ordres, réclamait la musique, battait des mains, pendant que les rubans de la grosse cocarde multicolore, insigne de sa dignité, qu’il portait fixée à l’épaule, et vers laquelle il tournait parfois la tête avec amour, voltigeaient derrière lui.

Oui, ils étaient là, les deux êtres qui avaient passé aujourd’hui devant Tonio Kröger, dans la lumière du soleil, il les vit de nouveau et ressentit une joie pleine d’effroi en les découvrant presque en même temps. Hans Hansen était tout près, contre la porte ; fermement campé sur ses jambes, et un peu penché en avant, il absorbait avec précaution un grand morceau de gâteau, tenant sa main en creux sous son menton pour recueillir les miettes. Et là-bas, contre la muraille, était assise Ingeborg Holm, la blonde Inge ; et justement le commis principal s’avançait vers elle en se pavanant et s’inclinait avec recherche, une main posée sur le dos, l’autre gracieusement ramenée contre la poitrine, pour l’inviter à danser ; mais elle secouait la tête, et faisait signe qu’elle était trop essoufflée et désirait se reposer un peu, sur quoi le commis principal s’assit à côté d’elle.

Tonio Kröger regardait les deux êtres pour lesquels il avait jadis enduré le tourment d’aimer, — Hans et Ingeborg. C’étaient eux, non pas tant à cause de certaines particularités et de leurs costumes semblables, qu’en vertu de l’identité de leur race et de leur type, de leur manière d’être lumineuse, aux yeux bleu d’acier et aux cheveux blonds qui évoquait une idée de pureté, de limpidité, de sérénité, en même temps que de fière, simple et inaccessible réserve. Il les regardait, et il vit que Hans Hansen avait l’air plus hardi et mieux fait que jamais, avec ses épaules larges et ses hanches minces, sous ses habits de marin ; il vit Ingeborg rejeter sa tête de côté d’une certaine façon mutine, porter à la nuque d’une certaine façon sa main, une main de fillette, ni particulièrement belle, ni particulièrement fine, tandis que la manche légère glissait au-dessus du coude, et soudain une nostalgie si douloureuse bouleversa son cœur, qu’il se recula involontairement dans l’ombre, afin que personne ne pût voir la contraction de ses traits.

Vous avais-je oubliés ? pensa-t-il. Non, jamais ! Je n’avais oublié ni toi, Hans, ni toi, blonde Inge ! C’était pour vous que je travaillais, et lorsque j’entendais des applaudissements, je regardais à la dérobée autour de moi pour voir si vous y preniez part… As-tu maintenant lu Don Carlos, Hans Hansen, comme tu me l’avais promis devant le portail de votre jardin ? Ne le lis pas ! Je ne te le demande plus, Que peut te faire le roi qui pleure parce qu’il est solitaire ? Il ne faut pas que tu troubles et que tu ternisses tes yeux clairs à fixer des vers et des pensées mélancoliques… Être comme toi ! Recommencer encore une fois, grandir comme toi, droit, joyeux, simple, normal, régulier, d’accord avec Dieu et les hommes, être aimé des insouciants et des heureux, te prendre pour femme, Ingeborg Holm, et avoir un fils comme toi, Hans Hansen, — vivre, aimer, se réjouir, exempt de la malédiction de connaître et du tourment créateur, parmi les félicités de la vie habituelle !… Recommencer depuis le commencement ? Mais cela ne servirait de rien. Ce serait de nouveau pareil — tout ce qui est arrivé arriverait encore. Car certains êtres s’égarent nécessairement, parce qu’il n’y a pas pour eux de vrai chemin.

La musique se tut. Il y eut une pause et l’on passa des rafraîchissements. Le commis principal s’empressait en personne, avec un plateau chargé de salade aux harengs et servait les dames. Devant Ingeborg il mit même un genoux en terre, en lui présentant la petite coupe, ce qui la fit rougir de plaisir.

Cependant, on commençait, dans la salle, à remarquer le spectateur debout sous la porte vitrée, et de jolis visages échauffés tournaient vers lui des regards étonnés et investigateurs ; mais il restait quand même à sa place. Ingeborg et Hans eux aussi l’effleurèrent des yeux presque en même temps, avec cette parfaite indifférence qui semble presque du dédain. Mais soudain il eut conscience que, d’un point quelconque de la salle, un regard le cherchait et se posait sur lui… Il tourna la tête et immédiatement ses yeux rencontrèrent ceux dont il avait senti le contact. Une jeune fille se trouvait là, non loin de lui, avec un visage pâle, fin et allongé. Elle n’avait pas beaucoup dansé, les cavaliers ne s’étaient guère empressés autour d’elle, et il l’avait vue s’asseoir solitaire, les lèvres serrées, contre la muraille. Maintenant encore elle était seule. Elle était vêtue d’une robe claire et vaporeuse comme les autres, mais sous l’étoffe transparente on entrevoyait ses épaules pointues et chétives, et son cou maigre descendait si profondément entre ces pauvres épaules, que la silencieuse jeune fille paraissait presque un peu contrefaite. Elle tenait ses mains couvertes de mitaines minces devant sa poitrine plate, de façon que ses doigts se touchassent légèrement par le bout. La tête penchée, elle regardait Tonio Kröger de bas en haut, avec des yeux noirs, noyés. Il se détourna…

Là, tout près de lui, étaient assis Hans et Ingeborg. Hans s’était assis près d’elle, qu’on pouvait prendre pour sa sœur, et, entourés d’autres jeunes êtres aux joues colorées, ils mangeaient et buvaient, bavardaient et s’amusaient, se lançaient des taquineries de leurs voix au timbre clair, et riaient à gorge déployée. Ne pouvait-il pas un peu s’approcher d’eux ? Leur adresser à l’un ou à l’autre quelque plaisanterie qui lui viendrait à l’esprit, et à laquelle ils répondraient au moins par un sourire ? Cela le rendrait heureux, il désirait ardemment le faire ; il retournerait ensuite plus content dans sa chambre, avec le sentiment d’avoir établi un petit lien entre eux et lui. Il réfléchit à ce qu’il pourrait dire, mais il ne trouva pas le courage de le dire. C’était aussi comme toujours : ils ne le comprendraient pas, ils l’écouteraient avec étonnement, car leur langage n’était pas son langage.

À présent la danse semblait devoir reprendre. Le commis principal déployait une vaste activité. Il faisait en hâte le tour de la salle, invitant tous les messieurs à engager les dames, enlevait avec l’aide du sommelier les chaises et les verres qui encombraient, donnait des ordres aux musiciens, et poussait devant lui par les épaules quelques maladroits dépareillés qui ne savaient que faire d’eux-mêmes. À quoi se préparait-on ? Les couples, quatre par quatre, formaient des carrés… Un affreux souvenir fit rougir Tonio Kröger. On allait danser le quadrille.

La musique attaqua et les couples se croisèrent en s’inclinant. Le commis principal commanda ; il commandait, Dieu m’est témoin, en français, et prononçait les syllabes nasales avec une distinction incomparable. Ingeborg Holm dansait près de Tonio Kröger, dans le carré qui se trouvait immédiatement près de la porte vitrée. Elle se mouvait de ci de là, en avant et en arrière, marchant et tournant ; un parfum qui émanait de ses cheveux ou de la délicate étoffe de sa robe lui parvenait par instant et il fermait les yeux, en proie à un sentiment de tout temps bien connu, dont il avait vaguement senti l’arôme et le charme amer tous les jours précédents et qui, maintenant, le remplissait de nouveau complètement de son doux tourment.

Qu’était-ce donc ? Aspiration ? Tendresse ? Envie et mépris de soi-même ? Moulinet des dames ! As-tu ri, blonde Inge, as-tu ri de moi, lorsque je dansais le moulinet et me rendis si lamentablement ridicule ? Et rirais-tu encore de moi, aujourd’hui que j’ai fini par devenir une sorte d’homme célèbre ? Oui, tu rirais, et tu aurais trois fois raison ! Et quand bien même j’aurais, à moi tout seul, produit les neuf Symphonies, le Monde comme volonté et comme représentation, et le Jugement dernier, tu aurais éternellement raison de rire… Il la regardait et un vers lui vint à l’esprit, auquel il n’avait pas pensé depuis longtemps, et qui, pourtant, lui était si connu et familier ! « J’aimerais dormir, mais tu dois danser. » Il le connaissait si bien le lourd sentiment d’une septentrionale mélancolie et d’une malhabile profondeur qui s’exprimait dans ces mots. Dormir… Aspirer à vivre simplement et uniquement pour le sentiment qui, sans être obligé de se convertir en action et en danse, repose doux et paresseux en vous, et cependant danser, être forcé d’exécuter, prompt et attentif, cette difficile, difficile et dangereuse danse qu’est le combat de l’art, sans jamais oublier complètement combien il est humiliant et absurde de danser alors qu’on aime…

Soudain un mouvement fou, effréné s’empara de toute la bande. Les carrés s’étaient rompus et les danseurs se dispersaient en glissant et en sautant ; on terminait le quadrille par un galop. Les couples passaient en volant, devant Tonio Kröger, au rythme endiablé de la musique, se poursuivant, se précipitant, se rattrapant les uns les autres, avec de courts éclats de rire essoufflés. L’un d’eux approchait, entraîné par le tourbillon général qui tournait et s’avançait avec bruit. La jeune fille avait un pâle visage fin, et de maigres épaules trop hautes. Et soudain, juste devant Tonio, un faux pas, une glissade, une chute… La jeune fille pâle tomba par terre. Elle tomba si rudement et si violemment qu’il semblait que sa chute dût être dangereuse, et son cavalier tomba aussi : Celui-ci devait s’être fait cruellement mal, car il en oubliait tout à fait sa danseuse ; à demi relevé, il frottait son genou en faisant des grimaces, tandis que la jeune fille, sans doute complètement étourdie par sa chute, demeurait toujours par terre. Alors Tonio Kröger s’avança, la prit avec précaution par le bras et l’aida à se relever. À bout de forces, confuse et malheureuse, elle leva les yeux sur lui, et soudain son délicat visage se colora d’une faible rougeur.

Tak ! O, mange Tak ![3] dit-elle en le regardant de bas en haut avec ses sombres yeux noyés.

— Vous ne devriez plus danser, mademoiselle, dit-il doucement.

Puis il les chercha encore une fois des yeux, eux, Hans et Ingeborg, et s’en alla ; il quitta la véranda et le bal et monta dans sa chambre.

Il était grisé par cette fête à laquelle il n’avait pas pris part, et malade de jalousie. Cela s’était passé comme autrefois, tout à fait comme autrefois ! Il était resté debout dans un coin obscur, le visage brûlant, souffrant à cause de vous, beaux êtres blonds, de vous, les vivants, les heureux, puis il s’en était allé solitaire ! Mais maintenant quelqu’un devait venir ! Ingeborg devait venir, elle devait remarquer qu’il n’était plus là, elle devait le suivre sans bruit, lui mettre la main sur l’épaule et lui dire : « Viens, rentre avec nous ! Sois content ! Je t’aime !… » Mais elle ne vint nullement. Rien de ce genre ne se produisit. Oui, c’était comme jadis, et comme jadis il était heureux. Car son cœur vivait. Mais, pendant tout le temps où il était devenu ce qu’il était aujourd’hui, qu’est-ce qui avait existé ? L’engourdissement, le vide, un froid de glace ; et l’esprit ! Et l’art !…

Il se déshabilla, se coucha, éteignit la lumière. Il murmura deux noms dans son oreiller, ces quelques syllabes du Nord, aux consonances chastes qui symbolisaient pour lui sa manière propre et fondamentale d’aimer, de souffrir, d’être heureux, qui évoquaient la vie, le sentiment simple et profond, la patrie. Il repassa en imagination les années écoulées depuis son départ jusqu’à ce jour. Il pensa aux tristes aventures des sens, des nerfs et de la pensée qu’il avait vécues ; il se vit dévoré par l’ironie et la réflexion, vidé et paralysé par la connaissance, à demi consumé par la fièvre et les frissons de l’activité créatrice, sans consistance et tiraillé, au milieu des tourments de conscience, entre les tendances les plus extrêmes, entre la sainteté et la sensualité, raffiné, appauvri, épuisé d’exaltations froides et facticement provoquées, égaré, ravagé, torturé, malade — et il sanglota de repentir et de nostalgie.

Autour de lui tout était silencieux et sombre. Mais d’en bas lui parvenait assourdi et berceur, le rythme à trois temps, doux et vulgaire, de la vie.


IX

Du Nord où il séjournait, Tonio Kröger écrivait à son amie Lisaveta Iwanowna, comme il le lui avait promis :

« Chère Lisaveta, là-bas en Arcadie où je retournerai bientôt, écrivait-il. Voici donc une espèce de lettre, mais elle vous décevra sans doute, car j’ai l’intention de me tenir un peu dans les généralités. Non que je n’aie absolument rien à raconter, que je n’aie pas vécu à ma façon quelques événements ; chez moi, dans ma ville natale, on a même voulu m’arrêter… mais je vous raconterai cela de vive voix. Il m’arrive maintenant à certains jours, de préférer exprimer convenablement des idées générales plutôt que de raconter des histoires.

« Vous souvenez-vous encore, Lisaveta, que vous m’avez appelé une fois un bourgeois, un bourgeois fourvoyé ! Vous m’avez appelé ainsi un jour où, entraîné par d’autres aveux qui m’avaient échappé auparavant, je vous avais confessé mon amour pour ce que je nomme la vie ; et je me demande si vous vous rendez compte à quel point vous disiez vrai en parlant ainsi, à quel point mon essence bourgeoise et mon amour pour la « Vie » sont une seule et même chose. Ce voyage m’a fourni des occasions de réfléchir à cela…

« Mon père, vous le savez, était un tempérament du Nord, réfléchi, profond, correct par puritanisme et enclin à la mélancolie ; tandis que ma mère, d’une origine exotique indéterminée, était belle, sensuelle, naïve, à la fois nonchalante et passionnée, et d’une impulsive légèreté. Sans aucun doute tout cela formait un mélange qui contenait des possibilités exceptionnelles, mais aussi des dangers exceptionnels. Ce qui en sortit fut ceci : un bourgeois qui se fourvoya dans l’art, un bohème qui a la nostalgie des bonnes manières, un artiste tourmenté par une mauvaise conscience. Car c’est ma conscience bourgeoise qui me fait apercevoir dans toute activité artistique, dans tout ce qui sort de l’ordinaire, dans tout génie, quelque chose de profondément trouble, de profondément suspect, de profondément douteux, qui me remplit de cette amoureuse faiblesse pour ce qui est simple, naïf, agréablement normal, pour ce qui est dépourvu de génie et raisonnable.

« Je suis placé entre deux mondes, je ne me trouve chez moi dans aucun, aussi la vie est-elle pour moi un peu pénible. Vous, artistes, vous m’appelez un bourgeois, et les bourgeois sont tentés de m’arrêter… Je ne sais ce qui des deux me blesse le plus cruellement. Les bourgeois sont bêtes ; mais vous, les adorateurs de la Beauté, qui me jugez flegmatique et dépourvu d’aspirations, vous devriez penser qu’il existe une vocation artistique si profonde, tellement imposée, voulue par le destin qu’aucune aspiration ne lui paraît plus douce et plus digne d’être éprouvée que celle qui a pour objet les délices de la vie habituelle.

« J’admire ceux qui, pleins de fierté et de froideur, s’aventurent sur le chemin qui conduit à la beauté grandiose et démoniaque, et qui méprisent « les hommes », mais je ne les envie pas. Car si quelque chose est capable de faire d’un homme de lettres un poète, c’est bien cet amour bourgeois que je ressens pour ce qui est humain, vivant et habituel. Toute chaleur, toute bonté, tout humour, viennent de lui, et il me semble presque que c’est de cet amour dont il est écrit que sans lui, celui-là même qui parlerait toutes les langues des hommes et des anges, n’est qu’un airain qui résonne et une cymbale qui retentit.

« Ce que j’ai fait jusqu’ici n’est rien, pas grand’chose, autant que rien. Je produirai des œuvres meilleures, Lisaveta — ceci est une promesse. Tandis que j’écris, le bruissement de la mer monte vers moi et je ferme les yeux. Je plonge mes regards dans un monde à naître, un monde à l’état d’ébauche, qui demande à être organisé et à prendre forme ; je vois une foule mouvante d’ombres humaines qui me font signe de venir les chercher et les délivrer ; des ombres tragiques et des ombres ridicules et d’autres qui sont l’un et l’autre à la fois — celles-là je les aime particulièrement. Mais mon amour le plus profond et le plus secret appartient à ceux qui ont des cheveux blonds et des yeux bleus, aux êtres clairs et vivants, aux heureux, aux aimables, aux habituels.

« Ne blâmez pas cet amour, Lisaveta, il est bon et fécond. Il est fait d’aspirations douloureuses, de mélancolique envie, d’un petit peu de dédain, et d’une très chaste félicité. »


Thomas MANN.


(Traduction de Geneviève, Maury.)
  1. Au sujet de Thomas Mann, voir notre numéro de février 1921. (N. D. L. R.)
  2. En français dans le texte.
  3. En danois : merci, merci beaucoup.