Torquato Tasso (Goethe)/Acte V
Théâtre de Goethe, Librairie de L. Hachette et Cie, , tome II (p. 361-375).
ACTE CINQUIÈME.
Scène I.
Sur ton ordre, je suis retourné auprès du Tasse, et je viens de le quitter. Je l’ai exhorté, et même sollicité, mais il ne change pas de pensée, et te prie instamment de permettre qu’il aille passer quelque temps à Rome.
Je suis fâché, à te parler sans détour, et j’aime mieux te le dire que de cacher et d’augmenter ainsi mon chagrin. Il veut partir, bien ! je ne le retiens pas. Il veut partir ; il veut se rendre à Rome : soit ! Pourvu que Scipion Gonzague, que le sage Médicis, ne me l’enlèvent pas ! Ce qui a rendu l’Italie si grande, c’est que chaque prince lutte avec son voisin pour posséder, pour mettre en œuvre les meilleurs esprits. Il me semble un général sans armée, le prince qui ne rassemble pas autour de lui les talents ; et celui qui est sourd à la voix de la poésie est un barbare, quel qu’il soit. J’ai trouvé ce poëte et je l’ai choisi ; je suis fier de lui, comme de mon serviteur ; et, après avoir tant fait pour lui, je ne voudrais pas le perdre sans nécessité.
Je suis embarrassé ; car, à tes yeux, je suis responsable de ce qui s’est passé aujourd’hui. Aussi veux-je de bon cœur avouer ma faute ; elle attend que ta grâce l’excuse. Mais, si tu pouvais croire que je n’ai pas fait mon possible pour me réconcilier avec lui, je serais tout à fait inconsolable. Oh ! jette-moi un regard favorable, afin que je puisse me remettre, que je reprenne confiance en moi.
Non, Antonio, sois tranquille, je ne t’attribue ceci en aucune façon. Je connais trop bien le caractère de l’homme, et ne sais que trop ce que j’ai fait, combien je l’ai épargné, comme j’ai complètement oublié que j’ai sur lui de véritables droits. L’homme peut se rendre maître de bien des choses : la nécessité et la longueur du temps triomphent à peine de son caractère.
Quand les autres hommes font beaucoup pour un seul, il est juste aussi qu’à son tour il se demande avec attention ce qui est utile aux autres. Celui qui a tant cultivé son esprit, celui qui amasse avidement tous les trésors du savoir et des connaissances qu’il nous est permis d’embrasser, ne serait-il pas doublement tenu de se dominer ?… Et y songe-t-il ?
Nous ne devons jamais goûter le repos !… Lorsque nous croyons en jouir, un ennemi nous est donné soudain pour exercer notre courage ; un ami, pour exercer notre patience.
Le premier devoir des hommes, de choisir leur boisson et leur nourriture, puisque la nature ne le borne pas aussi étroitement que les animaux, ce devoir, le remplit-il ? Et ne se laisse-t-il pas plutôt séduire, comme un enfant, par tout ce qui flatte son palais ? Quand mêle-t-il de l’eau avec son vin ? Mets épicés, friandises, boissons fortes, satisfont tour à tour son avidité ; et puis il se plaint de sa mélancolie, de son sang échauffé, de son humeur impétueuse, et invective contre la nature et le sort. Avec quelle amertume et quelle folie ne l’ai-je pas vu souvent disputer avec son médecin ! C’était presque risible, si l’on pouvait rire de ce qui tourmente un homme et fatigue les autres. « Je suis malade, dit-il, inquiet et tout chagrin. Pourquoi vantez-vous votre art ? Guérissez-moi ! — Bien ! reprend le médecin ; évitez donc ceci et cela. — Je ne puis. — Prenez donc ce breuvage. — Oh ! non, le goût en est détestable : il me répugne. — Eh bien, buvez de l’eau. — De l’eau ? Jamais ! Je crains l’eau comme un hydrophobe. — On ne peut donc vous secourir. — Et pourquoi ? — Un mal s’ajoute sans cesse aux autres maux, et, s’il ne peut vous tuer, du moins il vous tourmentera chaque jour davantage. — Fort bien ! Pourquoi êtes-vous médecin ? Vous connaissez mon mal, vous devriez aussi connaître les remèdes, les rendre aussi savoureux, afin que je n’eusse pas d’abord à souffrir pour être délivré de la souffrance. » Tu souris toi-même, et pourtant cela est vrai ; tu l’as peut-être entendu de sa bouche.
Je l’ai entendu souvent et souvent excusé.
Il est certain que, tout comme une vie intempérante nous donne d’affreux et pénibles songes, elle nous fait à la fin rêver en plein jour. Sa défiance, qu’est-elle autre chose qu’un rêve ? Où qu’il paraisse, il se croit environné d’ennemis. Personne ne peut voir son talent qui ne l’envie ; personne ne peut l’envier qui ne le haïsse et ne le persécute cruellement. C’est ainsi qu’il t’a fatigué souvent de ses plaintes : serrures brisées, lettres surprises, et le poison et le poignard ! Tout ce qu’il peut rêver ! Tu as ordonné des recherches, tu les as faites, et qu’as-tu trouvé ? À peine des apparences. La protection d’aucun prince ne le rassure ; le sein d’aucun ami ne le console. Et veux-tu promettre à un tel homme le repos et le bonheur ? Veux-tu t’en promettre à toi-même quelque plaisir ?
Tu dirais vrai, Antonio, si je voulais chercher en lui mon avantage prochain. C’est, il est vrai, déjà mon avantage, en ce que je n’attends pas l’utilité directe et absolue. Tout ne nous sert pas de même sorte. Qui veut employer de nombreux ressorts doit user de chacun selon sa nature : c’est ainsi qu’il est bien servi. Voilà ce que les Médicis nous ont enseigné ; voilà ce que nous ont appris les papes eux-mêmes. Avec quelle indulgence, quelle longanimité, quelle douceur de prince, ces hommes ont-ils supporté plus d’un grand talent, qui semblait n’avoir pas besoin de leur faveur libérale et en avait pourtant besoin !
Qui ne sait, mon prince, que les peines de la vie nous apprennent seules à en estimer les biens ? Si jeune, il a déjà trop obtenu pour être capable de jouir modérément. Ah ! s’il devait d’abord gagner ce qui lui est maintenant offert à pleines mains, il emploierait courageusement ses forces, et pas à pas il se sentirait satisfait. Un pauvre gentilhomme touche au but de son plus beau souhait, dès qu’un noble prince veut bien le choisir pour son courtisan, et, d’une main bienfaisante, le tire de la pauvreté… Lui accorde-t-il encore sa confiance et sa faveur, et daigne-t-il l’élever à son côté au-dessus des autres, soit dans les armes, soit dans les affaires ou dans, sa familiarité : il me semble que l’homme modeste pourrait jouir humblement de son bonheur avec une tranquille reconnaissance. Et, avec tout cela, le Tasse possède encore ce qui est pour un jeune homme le plus bel avantage, que déjà sa patrie le connaît et qu’elle espère en lui. Oh ! crois-moi, son capricieux mécontentement repose sur le large oreiller de son bonheur. Il vient, donne-lui congé avec bienveillance ; donne-lui le temps de chercher à Rome ou à Naples, où il voudra, ce qui lui manque chez toi, et qu’il ne peut retrouver que chez toi.
Veut-il retourner d’abord à Ferrare ?
Il désire séjourner à Belriguardo ; il se fera envoyer par un ami les choses les plus nécessaires pour son voyage.
J’y consens. Ma sœur va retourner à la ville avec son amie ; j’y vais à cheval et serai avant elles à la maison. Tu nous suivras bientôt, quand tu te seras occupé du Tasse. Donne au châtelain les ordres nécessaires, en sorte qu’il puisse rester au château aussi longtemps qu’il voudra, en attendant ses effets, que lui enverront ses amis, et les lettres que je me propose de lui donner pour Rome. Il vient. Adieu ! (Antonio s’éloigne.)
Scène II.
La faveur que tu m’as si souvent témoignée brille aujourd’hui pour moi dans tout son jour. Tu as pardonné la faute que, sans réflexion et témérairement, j’ai commise dans ta demeure ; tu m’as réconcilié avec mon adversaire ; tu veux bien permettre que je m’éloigne quelque temps de ta présence ; tu veux généreusement me conserver ta faveur : je pars donc avec une pleine confiance, et j’ai l’espoir secret que ce court intervalle me guérira de tout ce qui m’oppresse maintenant. Mon esprit s’élèvera de nouveau, et dans la route où, encouragé par ton regard, je m’avançai d’abord plein de joie et d’audace, je me rendrai de nouveau digne de ta faveur.
Je souhaite que ton voyage soit heureux, et j’espère que tu reviendras à nous joyeux et en pleine santé. Alors, satisfait, tu nous dédommageras doublement pour chaque heure que tu nous dérobes. Je te donnerai des lettres pour mes serviteurs et pour mes amis de Rome, et je souhaite fort que tu saches témoigner partout aux miens de la confiance, de même que, malgré ton absence, je te regarde assurément comme étant à moi.
Ô prince ! tu combles de faveurs celui qui s’en juge indigne, et qui même ne sait pas en ce moment t’exprimer sa reconnaissance. Au lieu de remercîments, je t’adresse une prière. Mon poëme est l’objet de ma plus vive sollicitude. J’ai fait beaucoup, et n’ai épargné aucune peine et aucun soin : mais je le juge encore trop imparfait. Je voudrais, dans les lieux où plane encore le génie des grands hommes, où il exerce encore son influence, je voudrais retourner à leur école. Mon poëme en deviendrait plus digne de ton suffrage. Oh ! rends-moi les feuilles que je ne puis sans confusion savoir en tes mains.
Tu ne voudras pas me reprendre aujourd’hui ce qu’aujourd’hui même tu viens à peine de me présenter. Laisse-moi me placer, comme médiateur, entre ton poëme et toi ; garde-toi d’altérer, par une étude sévère, l’aimable naturel qui respire dans tes vers, et n’écoute pas les conseils de toutes parts. Ces mille pensées diverses de tant d’hommes différents, qui se contredisent dans leur vie et dans leurs opinions, le poëte en forme habilement un ensemble, et ne craint pas de déplaire aux uns, afin de pouvoir plaire aux autres d’autant mieux. Je ne dis pas toutefois que tu ne doives passer çà et là ta lime avec précaution ; je te promets aussi que, dans peu de temps, tu recevras une copie de ton poëme. L’exemplaire de ta main restera dans les miennes, afin que je puisse d’abord en jouir pleinement avec mes sœurs. Si tu rapportes ensuite l’ouvrage plus parfait, nous y trouverons une jouissance plus grande encore, et, comme amis seulement, nous te donnerons nos avis sur quelques passages.
Je ne répète qu’avec confusion ma prière : fais que je reçoive promptement la copie. Mon âme est maintenant tout entière à cet ouvrage. C’est maintenant qu’il faut que mon poëme devienne ce qu’il peut devenir.
J’approuve le zèle qui t’anime. Mais, cher Tasse, s’il était possible, tu devrais d’abord jouir quelque temps du monde en liberté, te distraire, te rafraîchir le sang par un bon régime. Alors la belle harmonie de tes sens renouvelés te donnerait ce que, dans ton ardeur inquiète, tu cherches vainement aujourd’hui.
Mon prince, cela semble ainsi ; mais j’ai la santé, quand je puis me livrer à mon travail, et c’est ainsi que mon travail me rend à son tour la santé. Tu me connais depuis longtemps : je ne me sens pas bien dans une oisive mollesse. C’est le repos même qui me laisse le moins de repos. Ce cœur, je le sens, hélas ! ne fut pas destiné par la nature à voguer joyeusement, sur le flot paisible des jours, vers l’immense océan des âges.
Tout ce que tu penses et ce que tu poursuis te ramène au fond de ton être. Il est autour de nous de nombreux abîmes, que le sort a creusés ; mais le plus profond est dans notre cœur, et c’est un charme de s’y plonger. Je t’en prie, arrache-toi à toi-même. L’homme y gagnera ce que perdra le poëte.
Je réprime vainement cette ardeur, qui s’agite jour et nuit dans mon sein. Si je ne puis ni méditer ni composer, la vie n’est plus une vie pour moi. Défends au ver de filer sa soie, quand même en filant il avance sa mort. De sa propre substance, il développe la trame précieuse, et ne cesse pas avant de s’être enfermé dans son tombeau. Ah ! veuille, quelque jour, un Dieu favorable nous accorder aussi le sort de l’insecte digne d’envie, de déployer, vifs et joyeux, nos ailes dans la vallée, aux rayons d’un nouveau soleil !
Écoute-moi ! Tu sais doubler pour tant de mortels les jouissances de la vie : apprends, je t’en conjure, à connaître le prix de l’existence, que tu possèdes encore, riche de mille trésors. Adieu ! Plus tôt tu reviendras à nous, plus tu seras chez nous le bienvenu. (Il s’éloigne.)
Scène III.
Courage ! Tiens ferme, mon cœur ! C’était bien ainsi ! Cela t’est difficile ; c’est la première fois que tu veux et que tu peux dissimuler ainsi. Tu l’as bien entendu : ce n’était pas son cœur ; ce n’était pas son langage. Il me semblait n’entendre encore que la voix d’Antonio. Oh ! prends garde ! Tu continueras à l’entendre ainsi de tous côtés. Courage ! courage ! Encore un moment de combat. Celui qui apprend tard à dissimuler conserve l’apparence de la franchise. Cela ira bien : exerce-toi seulement avec eux. ( Après une pause.) Tu triomphes trop tôt. Elle vient ici ! Elle vient, l’aimable princesse ! Oh ! quels sentiments ! La voici : le dépit et la défiance se changent en douleur dans mon sein.
Scène IV.
Ô Tasse, tu songes à nous quitter, ou plutôt tu restes à Belriguardo, et puis tu t’éloigneras de nous ? J’espère que c’est pour peu de temps. Tu vas à Rome ?
C’est là que je porterai d’abord mes pas, et, si mes amis m’accueillent avec bonté, comme j’ose l’espérer, là peut-être mettrai-je, avec soin et patience, la dernière main à mon poëme. Je trouverai rassemblés dans cette ville beaucoup d’hommes, qui, en tout genre, se peuvent appeler maîtres. Et dans cette ville, la première du monde, chaque place, chaque pierre, ne nous parlent-elles pas ? Quelle foule d’instituteurs muets nous attirent doucement avec une sérieuse majesté ! Si je n’achève pas en ce lieu mon poëme, je ne pourrai jamais l’achever. Mais, hélas ! déjà je le prévois, aucune entreprise ne me réussira. Je changerai mon ouvrage, et ne l’achèverai jamais. Oui, je le sens, l’art sublime, qui nourrit tout le monde, qui fortifie et restaure une âme saine, me détruira ; il me bannira. Je me hâte de fuir. J’irai bientôt à Naples.
L’oseras-tu ? L’arrêt sévère qui t’a proscrit, en même temps que ton père, n’est pas encore aboli.
Ton avis est sage : j’y ai déjà pensé. J’irai déguisé ; je prendrai le pauvre vêtement du pèlerin ou du berger. Je me glisse à travers la ville, où le mouvement de la foule cache un homme aisément. Je cours au rivage, j’y trouve d’abord une barque avec de bonnes gens, des paysans, venus au marché, qui retournent chez eux, des gens de Sorrente : car je veux me hâter de passer à Sorrente. Là demeure ma sœur, qui fut avec moi la douloureuse joie de mes parents. Dans la barque, je reste tranquille, et, toujours silencieux, j’aborde au rivage ; je monte doucement le sentier, et, à la porte de la ville, je m’informe et je dis : « Où demeure Cornélie, Cornélie Sersale ? Indiquez-le-moi. » Une fileuse me montre la rue avec complaisance ; elle me désigne la maison. Je monte encore. Les enfants courent à mes côtés, et observent le sombre étranger, sa chevelure en désordre. J’arrive ainsi vers le seuil… Déjà la porte est ouverte ; j’entre dans la maison[1]…
Ô Tasse, ouvre les yeux ! Reconnais, s’il est possible, le péril qui t’environne. Je te ménage ; sans cela, je te dirais : Est-ce généreux de parler comme tu parles ? Est-ce généreux de ne penser qu’à soi, comme si tu n’affligeais pas les cœurs de tes amis ? Ignores-tu ce que pense mon frère ? comme les deux sœurs savent t’estimer ? Ne l’as-tu pas éprouvé et reconnu ? Tout est-il donc changé en quelques instants ? Ô Tasse, si tu veux partir, ne nous laisse pas la douleur et l’inquiétude. (Le Tasse détourne la tête.) Qu’il est doux d’offrir à l’ami qui s’éloigne pour un peu de temps un modeste cadeau, ne fût-ce qu’un manteau neuf ou une arme ! À toi, on ne peut plus rien te donner, car tu rejettes avec chagrin ce que tu possèdes. Tu choisis pour ton partage les coquilles, la robe brune et le bourdon du pèlerin, et tu t’en vas, pauvre par ton choix, et tu nous emportes les biens que tu ne pouvais goûter qu’avec nous.
Tu ne veux donc pas me chasser tout à fait ? Ô douce parole ! ô belle et chère consolation ! Prends ma défense ! Prends-moi sous ta protection !… Laisse-moi ici à Belriguardo ; transporte-moi à Consandoli, où tu voudras ! Le prince a tant de châteaux magnifiques, tant de jardins, qui sont gardés toute l’année, et que vous visitez à peine un seul jour, une heure peut-être. Oui, choisissez le plus éloigné, que vous ne visitez pas de toute l’année, et qui maintenant reste peut-être sans soins. Envoyez-moi dans cette retraite. Là, que je sois à vous ! Comme je soignerai tes arbres ! Comme, en automne, je couvrirai de planches et de tuiles les citronniers, et les préserverai bien avec des nattes de roseaux ! Les belles fleurs pousseront de larges racines dans le parterre ; chaque allée, chaque retraite, sera propre et bien tenue. Et laissez-moi aussi le soin du palais. J’ouvrirai à propos les fenêtres, afin que l’humidité ne gâte point les tableaux ; les murs, élégamment décorés d’ouvrages en stuc, j’aurai soin d’en chasser la poussière. Les pavés brilleront de blancheur et de propreté ; pas une pierre, pas une tuile, qui se déplacent ; pas une ouverture où l’on voie germer un brin d’herbe.
Je ne trouve nul conseil dans mon cœur, et je n’y trouve aucune consolation pour toi… et pour nous. Mon œil cherche de tous côtés, si quelque dieu ne viendra pas à notre secours ; s’il ne me découvrira point une plante salutaire, un breuvage, qui rende la paix à tes sens, qui nous rende la paix ! La plus sincère parole qui s’échappe de nos lèvres, le plus doux moyen de salut n’a plus de pouvoir. Il faut que je te laisse, et mon cœur ne peut te laisser.
Ô dieux, est-ce bien elle qui te parle, et qui prend pitié de toi ? Et pouvais-tu méconnaître ce noble cœur ? Était-il possible qu’en sa présence le découragement te saisît et se rendît maître de toi ? Non, non, c’est toi, et maintenant c’est aussi moi. Oh ! poursuis et laisse-moi recueillir de ta bouche toutes les consolations ! Ne me refuse pas tes conseils ! Oh ! parle, que dois-je faire, pour que ton frère puisse me pardonner ; pour que tu veuilles bien me pardonner toi-même ; pour que vous puissiez encore me compter avec joie parmi les vôtres ? Parle !
Ce que nous te demandons est très-peu de chose, et pourtant il semble que ce soit beaucoup trop. Il faut te livrer toi-même à nous avec amitié. Nous n’exigeons point de toi ce que tu n’es pas ; tout ce que nous voulons, c’est que tu sois satisfait de toi-même. Tu nous donnes la joie quand tu l’éprouves, et tu nous affliges quand tu la fuis ; et, si tu nous causes aussi de l’impatience, c’est seulement parce que nous voudrions te secourir, et que nous voyons, hélas ! tout secours impossible, si tu ne saisis toi-même la main d’un ami, la main qui s’offre avec ardeur et qui ne peut arriver jusqu’à toi.
Tu es toujours celle qui m’apparut, dès le premier moment, comme un ange sacré. Pardonne au regard troublé du mortel, s’il t’a méconnue quelques instants. Il te reconnaît ! Son âme s’ouvre tout entière pour t’adorer toi seule à jamais. Tout mon cœur se remplit de tendresse… C’est elle ; elle est devant moi. Quel sentiment !… Est-ce un délire qui m’entraîne vers toi ? Est-ce une frénésie, ou un sens plus relevé, qui saisit, pour la première fois, la plus haute, la plus pure vérité ? Oui, c’est le sentiment qui seul peut me rendre heureux sur cette terre ; qui seul m’a laissé si misérable, quand je lui résistais, et voulais le bannir de mon cœur. Cette passion, je songeais à la combattre ; je luttais, et je luttais contre le fond de mon être ; je détruisais ma propre nature, à laquelle tu appartiens si complétement.
Si tu veux, ô Tasse, que je t’écoute plus longtemps, modère ces transports qui m’effrayent.
Le bord de la coupe retient-il un vin qui bouillonne et déborde à flots écumants ? À chaque parole, tu augmentes mon bonheur ; à chaque parole, ton œil brille d’un plus vif éclat. Je me sens transformé au dedans de moi ; je me sens délivré de toute souffrance, libre comme un dieu, et c’est à toi que je dois tout. Une puissance ineffable, qui me domine, découle de tes lèvres ; oui, tu t’empares de tout mon être. Rien de tout ce que je suis ne m’appartient plus désormais. Mon œil se trouble dans le bonheur et la lumière ; mes sens vacillent, mon pied ne me retient plus ! Tu m’entraînes par une force irrésistible, et mon cœur me pousse invinciblement vers toi. Tu m’as absolument subjugué pour jamais ; eh bien, prends donc aussi tout mon être ! (Il saisit la Princesse dans ses bras et la presse contre son sein.)
Loin de moi !
Qu’est-il arrivé ? Ô Tasse ! ô Tasse ! (Elle suit la Princesse.)
Ô Dieu !
Il perd l’esprit ! Qu’on l’arrête ! (Alphonse s’éloigne.)
Scène V.
Ah ! si quelqu’un des ennemis dont tu te crois sans cesse environné était maintenant auprès de toi, comme il triompherait ! Infortuné ! J’en reviens à peine ! Si un spectacle tout à fait inattendu se présente à nous ; si nos yeux voient quelque chose de monstrueux, notre esprit reste un moment immobile ; nous ne savons à quoi comparer ce que nous voyons.
Remplis ton office ! Je vois qu’il t’est réservé… Oui, tu mérites la confiance du prince… Remplis donc ton office, et, puisque le bâton est brisé pour moi[2], torture-moi lentement jusqu’à la mort. Arrache, arrache le trait, afin que je sente douloureusement la pointe recourbée qui me déchire ! Tu es un précieux instrument du tyran : sois le chef des geôliers, sois le valet du bourreau ! Comme l’un et l’autre emploi te vont bien ! comme ils t’appartiennent ! (Il s’avance vers la rampe.) Va, va, tyran ! Tu n’as pu feindre jusqu’au bout : triomphe ! Tu as bien enchaîné ton esclave ; tu l’as bien réservé pour des tourments médités. Va ! Je te hais, je sens toute l’horreur qu’inspire la force, quand elle se montre injuste et violente. (Après une pause.) Je me vois donc enfin banni, rejeté et banni comme un mendiant ! On m’a donc couronné pour me conduire à l’autel, paré comme une victime ! On m’a donc, au dernier jour, soustrait mon unique bien, mon poëme, par de flatteuses paroles, et on l’a gardé pour jamais ! Il est à présent dans vos mains, mon unique trésor, qui m’aurait recommandé en tout lieu ; qui me restait encore pour me sauver de la faim. Je vois bien maintenant pourquoi on veut que je me livre au repos. C’est une conjuration et tu en es le chef. Afin que mon poëme ne puisse être porté à sa perfection ; que mon nom ne se répande pas davantage ; que mes envieux trouvent mille endroits faibles ; qu’on m’oublie enfin tout à fait : il faut que je m’accoutume à l’oisiveté ; il faut que je ménage ma personne et mes facultés. Ô digne amitié ! chère sollicitude ! Je me la figurais affreuse, la conjuration, qui, invisiblement et sans relâche, m’enveloppait de ses trames, mais elle s’est montrée plus affreuse encore… Et toi, sirène, qui m’as si tendrement, si délicieusement séduit, je te connais maintenant tout d’un coup ! Ô Dieu, pourquoi si tard ?… Mais nous aimons à nous tromper nous-mêmes, et nous honorons les misérables qui nous honorent. Les hommes ne se connaissent point entre eux. Les seuls esclaves des galères se connaissent, qui gémissent, étroitement enchaînés au même banc ; aucun n’ayant rien à demander et aucun n’ayant rien à perdre, ils se connaissent ; chacun se donnant pour un scélérat, et prenant aussi pour des scélérats ses pareils. Mais nous ne méconnaissons les autres que par politesse, afin qu’ils nous méconnaissent à leur tour… Comme ta sainte image me cacha longtemps la coquette, qui met en œuvre ses petits artifices ! Le masque tombe : je vois Armide maintenant, dépouillée de tous ses charmes… Oui, c’est toi ! c’est toi, que, par divination, mes vers ont chantée ! Et la rusée, la petite médiatrice ! Que je la vois profondément abaissée devant moi ! J’entends maintenant le bruit de ses pas légers ; je connais maintenant le cercle autour duquel elle rampait. Je vous connais tous ! Que cela me suffise ! Et, si l’infortune m’a tout ravi, je l’apprécie encore : elle m’apprend la vérité !
Je t’écoute, ô Tasse, avec étonnement, quoique je sache avec quelle facilité ton esprit impétueux passe d’un extrême à l’autre. Reviens à toi ! Commande à cette fureur ! Tu invectives, tu te permets paroles sur paroles, qu’il faut pardonner à ta douleur, mais que tu ne pourras toi-même jamais te pardonner.
Oh ! ne me parle pas d’une voix douce ! Ne me fais ouïr de toi aucune parole sage ! Laisse-moi ce triste bonheur, afin que je ne retrouve pas ma raison pour la perdre encore. Je me sens déchiré jusqu’à la dernière fibre et je vis pour le sentir. Le désespoir me saisit avec toute sa rage, et, dans le supplice d’enfer qui m’anéantit, l’insulte n’est plus qu’un faible cri de douleur. Je veux partir ! Et, si tu es loyal, montre-le-moi, et me laisse sur-le-champ m’éloigner d’ici.
Je ne te quitterai pas dans cette extrémité ; et, si tu manques tout à fait de constance, assurément la patience ne me manquera pas.
Il faut donc que je me rende à toi prisonnier ? Je me rends, et c’en est fait. Je ne résiste pas, et je m’en trouve bien… Et maintenant laisse-moi redire avec douleur combien était beau ce que je me suis moi-même ravi. Ils partent… Ô Dieu ! je vois déjà la poussière qui s’élève des voitures… Les cavaliers les devancent… Ils vont à la ville ; ils y courent ! N’en suis-je pas aussi venu ? Ils partent ; ils sont irrités contre moi. Oh ! si du moins je baisais encore une fois la main du prince ! Oh ! si je pouvais du moins prendre congé de lui ; lui dire encore une fois : « Oh ! pardonnez ! » L’entendre dire encore : « Va ; je te pardonne. » Mais je ne l’entendrai pas, je ne l’entendrai jamais… Je veux aller !… Laissez-moi seulement leur dire adieu, oui, leur dire adieu ! Rendez-moi, rendez-moi, un seul instant, leur présence ! Peut-être je guérirai. Non, je suis repoussé, banni ; je me suis banni moi-même. Je n’entendrai plus cette voix ; je ne rencontrerai plus ce regard…
Sois docile aux avis d’un homme qui n’est pas sans émotion auprès de toi. Tu n’es pas aussi malheureux que tu crois l’être. Prends courage. Tu te laisses trop accabler.
Et suis-je donc aussi malheureux que je le semble ? Suis-je aussi faible que je me montre devant toi ? Tout est-il donc perdu ? Et, comme si la terre tremblait, la douleur a-t-elle changé l’édifice en un affreux amas de ruines ? Ne me reste-t-il aucun talent, qui de mille manières m’amuse et me soutienne ? Toute la force qui s’agitait autrefois dans mon sein est-elle évanouie ? Suis-je anéanti, complètement anéanti ? Non, tout est là… et je ne suis rien !… Je me sens ravi à moi-même ; elle m’est ravie !
Et, quand tu sembles te perdre tout entier, compare-toi à d’autres : reconnais ce que tu es !
Oui, tu me le rappelles à propos !… Aucun exemple de l’histoire ne viendra-t-il plus à mon secours ? Ne s’offre-t-il à mes yeux aucun noble caractère, qui ait plus souffert que je ne souffris jamais, afin que je prenne courage, en me comparant à lui ? Non, tout est perdu… Une seule chose me reste. La nature nous a donné les larmes, le cri de la douleur, quand l’homme enfin ne la supporte plus… Elle m’a laissé encore par-dessus tout… elle m’a laissé, dans la douleur, la mélodie et l’éloquence, pour déplorer toute la profondeur de ma misère : et, tandis que l’homme reste muet dans sa souffrance, un Dieu m’a donné de pouvoir dire combien je souffre. (Antonio s’approche de lui et le prend par la main.) Noble Antonio, tu demeures ferme et tranquille ; je ne parais que le flot agité par la tempête : mais réfléchis, et ne triomphe pas de ta force. La puissante nature, qui fonda ce rocher, a donné aussi aux flots leur mobilité ; elle envoie sa tempête : la vague fuit et se balance et s’enfle et se brise par-dessus en écumant. Dans cette vague, le soleil se reflétait si beau ; les étoiles reposaient sur son sein doucement agité. L’éclat a disparu, le repos s’est enfui… Je ne me reconnais plus dans le péril, et ne rougis plus de l’avouer. Le gouvernail est brisé, le navire craque de toutes parts ; le plancher éclate et s’ouvre sous mes pieds ! Je te saisis de mes deux bras ! Ainsi le matelot s’attache encore avec force au rocher contre lequel il devait échouer.