Tourneux - La Bibliothèque des Goncourt, 1897/La bibliothèque des Goncourt

La bibliothèque libre.
Librairie Techener (p. 5-18).


LA

BIBLIOTHÈQUE DES GONCOURT


La divulgation des volontés posthumes de M. Edmond de Goncourt a fait connaître au public le sort réservé à ses collections. Tout ce que renferme la maison du boulevard Montmorency à Auteuil et cette maison même appartiennent d’ores et déjà aux experts et aux commissaires-priseurs, et les sommes produites par les diverses ventes devront constituer ou parfaire le capital destiné à l’Académie qui portera le nom des deux frères. Il serait assurément oiseux et puéril de récriminer contre les dispositions du testateur ; il est difficile cependant de ne pas regretter que tant de richesses accumulées durant près d’un demi-siècle par le goût le plus raffiné n’aient point été partagées, telles quelles, entre nos musées et nos bibliothèques et il semble que ces dons eussent protégé davantage contre l’oubli la mémoire d’un homme préoccupé avant tout de se survivre. Il est difficile, surtout, à ceux qui ont été admis familièrement dans cette maison, aujourd’hui fermée et demain dépouillée de sa parure, de ne pas lui donner un suprême regret. Depuis longtemps d’ailleurs, son propriétaire survivant en avait fait les honneurs au public, d’abord dans les deux volumes qu’il lui avait exclusivement consacrés, puis incidemment, dans l’annotation des lettres de Jules de Goncourt, dans maintes pages du Journal et enfin dans le livre écrit par M. Alidor Delzant avec l’agrément, et parfois même, semble-t-il, sous la dictée du maître. Mais si Edmond de Goncourt prenait plaisir à conter ses trouvailles et ses fantaisies de curieux, il ne les communiquait pas volontiers aux expositions particulières, devenues si fréquentes aujourd’hui, et pour la majeure partie des lecteurs de ses livres, les exhibitions préliminaires des ventes auront tout l’attrait de l’inédit.

La collection de dessins prêtée jadis (1860) à la salle Martinet, boulevard des Italiens, — première tentative en faveur de maîtres que l’on était encore réduit, selon le mot de Burty, à « recommander » au public ignorant ou dédaigneux, — puis partiellement une seconde fois, en 1884, chez Georges Petit, a été photographiée par Braun, et quelques-uns des plus beaux spécimens qu’elle renferme ornent l’édition Quantin de l’Art du XVIIIe siècle ; mais la bibliothèque très considérable qu’elle avoisine à Auteuil ne s’est jamais démunie, même provisoirement, de ses curiosités, sauf lors de l’exposition des portraits d’écrivains et de journalistes organisée il y a deux ans à cette même salle Georges Petit et pour laquelle Edmond de Goncourt consentit à laisser sortir quelques-uns des volumes d’auteurs modernes dont je parlerai plus loin.

À quelle date les deux frères avaient-ils entrepris de rassembler cette bibliothèque ? Je ne saurais le dire et peut-être ne le savaient-ils pas eux-mêmes ; je ne crois pas, toutefois, qu’elle fût tout à fait contemporaine de leurs débuts littéraires, malgré l’érudition précoce et tant soit peu débordante que trahissent soit les articles de l’Éclair et de Paris, soit certains chapitres de En 18… Leur gourme une fois ainsi jetée, les deux frères, qui avaient dit adieu au journalisme en annonçant comme prochaine la publication des Maîtresses de Louis XV, s’étaient attelés à une tâche bien autrement difficile et laborieuse : l’Histoire de la Société française sous la Révolution et le Directoire. À cette époque (1854), la Bibliothèque n’offrait pas les ressources incomparables qu’elle présente maintenant et les communications s’y obtenaient avec des lenteurs et des difficultés qu’on a peine à concevoir aujourd’hui, mais c’était aussi le temps où les boîtes des quais et les auvents des bouquinistes regorgeaient de curiosités dédaignées ; c’était le temps où le Rousseaulâtre Joseph Richard formait pièce à pièce, et pour ainsi dire, sou à sou, cette réunion unique, misérablement dispersée depuis, de brochures relatives à son grand homme, toutes portant sur le frontispice, avec l’initiale de son nom, la date de l’acquisition, date qui, — détail significatif, — était presque toujours celle d’un dimanche.

Richard avait un émule, appelé M. Perrot ou Peyrot, que les deux frères ont remercié, ainsi que M. Ménétrier, dans la préface, supprimée depuis, de la première édition de l’Histoire de la Société française sous la Révolution ; celui-là jetait son dévolu sur les pamphlets de la période révolutionnaire, et, pour satisfaire ses goûts, allait, paraît-il, jusqu’à porter de temps à autre sa montre d’argent au Mont-de-piété. C’est de chez M. Perrot, logé tout près d’eux, rue des Martyrs, qu’ils emportaient par brassées les imprimés dont ils avaient besoin. Cette collection, vendue peu après en bloc par son possesseur et passée depuis entre diverses mains, est aujourd’hui entièrement dispersée, et comme les exemplaires de M. Perrot ne portaient aucun signe extérieur, il serait absolument impossible d’en rétablir la provenance.

Si agréable qu’il soit de recourir aux richesses d’autrui, les vrais travailleurs sentent bien vite la nécessité de se servir d’outils qui leur appartiennent en propre et, grâce à l’aisance dont ils jouissaient, les deux frères purent accumuler en quelques années la plupart des matériaux (livres, autographes, portraits ou estampes) d’où est sortie toute la partie historique de leur œuvre et non la moins durable, car alors même que l’on a repassé ou que l’on repassera dans les sillons qu’ils ont creusés, il faudra toujours leur tenir compte du souci de faire vrai qui fut leur préoccupation constante. Actuellement le « Document » est en honneur et chacun prétend y avoir recours ; il n’en était pas ainsi tant que Jules Janin, Léon Gozlan (dans les Châteaux de France), Arsène Houssaye et Paul de Musset passèrent pour seuls « bien connaître » le XVIIIe siècle.

C’est ce souci, alors tout nouveau, de ne rien alléguer sans preuve qui a inspiré à Monselet la délicieuse saynette des Tréteaux où il montre les deux frères achetant, pour la décrire, une tasse de Sèvres ayant appartenu à Mme de Pompadour, et entrant chez Jacques Charavay pour voir ses dernières acquisitions. Mieux vaut, d’ailleurs, citer textuellement ce dialogue prêté aux deux frères et à l’expert qui les comptait, ainsi que Laverdet, parmi ses clients assidus :

« À présent, dit Jules à Edmond, passons rue de Seine chez Charavay qui m’a promis de nous réserver quelques autographes pour notre Histoire de la Société française sous l’Empire.

« Je vis par là[1] que si Edmond avait la manie du bric-à-brac, Jules de Goncourt, en revanche, était possédé de la passion des autographes ; je me glissai à leur suite chez le marchand de signatures et d’intimités.

« J’ai votre affaire, s’écria Charavay en les apercevant, une lettre superbe de Benjamin Constant, quatre pages pleines sur la Philosophie de l’Histoire.

— Peuh ! la Philosophie de l’Histoire, dit Edmond d’un ton d’indifférence.

— Nous aimerions mieux autre chose, ajouta Jules.

— Une lettre de Berthier alors, reprit Charavay, tout en renseignements sur la bataille de, de…

— Oh ! les renseignements ! dit Jules.

— Cela n’apprend rien, dit Edmond.

— Diable ! vous m’embarrassez, dit le marchand en se grattant le front, c’est qu’il ne reste plus qu’un billet sans importance de Brunet.

— De Brunet ! bravo.

— Brunet est le seul qui jette quelque lueur sur les mœurs de l’époque, ajouta Jules de Goncourt.

— À qui est adressé ce billet ? demanda Edmond.

— À son camarade Tiercelin, répondit le marchand.

— Très bien ! Tiercelin, c’est le peuple. Voyons le billet.

Ils lurent :

« Vieille brute, c’est demain que je t’attends au Bœuf montagnard, à six heures de relevée ; j’ai obtenu de Duval qu’on ne commencerait Jocrisse qu’à neuf heures, amène Élomire et la petite Cuissot, on festoiera,

« Tout à toi. »

— Ah ! le joli autographe ! s’écria Jules de Goncourt extasié.

— Et comme il est mal conservé ! dit Edmond.

— À combien le billet de Brunet ? demandèrent-ils.

— Ah ! mon Dieu, pas cher, répondit Charavay, un franc soixante-quinze centimes.

— Les voici, firent-ils en chœur.

M. Charavay empocha froidement cette monnaie et leur dit : Vous ne vous arrangez donc pas du Benjamin Constant ?

— Non.

— Ni du Berthier ?

— À quoi bon ?

— Ce sont d’utiles documents pour une Histoire de la Société française sous l’Empire, objecta-t-il.

— La lettre de Brunet nous suffit, répondit Jules de Goncourt en roulant soigneusement son lambeau de papier.

— Oui, tout est là, dit Edmond.

L’Histoire de la Société française sous l’Empire devait rester à l’état de projet, tout comme un Paris au XVIIIe siècle dont Jules avait entrepris de graver les planches ; mais les Portraits intimes, Sophie Arnould, les Maîtresses de Louis XV, l’Histoire de Marie-Antoinette entraînèrent des frais de documentation dont ils ne trouvèrent pas la rémunération, tant s’en faut, chez leurs éditeurs. C’est ainsi qu’ils vendirent 300 francs à Dentu les Portraits intimes, pour lesquels ils avaient, assurent-ils, dépensé deux ou trois mille francs d’autographes.

Ils n’avaient pas mis en œuvre dans ces deux premières séries de portraits (la troisième est restée à l’état de projet), non plus que dans leurs autres livres, toute la réserve patiemment et parfois chèrement conquise. D’autres curiosités les sollicitaient d’ailleurs, et, si je ne me trompe, bon nombre de ces pièces rentrèrent dans la circulation. Le lot qu’ils en avaient conservé était fort attrayant encore et leur permit de réaliser un de leurs desiderata de curieux.

«… Je demande, écrivait Edmond (la Maison d’un artiste, I, p. 239), je demande au libraire chargé de ma vente après ma mort de donner à cette réunion ce titre sur son catalogue :

Bibliothèque du XVIIIe siècle.
Livres, manuscrits, autographes, affiches, placards.

« Ce titre peut seul donner l’idée de mon goût des livres. Il a fallu toujours qu’il s’y mêlât un peu de l’inédit épars dans le manuscrit et l’autographe. Et même dans l’imprimé, le morceau de papier qui n’était pas un livre et dont je fabriquais un livre, au moins une plaquette, avait pour moi une attache supérieure à celle d’un bouquin vanté. Par exemple, le petit bulletin déposé chez les suisses des hôtels pendant la maladie de Louis XV, dans le cartonnage que je lui ai fait faire, m’est plus précieux, m’est plus intime, m’est plus inspirateur que quelque livre que ce soit du temps. Il en est ainsi pour l’immense lettre d’invitation de Grimod de la Reynière pour le souper du cochon, avec son grand V sur larmes d’argent. Et il en est encore ainsi pour la collection unique des placards que le révolutionnaire Vincent faisait, de la maison d’arrêt du Luxembourg, afficher dans Paris, au mois de frimaire de l’an deuxième de la République française une et indivisible[2] ».

Bien que sous la plume ou dans la bouche des Goncourt, le je voulut toujours dire nous, il est permis de supposer qu’ici Edmond parlait en son nom personnel, car il était infiniment plus « bibeloteur » que son frère. Jusqu’en 1870, et quoique Jules eût depuis longtemps gravé sur un croquis de Gavarni l’Ex-libris symbolique où deux doigts se posent sur les lettres E. J., leur bibliothèque n’avait pas le séduisant aspect qu’elle prit plus tard à Auteuil. Au numéro 43 de la rue Saint-Georges, leurs plus beaux livres, c’est-à-dire quelques volumes en vieux maroquin aux armes de Marie-Antoinette, de Madame Victoire, de Madame de Pompadour, de Madame Du Barry, de Madame de Choiseul, etc., et les exemplaires luxueusement habillés par Lortic ou par Capé de quelques-unes de leurs œuvres occupaient dans le salon une armoire incrustée par Boulle et provenant de la mère des deux écrivains ; le surplus s’alignait sur de simples rayons de sapin dans une chambre de débarras, voisine de celle d’Edmond qui servait de cabinet de travail. Même après l’acquisition de la maison du boulevard Montmorency, les brochures et les plaquettes allèrent s’empiler provisoirement sur ces mêmes rayons transportés au grenier, non pas celui que les visiteurs actuels ont connu, mais un réel et vulgaire grenier éclairé de fenêtres à tabatière. En écrivant ceci je me rappelle ma première visite au nouveau logis ; il me semble que je revois et que j’entends Jules, le chapeau de paille crânement incliné sur l’oreille, le monocle à l’œil, tout pimpant de la joie du propriétaire qui s’installe, criant à son frère : « Edmond passe-moi les Femmes », (c’est-à-dire une série de volumes écrits au siècle dernier par elles ou en leur honneur).

Joie bien courte, promptement suivie de désillusions, de défaillances physiques et de la lente agonie décrite dix ans auparavant par les auteurs des Hommes de Lettres, comme si le plus jeune des deux écrivains se fût penché sur quelque mystérieux miroir et y eût eu la vision de son propre destin.

Le lendemain des obsèques de Jules, si différentes à tant d’égards de celles que nous avons vues récemment en cette même église d’Auteuil, Edmond quittait « la maison charmante et maudite », avec l’intention de n’y plus remettre les pieds et de s’en défaire. Peu après, cependant, sa douleur même le ramenait à ces chambres vides, à ce jardin où le mourant avait passé de si longues heures, assis contre un tronc d’arbre, le chapeau sur les yeux et plongé dans un mutisme farouche, ou tournant avec la lassitude et l’ennui des fauves autour d’une table de fer ; à ces collections qui représentaient, comme ils l’avaient écrit, pensant certainement à eux-mêmes, « l’occupation, la privation et la joie de toute une vie ». Uniquement absorbé alors par le culte de cette chère mémoire, il voulait réunir en une plaquette destinée aux seuls amis les articles nécrologiques consacrés à son frère et demander à Maxime Lalanne une vue du jardin qu’il pensait abandonner sans retour quand la guerre éclata. Le journal qu’Edmond de Goncourt a laissé de ses impressions durant l’année terrible et qui a soulevé, on s’en souvient, de retentissantes polémiques, est entre toutes les mains. On sait donc par lui-même qu’il s’obstina jusque dans les premiers jour de janvier 1871 à ne pas quitter Auteuil, mais le bombardement rendit à la fin la position intenable et il accepta l’hospitalité chez Burty qui, chassé lui-même de la rue Watteau par les obus, s’était réfugié rue Vivienne 55, dans la maison d’angle où la Gazette des Beaux-Arts avait alors ses bureaux. L’appartement vide où Burty avait empilé en hâte ses meubles et ses collections était un vaste premier étage, destiné plutôt au commerce qu’à l’habitation bourgeoise et situé au-dessus de la librairie internationale Lacroix et Cie. C’est là qu’Edmond vint à son tour entreposer ses livres et ses portefeuilles encore ficelés pour la plupart depuis l’emménagement de la rue Saint-Georges. Il s’en fallut de peu d’ailleurs qu’après avoir évité les projectiles des batteries prussiennes, ses collections et celles de Burty ne fussent incendiées par les canonnades des derniers jours de mai, car du haut du balcon de la rue Vivienne, les deux amis purent voir les suprêmes convulsions de la résistance expirante.

Les portes rouvertes et les rues déblayées, Burty transporta ses pénates au boulevard des Batignolles et Edmond de Goncourt, après s’être allégé dans une vente anonyme, dirigée par Voisin, de quelques livres sans grande valeur ou étrangers à ses études, réintégra la maison du boulevard Montmorency, cruellement éprouvée par les bombardements qu’elle avait essuyés, car il fallut avant tout panser les plaies béantes aux murs et au toit.

Au sortir d’une longue phase d’abattement (1871-1872), ce fut pour lui un cruel plaisir de mettre au jour les livres et les travaux au bas desquels pouvait encore figurer une double signature. Il réimprima, sans y rien modifier alors, l’Art du XVIIIe siècle, il publia le Gavarni terminé dès les premiers mois de 1870 et rédigea les catalogues de l’œuvre de Watteau et de l’œuvre de Prudhon auxquels Jules avait souvent songé. Vers le même temps, M. Alphonse Lemerre donnait place dans sa petite Bibliothèque littéraire à Renée Mauperin, à Germinie Lacerteux et à Sœur Philomène et Edmond de Goncourt trouvait dans M. G. Charpentier un éditeur tel que Jules n’en avait pas connu. Cette publicité multiple faisait enfin connaître aux nouvelles générations des œuvres jusqu’alors goûtées des seuls délicats, et, en donnant au survivant un surcroît de notoriété, lui procurait aussi un surcroît de revenu dont bénéficiait la maison d’Auteuil. Tandis qu’il faisait chez les pépiniéristes de la banlieue une rafle des arbustes les plus rares pour en orner son jardin, ou qu’il enlevait à Bing et à Sichel quelques-uns de leurs plus beaux bronzes et de leurs plus beaux laques japonais, il découvrait, comme il l’écrivait à Burty, dans Pierson (un élève du relieur danois F.-N. Behrends) « le rare ouvrier qui a la passion de son art et que la faveur qu’on lui accorde de mettre un cuir japonais sur un bouquin remplit de bonheur ». C’est par centaines que volumes et plaquettes allèrent rue Mazarine revêtir l’uniforme reliure de toile rouge ou brune sur laquelle se détache le titre en lettres noires, également adoptée par Burty pour la majeure partie de ses propres livres. « Ce roi des cartonneurs », ainsi que Goncourt appelait un peu emphatiquement Pierson, fut parfois convié à des besognes plus difficiles, comme lorsqu’il revêtit de maroquin noir le manuscrit autographe de la Fille Élisa. Toutefois, c’est à Marius Michel qu’Edmond avait demandé la décoration, somptueuse entre toutes, mais nullement « congruante » au sujet, d’un des deux exemplaires sur Hollande de l’Art du XVIIIe siècle, enrichi d’états ou d’épreuves uniques. C’est à Lortic qu’il avait confié le soin d’encastrer dans un maroquin noir l’émail du portrait de Jules par Claudius Popelin, frontispice tout indiqué du recueil où sont groupés les lettres et les articles écrits au moment de sa mort.

Jusqu’en 1885 les amis d’ancienne date et les jeunes gens désireux de présenter au maître leurs hommages ou leurs œuvres étaient reçus dans le cabinet de travail du premier étage, où l’espace restreint par des corps de rayons montant jusqu’au plafond, par un vaste casier rempli de plaquettes de grand format ou de recueils iconographiques, enfin par la table barrant la fenêtre rendait impossibles les réceptions un peu nombreuses. C’est alors qu’Edmond, aidé par un architecte et un lettré, M. Frantz Jourdain, transforma trois pièces du second étage en ce grenier dont on a si souvent parlé depuis dix ans et tout récemment décrit par celui qui en avait conçu la pensée et la décoration.

Les livres n’y avaient pas été oubliés. Dans une vitrine plate étaient exposés l’Histoire de Marie-Antoinette, reliée par Lortic père, les Maîtresses de Louis XV, reliées par Capé, — deux maîtres un peu dédaignés des bibliophiles actuels et dont Edmond de Goncourt a caractérisé en termes chaleureux les mérites respectifs[3], — puis un exemplaire de Manette Salomon orné de deux émaux de Popelin, le recueil nécrologique et l’Art du XVIIIe siècle dont j’ai déjà parlé et aussi, sauf erreur, le manuscrit autographe de la notice écrite par Mme la princesse Mathilde sur sa lectrice, Mme Dieudé-Defly. Les casiers bas placés au long des murs ne renfermaient que des œuvres modernes, toutes, il va sans dire, en éditions originales et, autant que faire s’est pu, en papier extraordinaire. La plupart d’entr’elles offrent en outre une particularité de haut goût : une page du manuscrit même de l’auteur, parfois toute sabrée de ratures comme celle que Mme Commanville a détachée du manuscrit de Madame Bovary, ou comme celle des Souvenirs de Jeunesse d’Ernest Renan ; d’autres, au contraire, ont été calligraphiées postérieurement à la gestation de l’œuvre, comme le passage de Nana recopié par M. Zola (le texte primitif s’étant perdu aux mains des typographes), ou comme celui des Diaboliques tout rutilant d’encre rouge, sablé de poudre d’or et paraphé d’une flèche.

En tête de Ma Jeunesse par Michelet est reliée une composition française du collégien, corrigée et apostillée par Villemain d’un encouragement flatteur. L’écrivain du siècle qui a le plus remanié et retouché ses livres et dont chaque réimpression, exécutée de son vivant, constitue en quelque sorte un texte nouveau, Balzac est ici au grand complet, ou peu s’en faut, et même plus qu’au complet, puisque voici l’exemplaire d’épreuves des Martyrs ignorés, provenant de Dutacq, et portant des corrections qui ne se retrouvent pas toutes dans les éditions définitives.

Plus récemment, Edmond de Goncourt imagina pour les livres de ses amis ou de ses disciples préférés un raffinement nouveau. L’autographe tout meurtri encore, si l’on peut dire, de la lutte entre la pensée et sa traduction graphique ne lui suffit plus ; il voulut retrouver en tête de chacun de ces livres un reflet de la personnalité même de leurs auteurs ; mais il lui fallait plus et mieux qu’une épreuve de choix d’un portrait gravé. À peine ce caprice exprimé, peintres et écrivains rivalisèrent de zèle pour le satisfaire : en moins de quatre ans, une nouvelle vitrine du grenier s’est enrichie de toute une série de volumes habillés par le successeur de Pierson d’un vélin immaculé où sont fixés à l’huile, à la gouache et à l’aquarelle les traits et les attitudes des familiers des récentes années ou d’amis plus anciens, dont quelques-uns, comme Théodore de Banville, Claudius Popelin et Philippe Burty, avaient déjà disparu ; leurs trois portraits (par M. Rochegrosse, sur Mes souvenirs, par M. Gustave Popelin, sur Cinq octaves de sonnets, par M. Jules Chéret, sur Pas de lendemain) ont néanmoins plus que tous les autres peut-être, et sans parler de leur brillant coloris, la qualité maîtresse du portrait : la ressemblance. M. Carrière avait peint l’auteur de Germinie Lacerteux sur l’un des trois exemplaires de l’édition imprimée aux frais de M. Paul Gallimard ; Alphonse Daudet sur un exemplaire de Sapho, M. Huysmans sur un exemplaire de À rebours, M. Gustave Geffroy sur les Notes d’un journaliste, M. Ajalbert sur En amour ; la galerie comprenait encore Mme la princesse Mathilde par Doucet, Mme Alph. Daudet par James Tissot, Bracquemond par lui-même, Coppée par M. R. Collin, M. Octave Mirbeau par Rodin (deux croquis différents), M. G. Rodenbach par Alfred Stevens, M. Léon Hennique par M. Jeanniot, M. Paul Hervieu et M. Henri de Régnier par M. Jacques Blanche, M. Abel Hermant par Forain, M. Frantz Jourdain par M. Albert Besnard, etc., etc. On retrouvera d’ailleurs l’énumération complète de ces portraits dans les pages publiées au début de l’année 1896 par la Gazette des Beaux-Arts et reprises au tome IX du Journal, mais qui, en réalité, devaient former l’avant-dernier chapitre d’une nouvelle édition de la Maison d’un artiste. Le rêve d’Edmond de Goncourt eût été en effet de donner de ce livre une réimpression luxueuse dans le genre, me disait-il, de l’Art Japonais de M. Louis Gonse, qu’il considérait comme le livre le mieux « établi » de la librairie contemporaine ; au milieu du texte et hors texte seraient venus prendre place de nombreux fac-similés exécutés avec toute la perfection des procédés actuels, d’après ses dessins, ses bronzes, ses émaux, ses ivoires, ses autographes, ses reliures. Les pourparlers engagés et plusieurs fois repris avec divers éditeurs à ce sujet n’ont jamais abouti. Lorsque le dernier coup de marteau des enchères aura retenti, rien absolument ne rappellera donc plus cet ensemble encore intact à l’heure où j’écris, rien, que divers catalogues rédigés, j’en suis certain, avec tout le soin désirable ; mais qu’est-ce qu’un catalogue, sinon le procès-verbal de décès de quelque chose qui a vécu ? Nul ne peut prévoir encore à quel chiffre monteront ces enchères, ni si les généreuses volontés d’Edmond de Goncourt pourront recevoir leur plein accomplissement ; mais je demande à ses légataires et à ses exécuteurs testamentaires de tenir compte d’un vœu qu’il n’a très probablement pas formulé et qui lui tenait cependant tant à cœur : je leur demande de réserver sur les sommes réalisées la part nécessaire pour donner une forme durable et splendide à ce livre où le survivant de la plus étroite fraternité qui fût jamais a voulu, comme il l’a dit lui-même, « écrire les mémoires des choses » au milieu desquelles se sont écoulées deux existences vouées au culte exclusif de l’Art et des Lettres.

Août 1896.
  1. Ce n’est point Monselet qui est en scène, mais l’un des soi-disant agents d’une escouade de policiers chargés de filer divers gens de lettres et dont les noms sont empruntés à ceux dont Balzac s’est servi dans plusieurs de ses romans.
  2. Edmond de Goncourt a donné, dans ce même chapitre, l’indication ou l’extrait d’un certain nombre d’autographes par lesquels il s’était plu à compléter les biographies d’artistes ou de femmes et il ajoute que la série des hommes est encore plus nombreuse et plus riche en documents rares.
  3. La Maison d’un artiste, I, 347-348.