Toutoune et son amour/3

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Albin Michel (p. 43-54).



III

ENDIMANCHEMENTS


Le clocher de Gourneville a trois cloches, comme les grandes églises. Ce matin, elles sonnent toutes trois à la volée, car c’est l’heure de la grand’messe. « Dimanche !… Dimanche !… » annonce le carillon à travers la campagne.

Les habitants sortent des quatre maisons du village ; et, dans les fermes lointaines, les carrioles sont attelées. Le clocher rassemble son troupeau. Les fermes se sont éloignées du village, par esprit d’indépendance paysanne. Elles gardent leurs distances. Elles vivent sur le vieil adage normand : Chacun cheuz sé.

Au manoir, Toutoune, entre les mains de la mère Lacoste, se laisse docilement endimancher. La nourrice lui a savonné la figure, avec la même ardeur qu’elle met à récurer les cuivres. Elle lui a également passé la brosse mouillée sur les cheveux. Le dimanche, il faut briller. Toutoune brille autant que la bassine à confitures. Son petit visage sans couleur est presque rouge sous le chapeau de village qui la coiffe, paille couleur de citron couverte de marguerites blanches et de nœuds roses. Deux rubans d’un bleu cru flottent au bout de ses nattes. Sa « belle robe », choisie en ville par la nourrice, est en broderie crème sur fond bleu de ciel. Des chaussettes blanches et des souliers jaunes terminent cet ensemble. Toutoune ainsi parée est véritablement un chien qu’on aurait déguisé, personnage des fables illustrées de La Fontaine.

La mère Lacoste l’enveloppe d’un regard complaisant. Cette toilette est riche, et digne d’une demoiselle.

— Maintenant, partons vite, sans ça, nous ne serons pas emmessées !

Mme Lacoste a mis son bonnet noir à brides et sa « taille » de cérémonie. Elle porte un gros livre de messe. Toutoune aussi.

Sur la route, échange de saluts avec les autres paroissiens. L’église, charmante vieillerie, s’élève dans un sombre jardin qui est le cimetière. Sous les arbres élégiaques, les tombes chevelues, avec leurs croix entremêlées, ont l’air d’être aussi venues à la messe.

Une petite église au milieu des espaces ruraux, une petite église, pierre sculptée et verre colorié, ombres et dorures, fleurs ferventes et précieuses cires, une petite église avec son clocher-fée au milieu des humbles toits de la vie agraire, semble vraiment le dernier refuge du merveilleux à l’agonie. Au bout des labours, au bout des chemins creux, voici l’encens et le latin, la musique vénérable, harmonium et plain-chant, et ces personnages rebrodés et dorés dont les mains consacrées appellent la divinité, suprême vestige, en pleine campagne de chez nous, de l’Orient miraculeux des rois mages.

Sans même chercher le sens de ce rapprochement, Toutoune, chaque fois qu’elle entrait dans le banc qui, depuis cent ans, était celui du manoir de Gourneville, se sentait saisie d’une sorte de joie sourde et lyrique. Des images confuses se formaient dans son esprit de petite fille. Elle se revoyait au temps des premiers vagissements de la pensée, quand le matin de Noël enveloppait la chambre de Paris d’une atmosphère enchantée.

L’Enfant Jésus dans la cheminée, les petits souliers débordants de paquets mystérieux, le sentiment d’un miracle accompli dans la nuit tandis qu’elle dormait, tout cela n’avait-il pas, jadis, ressemblé de très près à cette messe pleine de bercements et de scintillements, dont la longue liturgie, dont le parfum religieux l’enveloppaient ?

— Tu ne suis pas ta messe !… grondait tout bas Mme Lacoste en la poussant du coude.

La petite tête de chien déguisé replongeait dans le gros paroissien romain.

« Je me souviens bien de la nuit où j’ai surpris maman disposant les paquets dans mes bottines. J’ai bien compris, cette nuit-là, que l’Enfant Jésus, c’était maman. Mais je ne l’ai jamais dit à personne. Pourquoi ? »

La sonnette du petit clerc, impérieuse, faisait agenouiller tout le monde. Cela produisait, dans toute la nef, un bruit étouffé. Les petites filles de l’école chuchotaient. Toutoune se sentait d’une autre race qu’elles, une race qui avait son banc, orgueilleusement, tout près du chœur.

Au passage du pain bénit, une gourmandise mystique l’agitait. La messe est la satisfaction de quatre sens sur cinq : la vue, l’ouïe, l’odorat, le goût. Ces éléments païens, dans quel trouble peuvent-ils jeter les âmes !

Le sermon ânonnant, ennuyeux comme une leçon, faisait redescendre Toutoune de son langoureux paradis. La pauvre imagination, la piètre éloquence des prêtres de campagne et d’ailleurs, et cet esprit petit et politique qui les mène, quelle mesquine intrusion dans le grand charme des rites et canons hérités des siècles anciens, et chargés de toute la poésie du passé !

Toutoune, en sortant de l’église, ne savait plus où elle en était. Mme Lacoste lui ramenait en avant, d’un coup sec, son chapeau lourd et chaviré. De nombreuses voix villageoises saluaient encore.

— Bonjour Mam’zelle Villeroy !

Et l’enfant et sa nourrice rentraient au manoir, l’estomac creux, avec, aux tempes, la vague migraine des dimanches.

Le surlendemain de ce dimanche, Toutoune mit de nouveau sa belle robe et son beau chapeau. Mme Lacoste l’emmenait à la ville, dans la carriole du fermier. Elles y allaient de temps à autre, en vue de courses indispensables ; et c’était un grand plaisir pour la fillette.

La fermière et ses enfants, le valet qui conduisait, la nourrice, Mlle Villeroy, s’entassèrent.

Dans des cas semblables, on ajoute, au banc de la carriole, deux ou trois chaises de cuisine, sur lesquelles on s’installe tant bien que mal. Le banc avance et recule jusqu’à ce qu’on ait trouvé l’équilibre voulu.

— Y a trop de paquet derrière, disait le valet.

Enfin les brancards se trouvèrent à leur place le long des flancs du gros cheval pommelé, qui s’appelait naturellement Mouton, de même que toutes les juments de Normandie se nomment Bijou, et toutes les chattes Mousseline.

Le long des routes fraîches, sous le couvert des arbres épais, la carriole porta son monde. Toutes les têtes et tous les bustes oscillaient ensemble dans les tournants.

— J’vas en ville avec la pétite pour la chausser !… disait la mère Lacoste. Toutes ses câauchures sont en perdition.

La famille Lelandais, avec sourires discrets, répondit. Nulle familiarité ne naissait de ces voyages en commun. Ce n’est pas par esprit d’humilité que les Normands savent conserver leurs distances. Au contraire. Ces grands terriens ont en eux quelque chose de la morgue des hobereaux.

Du fond de la campagne, la grande route départementale descend jusqu’au cœur de la ville. Commencée en plein bois, elle va tout droit à la poissonnerie.

Dès qu’elle apercevait les premiers toits du petit port ardoisé, Toutoune battait des mains. Aller essayer des chaussures l’ennuyait énormément, mais elle savait que, pour finir, on irait faire un tour sur la jetée, et cette idée la transportait.

Le long de la jetée, il y a les barques à voiles, il y a le petit paquebot qui traverse tous les jours l’estuaire. Ce bateau, qui date des premiers temps de la vapeur, a deux grandes roues, une de chaque côté, qui font bouillonner l’eau verdâtre des bassins. Le cri de sa sirène déchire le cœur de Toutoune. Les odeurs du port et son va-et-vient, les vieilles maisons mirées profondément, les fumées, les bouées échouées, les pêcheurs en vareuse bleue, portant l’anneau d’or à l’oreille, tout cela parle de voyages, comme certains livres qui racontent les histoires des îles… Oh ! le cri de ce petit paquebot ! C’est comme cela que doit crier celui sur lequel maman s’embarque pour l’Algérie…

Une angoisse et un charme composent la nostalgie, cette chose qu’on aime et qui fait souffrir. Désir de partir, goût de rester, sanglot vers les absents, espoir qu’ils vont revenir, du trouble, du trouble, un trouble plus grand que celui du dimanche à la messe, les yeux qui ont envie de pleurer, la bouche qui voudrait sourire…

— Oh ! Maman !… Maman !…

Toutoune, les yeux remplis des couleurs de l’estuaire, sent vivre tout au fond d’elle les deux prunelles d’opale qu’elle a tant adorées déjà, qu’elle adorera toujours, si précieuses derrière la voilette noire qui les met en cage, tandis que le cher parfum sent bon tout autour du corsage lisse, sent bon et grise… grise…

Mme Lacoste, qui la tient par la main, veut lui faire remarquer des choses.

— Tu vois, s’il faisait plus clair, on voirait la jetée d’en face… Tu vois, ce que t’aperçois tout au bout de la côte, c’est le grand phare tournant… Tu vois…

Encore un bonheur avant de quitter la ville. Mme Lacoste a coutume de s’arrêter à l’hôtel de l’Écu d’argent, pour y faire goûter la petite, et prendre elle-même un café. Dans la salle basse et saure, aux fenêtres à guillotine pleines de barques et d’eau vaseuse, Toutoune voit dans l’ombre, au-dessus des petites tables où l’on s’assied pour boire, deux grandes gravures poussiéreuses, et qui se font pendant sur le mur noir de crasse.

Welcome et Farewell. C’est de l’anglais. On ne comprend pas. Mais cela représente une dame et sa petite fille, démodées toutes deux, habillées comme on l’était vers 1860, toutes petites toques et grosses coiffures dans un filet, robes compliquées et festonnées, bottines qui ne ressemblent pas à celles que Lacoste vient d’acheter pour Toutoune. Sur l’une des gravures, la dame fait des adieux, avec son mouchoir, à un bateau qui s’en va. Sa petite fille, debout sur un parapet, la tient en pleurant par le cou. Sur l’autre gravure, la dame est en deuil, la petite fille a grandi, le bateau s’approche…

— Oh ! maman !… Maman !… répète encore une fois, sans savoir pourquoi, l’enfant nostalgique.

Et elle sait que, passées les distractions du retour en carriole avec la famille Lelandais, elle retrouvera, parmi les brouillards de sa petite âme, ces deux gravures qui la font tant rêver, et ce cri du paquebot qui lui fait si mal, et l’eau glauque du port, et les toits vieillots, et l’odeur saumâtre, et les reflets, et les fumées, tout cela, tout cela dont le mystère la bercera, la tourmentera, la charmera, la harassera jusque dans son sommeil.