Toutoune et son amour/9

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Albin Michel (p. 126-137).



IX

LE RETOUR


La mère Lacoste avait voyagé toute la nuit, par des trains incommodes, pour arriver à l’aube à Paris.

Elle trouva Toutoune, dans sa petite chambre luxueuse, aux mains de la femme de chambre qui achevait de l’habiller. L’enfant avait fait ses adieux, la veille au soir, à ses parents.

Elle avait peu dormi. Outre le chagrin immense, mais encore informe, qui la bouleversait, elle était impressionnée d’avoir à se lever et partir en pleine nuit. Le jour ne paraît que tard, au mois de mars.

À la clarté brutale des ampoules, le visage de Lacoste, insolite, parut dans la porte. Il n’y eut pas beaucoup de paroles. On ne devait pas faire de bruit, de crainte d’éveiller la maison.

Dans l’auto qui les emportait vers la gare, la nourrice se préoccupa seulement de la valise et des paquets. Prendre le billet de Toutoune, trouver le quai voulu, faire porter les colis, quel affolement !

Installées et seules dans leur compartiment de premières, le train en marche, Mme Lacoste sembla, pour la première fois, revoir enfin Toutoune.

Elle l’enveloppa d’un coup d’œil rapide qui détaillait tout, le bonnet, le manteau de civette, les longs bas noirs sous la robe écourtée. Et, la main sur la bouche, elle eut cette exclamation normande qui signifie stupéfaction et moquerie :

— Hélâ !…

Puis, anxieuse :

— Est-ce qu’y t’ont mis tes autres hardes dans la valise, au moins ?

— Je ne sais pas… répondit Toutoune d’un air morne.

Et elle se tassa contre les capitons, le nez à la vitre.

Elle allait avoir le temps, maintenant, de digérer l’étourdissante aventure. Mais, avant toute chose, ce qu’elle sentait en elle, jusqu’au fond d’elle, c’était une obscure et vaste humiliation.

La nourrice, éreintée, s’endormit.

Le voyage se poursuivait. Le jour s’était levé lentement, aurore étouffée sous des nuages. La campagne commençait à changer d’aspect.

Réveillée au changement de train, la mère Lacoste se rendormit dans le nouveau wagon. On était maintenant en pleine Normandie.


En montant dans la carriole du fermier, conduite par le jeune valet, Toutoune ouvrit les narines. L’odeur de son pays commençait déjà.

La campagne fut bientôt gagnée. Alors l’enfant eut une émotion en voyant le premier printemps, petits bourgeons serrés, ciel clair, lumière fraîche.

L’air mouillé de la route l’éventait, au grand trot du cheval Mouton. C’était un accueil charmant, une surprise. Elle avait quitté la campagne en pleine neige. Sans transition, elle la retrouvait presque printanière. Les oiseaux chantaient si fort qu’on les entendait à travers le bruit de la carriole. Et ces petites voix étaient un délicieux rafraîchissement pour l’âme.

En passant la grille, en apercevant le manoir, Toutoune retint un sanglot.

— Tu dois avoir bien faim, mon bézot !… dit la mère Lacoste, comme elles entraient dans la cuisine.

Mais la fillette ne répondit rien. Elle était étrangement pressée de revoir sa demeure. Pendant que la nourrice allumait le feu, préparait le déjeuner, elle courut vite à travers tout le manoir.

Le petit relent de champignon qui traînait partout la surprit. On ne connaît pas l’odeur d’une maison quand on ne la quitte jamais. On n’en connaît pas non plus la couleur. Qu’il faisait sombre au manoir ! Toutoune remarqua comme la poussière régnait, comme les murs étaient crasseux. Les vieux rideaux de peluche du salon la stupéfièrent. Quinze jours de Paris l’avaient initiée déjà. L’ordre est une élégance. Toutoune avait fait connaissance avec l’élégance, et elle ne pouvait plus l’oublier.

Un coup d’œil vers le billard, les têtes de cerf, le cor de chasse, la collection de papillons… Elle se sentit attendrie par ces choses. On ne les lui avait pas prises, celles-là, comme sa bergère, ses fauteuils, sa pendule, sa table-bouillotte et le reste. En pensée, elle revit ces vieux meubles triomphant à Paris. Ils avaient une belle destinée, eux !

Un froid humide remplissait les pièces, dont presque tous les volets étaient fermés. La petite frissonnait. Elle avait fait connaissance également avec la tiédeur, certes.

Quand elle fut attablée devant la mère Lacoste, près du grand feu de la cuisine, elle fut frappée de la pauvreté du couvert, de la grossièreté de la table de bois sans nappe, et aussi des manières paysannes de la pauvre vieille. Le dos droit, les coudes au corps, sa serviette sur les genoux, elle exagérait la bonne tenue enseignée à Paris.

— Dès qu’il fera plus chaud, dit-elle, je mangerai dans la salle à manger.

Et Lacoste, sans répondre, l’enveloppa d’un regard un peu sournois.

Elles ne parlaient pas du séjour à Paris. Elles reprenaient la vie où elles l’avaient laissée. La nourrice sentait peut-être qu’il ne fallait rien dire à cette enfant mortifiée, qu’on lui renvoyait comme un paquet. Peut-être aussi son silence était-il une protestation contre tout ce qu’elle désapprouvait, sans vouloir en faire part à l’enfant pour ne pas l’animer contre ses parents.

Après le déjeuner, au lieu de courir dehors, Toutoune, laissant la vieille à ses occupations, retourna rôder dans la maison. Elle monta jusqu’au grenier. Elle savait bien ce qu’elle cherchait.

Quand elle redescendit à la cuisine, la vieille somnolait encore, le menton sur la poitrine, au-dessus d’un raccommodage. Pauvre nourrice ! Comme on l’avait fatiguée !

— Te voilà, ma Charlotte ?… dit-elle en s’éveillant.

— Nounou, s’écria la petite, j’ai trouvé dans le grenier un vieux bain de siège qui doit venir de la grand’tante de Gourneville. Tu vas me le descendre. Ça me servira de tub.

— Qu’est-ce que tu prêches ?… fit la vieille, interloquée.

Toutoune, avec quelque importance, donna des explications. Une surexcitation singulière faisait briller ses yeux. Mais la nourrice, quand elle eut compris, se frappa dans les mains d’indignation.

— Voilà ce qu’y t’ont appris à Paris !… Alors tu prétends te clapoter tous les matins, avec la froid qu’il fait ? Tu prendras la riême et la pulmonie, voilà tout !

Toutoune fut songeuse deux secondes, puis conclut :

— Je me tuberai devant le feu, dans la cuisine.

Les haussements d’épaules et les bougonnements ne la firent pas céder.

— Au lieu de nous éluger avec ton vieux potin de bain de siège, tu ferais mieux d’aller faire un court tour avant la soirante !… remarqua la mère Lacoste.

Et l’enfant, sur sa bicyclette, se retrouva jetée en pleins champs, comme si rien d’extraordinaire ne se fût passé dans sa vie.

Elle avait ôté soigneusement sa jolie robe de velours, son bonnet, ses beaux bas, ses souliers de luxe. Avec un plaisir amer, elle retrouvait son costume de tricot, son paletot de tous les jours, son vieux béret. Somme toute, au manoir, elle était parfaitement indépendante, quoique encore si jeune. Après les mille petites contraintes de Paris, protocole, surveillance des femmes de chambre, remarques de maman, n’était-elle pas, ici, la châtelaine-enfant, qui donnait des ordres et qu’on respectait ?

Ce sentiment, mal démêlé parmi le chaos enfantin, lui fit un peu de bien. Il y avait une telle souffrance au fond d’elle ! Maintenant son cœur était serré, semblait-il, pour jusqu’à la fin de la vie.

« Ils m’ont renvoyée… »

Une honte sombre lui faisait baisser la tête. Comme son pauvre petit triomphe avait été vite rabattu ! Et dire qu’elle avait pu, pendant quinze jours, croire que l’intrus, en rentrant dans la maison de maman, n’y redeviendrait pas immédiatement le maître !

Elle n’en voulait pas à maman. Pourquoi ?… Mais elle discernait une douleur particulièrement lancinante, parmi le cauchemar de son malheur. Elle ne lui donnait pas de nom. Elle ne savait pas encore que la jalousie existe.

Les champs avaient à peu près gardé leur aspect d’hiver. Les pommiers frémissaient à peine, en attente de leurs fleurs. Mais, au retour, en passant au crépuscule du côté de la balustrade, Toutoune, parmi le bruit des oiseaux qui se couchaient, découvrit une violette. Et tout le printemps entra dans sa poitrine avec le petit parfum.

Elle s’accouda, triste geste familier. Dans l’ombre des vieux vases chavirés, elle revenait donc de son rêve, la petite fille !

Ses yeux fixèrent longtemps le tournant de la route.

— Ils m’ont renvoyée…

Le jour tombait vite. Poussant sa bicyclette, elle rentra doucement au manoir, gênée par sa violette qu’elle avait très peur d’abîmer.

— J’vas allumer la lampe…

Encore un malaise, encore une réadaptation à faire. Est-il possible que Toutoune, avant d’aller à Paris, n’ait jamais remarqué combien cette lampe était sinistre ?

Cette heure a toujours été la mauvaise heure. Le désespoir du petit cœur se fait tout à coup intolérable.

Toutoune regarde la mère Lacoste qui commence à coudre, les paupières baissées, les pieds au feu.

Deux pas hésitants, une tête qui tombe, qui tombe… Et, tout à coup, l’enfant se précipite. Les bras jetés sur les genoux de la nourrice, le visage caché contre le corsage dur, elle éclate en sanglots.

— Oh ! mon bézot !

La nourrice a pris la petite par les épaules, et, toujours enfouie, la serre avec force contre elle. Elle ne demande rien. Elle est vieille. Elle peut bien comprendre ce que c’est qu’un cœur qui crève.

Au bout d’un long silence, elle murmure simplement :

— Y-t’ont fait de la peine, à Paris, hein ?

Et les larmes qui se glissent enfin dans les rides du vieux visage tombent une à une sur la tête ronde, dans les cheveux couleur de foin de la petite désolée.