Traditions indiennes du Canada Nord-Ouest/03/01

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Maisonneuve Frères et Ch. Leclerc (p. 108-256).


PREMIÈRE SÉRIE

TRADITIONS



I

NAN-DI-GAL’É

(LA CRÉATION)


Inkfwin-Wétay (celui qui habite au zénith) envoya, tout au commencement, ses jeunes gens pour faire la terre. Ils étendirent sur le chaos quelque chose de souple, de doux et de soyeux, semblable à la peau de l’élan passée en basane. Par ce moyen, ils embellirent un peu la terre. Ayant retiré ce voile, ils l’étendirent une seconde fois, et la terre sortit de dessous plus belle encore. Alors, il envoya jusqu’à trois fois, quatre fois, cinq fois, six fois, ses serviteurs faire la même chose ; et la terre fut parachevée.

Ces choses-là, nous les savions longtemps avant l’arrivée des Français. J’étais encore une toute petite enfant que ma mère me le racontait. Or, ma mère a vu les premiers blancs qui aient fait apparition dans notre pays. Eh bien ! ma mère me disait souvent : « Inkfwin-Wètay fit la terre tout au commencement. À cette époque, nous ne connaissions pas encore Dieu ; les prêtres n’étaient pas encore venus, et personne ne nous en avait parlé. »

(Racontée par la Chamane Lizette Khatchôti,
en janvier 1870.)


II

TTSÉKU-KpUÑÉ[1]

(la femme aux œufs)


Origine des Indiens Peaux-de-Lièvre.


Il existait, tout au commencement, sur la terre, une femme seule que son beau-frère maltraitait en l’absence de son mari. Après lui avoir couvert la tête avec sa couverture, il lui avait caché tous ses vêtements, la laissant absolument nue dans une petite tente ou loge, sur le seuil de laquelle il avait déposé, par pitié, en partant, un peu de nerf d’orignal. Puis il l’abandonna sans miséricorde. Toutefois, je pense qu’il lui avait allumé du feu en partant.

La pauvre femme était donc bien malheureuse, et se demandait comment elle ferait pour sauver sa misérable vie.

Cependant, elle ne désespéra pas. Avec le peu de nerf que son beau-frère lui avait laissé, elle tressa un lacet à lièvre, qu’elle alla tendre dans la forêt. Avec ce lacet, elle prit un lièvre ; avec les tendons de ce lièvre, elle fit d’autres collets qu’elle tendit également. Elle prit tant de lièvres avec ces lacets, que de leurs peaux elle put se tisser une robe légère, chaude et moelleuse.

Ainsi, elle se tira fort bien d’affaire par sa propre industrie et sans le secours de personne.

Au printemps, son mari revint et trouva Ttséku-Kρuñé (ou la femme aux œufs) perchée sur un arbre incliné au-dessus des eaux, et sur lequel elle aimait à se balancer par manière d’amusement. Tout en se balançant, elle chantait : « Pourquoi revenir chercher la Femme aux Œufs ? »

En entendant résonner la voix de sa femme dans les bois, le mari tressaillit. Il accourut vers elle et lui dit :

— Dois-je te reprendre pour ma femme ?

— C’est fini, répondit-elle. Je ne dois plus être la femme d’aucun homme, car je suis la mère des lièvres.

Alors tout à coup, il arriva une quantité prodigieuse de lièvres gros et petits, qui ne tarirent plus depuis lors. C’est pourquoi, lorsque pendant l’hiver il y a abondance de lièvres, nous disons : « Ttséku-Kρuñé yadukha : la femme aux œufs a fait des lièvres. »


III

KUÑYAN BÉTIÉZÉ

(le sensé et sa sœur)


Il n’y eut jamais sur terre d’homme plus sensé que Kuñyan. Et sa sœur l’égalait en esprit. Ce fut elle qui fit les premières raquettes, avant même que son frère le sût. Ces raquettes, il les fabriqua avec du saule sec, et aussitôt qu’elles furent finies, il les donna à sa sœur qui les tressa. Elle fit ce travail avant que qui que ce fût le connût. Ce fut son propre travail : « Ha Déné wéré gonèha[2]. »

En automne, elle tressa la première robe en peaux de lièvres, dit-on. Avant que son frère le sût, elle découpa ces peaux en lanières, les lia, les tressa et les natta. Elle fit cette robe avec la peau d’un seul lièvre, et elle la fit pendant la nuit, avant que l’homme le sût.

IV

INKFWIN-WÉTAY

(assis au zénith)


Inkfwin-Wétay demeure au fond du Pied-du-Ciel (Ya kké tchiné). L’un d’eux est un homme, l’autre est une femme. Leurs vêtements sont très beaux, et de fourrures choisies. Ils créent toutes choses par leurs rêves et par la vertu de leur médecine. Ils se couchent, ils dorment, et tout se fait.

Le mari s’appelle Yanna tchon-édentρini (celui qui, en se couchant, s’étend jusqu’à l’autre côté). La femme n’a pas de nom ; cependant, on rappelle le plus souvent Êtρinta Yénnéné (la femme que l’on ne voit pas sortir, ou la femme invisible). Ils ont produit à eux deux les castors et les lièvres. Comme Inkfwin-Wétay voulait produire beaucoup d’animaux, au commencement des temps, il lança sur terre une tête de castor, et aussitôt le castor abonda sur cette terre.

Quant au lièvre, il le prit dans ses mains et lui montra la terre. Le lièvre eut peur : « On va faire de moi un malheureux ; on me traitera en esclave, » pensa-t-il, et il se mit à crier : Kéa ! Kéa !

Inkfwin-Wétay le lâcha. Et depuis ce temps-là, les lièvres abondent dans notre pays.

Le mari réside au zénith, sa femme au nadir. Un jour, leur fils, en se promenant dans le ciel, aperçut la terre. Alors, étant retourné vers son père, il lui parla ainsi : « Sétρa tayitay yèhta odéyinkρon ; tédi ndu yazè kkè, tchaëkhé khétρédatti lonnié, kkanéuntρa. Ekhu « séρa ninondja, « sétpa ! » nendi déné étρunettiné. » C’est-à-dire : « Mon père, qui demeures en haut, allume donc la verge céleste (la grande Ourse) ; sur cette petite île (la terre), mes frères sont bien malheureux, vois-le donc. Et puis, l’homme misérable te crie : « Viens vers moi, mon père[3] ! »

C’est pourquoi, avant l’arrivée des Européens, nos vieillards nous disaient : « Jadis on découvrit dans le ciel un grand feu qui s’élevait comme une queue ; une étoile flamboyante et brûlante (fwen-lléré) apparut ; c’est pourquoi quelques hommes allèrent à la découverte, se dirigeant vers ce feu. Ils s’éloignèrent donc de nous et nous n’en entendîmes plus parler. C’est depuis cette époque que les Kkρja-tsélé-ttiné (les Tchippewayans) ne font plus bande avec nous. »


V

ENNA-GUHINI

(celui qui voit en avant et en arrière)


Au commencement, Enna-guhini et sa femme jouaient au bord du ciel. On les entendait jouer ensemble au jeu de paume. Sa femme aussi dansait, et on entendait battre et ballotter ses grandes et puissantes mamelles.

Tout à coup, ils se prirent à pleurer : « Nos enfants, hélas ! hélas ! Nos enfants, hélas ! hélas ! » disaient-ils en pleurant.

Depuis ce temps-là, on meurt sur terre, dit-on. Et c’est parce qu’ils surent que l’homme allait mourir que Enna-guhini et sa femme se mirent à pleurer.


VI

L’AGOTSUTÉ

(la lamie)


Le L’agotsuté (Lamia obscura, sorte de callidie ou capricorne qui ronge l’écorce du sapin) lança, au commencement, un sort sur la terre, en disant : « L’homme mourra. » Fort heureusement que la grenouille[4] retourna le sort en répliquant : « Mais l’homme ressuscitera. »

C’est donc la Lamie qui, en lançant une pierre dans l’eau, a occasionné la mort de l’homme ; aussi la tuons-nous toutes les fois que nous la rencontrons.


VII

KOTCHILÉ SA ρAN NIKHÉNIHA

(les deux frères qui se sont rendus à la lune)


Origine de la race lunaire.


Au commencement, deux frères parurent en pirogue pour aller à la chasse au canard, afin d’en ramasser le blanc duvet. Il arriva qu’ils s’égarèrent sur l’eau et furent emportés bien loin de leur pays, vers des rivages qu’ils ne connaissaient pas.

Bientôt une terre immense apparut à leurs regards étonnés. Ils s’y dirigèrent, y abordèrent, et y virent une grande foule de monde qui y demeurait.

Mais, dès ce moment, le frère cadet disparut et s’égara. Son frère aîné, très inquiet, se mit à sa recherche, et finit par apercevoir la pirogue de son frère qui sortait de terre sur le rivage. Comment son cadet avait-il pu être englouti dans les entrailles de la terre ? L’aîné vit une racine d’arbre qui surgissait, il la tira et l’arracha, et en même temps, il délivra son frère, qui tenait la racine par l’autre bout.

— Mon frère cadet, voilà que je t’ai sauvé la vie, dit l’aîné à son frère. Eh bien ! dès ce moment, écoute-moi et obéis à ma parole.

Les deux frères s’en retournèrent vers le peuple de ce pays nouveau pour eux. Ces gens-là étaient des hommes-loutres[5]. Parmi eux encore, le frère cadet disparut et s’égara.

L’aîné le chercha donc encore, et à cet effet, il partit en pirogue. Il vogua d’île en île jusqu’à un détroit (l’atρa-nihà), et là il plongea afin de découvrir son cadet. Un homme-loutre, qui l’accompagnait, plongea également dans la mer. Ils voguèrent au loin, et ils tendirent leurs filets. Ce fut dans ces filets qu’ils prirent le frère cadet et le retirèrent de la mer.

Alors l’aîné rejeta sa pirogue :

— Cette terre n’est pas la nôtre ; abandonne ton canot, dit-il à son cadet.

Et le cadet rejeta aussi son canot.

Les pirogues abandonnées, ils partirent tous deux sur un grand sentier battu, le long duquel des poteaux se trouvaient plantés de distance en distance.

— Mon cadet, ne t’avise pas de rien dérober dans ce pays, dit l’aîné.

Ils aperçurent une grande tente vers laquelle le grand chemin conduisait. Une femme, ravissante de beauté, y demeurait :

— Mes gendres, leur dit-elle, quelle sorte de gens êtes-vous, je suppose ?

Alors eux :

— Nous étions de jeunes garçons, lorsque nous partîmes avec notre père pour aller à la chasse au gibier, sur les bords de la mer occidentale. Nous nous sommes égarés en canot ; et maintenant, le temps s’est écoulé ; nous avons vieilli, et nous ignorons la voie qui conduit à notre patrie.

Ainsi parlèrent les deux frères.

— Mes gendres, reprit la belle femme, moi, je suis le Soleil, et votre grand-père, mon mari, est la Lune. Mes gendres, vous êtes bien malheureux, dites-vous ; obéissez donc à mon mari, et il vous protégera ; car il est bon.

Sur le soir, le mari de la femme-soleil arriva. Il était beau, son mari, dit-on. Alors eux :

— Mon grand-père, nous avons agi de la sorte et de la sorte, lui dirent-ils de nouveau ; nous nous sommes perdus loin de notre patrie, et nous ne reconnaissons plus notre pays.

Le vieillard se reposa un peu, et en même temps on entendit par en bas, sur la terre inférieure, comme des hommes qui criaient.

— Voilà nos parents qui nous cherchent et qui nous appellent, sans doute, pensèrent les deux frères.

Alors, le vieillard-lune leur dit :

— S’il en est ainsi, emparez-vous de mes ailes et couchez avec moi.

Les deux frères se blottirent l’un et l’autre sous chacune de ses ailes qu’ils saisirent.

Dès qu’il les vit endormis, le vieillard se leva et partit en courant, comme le fait la lune dans les nuages.

En cet endroit, il s’arrêta encore un petit instant pour prendre haleine, et dit à ses deux protégés :

— Voilà que je vous donne mes plumes. Vivez dans la terre d’en bas.

Et il les fit descendre sur cette terre.

Les plumes du vieillard-lune se changèrent en une multitude d’oiseaux aquatiques, de canards. Les deux frères descendirent sur la terre que nous habitons, et de la Lune tombèrent les petits canards. Et c’est pourquoi il y en a tant dans notre pays.


VIII

ÉTρINTA YÉNNÉNÉ

(la femme invisible)

Suite de la légende précédente.


Les deux frères ayant disparu et s’étant égarés, l’aîné pensa :

— Mon frère cadet s’est noyé peut-être, je vais aller à sa recherche.

Il se mit donc en quête de son frère, mais en vain. Il ne trouva rien.

Deux hivers s’étant ainsi écoulés sans qu’il eût pu parvenir à obtenir des nouvelles de son frère, l’aîné s’en alla un jour à la chasse aux canards, dans sa pirogue d’écorce. Tout à coup, il aperçut au bord d’un lac un canot sans maître et qui paraissait abandonné, et sur ce lac un beau cygne qui s’y promenait en chantant. Puis il entendit le bruit de quelqu’un qui voyageait en canot et celui d’une pirogue qui voguait. Par le fait, il aperçut tout à coup son frère cadet au large et qui s’en venait.

L’aîné transporta sa pirogue sur ce lac, s’y embarqua, et courut vers son frère :

— Mon cadet, comment, te voilà ! Qu’as-tu donc fait depuis les deux ans que l’on ne t’a vu ? Il y a bien longtemps que je te cherche.

— Eh bien ! mon aîné, tu sais que je me suis égaré sur l’eau. Voilà tout.

Ses vêtements étaient fort beaux ; il avait sa chevelure bien peignée et arrangée, et son visage blanc et radieux. Il tua deux cygnes de ses flèches, et s’en retourna.

— Viens chez moi, dit-il à son frère aîné.

Étant allés ensemble à sa demeure, l’aîné y remarqua une foule de choses précieuses et belles à voir. Il y avait là une grande abondance de peaux d’élan, de viande, de dards de porc-épic, de plumes, enfin, toute espèce de richesse ; mais on n’y voyait point de femme.

Le frère cadet avait épousé Étρinta Yennéné, la femme invisible. Mais son aîné ne la vit pas, car jamais homme vivant ne put la voir. Cependant, lorsque cette femme avait envie d’un homme et qu’elle l’aimait, il lui était donné de la voir ; mais tous ceux qui ne pouvaient l’apercevoir n’avaient aucun espoir d’en être chéris et de recevoir ses faveurs.

C’est pourquoi le frère aîné ne la vit pas ; car la Femme invisible possédait déjà le cadet.

Il aperçut bien un beau cygne venir dans la tente et demeurer familièrement avec son cadet.

— Qu’est-ce que ce cygne fait avec mon frère, je suppose ? se dit l’aîné.

Il ne vit pas autre chose, et de femme il ne vit point.

On vit la cuisine se faire, on fit rôtir de la chair de cygne, on festina, on parla ; mais c’était toujours la même chose : de femme point.

Le frère cadet fit de nombreux présents à son aîné. Il lui donna quantité de belles peaux d’élan, de la viande, des plumes. Il plaça sa tête à côté de celle de son frère ; pendant la nuit, il dormit à ses côtés. Et le lendemain, tout avait disparu. Il n’y avait plus ni tente, ni cygne, ni richesses, ni frère cadet.

L’aîné se retrouva tout seul avec les objets que son cadet lui avait donnés : les peaux, la viande et les plumes.

Depuis lors, le frère aîné ne revit jamais plus son frère, dit-on, le mari de la Femme invisible.

Voilà ce qui se passa au commencement.


IX

KOTCHILÉ

(les deux frères)

Suite de la même Légende.


Au commencement du monde, deux frères se perdirent ; ils furent séparés l’un de l’autre, et partirent en se recherchant l’un l’autre autour du Pied-du-Ciel, dit-on. Ce fut ce qui arriva au commencement, dans un passé très éloigné. — (Enwin.)

D’abord, ils n’étaient que de petits garçons et se dirent :

— Voyons qui de nous deux courra le plus vite. Voyons qui sera le plus ingambe à faire le tour du ciel.

Ils partirent chacun dans une direction opposée, grandirent, vieillirent et ne se rencontrèrent plus que lorsqu’ils se traînaient à grand’peine à l’aide de béquilles.

— Qui es-tu ? dit l’un à l’autre sans le reconnaître.

— Alors voilà, je suis un tel. Au commencement du monde, mon frère cadet et moi nous nous dîmes : Courons autour du ciel, pour savoir qui est le plus puissant, le plus ingambe.

— Comment, tu te souviens de cela ? dit le second. Mais ce frère si présomptueux, c’est moi. Hélas ! oui, mon aîné, je voulais mettre toutes choses dans un meilleur ordre ; je voulais tout voir, tout connaître. Jusqu’où suis-je allé ? Je ne m’en souviens plus. Alors, fais-m’en donc souvenir, ô mon frère !

— Moi, reprit l’aîné, j’ai fait grandir la terre. Est-ce que mes jambes sont légères, ingambes ? pensais-je. Alors, j’ai fait le tour du Pied-du-Ciel à la course, et, ce faisant, j’ai agrandi la terre ; mais moi aussi je me suis rendu misérable et malheureux par ma présomption.

Puis il continua :

— Agissons de manière qu’à l’avenir il y ait une nouvelle terre ; réparons l’homme, dit le frère aîné.

Alors, tout à coup, une grande montagne surgit :

— Cette montagne, qui l’a placée là, je suppose ? Entres-y, mon frère ; pénètres-y, dit le frère aîné.

Le cadet y pénétra ; alors, tout à coup, la montagne s’étendit, se dilata ; elle éclata en quelque sorte, et après avoir rempli la terre, le vieillard en sortit rajeuni et semblable à un enfant.

Puis la montagne reprit ses proportions premières.

— Moi aussi, je vais y pénétrer, dit l’aîné. Probablement que nous nous reverrons plus tard.

L’aîné y entra à son tour, et de nouveau la montagne s’étendit, se dilata, éclata, et le second vieillard en sortit rajeuni et semblable à un enfant.

Alors les deux vieillards, redevenus enfants, ou jeunes garçons, se dirent l’un à l’autre :

— Il faut que nous redevenions ce que nous étions sur la terre primitive, lorsque nous en étions les habitants, au commencement des temps. Quand nous aurons envie d’exécuter un dessein, autour de ce ciel qui nous entoure, eh bien ! nous l’exécuterons en tant d’années. Nous allons remettre toutes choses dans l’ordre, nous tuerons les géants mangeurs-d’hommes et meurtriers, les lions aussi, les baleines et autres monstres marins aussi ; nous les pourchasserons au loin ; nous anéantirons sans pitié tout ce qui est mauvais. Nous vivrons de viande, que nous ferons cuire en jetant dans un vase d’eau des pierres rougies ; avec des racines, nous nous tresserons des marmites imperméables. C’est ainsi que nous deviendrons plus hommes que nous le fûmes par le passé, sur la terre primitive.

Ainsi se concertèrent les deux frères. Ils vécurent de nouveau fort longtemps et furent encore accablés de vieillesse, après avoir vu se renouveler leur jeunesse.

C’est ainsi, dit-on, que dans un passé fort éloigné, la montagne de roche, refit l’homme (Kfwé dènè naëssi).


X

KOKKρALÉ

(l’araignée, c’est-à-dire l’arc-en-ciel)


Suite de la légende des Deux Frères.


Au commencement donc, les deux frères s’en allaient ensemble, après s’être égarés sur terre et avoir perdu leur pays, lorsque tout à coup l’araignée[6] apparut dans l’azur des cieux.

— Cette araignée et sa toile seront à nous, se dirent-ils, et ils s’élancèrent pour aller la chercher. Ils s’en furent donc loin, bien loin de leur pays et arrivèrent sur le penchant d’une montagne où se trouvait une loge, et dans cette loge un vieillard assis.

Alors lui :

— Mes petits enfants, que venez-vous faire ici ? leur dit-il.

Ils répondirent :

— Eh bien ! grand-père, nous avons vu l’araignée tendre sa toile, et nous sommes accourus pour la capturer. C’est ainsi que nous nous sommes tant et tant éloignés de notre patrie que nous l’avons perdue, dirent-ils.

Alors lui :

— Mais aussi, pourquoi aller vous mettre dans la tête de capturer cet arc-en-ciel ? On le contemple, on en repaît sa vue, mais on ne cherche pas à s’en emparer. Or sus, maintenant j’ai pitié de vous. Je vous donne mes flèches ; mais prenez garde à ce que je vous dis : Toutes les fois que vous aurez envie de tuer et de capturer un animal ou un oiseau, décochez-lui une de ces flèches ; seulement, n’allez jamais reprendre la flèche que vous aurez tirée. Elles reviendront d’elles-mêmes dans votre carquois, dit le vieillard à ses petits-fils.

Il leur donna à manger, puis les congédia.

Après qu’ils furent repartis, le frère cadet dit à son aîné :

— Vois cet écureuil ; il faut que je le tue.

Sur ce, il lui décocha une flèche et le transperça ; mais l’animal demeura suspendu entre deux branches, à portée de la main du jeune chasseur, et celui-ci instinctivement fit un geste pour reprendre sa flèche qui s’éleva alors un peu plus haut.

— N’est-ce pas drôle ? dit-il ; voilà ma flèche qui monte.

Il se dressa sur la pointe des pieds pour la saisir, mais la flèche monta encore plus haut.

Le frère cadet grimpa dans l’arbre malgré les conseils de son frère aîné, et saisit la flèche ; mais aussitôt il se sentit emporté comme un trait vers une terre supérieure. Et l’aîné, qui s’était accroché à son frère, y fut transporté avec lui.

Ce fut ainsi que les choses arrivèrent.

Tout à coup une grande montagne surgit, s’étendit et remplit toute la terre, tandis qu’en hauteur elle atteignait le firmament.

La flèche s’élança sur les pentes abruptes de la montagne et s’arrêta à mi-chemin de sa hauteur. Les deux frères prirent pied, étant à bout de souffle.

Alors, ils entendirent des géants qui parlaient dans cette montagne creuse. Ils se moquaient des deux frères, disant :

— Mais vos langues ne se ressemblent pas, vous parlez différemment l’un de l’autre.

— Ah ! mon cadet, dit l’aîné, voilà qu’on parle dans la grande montagne, voilà qu’on s’y moque de nous.

Ils auraient bien voulu alors rejeter la flèche qui les emportait, mais ils ne pouvaient plus désormais la séparer de leurs mains. Donc, après s’être reposée un peu, elle partit de nouveau et ne s’arrêta qu’au ciel, tout au sommet de la grande montagne.

Ce sommet était large, vaste et solide ; les deux frères y virent beaucoup de gens qui y arrivaient de tous côtés et qui s’entredisaient :

— Comment allons-nous faire ? Voilà que nous devenons nombreux, et cependant cette montagne est un dur et solide rocher.

Ces gens-là étaient donc tous dans la peine pour savoir comment ils feraient pour vivre au faîte de la montagne.

Cependant, ils y allumèrent du feu pour se chauffer et préparer leurs aliments. Or, comme il y avait en ce lieu beaucoup de puits de bitume, les rochers éclatèrent, les hommes prirent l’épouvante ; tout à coup la grande montagne se démolit, s’écroula, et se transforma en une plaine immense. La montagne disparut, il ne resta à la place que la grande plaine remplie de gens qui ne se comprenaient plus et qui ne savaient ce qu’ils se disaient les uns aux autres.

Ils se dispersèrent donc ; ils s’éloignèrent de part et d’autre dans diverses directions, et les nations se formèrent.

Depuis lors, nous ne parlons plus la même langue, dit-on. Ceci arriva au commencement.


XI

NAYÉWÉRI ET L’ÈY-NÈNÈ

(le thaumaturge et l’autre terre)


Un homme, qui pour combattre se servait du kkρa-la-yiyay ou fronde à manche de bois, et qui, par son seul regard, avait le pouvoir de donner la mort, s’avisa un jour de suivre le gibier empenné lorsqu’il s’en retournait vers le Sud, en automne. Le thaumaturge (nayéwéri) partit donc et arriva avec le gibier parmi les âmes des morts au Pied-du-Ciel (Ya-kké tchiné).

Dans le Sud-Ouest, au Pied-du-Ciel, est une grande caverne béante, et du Pied-du-Ciel sort un fleuve, et devant l’antre s’élève un grand arbre.

Par l’ouverture, on pouvait apercevoir l’intérieur ; mais la retombée de la voûte empêchait que l’on n’en vît les habitants, sauf jusqu’à la hauteur du genou. C’est là que vont les hommes qui s’éteignent. C’est par l’antre que leurs mânes passent, avec le gibier empenné, au retour de l’hiver. C’est de là que les uns et les autres sortent, chaque printemps. Lorsque le gibier revient de ce lieu dans notre pays, alors les esprits appelés ttsintéwi en reviennent aussi.

Le magicien ayant regardé dans la caverne, il y aperçut des mânes qui tendaient leurs filets au menu fretin et qui en capturaient. Ils visitaient leurs rets avec des pirogues doubles.

D’autres se divertissaient sur l’autre rive. Il ne put voir que les jambes des danseurs ; mais il entendit les âmes qui chantaient en chœur, en répétant ces paroles : « Nous prenons notre repos séparés les uns des autres ! »

Nayéwéri ne pouvait aller trouver ces esprits. Il était retenu de ce côté-ci parmi les morts, que l’on appelle les Cadavres-Brûlés {Ewiè lluré), parmi ceux qui n’ont pas reçu de sépulture, mais qui ont été traités en esclaves et en prisonniers de guerre.

Ces pauvres morts, en peine et errants, pourchassaient les petits fœtus morts dans le sein de leur mère, les nautonectes, les grenouilles, les écureuils, les rats et les souris. C’est de ces petits animaux de mort qu’ils se nourrissent.

Pendant deux jours et deux nuits, le Thaumaturge résida parmi ces mânes déclassés, et sur terre il passa pour mort. Mais étant parvenu à tuer un petit natsa-holé, cette capture lui permit de ressusciter et de revenir sur la terre.

Ce ne fut qu’en déracinant et en prenant l’arbre qui poussait devant l’antre que le magicien put sauter dedans, et s’y introduire, dit-on.

Voilà donc la merveille qu’opéra, au commencement, cet homme puissant en merveilles, nommé Nayéwéri.

Or, cette terre des Esprits se nomme L’ey-Néné (l’autre monde).


XII

ENNA-GUHINI (No 2)[7]

(celui qui voit en avant et en arrière)


(Gigantomachie)


Un jeune homme, ayant découvert un terrier de porcs-épics, il y pénétra ; il entra sous terre,

 il y rampa, retira les porcs-épics, les tua, et ayant 

trouvé du bois de terre (yué détchiné)[8], il fit du feu dans la terre et fît rôtir son gibier, mangea et jeta les os encore plus bas.

Dans la terre, il entendit des génies qui se parlaient, disant : « Il court parmi les flammes ! »

Cela fait, le jeune homme voulut revenir à la lumière du jour, mais cela ne lui fut plus possible. Il faisait horriblement noir sous terre, il s’égara et ne put plus remonter.

Tout à côté, la foudre retentit. Enna-Guhini frappa la terre d’une pierre de tonnerre, d’une hache tranchante ; il l’ouvrit, et y pratiqua un passage à ce jeune homme. Ce fut ce qui arriva, dit-on.

Le jeune homme ayant levé les yeux vers le géant :

— Mon grand-père, j’ai peur de toi, lui dit-il.

Et il se rejeta en arrière pour se cacher de nouveau dans les entrailles de la terre.

De nouveau, le bon géant lança sa hache de pierre tranchante, de nouveau il fit éclater son tonnerre et se fendre les rochers. Ce faisant, il parvint à retirer l’homme de dessous terre ; mais ce fut à grand’peine.

— Ah ! mon grand-père, lui dit l’homme effrayé, combien j’ai peur de toi !

— Mon petit-fils, lui dit Enna-Guhini, ne crains point, je suis bon et ne détruis pas les hommes. Demeure avec moi, je serai ton protecteur.

Et le jeune homme demeura avec le géant.

Enna-Guhini le prit par la nuque, à la manière des petits animaux, et le plaça comme un petit chat sur son épaule ; puis, il se retira. Tout en cheminant, ils virent un troupeau de rennes qui paissaient.

— Vois, mon petit-fils, ces lapins qui broutent, dit le géant au jeune homme.

Il leur décocha un dard de silex, et en tua deux, qu’il passa à sa ceinture comme des lapins de champs.

— Mon petit-fils, allume-moi du feu, dit Enna-Guhni ; prends cette paille et fais du feu.

Ce qu’il appelait de la paille, c’étaient de gros sapins secs.

Il fit rôtir les deux rennes en entier, leur cassa la tête comme nous le faisons aux lièvres, et dîna. Il donna au jeune homme à manger les entrailles d’un renne, comme nous faisons à l’égard d’un petit chien. Mais celui-ci ne put en venir à bout.

— Comment, mon petit-fils, ton estomac est si exigu ! fit-il.

Et il dévora tout.

— Mes chiens vont venir dévorer les os, ajouta-t-il.

Un gros rat musqué était perché sur sa clavicule. Il appelait ce rongeur un pou. Il le prit, le plaça entre son pouce et son index et l’écrasa bel et bien.

Ayant vu un gros orignal :

— Vois, dit-il, ce coq de bruyère qui se promène là-bas.

Cet élan, il le flécha et le tua. Il voulut que l’homme l’avalât ; mais celui-ci ne put en venir à bout :

— Ah ! mon petit-fils, que ton gosier est étroit ! fit le géant.

Après cela, Enna-Guhini prit de gros castors géants auxquels il coupa la queue. Il les écorcha, prit une queue de femelle bien rôtie, et la passant à l’homme :

— Mon petit-fils, une bouchée ! dit-il.

Il porta la queue du castor géant à la bouche du jeune homme :

— Avale cela, c’est délicieux ! fit-il.

Le jeune homme ne put seulement venir à bout de la traîner, même à l’aide d’une corde, et il n’en mangea qu’un petit morceau.

Enna-Guhini lui dit alors :

Ya-na-kfwi-odinza (celui qui use le firmament de son occiput) est fâché contre moi. Il a conjuré ma perte.

Il plaça l’homme dans le fourreau de son couteau de silex qu’il portait suspendu au cou, et partit avec lui. Cet homme (Dènè) devint son ami, son compagnon et son conseiller. Il dormait sur l’oreiller du bon géant.

— Or sus, mon petit-fils, lui dit encore celui-ci, si Ya-na-kfwi-odinza me tue, les nuées seront teintes de mon sang ; elles en seront rougies, probablement.

Il alla tendre un hameçon pour prendre du poisson, et d’une dent de castor géant, il fit une hache. Puis, il s’en alla à la rencontre de son ennemi, le mauvais géant ; car Enna-Guhini et Ya-na-kfwi-odinza se détestaient cordialement.

— Je m’en vais examiner les pistes, dit le premier au jeune homme ; pour toi, fais le tour du lac et examine le terrain. Si tu entendais le bruit Pa ! pa ! pa ! pa ! ce serait un indice de son approche.

Ce disant, il lui donna sa hache faite d’une dent de castor gigantesque.

L’homme partit.

Alors, sous la glace, il entendit un son mat : Pa ! pa ! pa ! Il lui sembla que l’on se battait dans l’eau, sous la glace qui recouvrait celle-ci ; mais c’était une baleine qui faisait tout ce fracas, parce que, étant nue, elle avait froid.

Le jeune homme courut avertir Enna-Guhini, qui alla à la rencontre du cétacé. Alors, celui-ci, redevenant homme, se jeta sur le bon géant. Ce n’était autre que Ya-na-kfwi-odinza.

Les deux géants luttèrent avec fureur.

— Je tiens haut la hache en dent de castor ! s’écria le jeune homme pour avertir Enna-Guhini.

Ce disant, l’homme frappa le mauvais géant sur le phallus, qu’il lui détacha. Ce membre roula dans la neige, semblable à un cornet d’écorce de bouleau.

— Mon petit-fils, cria Enna-Guhini, tranche lui le tendon du pied.

— Je tiens haut la hache, cria l’homme de nouveau.

Alors, l’homme coupa à Ya-na-kfwi-odinza le nerf de la jambe. Le géant tomba de tout son long à la renverse. L’homme pénétra dans son corps par l’ouverture du pénis qu’il avait coupé à ce dernier, et le tua. Ya-na-kfwi-odinza mourut.

Sa femme étant survenue, Dènè la tua également. Alors, l’homme dit au géant :

— Mon grand-père, le géant a un fils.

— Tue-le donc aussi, répondit l’autre.

Dènè ne put en venir à bout, bien que le bambin fût encore au maillot. Enna-Guhini lui pressa la gorge, comme on fait à un oiseau, et il mourut.

Ya-na-kfwi-odinza avait une fille nubile. Enna-Guhini épancha de l’eau. Ses eaux formèrent un fleuve qui emporta à la dérive la fille, et elle s’y noya.

Voilà donc bien la race des géants mauvais détruite.

Dènè ayant demeuré longtemps avec Enna-Guhini, le bon géant finit par le congédier.

— Il y a encore d’autres Ya-na-kfwi-odinza, lui dit-il de nouveau. Tous ne sont pas morts. S’ils parviennent à me vaincre, tu verras les nuées teintes de mon sang ; le ciel en sera rougi. Quant à toi, retire-toi, tu as assez combattu.

Ce disant, le bon géant donna à l’homme son bâton, ou du moins il lui en donna la moitié, car il était très grand.

— Quand tu voudras dormir, lui dit-il, plante le à ton chevet. Et lorsque tu te trouveras en face de quelque grande difficulté, grimpe sur un sapin et crie de toute ta force vers moi.

Dènè quitta son protecteur et il s’en fut tout triste. Dès cette première journée, il alla très loin. La nuit venue, il monta dans un arbre pour y dormir, parce qu’il craignait les bêtes féroces.

Pendant la nuit, il entendit Xa ! xa ! xa ! C’étaient les chiens du géant qui l’avaient suivi et qui cherchaient à abattre son arbre pour le dévorer.

— Grand-père, s’écria Dènè, voilà que tes chiens veulent m’abattre avec mon arbre !

Les chiens d’Enna-Guhini étaient très nombreux. C’étaient l’ours, le loup, le renard, le carcajou, le renne, l’orignal et même la souris. Tous les animaux étaient les chiens du géant. Et tous, prenant l’homme pour leur ennemi, essayaient d’abattre son arbre pour détruire l’homme.

Mais aussitôt, il entendit la voix du bon géant qui retentit dans les airs :« Kopa-éko, L’éléziñè ! Kopa-èko ! llé ! llé ! llé ! (Aube-qui-fuit, Cendre-Légère, Aube-qui-fuit, ici, ici, ici !) » Aussitôt, tous les animaux s’échappèrent à travers bois, accourant vers leur maître, et l’homme se trouva délivré. Il descendit de l’arbre, se coucha au pied, planta le bâton du géant près de sa tête et, s’endormant, il se trouva par enchantement rendu auprès de sa mère.

La mère de Dènè le pleurait déjà comme mort. Elle en avait jeté les vêtements comme on fait des hardes d’un mort.

Lorsqu’il arriva auprès d’elle et de ses parents, il voulut leur manifester la puissance qu’il avait reçue de son ami et protecteur le bon géant :

— Vous avez brûlé tous mes vêtements, leur dit-il. Eh ! mourez donc à votre tour.

Et ils moururent tous,

— Eh bien ! maintenant, relevez-vous ! leur dit-il.

Et ils redevinrent des hommes nouveaux.

En leur présence, il prit ses raquettes et les plantant dans le sol :

— Or sus, transformez-vous, leur dit-il.

Et les raquettes devinrent deux beaux arbres verts, deux petits bouleaux.

— Eh bien ! maintenant, redevenez raquettes, leur cria-t-il.

Et aussitôt les arbres reprirent leur première forme.

Tout à coup, comme Dènè était avec ses parents, le ciel rougit. Alors, il se souvint de la parole du bon géant, et il s’enfonça dans les bois en pleurant :

— Oh ! grand-père, hélas ! hélas ! Oh ! grand-père, hélas ! hélas !

Après cela, il suivit une belle jeune fille et l’épousa. Le gras, il le rendit très gras ; la graisse, il la changea en vapeur, et la viande, il la fit excellente[9].

À la fin, il ne se leva plus, par suite de la vieillesse ; il ne commanda plus personne. Dans une île, d’un grand tas de terre et de pierre il se fit un tombeau.

— Quand je mourrai, vous mettrez là-dedans mes os, dit-il à ses enfants.

C’est la fin.


XIII

KUÑYAN (le sensé) OU EKKA-DÉKHIÑÉ

(celui qui traverse sur l’eau toutes les difficultés)


(Déluge)


Kuñyan (le Sensé) vivait seul sur la terre, ayant pour femme sa propre sœur, aussi sensée que lui. C’était un vieillard sans ancêtres ni descendance.

 

Voici comment il se maria : Il demeurait tout seul, lorsque, étant allé quelque part, il y trouva une belle femme qui lui plut. Il lui demanda à manger. Elle le servit. Aussitôt, il demeura avec cette femme qui, d’ailleurs, je l’ai déjà dit, était sa propre sœur.

Là habitaient aussi les souris et les belettes qui étaient semblables à des hommes. La souris dit donc à Kuñyan :

— Mon fils, que viens-tu faire ici chez nous ? N’as-tu pas tes parents pour demeurer avec eux ?

Le Sensé demeura cependant avec la souris et la prit pour femme. Pendant leur sommeil, le vison et la belette pénétrèrent par son anus pour essayer de le détruire ; mais il les rejeta, se leva et se mit en colère contre la femme qui venait de le tromper.

La souris le quitta et alla se plaindre à son père, l’ours blanc des glaces, un gros bonhomme auquel elle dit :

— L’homme m’a fait ceci et cela ; il s’est mis en colère, m’a battue et outragée.

Aussitôt l’ours blanc, fort ému, se leva et se dirigea vers le Sensé pour lui demander raison de sa conduite. Mais celui-ci, qui l’attendait sous des poiriers sauvages qui croissaient là en abondance, commença par se repaître de poires à satiété, puis il tua l’ours et sa fille, et s’en alla.

Après cela, le Sensé eut envie de faire des flèches. Ayant avisé le plus gros des poiriers, il le frappa sur le tronc, et aussitôt il tomba de ses rameaux une pluie de hampes de flèches toutes préparées.

— Maintenant, il me faut des dards, dit-il.

Il s’en alla au bord de l’eau, y vit une grosse pierre feuilletée. Il la jeta dans l’eau, puis dans le feu, et aussitôt la roche se divisa en une quantité de pierres plates, dont il fit des dards en un instant.

— Maintenant, il me faut des pennes pour mes flèches, dit-il.

Il s’en alla vers un gros sapin, au sommet duquel un grand aigle à tête blanche avait fixé son aire. Il y grimpa, en l’absence du père et de la mère, et se blottit dans le nid avec les aiglons.

— Y en a-t-il, parmi vous, un qui soit rapporteur, et qui puisse me trahir ? demanda le Sensé aux aiglons.

— Oui, dit un petit aigle, ma sœur que voilà médit et commet la détraction.

Kuñyan la prit, la tua, la jeta en bas du nid et prit sa place.

— Alors, dis-moi, petit, quand ton père reviendra au nid, que se passera-t-il ? dit le Sensé à l’aiglon.

— Si c’est mon père qui revient, tu seras inondé d’une grande lumière, répondit l’oiseau.

— Et si c’est ta mère qui arrive au nid, que se passera-t-il ? continua l’homme.

— Si c’est ma mère, il fera nuit noire.

Ce disant, le petit se rassit dans son aire. On entendit un grand bruit d’ailes qui produisirent des tonnerres et des éclairs, et tout à coup le grand Aigle revint, et il fit jour.

— Je sens la chair humaine ! je sens la chair humaine ! s’écria l’oiseau de la foudre.

— Quoi donc ! tu me portes tous les jours de la chair humaine à manger, répondit l’aiglon, et tu t’étonnes d’en percevoir l’odeur !

Le mâle s’envola de nouveau. Il y succéda un autre bruit d’ailes, et l’aigle-femelle arriva au nid. Aussitôt la nuit se fit.

— Je sens la chair humaine ! Je sens la chair fraîche ! s’écria l’oiseau carnassier.

— Maman, tu en déposes tous les jours ici pour moi ; pourquoi t’étonnes-tu d’en sentir l’odeur ? répondit le petit aigle.

Elle partit à son tour, et l’homme se retrouva seul avec son libérateur, Aussitôt il se jeta sur l’aiglon, il lui arracha ses plumes naissantes, il brûla son nid ; il prit le petit, il le dépluma, il lui arracha les plumes une à une, il le tua, et s’en alla avec une quantité de plumes de tonnerre dont il garnit ses flèches.

De son union avec sa sœur, Kuñyan eut un fils, un fils maussade, qui pleurait sans cesse.

— Sans doute qu’il n’a pas de jouet, pensa-t-il.

Il s’en alla au bord de la mer, grimpa sur un grand sapin, en élagua toutes les branches à l’exception d’un bouquet tout en haut, coupa ensuite l’arbre par le pied, et le donna à l’enfant en guise de hochet. Depuis lors, il ne pleura plus.

Après cela, il prit envie à Kuñyan de détruire tous les hommes. Dans ce but, il fit une grande provision de bois de saule sec, lequel est très dur et aigu comme des pointes de fer. Il épointa ces branches sèches et les planta comme des chevaux de frise tout autour de sa tente. La nuit venue, il arriva beaucoup de monde pour visiter le Sensé, et tous s’éventrèrent ou s’enfourchèrent sur ces pieux.

Puis il dit à sa sœur :

— Avec de l’écorce de bouleau, prépare-moi une sellette d’enfant.

— Que veux-tu faire de cela ? lui dit sa sœur.

Cependant elle fit la sellette, qu’elle garnit de mousse.

Quand Kuñyan eut sa sellette, il se transforma en un petit enfant, s’assit dans le petit siège, le fixa autour de son petit corps, et se dirigea en titubant, jambe de ci, jambe de là, vers le peuple qui se trouvait rassemblé au bord de la mer.

— Voyez donc ce petit enfant qui nous arrive ! s’écria-t-on.

Aussitôt, rejetant sa sellette et ses langes, le petit enfant redevint un géant terrible. Il se jeta sur cette foule et la massacra avec fureur.

Après cela, le Sensé dit à sa sœur :

— Là-bas, au Pied-du-Ciel, je vais construire un grand radeau.

— Et que veux-tu faire de ce cajeu ? répondit-elle.

— S’il y a une inondation, comme je le prévois, nous nous y réfugierons, dit-il.

Il fit part de son projet à ce qu’il restait encore d’hommes sur terre. Ils en firent des risées.

— Oh ! oh ! oh ! S’il y a une inondation, nous nous réfugierons sur les arbres, lui répliquèrent-ils.

— C’est bon, c’est bon, dit-il. Moi, s’il y a une inondation, je voguerai sur mon cajeu.

Il tressa donc de grosses cordes de racines ; il en fit un grand nombre, il travailla beaucoup, il réunit de grandes pièces de bois et construisit, lui tout seul, un grand radeau.

Tout d’un coup, il y eut une inondation telle que jamais on n’en vit de semblable. Ce fut comme si l’eau jaillissait de toutes parts. Les hommes s’empressèrent de se sauver sur les arbres ; mais l’eau monta, monta, les atteignit et les noya. Tous les hommes moururent.

Quant au Sensé, possesseur d’un bon et grand radeau dont toutes les pièces étaient unies et liées avec des cordages, il flottait sur les eaux et ne périt pas. Tout en flottant, il pensa à l’avenir et recueillit deux par deux de tous les animaux herbivores, de tous les oiseaux et même de tous les carnassiers qu’il rencontra en route.

— Placez-vous sur mon radeau, leur dit-il, car bientôt il n’y aura plus de terre.

De fait, la terre disparut pour un temps bien long et personne ne se sentait d’aller la chercher, personne, dit-on. Le rat musqué plongea le premier et essaya d’atteindre la terre. Hélas ! il revint à demi mort à la surface de la mer, et sans l’avoir touchée.

— Il n’y a pas de terre ! dit-il.

Une seconde fois il plongea, et cette fois-ci, en remontant, il dit à Kuñyan :

— J’ai senti l’odeur de la terre, mais je n’ai pu l’atteindre.

Après le rat musqué, le castor plongea à son tour. Il demeura longtemps sous l’eau sans reparaître. À la fin, on le vit remonter sur le dos, à bout de souffle, sans connaissance ; mais dans sa patte il tenait un peu de limon, qu’il donna au Sensé.

Le vieillard plaça cette boue sur l’eau en pensant :

— Je veux qu’il y ait encore une terre !

En même temps, il souffla sur ce peu de terre, et l’animant, elle grandit. Aussitôt il y posa un petit oiseau, et elle grandit davantage.

Le vieillard se mit à souffler, à souffler, et la terre grandissait toujours. Il y mit alors un renard qui fit le tour du disque flottant en un seul jour. Mais la terre augmenta encore de volume. Le renard courut de nouveau tout autour, et la terre enflait toujours. Plus le renard courait, et plus la terre, se dérobant devant lui, augmentait en étendue.

Le renard fit deux fois, trois fois, quatre fois, cinq fois, six fois le tour de la terre, et elle augmentait toujours. Lorsqu’il en fit le septième tour, elle était complète et telle qu’avant l’inondation.

Alors le Sensé fit sortir tous les animaux du radeau et les déposa sur terre. Puis, lui-même, sa femme et son fils, y débarquèrent :

— C’est par nous, dit-il, que cette terre se repeuplera.

Alors la terre se repeupla d’hommes.

Après cela, Kuñyan se trouva en présence d’une autre difficulté. Tout autour de lui s’étendait la mer immense qui avait absorbé toute l’eau, et il ne pouvait en être maître. Alors l’oiseau-monstre, appelé Yikôné ou le Butor, but toute l’eau ; il vit la difficulté et aida l’homme. Mais l’eau bue, il demeura couché inerte sur le rivage, le ventre enflé outre mesure.

Le Sensé dit au pluvier.

— L’Hydre, le buveur d’eau, est couché au soleil, son gros ventre plein d’eau, perce-le-lui.

Le pluvier se rendit auprès du Butor, qui ne se méfia pas d’un être semblable à lui :

— Ma grand’mère a sans doute mal au ventre, dit-il.

Et, tout en faisant semblant de la plaindre, il lui passait la main sur le ventre comme pour le lui frictionner.

Tout d’un coup le pluvier égratigna le ventre du Butor d’un vigoureux coup d’onglon. Aussitôt l’eau gronda, on entendit l’eau mugir. Du ventre de l’hydre sortirent des rivières qui formèrent des lacs. Et la terre, arrosée de nouveau, redevint habitable.


XIV

TρATSAN KOTTCHA DÈNÈ DUGODÉLLI

(le corbeau destructeur des hommes)


(Suite de la précédente tradition.)


Or, Kuñyan demeurait alors seul avec le Corbeau, qui le volait sans cesse.

— Cesse d’agir ainsi, lui disait le Sensé.

— Non, dit le corbeau, je continuerai à dérober ; et si tu me tues et me précipites dans le feu, prends garde, car tous les hommes disparaîtront.

Le corbeau continua donc à voler le Sensé, qui se fâcha, le tua et jeta son cadavre dans le feu. Alors tous les hommes disparurent de la terre comme par enchantement ; sur toute la surface de la terre, on ne découvrit plus un seul homme.

— Comment cela a-t-il pu se faire ? pensait Kuñyan.

Il s’en alla donc visiter les ossements du corbeau. Il trouva dans le foyer ses os brûlés et blanchis, il les ramassa, les déposa en un autre lieu, et les recouvrit pieusement d’une petite peau. La queue du corbeau toute seule paraissait intacte. Le Sensé se baissa et, sur ces ossements, il péta.

Aussitôt le corbeau reprit vie, et, par reconnaissance pour son créateur, il s’écria :

— Maintenant je vais refaire tous les hommes. Là-bas sur la plage, dirigeons-nous tous les deux.

Kuñyan et le corbeau s’en allèrent donc sur le rivage, où une grosse femelle de brochet et une loche reposaient étendues au soleil presque à fleur d’eau.

— Moi, je vais m’approcher de l’un de ces poissons, dit le corbeau au Sensé. Toi, tu vas t’accointer avec l’autre.

Ils agirent ainsi, et aussitôt du corps du brochet, de par Kuñyan, sortit une foule d’hommes ; tandis que du corps de la loche, de par le corbeau, surgit une foule de femmes.

Et ce fut ainsi que la terre se repeupla, dit-on, au commencement.

Plus ou moins longtemps après, les hommes s’aperçurent que les animaux disparaissaient sans que l’on sût ce qu’ils devenaient. Comme le corbeau faisait retentir les forêts de ses croassements, tous les ruminants en déguerpirent, et il n’y en eut plus. Une grande troupe d’hommes partit donc pour aller à la recherche des animaux dont on se nourrit.

Ils rencontrèrent le corbeau, chemin faisant.

— Corbeau, tu es un voleur, lui dit-on ; car nous nous apercevons que nous n’avons plus de provisions.

Or, le corbeau s’était construit une maison dans une île isolée, où il avait amassé une quantité prodigieuse de viande de castor, qu’il avait découpée et boucanée. Une vieille femme, nommée la Chouette, qui en avait fait la découverte en allant visiter journellement ses lacets à lièvres, conduisait la troupe d’hommes. Elle entra même seule chez le corbeau, en s’écriant :

— Eh bien ! avez-vous de la viande cuite ?

— Non, elle n’est pas encore cuite, avait répondu le corbeau.

La Chouette, mécontente, invectiva le corbeau. Ils se contredirent, et le corbeau, comprenant enfin qu’il y avait quelque complot ourdi contre lui, et qu’il était trahi, se sauva à tire d’ailes en croassant.

La Chouette tendit des lacets dans le grand parc où le corbeau gardait tous les animaux, et elle y prit quantité de rennes.

Les cris du corbeau attirèrent la foule des chasseurs, qui trouvèrent chez le voleur une grande abondance de graisse et de viande. La bande joyeuse s’empara de la maison et s’y installa.

Mais : « Chut ! chut ! Doucement ! doucement ! se dit-on. Le corbeau va revenir ; ne faisons pas de bruit, afin de capturer ce maudit. »

Or, le corbeau, qui était un magicien très puissant, avait mis dans un sac de la fiente de chien, médecine très forte. En son absence, la troupe s’était assise et attendait en silence. Sur le sentier, on trouva du gras de renne. Les hommes voulurent le manger. Pouah ! il se changea dans leur bouche en fiente de chien.

Plus loin, ils trouvèrent de la viande qui paraissait excellente. Même mystification leur arriva. C’est que le corbeau avait attrapé tout ce monde en dispersant le contenu de son sac à médecine qui contenait de la fiente de chien.

— Comment faire pour punir cet infâme ? se disait-on en fureur.

Alors, cette même vieille, appelée Intla-otsihiñè ou la Chouette, construisit une loge de médecine et dit :

— Je vais faire la médecine afin de découvrir la retraite du corbeau ; car je le cherche vainement, je ne le vois plus ; mes yeux me paraissent comme s’ils étaient cuits.

Aussitôt, faisant la jonglerie, elle le vit et dit :

— Voyez-vous là-bas cette terre qui s’allonge à l’horizon ? C’est là que se trouve le voleur. Allez-y.

La troupe repartit de plus belle. Elle parcourut les bois et finit par découvrir ce dernier repaire du corbeau. C’était une tente de peau, et sous cette tente, il y avait une grande abondance de viande. On y faisait sécher des flancs de rennes. Le corbeau, surpris par les chasseurs, ne put s’enfuir :

— As-tu de la viande à nous donner ? lui demanda-t-on.

— Eh ! certes, oui, j’en ai, et de l’excellente, répondit-il.

Alors on lui pilla toute sa viande, on lui reprit tous les animaux qu’il avait marqués, et la terre se repeupla d’animaux ruminants.

— Maintenant, tuons le voleur, ce maudit corbeau, se dit-on.

Tous les hommes voulurent se jeter sur leur exacteur ; mais il fut plus prompt qu’eux, il se métamorphosa de nouveau, et partant à tire d’ailes : « Krwa ! krwa ! krwa ! » s’écria-t-il en s’envolant.


XV

EKKA-DÉKρIÑÉ

(celui qui traverse les difficultés en canot)


(Suite de la même légende.)


Ekka-dékρiné fut le premier homme qui construisit une embarcation. Après avoir conçu ce dessein, qu’il ne savait d’ailleurs comment exécuter, il se rendit au bord d’une petite rivière et y arracha des écorces de sapin, dans le but d’en construire sa pirogue. Il en jeta une à l’eau, la suivit à la course et arriva au but avant elle. Elle flottait bien, mais lentement.

— Ça ne vaut rien, dit-il. Elle est plus lente que moi.

Il arracha alors des écorces de bouleau papyracé, les jeta dans la rivière, courut à côté d’elles, et vit qu’elles flottaient bien et dérivaient promptement.

— Voilà qui est bon, dit-il.

Il construisit donc sa pirogue au bord de la rivière et avec des écorces de bouleau.

Mais quoi ! cet homme-là fit tant et tant de choses que je n’en finirais plus, car il pourchassa les géants, refit la terre et la repeupla d’animaux.

Quand Ekka-dékρiñé eut achevé son canot, il s’en alla, en se jouant, tout en bas du fleuve Mackenzie, vers un rapide que l’on entendait mugir de loin. Y étant arrivé, il rencontra un brochet qui nageait. Le Navigateur le prit et le plaça dans son canot.

Un peu plus loin, une grenouille ayant sauté à l’eau, le brochet fit un bond par-dessus le plat-bord du canot pour la saisir, et lui déchira les chairs. Le navigateur les sépara et les plaça dans son canot.

Plus loin, une autre grenouille et une loutre se querellaient aussi. La grenouille tannait une belle peau, et la loutre une méchante peau.

— Grenouille, lui dit le Sensé, si jamais à l’avenir tu tannes la peau d’un homme, mets-la macérer dans le ventre d’un poisson.

La grenouille perça pour lui un petit fretin, et la loutre lui procura un gros poisson qu’elle pêcha pour lui. Le navigateur dit à la grenouille :

— Mon grand-père, rends-moi mon petit fretin, mon ami ; pourquoi le perces-tu ?

Il les prit tous deux et les plaça aussi dans sa pirogue, tout en voguant.


XVI

L’ATρA-NATSANDÉ

(la femme que l’on se pille mutuellement )


Un homme Dènè avait une femme si belle que, pour la lui ravir, tout le monde lui faisait la guerre. Aussi était-il toujours en route et sa femme l’accompagnait.

— Il ne faut pas que ma femme s’éloigne de moi, pensait-il.

Ce jour-là, comme il y avait un portage à faire, il balisa soigneusement le sentier sur un lac congelé qu’ils avaient à traverser, afin qu’en le suivant elle pût suivre et reconnaître son chemin. Il plaça dans la neige des branches de sapin et fit des entailles sur le tronc des arbres.

Mais cette femme était coquette, et elle abusait de l’amour que son mari avait pour elle. Elle marcha donc sur les balises, effaça le sentier et gagna le large où se trouvait un détroit. Là elle campa et l’attendit dans un village étranger.

Elle en agissait ainsi par vanité et coquetterie.

Son mari, inquiet, se mit à sa recherche, et ses parents avec lui. Ils suivirent les pas de L’atρa-natsandé jusqu’à une fontaine, de l’autre côté du lac, et y allumèrent du feu.

La femme demeurait avec les étrangers, dans un gros village qui se trouvait au bord du lac. Il y avait là beaucoup de monde, et leurs maisons étaient pleines de charbon. On y voyait aussi de gros quartiers de viande suspendus.

Un des habitants de ce village ayant vu passer L’atρa-natsandé crut que c’était sa propre femme, bien que leurs vêtements fussent dissemblables. Cependant il sortit, alla vers elle et, la prenant par le coude :

— Viens dormir avec moi, lui dit-il.

La belle lui rit au nez et l’homme la frappa.

— Apporte ici du bois, ajouta-t-il ; rentre du bois dans la maison.

La femme fit semblant d’aller en chercher ; mais elle rentra sans le bois en disant :

— Ma corde s’est cassée.

Il la frappa de nouveau. C’est pourquoi elle se sauva dans les bois. Mais l’ennemi la rattrapa.

La nuit arrivée, le mari et les parents de L’atρa-natsandé entourèrent ce village ennemi pour le mettre à sac.

Elle dit à son ravisseur :

— Je crois que ceux qui viennent pour vous tuer ont abandonné leurs projets. Ils sont paresseux, sans doute. Leur pays est si éloigné qu’ils hésitent. Que pouvez-vous craindre ?

Dans la forêt, L’alρa-natsandé avait rencontré son véritable mari et lui avait donné ce signal :

— Tu battras du briquet, mais tu cacheras l’étincelle.

Pendant la nuit donc elle entendit que l’on battait du briquet en dehors de la tente sans qu’elle pût voir d’étincelle[10]. Puis, tout à coup, elle entendit glousser une gélinotte. Aussitôt L’atρa-natsandé sachant que son mari l’attendait dehors, frappa de sa hache son ravisseur et le tua.

Le mari raillait en dehors de la tente en entendant ces coups de hache :

— Ah ! ah ! je suppose que mon ennemi se fait caresser par sa maîtresse. Elle l’agace sans doute, disait-il en riant.

Aussitôt lui et les jeunes gens de sa suite se jetèrent sur les habitants du village endormi ; ils les massacrèrent tous ; il reprit sa femme, L’atρa-natsandé, et non seulement elle, mais encore la femme du ravisseur, qu’il garda désormais pour seconde épouse. Dès lors, il eut donc deux femmes.

Dans ce grand village se trouvaient cinq grandes caches à viande pleines de viande excellente. Il les prit, s’empara de leur contenu et brûla les cinq sarcophages.

L’atρa-natsandé était très gloutonne. Elle avait un appétit de carcajou. Or, il arriva que la famine éprouva le pays, et cependant, elle ne ménageait rien. Son mari partit donc pour la chasse aux rennes et dit à sa femme :

— Ce m’est bien pénible de demeurer avec mes semblables, car on ne cherche que ma perte à cause de ta beauté. Je ne puis plus demeurer ici ; allons vers la mer.

De fait, on cherchait à le tuer pour avoir sa belle femme.

Ils partirent. Ils avaient avec eux leur fils, leur unique enfant.

Étant arrivés au bord de la grande eau, le mari tendit des hameçons aux truites saumonées, et il en prit deux pendant la nuit.

Tout à coup, au milieu des ténèbres, un renard s’enfuit. L’homme tressaillit.

— C’est peut-être un ennemi qui épie ma femme, se dit-il, parce qu’elle est belle et gloutonne, et qu’elle mange sans cesse les provisions de nos voisins.

Il se leva donc.

— Allons nous coucher plus loin, dit-il à sa femme.

Son mari la connut. Elle le regarda, et de la tête de l’oiseau elle enleva une peau blanche ; puis il s’endormit, et son fils avec eux.

Pendant la nuit, des gens armés survinrent ; mais le mari et son fils continuèrent à dormir. Cependant on entendit le bruit de gens qui se battent, de gens que l’on tue ; puis le silence se fit, on n’entendit plus rien. Seulement, leur campement était inondé de sang, et l’on distinguait deci delà des cadavres gisants, semblables à de gros animaux que l’on aurait tués à la chasse.

Quant à L’atρa-natsandê, elle avait disparu ; mais, au bord de la mer, un gros carcajou était en train de dévorer les cadavres à belles dents.

Quand le mari et son fils se réveillèrent, le lendemain au jour, ils virent le sang et les cadavres, et ils aperçurent aussi l’animal glouton qui se repaissait de corps morts. Ils accoururent vers lui ; mais l’animal se moqua d’eux, et déguerpit sans qu’ils pussent l’atteindre.

Quant à L’atρa-natsandé, elle ne reparut pas. Tout cela était un mystère inexplicable pour les deux hommes. Cependant, la nuit se fit de nouveau, et ils se recouchèrent pour dormir, sans qu’elle fût de retour. Ils y étaient habitués.

Le lendemain, à leur réveil, elle se trouvait là, à leur côté, comme si de rien n’avait été. Mais à l’avenir, elle n’eut pas grand’faim de viande, dit-on ; elle avait trop mangé de chair humaine[11].


II

L’ATρA-NATSANDÉ ET KρON-ÉDIN

(la femme que l’on se pille mutuellement et l’homme sans feu)


(Suite de la légende précédente.)


Un homme, appelé Kρon-Édin (Sans-Feu), avait une femme nommée L’atρa-natsandé, pour laquelle tout le monde se battait à cause de sa beauté.

Un chef, nommé Yamon-kha (l’Horizon qui blanchit), la lui avait ravie. L’un et l’autre avaient de nombreux serviteurs. C’est de cette

 lutte entre ces deux hommes que dérive le nom 

de cette belle femme.

Yamon-kha ayant donc enlevé L’atρa-natsandé, elle demeurait avec lui et avec le peuple auquel Yamon-kha appartenait.

En ce lieu s’élevait une vaste montagne située près de la mer, et au pied de la montagne même était un lac spacieux. Ces gens-là habitaient dans la terre, ils y creusaient des terriers et y demeuraient[12].

Comme on se battait sans cesse et qu’elle en était toujours le sujet, L’atρa-natsandé résolut d’en finir avec ce peuple souterrain. Elle entassa donc une quantité de bois dans les grottes de la montagne, elle y mit le feu, en fit éclater les rochers et tua beaucoup de monde.

Sous terre, ces gens-là agissaient comme nous le faisons dans la tente. Ils y entassaient leur viande, ils l’y suspendaient, beaucoup de gens y demeuraient, les chiens y jouaient et les renards aussi. Mais lorsque L’atρa-natsandé partit vers le Sud, les gens de guerre de son mari, qui la cherchaient, s’éloignèrent dans l’Ouest ; alors il n’y eut plus personne sous terre. Elle s’en revint donc sur ses pas et suivit la troupe, pensant qu’elle retrouverait encore des habitants sous terre.

Tout à coup, un homme en sortit qu’elle reconnut pour son mari. C’était en effet Kρon-édin et ses gens. Ils sortirent des cavernes et son mari la reprit de nouveau, dit-on.


XVIII

YAMON-KHA[13] ET KHA-TρA-ENDIÉ

(l’horizon blanchissant et celui qui se nourrit de lièvres)


(Suite de la légende précédente.)


Yamon-kha était un homme que tout le monde traitait en ennemi. Ses propres parents lui en voulaient ; aussi s’en fut-il dans les montagnes,

 où il demeura. Sur un plateau des montagnes, il 

aperçut un jour un bélier dont il voulut s’emparer, lorsque tout à coup il entendit crier quelqu’un. C’était comme la voix d’un jeune garçon qui demeurait là-haut. L’enfant criait :

— Que t’a dit ton oncle ?

— Il m’a dit d’aller à la chasse du castor, répondit un homme nommé Kba-tρa-endié.

Yamon-kha tua le jeune garçon, se leva et s’en alla à la recherche du sentier pour ses gens qui le suivaient. Lui-même marchait en tête de la troupe qui s’en allait chasser le castor dans les vallées des montagnes.

Tout à coup, Yamon-kha se fâcha sans nulle cause ; il s’emporta. De son bâton de voyage, — un gros rondin, — il frappa deci delà sur ses gens et les tua. Il tua tous ses parents et se sauva.

Mais Kfwin-péli parvint à lui échapper, et Khatρa-endié, un autre de ses parents, ayant gravi les montagnes, il y établit sa demeure.

Yamon-kha l’y suivit bientôt.

— Tu nous as tué tous nos parents, lui dit Kha-tρa-endié ; que viens-tu faire encore ici ?

Cet homme était son neveu.

— Puisque vous dites que j’ai tué vos parents, répondit Yamon-kha, eh bien ! tuez-moi à votre tour.

— Non pas, dit Kha-tρa-endiè ; il n’en sera point ainsi. Nous ne sommes pas des meurtriers. Mais retire-toi loin de nous.

Tout à coup, Yamon-kha se mit de nouveau en colère ; il se jeta sur son neveu, il le précipita du haut en bas de la montagne. Il précipita également les deux femmes de Kha-tρa-endié, et par la vertu de sa médecine, il les convertit en rochers.

Ces gens-là devinrent des statues de pierre. Elles sont encore debout sur la pente de la montagne que l’on nomme Onta-ratρu yué, où tu as pu les voir[14]. Celui que l’on appelait Ekhètsiñyè, qui était également son neveu, Yamon-kha le précipita aussi.

Après ce beau coup de main, Yamon-kha étant reparti, il se dirigea vers le fleuve Mackenzie, alluma du feu dans la forêt et y demeura sur les plateaux pour chasser le castor.

Profitant de son absence, tout ce qui restait de ses parents se sauva dans les bois, tant ils le redoutaient. Et même, dans le dessein de se débarrasser de lui, ils se livrèrent à la magie maléfactive nommée Ekhéa-tayètlin ou le Jeune homme lié.

Quant à Kfwin-péli et à son frère cadet, ils chassaient.

Tout à coup, en leur absence, Yamon-kha revint en tapinois ; il se déroba aux regards de tous, et il se métamorphosa en ours pour espionner ses parents. Il les vit, se jouant avec l’Enfant-lié et faisant le maléfice.

Deux vieilles femmes aperçurent le malin déguisé en ours et dirent à la troupe :

— Voyez là-bas Yamon-kha qui arrive comme un ours.

Il l’entendit et gagna le bois.

La nuit venue, Kfwin-péli et son frère revinrent de la chasse et rentrèrent sous leur tente pour y prendre leur repas. Yamon-khat s’y rendit aussi, surprit tout le monde endormi et y fit un grand carnage. Cependant, Kfwin-péli parvint à se sauver et raconta tout.

Yamon-kha s’étant aperçu de sa fuite, il le poursuivit, l’atteignit à une chute d’eau où l’autre s’était réfugié seul, l’attira avec un crochet, le tourmenta dans le dessein de le tuer. Et cependant, il n’en put venir à bout.

Ce fut le seul qui survécut à toute la famille de Yamon-kha.

Yamon-kha fut le premier homme qui ait osé tuer des loutres[15]. De grosses loutres vivaient dans un lac. Il y alla et ne craignit pas de les tuer.

Une autre fois, il vit un castor gigantesque, de ces castors dont l’espèce est éteinte. Yamon-kha le vit, se mit à chanter, et le castor sortant de l’eau, il le prit et le tua.

Lui et Kfwin-pèli se firent la guerre jusqu’à une extrême vieillesse. La vieillesse les accablait qu’ils complotaient encore la mort l’un de l’autre : Yamon-kha à l’aide de son couteau, Kfwin-pèli avec ses flèches. Cependant ils ne purent venir à bout l’un de l’autre, et finalement, ils se laissèrent en repos parce qu’ils étaient trop vieux.


XIX

BÉONIχON-GOTTINÉ TρA EYAY

(l’étranger qui voyage chez les habitants de la nuit


(Suite de la précédente légende.)


Deux femmes étaient les épouses de deux hommes frères (ou cousins)[16]. Ces deux hommes se fâchèrent l’un contre l’autre, et l’aîné, ayant fendu et évidé un arbre, en fit un coffre dans lequel il plaça son cadet ; puis il lia l’arbre et le lança sur le fleuve.

Le coffre flotta et dériva vers une certaine contrée où il atterrit et s’arrêta sur le rivage.

Un renard, ayant vu cet objet singulier, y courut ; il en rongea les cordes, qui étaient en nerf d’élan, et par ce moyen délivra l’homme, qui sortit de son auge.

Ayant examiné cette nouvelle terre, l’Étranger remarqua sur le sable de la grève de nombreuses empreintes de pas d’hommes. Leurs raquettes étaient si drôles, si drôles !

— Comment sont donc faits ces hommes-là ? se dit l’Étranger.

Il y avait là aussi un sentier qui serpentait dans une obscurité profonde. Il y régnait une nuit dense et épaisse. Il n’en pouvait plus, car c’était à grand’peine qu’il pouvait distinguer le chemin.

Tout à coup, l’Étranger entendit du bruit, et se cacha ou crut s’être caché pour épier.

— Quel est l’animal qui disparaît là-bas ? disait une voix au milieu des ténèbres.

L’Étranger quitta donc le sentier et se cacha. Tout à coup, deux de ces gens s’en furent à la découverte.

— Or sus, qui est là ? Il faut que je le sache ! disait-on.

Au bord de l’eau, ce peuple, sur le penchant des coteaux, tendait des filets aux oiseaux de passage. Ces oiseaux, il les baisaient, il les embrassaient. C’était un peuple composé d’hommes-chiens. Ils étaient hommes par le haut du corps ; mais à partir de la ceinture, ils étaient conformés comme des chiens.

— Où est donc cet Étranger, que nous ne puissions le connaître ? s’écrièrent les deux hommes-chiens qui cherchaient l’Étranger.

Un jeune garçon sortit d’une maison et dit :

— Moi, je sens l’odeur humaine.

Un vieillard à jambes de chien sortit également et dit aussi :

— Et moi aussi, je perçois l’odeur d’un homme.

Ce disant, il humait l’air et reniflait à la manière d’un limier qui est sur une piste. Regardant derrière sa demeure, le vieillard ajouta :

— Si c’est un homme, je vais aller à lui. Il y a sans doute dans nos pièges de ces oiseaux que l’on baise. Non, c’est comme un petit homme aimable, ajouta-t-il.

Aussitôt les deux jeunes gens chiens accoururent vers l’Étranger.

Celui-ci, se trouvant au milieu des ténèbres et loin du chemin, espérait ne pas être découvert ; mais il se vit débusqué par les deux chiens, qui s’écrièrent :

— Mon père, c’est effectivement un homme ; c’est un étranger, un étranger.

— Eh bien ! emparez-vous de lui, cria le vieillard, et revenez avec lui.

Ils le prirent donc et le conduisirent à leur père. Alors on regarda l’Étranger, on le considéra, on le baisa, on l’embrassa, on le caressa, ils le prirent à bras le corps et lui firent maintes caresses à la manière des chiens. Il demeura donc avec eux, et le vieillard, qui avait une fille nubile, la lui donna en mariage, et l’Étranger dormit avec elle.

Or, le hibou blanc était la pâture principale et affectionnée de ces hommes-chiens, habitants des ténèbres.

Le vieillard dont je viens de parler dit :

— Je vais tendre mes lacs aux hiboux.

Il s’en alla, tendit ses filets, puis, revenant, il dit à son nouveau gendre :

— Surveille mes filets.

L’Étranger se plaça donc en vedette et fit le guet.

— Voilà deux hiboux blancs qui arrivent, voyez donc ! se dit-on tout à coup.

Puis on ajouta :

— Ce méchant Étranger vient de les faire fuir de nos filets, sans doute. Quelle sorte de petit mauvais sujet surveille donc nos filets ! Voilà qu’il vient de faire s’enfuir les hiboux !

Alors on se fâcha contre lui et on le congédia.

— Lui, oui, c’est lui ! C’est par sa faute que nos oiseaux se sont enfuis ! s’écriait-on.

On le repoussa avec amertume.

L’Étranger se retira ; il transperça de ses flèches les deux hiboux qui s’envolaient, les passa à sa ceinture et continua sa route. Tout en cheminant, il aperçut une petite loge (nibali) solitaire, dans laquelle des peaux d’élan venaient de choir dans le feu. Du dehors, il entendit qu’on y disait :

— Mes filles, comment avez-vous fait pour brûler ces peaux ?

Il voulut entrer, mais elles ne voulurent pas y consentir, et il continua sa route.

Il s’en fut, tua plusieurs rennes ; puis, étant retourné au village des hommes-chiens et ayant pénétré dans sa demeure, il n’y trouva plus personne. Pendant la nuit, il entra, jeta au feu une tête de lièvre blanc et aussitôt le jour se fit. Mais tout le monde était parti durant la nuit, parce que les maisons avaient brûlé. Il entendait qu’on disait : « Son fils avait mis du gras sur le tréteau, au-dessus du foyer ; il est tombé, s’est enflammé, et a mis le feu aux tentes. »

L’Étranger s’en retourna donc à la petite maison où il avait vu deux sœurs habiter seules ; il attira leur lard, à l’aide d’un crochet, hors du feu, et leur dit :

— Deviens ainsi.

Aussitôt les deux lards se transformèrent en deux jeunes rennes qui s’en furent dans le désert.

— C’est pourtant l’anathème du lard qui a fait toutes ces merveilles, dirent les deux sœurs nubiles[17].

L’Étranger étant ressorti de la petite maison, il aperçut le vieillard, son beau-père, qui, avec ses enfants, se sauvait loin du village. Sa vieille femme, qui était alors allée voir ce qu’il en était, leur cria :

— Sauve-toi, sauvez-vous, mes enfants, un monstre mangeur d’hommes, un Etièra-kotchô (ruminant gigantesque) est caché au bord du sentier.

Et elle ajouta :

— Voilà sans doute le genre de renne que ces gens-ci tuent et dont ils se nourrissent. Eh bien ! jeunes gens, dressez le camp.

Le vieillard regarda le monstre, il le tua, l’éventra, le dépeça, l’écorcha ; il en retira le gras des intestins, l’avala et en fut soûlé.

— Oh ! la bonne viande ! s’écria-t-il.

Après cela, l’Étranger dit au vieillard :

— Mon grand-père, je désire retourner dans mon pays.

Celui-ci lui donna la peau d’un aigle blanc afin qu’il pût voler plus vite ; plus deux paquets de viande sèche qu’il lui attacha sous les aisselles pour être son viatique.

— Si tes ailes sont trop fortes et t’emportent trop loin, lui dit le vieillard, tu t’écrieras : « Kokkakρaë ! » et l’aigle s’arrêtera.

Ce fut ce qui lui arriva. Lorsqu’il se sentit fatigué, un rocher surgit sur lequel l’Étranger se reposa et dormit, et son aigle perdit de ses forces. Plus loin encore, il en agit ainsi, et un autre rocher naissant dans la mer, l’homme y descendit, y dormit et s’y reposa, tandis que son aigle s’affaiblissait de plus en plus.

Enfin, il atteignit l’autre rivage de la mer ; mais comme l’aigle n’avait plus rien à manger, le vieillard lui donna la chair de ses cuisses. Cela fait, l’aigle blanc le déposa sur la terre ferme.

Or, en ce lieu s’élevait une montagne ; sur la montagne se trouvait une petite maison isolée, et dans la maison habitaient deux femmes sœurs.

L’Étranger se dirigea vers la montagne ; il se métamorphosa en un petit vieillard libertin, en un petit mauvais sujet, et alla trouver ces femmes. Aussitôt que les deux sœurs virent cet homme, elles lui dirent :

— Eh bien ! petit mauvais sujet, donne-nous donc à manger et dors avec nous.

Il leur apprêta à manger, mais elles se rirent et se moquèrent de lui, et dormirent avec lui. Une des deux sœurs lui dit :

— Moi, je n’ai plus de mari, quoique je ne sois pas veuve ; mais il s’est égaré.

Ce disant, elle se moquait de lui, comme pour lui faire comprendre qu’elle le reconnaissait.

Mais l’autre sœur, celle dont le mari se nommait Kρon-édin (l’Homme-sans-Feu), celle-là ne se moqua pas de lui, bien que celui-ci l’eût enlevée et en eût fait sa femme. Tout à coup, Kρon-èdin, son mari, arriva, et elle lui dit :

— Ah ! voilà un petit mauvais sujet qui est venu vers nous et nous a donné à manger[18], et nous avons mangé ce qu’il nous a donné.

Mais voilà que tout à coup celui qui était semblable à un petit mauvais sujet grandit de nouveau et reprit sa première forme ; son mauvais petit couteau devint un sabre, il s’émut de colère contre l’Homme-sans-Feu, ce frère sans cœur qui le sacrifia jadis en l’exposant sur les eaux ; il s’irrita, se jeta sur lui et le tua.

Et la femme qui avait dit en se riant : « Moi, je suis la veuve d’un mari qui vit encore et qui a pris la fuite dans les bois », celle-là aussi il la tua. Mais il garda l’autre bonne femme qui avait manifesté de la tristesse au souvenir de son mari, et il en fit de nouveau sa femme pour la vie.

Telle est l’histoire de « Celui qui parcourut en étranger la terre du Peuple de la Nuit ».


XX

DÈNÈ-KρON-DÉYÉ

(les hommes jetés au feu)


Au commencement, les deux frères, sur le revers de cette terre, détruisirent les hommes par le feu, dit-on. Ils en détruisirent tant qu’il ne resta plus personne ; ils furent tous brûlés et consumés.

L’un des deux s’attribuant ce triste exploit, son frère aîné le lui contesta, disant :

— Tu mens et parles inutilement ; car c’est moi qui ai brûlé les hommes.

Mais il parlait de la sorte par orgueil. C’est pourquoi le frère cadet le défia, en lui disant tout à coup :

— Puisque tu es si puissant, mon frère, saisis-moi et jette-moi dans la mer afin que le feu ne m’y atteigne pas.

Le frère aîné souleva son cadet et le jeta à l’eau. Mais aussitôt la terre s’avança à son approche, il y aborda et ne périt pas par le feu. L’aîné en agit aussi de la sorte, et ces deux-là furent sauvés de la crémation générale.


XXI

EL’É-HANI-KHÉ

(les deux épouses)


Deux femmes, épouses du même homme, étant allées chercher des œufs sur les rivages d’une petite île, en leur absence leur pirogue dériva au fil de l’eau et disparut au loin.

Comment faire pour sortir de cette petite île ? Elles n’y pouvaient rien. Elles songèrent donc à y vivre.

Comme l’île était très boisée de sapins, elles y trouvèrent de la résine en quantité et en firent une grande provision. Elles trouvèrent aussi sur les grèves des roches plates comme des tables, sur lesquelles elles allumèrent du feu et firent fondre leur amas de résine.

Donc, après que cette gomme fut liquéfiée et se fut répandue en nappes, les oiseaux arrivèrent, qui se posèrent sur les rochers plats et s’y engluèrent. Leurs pattes y demeurèrent fixées, et les deux femmes en prirent des quantités.

Dans l’îlot était une caverne. Les deux femmes s’y réfugièrent, y mangèrent des oiseaux et firent boucaner ceux qu’elles ne purent consommer.

Ainsi se passèrent l’été et l’automne. Sur ces entrefaites, le rude hiver arriva et les trouva au même lieu, prenant et mangeant des oiseaux au moyen de la glu, ce qui les empêchait de mourir.

Quand le printemps revint pour la seconde fois, elles trouvèrent encore des œufs et vécurent de leur chasse.

Tout à coup, elles entendirent un bruit d’aviron, un clapotement sur l’eau. Quelqu’un arrivait en canot.

— Où peuvent être les ossements de mes deux épouses ? disait une voix d’homme.

Les deux abandonnées se cachèrent pour épier les manœuvres de leur mari. Une d’entre elles s’écria :

Sé ha, je désire te parler ; viens vers moi en canot, dit-elle.

Mais lui demeura muet d’étonnement et plein d’incrédulité.

Alors sa femme se prit à chanter :

Kfwè ékkè-réssè, kfwè ékkè-rékρon ! (J’ai fendu les rochers, j’ai embrasé la pierre !)

Mais le mari fut saisi d’épouvante ; au lieu d’aborder, il se sauva sur l’eau. Il fit le tour de l’île, et alla accoster de l’autre côté, afin d’épier les deux femmes, se demandant si ce n’était pas des fantômes qu’il voyait.

Or, voilà qu’il en entendit une qui disait à l’autre en murmurant :

— Moi, je ne veux pas chanter pour cet homme ; je me considère comme veuve désormais ; je n’ai plus de mari.

Et elle disait cela en se raillant de cet homme timide.

Mais l’autre se désolait. Elle pleurait la perte de son époux et ne parlait pas.

Le mari n’hésita donc plus, il aborda à l’île, il tua la femme indifférente et railleuse ; il reprit celle qui se lamentait pour lui et repartit avec elle.


XXII

EKFWEN-ÉTL’É ρONHONNÉ TAKFWÈ NI-NA-GODIKKWÈ

(comment, au commencement, les hommes commencèrent
à s’entre-tuer pour une chouette
)


Tout au commencement, après que la terre fut faite, les hommes ignoraient la guerre ; ils ne pensaient pas à s’entr’égorger.

Cependant il arriva que la guerre éclata entre nous, et ce fut à l’occasion d’une chouette.

Plusieurs personnes tuèrent ensemble une chouette, de celles que l’on nomme Ekfwen étl’é (chevêche), et se disputèrent pour l’avoir. Chacun la voulait et nul ne voulait céder.

Alors un vieillard s’en empara, et dit aux plaignants :

— Cette chouette est à moi, je m’en empare et ne la donnerai à aucun de vous.

Ce disant, il s’enfuit loin de la foule et se sauva.

On le poursuivit de concert, on se jeta sur lui, et on le tua. Mais un des parents du défunt tua à son tour le principal meurtrier. Celui-ci fut tué également par représailles, et l’affaire en vint au point que l’on s’égorgea mutuellement, et qu’on s’entre-tua les uns les autres, dit-on[19].


XXIII

YARAÉKFWÉRI

(les bécasses)


Au commencement vivait une vieille femme, mère de trois enfants, et dont on ignorait le mari. C’était une sorcière. Avec du poil de porc-épic, elle tressait des franges magiques (ou phylactères dont on s’entoure les bras et les jambes).

Son fils aîné lui dit, un jour qu’elle tissait ses franges :

— Mère, que fais-tu là pour moi ?

— Mon fils, répondit-elle, tu le vois, j’exécute la médecine-forte de ton père.

Mais ce père, le jeune homme ne le connaissait pas.

Ce jeune homme venait de tuer à la chasse un orignal, et l’avait dépecé.

— Mère, dit-il à la vieille, as-tu une corde à me donner, afin que je puisse transporter ici ma venaison ?

La vieille lui donna la corde qui fermait la coulisse de sa propre sacoche. Dans cette sacoche était cachée une loutre vivante, qui était tapie au milieu des franges magiques.

Ses fils l’ignoraient. La nuit arrivée, la vieille suspendit le sac dans un arbre et l’on se coucha. Or, ses fils l’entendirent rire et se jouer dans les ténèbres comme l’aurait fait une femme avec son mari.

Cependant le chasseur, fils aîné de la vieille femme, s’en alla quérir l’orignal qu’il avait tué ; puis, étant de retour, il alluma un grand feu pour festiner, et découpa de la viande.

La chaleur extrême qui en résulta incommoda si fort la loutre, qui était suspendue dans l’arbre, qu’elle commença à s’agiter dans la sacoche de peau, où elle était engourdie par le froid parmi les franges magiques. Elle se ranima même si bien qu’elle donna l’alarme au jeune chasseur, qui la prit et la jeta au feu, elle, la sacoche et les franges de porc-épic. Celles-ci crépitèrent en tombant dans les flammes et firent : « Tra ! tra ! tra ! » C’est pourquoi le feu pétille, depuis ce temps-là, dit-on.

La loutre, Ettsun, fut donc jetée au feu, où elle s’y brûla et mourut.

Quand la vieille mère arriva pour visiter son sac et qu’elle trouva tout brûlé, elle s’irrita ; car cette loutre était son mari, et ses trois fils l’ignoraient. Elle saisit donc un rondin, en frappa ses enfants et les pourchassa loin d’elle.

Ceux-ci avaient si grand’peur de la vieille sorcière, qu’ils se sauvèrent du côté du fleuve. Mais là ils se trouvèrent arrêtés.

— Mère, donne-nous au moins ton grand capuchon, afin qu’il nous serve de pirogue, dirent-ils à la vieille jongleuse.

Elle jeta sur l’eau son grand bonnet. Ils y prirent place et traversèrent le fleuve sans encombre. De l’autre côté de l’eau, il y avait bien, à la vérité, un monstre, un Nahay, qui gisait sur le rivage. Mais ils lui passèrent sous le nez sans qu’il se dérangeât.

La vieille en agit aussi de la sorte. Avec son tranche-glace, elle mit même le monstre en pièces. Il s’en échappa une multitude de petits morceaux de chair qui volèrent jusqu’au ciel, où ils disparurent et furent métamorphosés en bécasses.

Wé ! wé ! wé ! s’écrièrent-ils d’une voix plaintive.

Depuis lors on entend gémir les bécasses dans la nue ; mais on ne les voit point, on ne saurait les apercevoir.

Or cette femme, c’est cette même L’atρa-natsandè, dont le mari est appelé Kρon-èdin ou l’Homme-sans-Feu.


XXIV

CHI-AHINI

(le chasseur)


(Suite de la précédente légende.)


Cette vieille L’atρa-natsandè eut un fils dont l’humeur était très atrabilaire. On le nommait le Chasseur ou Chi-ahini. Elle eut aussi une fille dont les fils tuèrent, de concert et tous ensemble, un fort brave homme.

Ils le tuèrent sans aucun motif. Un jour, ils rencontrèrent un homme, ils s’imaginèrent qu’il était leur ennemi, et, se jetant sur lui, ils le tuèrent.

Mais, chose étrange, bien qu’on fût en hiver, ils disparurent ; ils se sauvèrent dans une île, se séparèrent de tous leurs parents et depuis lors firent bande à part, demeurant toujours seuls à l’écart, depuis qu’ils avaient tué cet innocent, sans aucun motif.

Cependant, un beau jour, un de ces exilés volontaires eut l’audace de quitter son île et de s’en aller dans la compagnie des autres hommes. Tout à coup il entendit quelqu’un lui crier :

— Dis donc, toi, vous avez tué mon frère aîné, un parfait homme de bien ; vous l’avez tué tous ensemble. Vous avez massacré un bien brave homme !

À ces mots, l’exilé volontaire tressaillit et s’en fut vers sa tente en courant. Il raconta à ses frères ce qu’il avait entendu, ce qu’on leur avait reproché.

— Vous savez bien, leur dit-il, cet homme que nous tuâmes jadis, eh bien ! son frère cadet m’a reproché sa mort. « Vous avez tué un fort brave homme, m’a-t-il dit. Vous l’avez massacré tous ensemble ! »

Alors la famille des meurtriers fut prise d’une panique incontrôlable. On s’enfuit, on partit de là, on se répandit parmi les nations, mais en y vivant toujours séparément.

Et ces hommes s’entre-dirent :

— Celui que vous regarderez et qui de vous détournera ses regards, celui-là nous déteste, tuez-le, se dirent-ils.

Et ils en agirent de la sorte.

Cependant, les autres hommes voulurent les détruire tous à la fois. On les surprit donc endormis au milieu de grands foins auxquels on mit le feu pour les brûler vifs. Toute cette herbe sèche brûla, en effet, mais eux parvinrent à se sauver sur la hauteur des terres, en courant au-devant des flammes. Des terres hautes, ils narguèrent leurs ennemis en leur criant :

— Voyez donc, voilà que nos chairs sont rôties, n’est-ce pas ? leur dirent-ils en se raillant.

Depuis lors ils habitèrent toujours seuls et à part des autres hommes.


XXV

NNI O’TTSINTANÉ ou SA WÉTA

(l’enfant mousse ou l’habitant de l’astre)


Au bord d’un fleuve, on entendit pleurer un tout petit enfant pas plus long que le doigt. Beaucoup de jeunes filles le cherchèrent sans pouvoir le trouver. Une petite vieille se mit, à son tour, à sa recherche, accompagnée de ces filles. Elle seule le trouva, le recueillit et le confia à une de ces jeunes femmes pour qu’elle l’allaitât. Le petit enfant était tout nu.

Alors la vieille femme éleva l’enfant qu’elle avait trouvé tout nu dans un nid de mousse. C’est pourquoi on l’appela Nni-ottsintanè ou l’Enfant-Mousse.

Quoique encore tout petit, l’Enfant-Mousse opérait des merveilles à l’aide d’une baguette de saule rouge, et il procurait à sa mère adoptive, en vertu de sa magie, un grand nombre de rennes.

Lorsqu’il fut devenu un peu plus grand, l’Enfant-Mousse dit à sa mère :

— Mère, dites à mes frères qu’ils séparent pour moi l’épaule et l’estomac de chacun des animaux que je leur procurerai.

La vieille grand’mère obéit ; mais elle n’éprouva que des refus de la part des Dènè. Aussi, l’enfant se coucha-t-il irrité, sans prendre de nourriture.

La vieille s’en alla donc de loge en loge disant aux hommes :

— Mon fils, qui est si puissant, vous a demandé ceci et cela, ce ne sont que deux choses. C’est bien mal à vous de les lui refuser. Il est bien périlleux de ne pas lui accorder ce tribut.

Mais on ne l’écouta pas. Les hommes lui auraient bien accordé ce tribut, mais un vieillard puissant, un grand chef nommé Tρatsan-Eko, ou le Corbeau qui court, leur dit :

— Ne le lui donnez pas ; ce petit étranger est par trop prétentieux.

La nuit venue, on se coucha, et pendant le sommeil de la vieille et de l’enfant, les Dènè levèrent le camp et les abandonnèrent.

La vieille, qui s’aperçut de ce mouvement, éveilla l’enfant et lui dit :

— Mon fils, voilà qu’on lève le camp. Viens, je vais te porter.

Mais il ne bougea pas de sa couche et y demeura en faisant semblant de dormir. On les laissa donc et l’on partit.

Sur le minuit, l’Enfant-Mousse réveilla la vieille, qui dormait à côté de lui, et lui dit :

— Mère, allume deux feux à l’entrée de la tente.

Elle lui obéit et fit du feu pour l’enfant.

— Maintenant, passe et repasse entre les deux feux, mère, dit-il.

Puis il ajouta :

— Comment sont faits les sabots du renne ? Ont-ils le pied fourchu ?

— Oui, dit-elle. Ils ont le pied fait de telle et telle manière.

— Eh bien ! maintenant, jette-moi hors la tente par-dessus le feu, et toi, couche-toi et dors, mère.

La vieille lui obéit encore. Quand elle se réveilla, le lendemain au jour, l’Enfant magique était revenu à la tente. Il dormait tout engourdi de froid sur sa petite couche, et sa poitrine était glacée.

La vieille se lamenta, pensant qu’il était mort.

Elle mit tout en œuvre pour le persuader de suivre les Dènè. Mais il ne voulut pas y consentir.

— Regarde donc dans mes mitaines, dit-il à la vieille.

Elle y porta la main. Quel ne fut pas son étonnement de les trouver pleines de bouts de langues de renne. Pendant le sommeil de sa mère et en vertu de son pouvoir magique, l’Enfant-Mousse avait tué quantité de caribous.

La vieille fut donc contente ; elle alla chercher la viande, elle mangea, ainsi que son fils adoptif, et fut rassasiée.

Cependant, il en agit de la même manière toutes les nuits, et les Dènè profitaient de ses chasses magiques, car il les avait rejoints.

Un jour, il tua, sur un grand lac qui s’étendait par là, quantité de caribous, les dépeça, les fit boucaner et sécher ; puis, se rendant vers sa mère :

— Mère, lui dit-il, mes frères (il appelait tous les hommes ses frères) n’ont rien à manger, sans doute. Voici un peu de viande que je t’apporte. Fais-m’en un pémikan. Je le leur porterai.

La vieille lui obéit comme elle lui obéissait toujours. Alors, durant la nuit, il disparut encore selon son ordinaire. Mais la vieille ne s’étonnait plus de ses disparitions. Elle était habituée à ses allures de magicien.

— Probablement qu’il est allé faire sa médecine, pensa-t-elle. Il est en quête de quelque gibier.

Elle ne s’attrista donc pas de son absence.

Vers minuit, le cœur de la vieille étant devenu glacé à cause de l’excès du froid, elle se réveilla, ralluma le feu, et elle plaça le gâteau de viande et de graisse hors la loge.

Pendant ce temps, l’Enfant-Mousse avait tué une hermine. Il en répandit, tout en marchant, le sang sur le chemin et autour de la tente, et il en aspergea le gâteau ou pémikan. Aussitôt, le grand lac, qu’il avait traversé avec le peuple, se fendit ; le lac s’entr’ouvrit, et dans son lit apparurent des quantités de viande de renne qu’il y avait cachées.

Il arriva donc que par la magie du gâteau et du sang répandu, les parents de l’Enfant-Mousse tuèrent beaucoup de bœufs musqués et vécurent à leur aise.

Cependant les hommes refusaient toujours de lui payer le tribut bien faible qu’il leur demandait. L’Enfant lunaire voulut donc punir ces ingrats. Un jour que les Dènè avaient tué un grand nombre de bœufs musqués et de rennes, qu’ils les avaient dépecés et boucanés, comme de coutume, et que leur viande était suspendue dans les boucans, sur des échafauds, Nni-o’ttsintanè se prit à réfléchir en disant : « Nonna tamine ! nonna tamine ! » Nous ne savons plus ce que ces mots signifient, mais au même instant la viande de bœuf pétilla, elle bruissa ; les morceaux s’en rejoignirent, les animaux redevinrent vivants, sortirent des boucans et se sauvèrent à toutes jambes dans les bois. Toute la viande disparut donc et ton (la famine) régna de nouveau dans le camp des Dènè.

— C’est ce petit mauvais sujet qui a fait ce coup-là, se dirent les parents adoptifs de l’Enfant-Mousse. Il faut le punir de manière à ce qu’il s’en souvienne. Ils voulurent donc s’emparer de lui ; mais il leur glissa entre les mains comme une ombre et s’échappa on ne sait comment. Oh ! qu’on le haïssait ! Les Dènè attelèrent leurs meilleurs chiens de trait, ils se lancèrent à la poursuite de leur viande qui se sauvait, mais ils ne purent plus la rattraper.

Pendant longtemps il en agit de la sorte, demeurant toujours seul à part, avec sa vieille mère. Il planta sa tente au loin, visitant de temps à autre son peuple et lui demandant toujours le tribut de l’épaule et de l’estomac. Mais eux le lui refusèrent de nouveau. De nouveau alors la viande disparut.

— Quel méchant garçon, se disait-on ; pourquoi veut-il nous faire périr de faim ?

Mais lui, se rappelant que ces méchantes gens avaient persécuté et fait mourir ses parents, et voyant qu’ils lui refusaient un si léger tribut, n’avait pas déposé sa colère.

Après cela, les hommes tendirent des filets aux poissons du grand lac, mais ils ne prirent rien. Le poisson manquait comme la viande. L’Enfant-Mousse se rendit donc au bord de la mer, soupira, et se contenta de prononcer ces simples mots :

— Eh quoi ! du Pied-du-Ciel je suis venu dans la patrie de mes frères. Pourquoi donc maintenant la grande Eau leur est-elle fermée ?

Il ne dit que ces mots, et aussitôt le poisson abonda.

De nouveau, l’Enfant lunaire sollicita le tribut de l’estomac et de l’épaule des rennes tués à la chasse. Le Corbeau qui court s’y opposait toujours. Alors l’Enfant se coucha sans manger et dit à sa mère :

— Mère, attachez bien notre loge avec des cordes.

— Pourquoi donc ? demanda-t-elle.

Il ne lui répondit pas, mais elle lui obéit ponctuellement ; elle lia fortement la tente et se coucha. Alors, durant la nuit, on entendit passer un vent impétueux qui porta la désolation dans le camp. Le Corbeau qui court s’écria :

— Il a trempé (dans le sang) la touffe d’herbes ; il a suspendu en haut son vase et l’esprit est entré dedans !

Alors tout le camp se leva dans un grand ahurissement, car un grand nombre de morts gisaient dans le camp. On courut à la loge de l’Enfant magique, afin de voir ce qu’il faisait ; mais on ne l’y trouva plus. Il était parti pour le Soleil, où il demeura.

Longtemps après cela, les hommes demeurèrent sur le passage des rennes et en prirent un grand nombre ; puis ils repartirent, abandonnant la vieille à elle-même, comme de coutume. Elle s’ingénia donc pour vivre, tendit des collets sur la piste des caribous, et en prit un petit. Ce petit renne lui parut ressembler à son fils, l’Enfant-Mousse. Elle le considéra longtemps, le prit et coucha avec lui dans le dessein de ressusciter le fils qui la faisait vivre et qu’elle pleurait comme mort ; mais elle ne put venir à bout de dégager l’esprit de l’Enfant-Mousse. Celui-ci lui dit :

— Mère, laisse-moi en paix ; je vais t’instruire, laisse-moi parler. Voilà que je reviens du Soleil. J’espérais que les hommes m’y verraient et j’étais parti pour cet astre ; mais son feu est trop fort, il est impossible d’y habiter. Je suis donc revenu vers vous et je repars pour la Lune. Là, ceux qui me haïssent me verront. D’ici deux nuits, si je ne reparais plus, c’est que je serai parti pour la Lune. C’est là que je résiderai. Allez-y donc aussi.

Comme sa mère pleurait en l’entendant parler ainsi, il ajouta :

— Ne te lamente pas. Il n’y a rien en ce que je dis qui puisse te faire pleurer. Dormez demain et après-demain ; entre chaque nuitée, tendez vos lacets aux rennes, et, ainsi faisant, vous parviendrez à la Lune.

Il ceignit sa tête de son bandeau, et dit :

— L’astre en agira de la sorte, sa tête sera entourée d’un diadème. Or sus, ma mère, quand l’homme mourra, le soleil pâlira.

C’est pour cela que lorsque le soleil pâlit, c’est un signe de mortalité pour les hommes, et nous disons alors que l’astre combat pour nous.

La mère retourna donc dans sa tente et raconta toutes ces choses à son vieux mari.

— Mon fils m’a ordonné ceci et cela, dit-elle. Alors ils dormirent et campèrent encore deux fois, et aussitôt l’Enfant-Mousse se montra dans la Lune. Cela les consola. Ils tendirent donc leurs collets aux rennes et vécurent de cette viande, espérant toujours qu’ils se dirigeraient vers la Lune. Ils campèrent de nouveau. Tout à coup, là-bas, ils aperçurent la Lune qui courait. Elle était semblable à un beau vieillard à cheveux blancs courant comme la Lune dans sa marche.

— Mon fils ! mon fils ! s’écria le père, transporté de joie.

Rien. Le vieillard ne leur parla point.

— Ah ! mon petit-fils, je suis trop pressé ! fit-il avec indifférence.

Et il recommença à courir, les laissant là.

C’est depuis lors, dit-on, que l’Enfant-Mousse

habite dans la Lune.


XXVI

ETTSENNOULLÉ-YA ET TρATSAN-EKO

(le petit bien-aimé et le corbeau qui court)


(Suite de la légende précédente.)


Une vieille femme avait élevé, dit-on, un tout petit enfant. C’était l’un d’entre ce peuple haïssable et mauvais que l’on détruisait. Ce petit mauvais sujet était traité en fils adoptif par la vieille.

Il y avait aussi un chef puissant qui habitait une belle maison de bois et qui était le mari de deux femmes. On le nommait le Corbeau qui court. Il était riche, et l’on voyait au fond de sa maison ses jolis plats et ses coupes rangées avec ordre.

Or, le petit mauvais sujet dit à sa vieille mère adoptive :

— Mère, je m’en vais chez le Corbeau qui court.

— Eh ! qu’y vas-tu faire ? lui répondit-elle. C’est un homme puissant et farouche. Il est bien difficile que tu te présentes à lui, mon fils.

— Néanmoins je vais y aller, dit-il. Peu importe.

L’enfant magicien s’en alla donc chez le Corbeau qui court ; il renversa tous ces beaux vases dont il était si fier, il répandit tout autour quelque matière inflammable, et il y mit le feu.

De l’intérieur de sa demeure, le grand chef entendit le vacarme.

— Qui donc a brûlé mes beaux ustensiles ? demanda-t-il.

— C’est, lui répondit sa femme, le petit Bien-Aimé, ce méchant petit tabou de Bouse.

Elle l’appelait ainsi parce que le corps de l’enfant avait été frotté de bouse de bœuf musqué, pour qu’il acquît la vertu magique.

Cependant, comme le Corbeau qui court était furieux, l’Enfant-Bouse se cacha ; mais il agissait dans l’ombre. Quand le jour reparut, le Corbeau qui court trouva sa demeure remplie de duvet blanc d’oiseaux que le petit mauvais sujet y avait éparpillé ; car il portait au cou une amulette d’oiseau. Le chef, fâché, voulut en punir l’enfant. Mais lui, dormait ou faisait semblant de dormir, inconscient.

Cependant on partit pour la guerre.

— Rendons-nous là où nos ennemis se cachent, se dirent les hommes ; mettons-nous en marche pour les combattre.

Ils partirent donc, laissant l’Enfant magique dans sa tente.

Mais après le départ des guerriers, il dit à sa vieille mère :

— Grand’mère, je veux suivre les combattants.

— Que me dis-tu là ? répondit-elle. Tu es si petit et ton vêtement si insuffisant ! Tu mourras de froid.

Il ne répondit rien, mais durant la nuit il disparut et rejoignit les guerriers du Corbeau qui court. Celui-ci était sur le seuil de sa tente lorsqu’il le vit arriver avec sa petite couverture toute humide du serein de la nuit.

— Mon fils, lui demanda-t-il, que viens-tu faire ici ?

— Je viens pour combattre avec vous, répartit l’enfant.

Il cacha soigneusement sa chevelure, car les gens du Corbeau qui court se rasaient la tête.

On partait donc pour combattre les ennemis ; on s’en allait à leur rencontre, lorsqu’il tua les guerriers durant leur sommeil ; il les perça de flèches invisibles, il les brisa tous, endormis ; il détruisit tout le monde. Cependant il n’avait pas combattu, mais il avait fait le maléfice appelé Ekhé-tayétlin ou l’Enfant lié. Il avait percé une petite chienne blanche, il lui avait fendu le nez, avait délayé sa fiente dans son sang ; de ce sang, il avait frotté la tente, puis il s’était couché tranquillement.

Eh bien ! durant cette même nuit, et toute la nuit, le sang coula à flots dans chaque demeure. On n’entendait retentir que ces paroles lugubres :

— Il y a du sang dans la maison !… Voilà que son sang coule !… Hélas ! mon fils perd tout son sang !…

Voilà ce que l’on entendait de partout. C’était donc vraiment terrible et inconcevable.

Le Corbeau qui court, lui, réfléchissait en silence. Il ne prononça que ces paroles d’un ton lugubre :

— On a blasphémé la grande Montagne ! Il a mangé notre fétiche, l’animal-dieu !

Le chef pressa donc le cœur du petit magicien comme on le fait d’un poulet pour le tuer, et il le tua. Pendant la nuit, il lui fouetta le cœur de sa mitaine et par sa magie le releva vivant. Il refit le petit Bien-Aimé, il le rendit bon ; de sorte qu’il fut un des premiers à s’en retourner avant toute l’armée, après qu’il eut été ressuscité et bonifié par le Corbeau qui court[20].


XXVII

TρA-NA-ÉχÉLÉ-TSATÈLI

(marche funèbre au son de la crécelle)


L’Enfant-Mousse, qui tua tous les hommes par Ettsonné, l’Esprit de la mort, et par la vertu du sang répandu, partit pour la Lune. On peut l’y voir encore, tenant en laisse sa petite chienne blanche qu’il immola, et portant sur son dos l’outre pleine de sang qu’il avait suspendue à sa tente quand le Grand Vent parcourut le camp ennemi.

On l’appelle maintenant Sa-wéta ou l’Habitant de la Lune, Ettsonnè ou le Génie de la Mort ; mais on lui donne aussi les noms de Ebœ-Ekon ou Ventre-Bouclier, parce qu’il combat pour nous, et, par la mort de nos ennemis, nous procure ces caribous dont nous nous nourrissons[21] ; Klodatsôlè ou Souris au museau pointu, musaraigne, souris des sables, taupe. Enfin, on l’appelle Edzée ou le Cœur de la nature, à cause de la grande bonté qu’il eut pour nous.

C’est pourquoi, presque à la fonte des neiges, à l’équinoxe du printemps, quand le soleil se retourne sur sa couche, au mois du rut des rennes (mars-avril), on célèbre la fête de Sa-wéta appelée le Passage funèbre à travers les tentes au son de la crécelle.

À cette fin, on fait cuire, dans la terre, de la viande à l’étuvée dans des marmites en fibres tressées, puis on en remplit des gibecières que les jeunes gens chargent sur leur dos ; on se munit de bâtons comme des gens en marche, on se ceint les reins, et tous se réunissent à minuit, dans une même tente, pour y manger en commun, mais à la hâte, et comme avec crainte, le contenu des gibecières.

Puis, l’un d’entre nous se lève et regardant la lune se met à chanter :

Ufsédha ! Klôdatsolé él’èkkè-tρa-nondatρalé ! Ttsu-chiw yèèn !

Ce qui signifie :

— Passe ! Musaraigne, hâte-toi de sauter par-dessus en forme de croix ! Montagne boisée, arrive !

Alors, sortant dans la neige les uns après les autres, en chantant la même invocation à la Lune, ils courent autour de la tente et des autres loges du camp, en chantant de temps à autre.

Pourquoi donc la Lune s’ennuie-t-elle, comme si elle allait se laisser tomber du ciel ? pensons-nous. Assurément, cet astre est en souffrance. Alors, de peur qu’on ne le tue, nous crions et nous chantons[22].

Après cela, on fait un festin le restant de la nuit sous les tentes. Ce faisant, nous obéissons aux ordres de Sa wèta ou la Musaraigne, lui-même, qui nous dit jadis :

— Lorsque la Lune paraîtra vouloir se laisser tomber en syncope, vous en agirez ainsi : Quand la Lune passera, vous ferez un repas nocturne et vous passerez la nuit dans la neige et en plein air.

D’autres tribus chantent :

Enékhèw ! Klodatsolé nè kla tρèh nasikhin ! Ttsu-chiw yèen ! — « Que c’est lourd ! Ô musaraigne, porte-moi à travers ton derrière ! Montagne boisée, arrive ! »

D’autres :

Klodatsolé ! êhtρè nni na-dintl’a ! Ku sê ya !

— « Musaraigne ! saute par-dessus la terre ! Encore un peu de temps ! (Ou bien : Or sus, petit faon !) »

Les Dènè Nnè-la-Gottinè chantent :

Nétasolé ! né kla tpèh hèlè gunli, yanhè ! Ttsu-chi yengé ! ta ttchiré dinζè. Uhséyé ! — « Musaraigne, à travers ton derrière est une chaussée, oh ! la la ! Montagne boisée, arrive ! arrache-nous d’ici. Je vais passer ! « 

Les Dènè Esclaves ne font pas de procession autour des tentes ; ils se contentent de manger en commun leur repas nocturne, dans une tente, en chantant de temps à autre :

Klô-da-tsolé, né Ma tρèh nakodèfwiwé ! — « Ô musaraigne, à travers ton derrière nous sommes partis, ou nous avons passé. »

D’autres enfin chantent :

Edatsolè ! né kla tρèh naséttiñè ! Ttsu-chiw yéñgè, ni nattchirè dinζè ! — « Ô musaraigne ! tu m’as tiré à travers ton derrière ! Montagne des sapins arrive, arrache-nous et tire-nous d’ici[23] ! »


XVIII

TL’IN-AKHÉNI

(les pieds ou phallus de chien, ou les hommes-chiens)

(Suite des précédentes.)


Un géant d’entre nos ennemis enleva un jour deux sœurs. Voici à quelle occasion :

— Je veux une âme, dit le géant. Il me faut une tête. Je n’en demande qu’une, mais il me la faut.

Comme on la lui refusa, il se mit en colère, enleva deux filles, qui étaient les sœurs d’un Dènè, et, se sauvant, il les emmena dans le pays des Hommes-Chiens.

L’homme auquel on avait enlevé ses deux sœurs se nommait Kotst-datρéh ou Opérant-Bâton. Il partit sur les brisées du géant ennemi pour lui reprendre ses sœurs.

Il arriva d’abord dans un pays dont les habitants se nourrissaient de petits oiseaux blancs nommés Ettsè-nonttsé. Il demeura chez eux quelque temps, vivant de leur vie. Il tendit, comme eux, des filets dans lesquels il prit beaucoup de petits oiseaux, vu qu’il les pourchassait dans ses rets.

Étant parti de là, il arriva dans une contrée dont les hommes vivaient de grosses perdrix. Dès qu’il fut dans ce pays, son corps acquit la légèreté de ces oiseaux. Bien que la terre fût couverte d’une neige épaisse, il n’y enfonçait pas plus qu’une perdrix.

En cheminant, il aperçut du feu et se dirigea de ce côté. Il trouva une loge dans laquelle demeurait une vieille femme-perdrix.

— Mon fils, lui dit la vieille, sois le bienvenu ; je vais te servir de la viande à manger. Ne crains point, nous sommes de braves gens. Mais, plus loin, tu ne trouveras que des hommes méchants, les Pieds-de-chien.

Bientôt les fils de la vieille arrivèrent au logis. Ils étaient chargés de perdrix, fruit de leur chasse de ce jour. Ces oiseaux étaient fort gras. On découpait leur lard comme on le fait des bêtes de venaison. Ils donnèrent à manger à Kotsi-datρèh des têtes de perdrix, comme nous donnons aux étrangers qui nous visitent des têtes de renne. Ils remplirent un chaudron de ces têtes, et lui firent également manger de la chair de perdrix. De ce moment, l’Étranger en acquit la légèreté.

Cependant Kotsi-datρèh ne demeura pas là ; il passa bientôt dans le pays des Hommes-Chiens, se servant de leurs raquettes à double pointe, ce qui lui parut d’abord très pénible.

Ayant aperçu une grande tente, il se dirigea de ce côté, mais sans rien voir ; car il régnait dans leur pays une nuit fort obscure. Il se guidait seulement sur le bruit. Dès qu’il fut arrivé à la tente, il jeta dans le feu des yeux de lièvre, et le jour se fit.

C’est dans cette contrée ténébreuse qu’il retrouva ses sœurs. Leur ravisseur, le Grand-Ennemi, était à la chasse. Il se rendit donc vers ses sœurs, qu’il trouva en compagnie de leurs enfants, deux petits Pieds-de-chien, qui se jouaient autour du foyer.

— Mère, mère, voilà notre oncle qui vient nous voir ! s’écrièrent les petits hommes-chiens.

— Suivez-moi, dit Kotsi-datρèh à ses sœurs. Voilà que je viens pour vous délivrer de la servitude du géant.

— Ah ! ton beau-frère est puissant, lui répondirent-elles. Il te tuera certainement si nous partons avec toi.

— Suivez-moi toujours, leur dit-il d’un air résolu.

Elles abandonnèrent donc leurs petits enfants-chiens et suivirent leur frère. La nuit venue, ils bivouaquèrent.

Mais, durant leur sommeil, le Grand Ennemi fit la médecine, de telle sorte qu’au lever du jour tous trois s’éveillèrent au sommet d’une haute montagne.

Les deux femmes en furent épouvantées.

— Recouchez-vous donc, dit Kotsi-datρèh à ses sœurs, et fiez-vous à moi.

Elles se rendormirent. Alors, par la vertu de sa médecine, il aplanit la montagne, et la changea en une plaine commode.

Ayant campé une seconde fois, ils s’éveillèrent tous trois dans une petite île déserte.

— Recouchez-vous de nouveau, leur dit-il.

Aussitôt, il fit naître du milieu des eaux une route ou chaussée de terre sèche, sur laquelle ils traversèrent le lac.

Ayant bivouaqué une troisième nuit, le géant les foudroya de ses grands tonnerres. Mais le frère des deux femmes cueillit une branche de saule, il la plia en nœud coulant, prit l’oiseau-tonnerre Iti au collet, et le tua.

Cela fait, ils construisirent une pirogue afin de pouvoir traverser la mer ; mais à peine furent-ils sur l’eau que celle-ci s’étendit et s’enfla à perte de vue. Eux-mêmes y enfoncèrent. Ses deux sœurs pleuraient en sombrant. Mais Kotsi-datρèh les tira de l’eau avec sa baguette, et elles survécurent à ce naufrage.

Ils campèrent encore une cinquième fois ; alors le géant leur suscita un rapide, un abîme sans fond, dans lequel la rivière se précipitait en mugissant. Tous trois dérivaient vers la cataracte et allaient y être engloutis. Mais Kotsi-datρèh fit surgir l’abîme et s’élever le fond du terrain, de telle sorte qu’il en résulta un courant lent et tranquille, sur lequel ils continuèrent leur route.

Une sixième nuit étant survenue, il se fit tout à coup, par la vertu du grand Magicien, une obscurité épaisse qui ne permettait aux sœurs de rien distinguer. Elles se mirent à sangloter.

— Recouchez-vous et dormez, leur dit-il, et ayez confiance.

Aussitôt, à sa voix, le jour se fit et elles revinrent à la vie.

Ils campèrent une septième nuit. Alors, on entendit tout à coup dans les ténèbres : Rho ! rho ! rho ! C’était un monstre énorme, un Nahay, que le géant leur envoyait pour les dévorer. Je ne sais ce que Kotsi-datρèh fit au monstre. Il lui perça la gorge de ses flèches, sans doute, car il l’étendit sans vie à ses pieds.

La huitième nuit arrivant, l’eau leur manqua complètement. Elle se mirent donc de nouveau à pleurer, car leur position devenait très pénible, dans ce désert. Mais leur frère jeta une de ses flèches sur la pente de la montagne, et aussitôt il en jaillit une source d’eau limpide, où ses sœurs se désaltérèrent.

Finalement, ils arrivèrent au bord de la mer, où ils trouvèrent une tente. De l’autre côté de l’habitation, une source abondante jaillissait de terre. Là ils passèrent leur neuvième nuit et les jours suivants.

Bientôt ils virent arriver du monde en ce lieu fortuné, car les habitants de l’oasis se dirent :

— Voici qu’il nous est venu trois personnes, un homme et deux femmes.

— Quelle sorte de gens êtes-vous ? leur demanda-t-on.

Mais ils ne répondirent rien à ces questions. On ne put leur tirer une seule parole. Ils ne comprenaient rien.

Alors il arriva de la rive opposée un vieillard vénérable, courbé sous le poids des ans et marchant avec des béquilles. Le vieillard leur parla ainsi ;

— Mes enfants, ma vieille mère, qui est morte il y a déjà bien longtemps, me raconta jadis qu’un géant ennemi avait ravi deux sœurs à nos parents, et que leur frère était parti à leur recherche. Seriez-vous, par hasard, ces gens-là ? Voilà ce que ma mère m’a dit. Ces trois personnes sont probablement vous, sans doute ?

— Eh ! oui assurément, répondirent-ils.

Voilà ce qui arriva à ce vieillard Dènè, dit-on, au commencement. C’est la fin de l’histoire des Deux Sœurs.


XXIX

KOTSI-DATρÈH

(opérant-bâton, suite)


Kotsi-datρèh délivra ses sœurs, au commencement, de l’esclavage du Grand Ennemi, le chef des Hommes-Chiens.

Nous invoquons Kotsi-datρèh ou le Grand-Père Jaune pour qu’il nous obtienne une grande abondance d’animaux. On l’invoque également en vue d’acquérir le pouvoir d’opérer des merveilles. Kotsi-datρèh opérait à l’aide d’un bâton blanc dont il frappait la terre et les eaux.

Celui qui veut se livrer à cette magie bénévole ne doit pas blasphémer, ni se dépouiller de ses vêtements ; mais il doit se contenter de se promener en chantant et en donnant du bâton deci delà, ainsi que le faisait Kotsi-datρèh.

Kolsi-datρèh, le Grand-Père Jaune, demeure au Pied-du-Ciel, où il conduisit ses frères Dènè. À l’aide de son bâton, il faisait des prodiges, détruisait les géants et les animaux malfaisants. Voici quelques-unes des merveilles qu’il opéra :

Une fois, un Na-hay ou Mangeur d’hommes, aux petits yeux et au long nez[24], accourut du rivage vers une femme qui demeurait seule au bord de la mer.

— C’est pour moi que cette femme travaille, se disait le monstre. C’est pour moi qu’elle apprête des mets.

Elle était sans défense à sa merci.

Kotsi-datρéh, s’écria-t-elle, toi si bon et si puissant, accours et défends-moi du Nahay.

Alors aussitôt un feu sortit de la terre, qui s’entr’ouvrit, et du milieu des flammes bondit l’Homme à la baguette. Il en frappa les eaux de la mer, les divisa de part et d’autre ; dans la mer, il ouvrit un passage, il y pourchassa le Nahay et l’y noya.

Un autre jour, au milieu d’un grand lac mis à sec, on entendit gronder le tonnerre. On accourut pour voir ce que c’était. Kotsi-datρèh, le Grand-Père Jaune, y dansait dans la mer desséchée. Sa tête était toute blanchie par l’âge. Il donna aux Dènè deux sabots de renne comme un talisman puissant, au moyen desquels ils pourraient tuer un nombre incalculable de caribous.

Une autre fois, Kotsî-datρéh arriva vers une tente dans laquelle pleurait un tout petit enfant. Il était seul et exposé à la voracité d’un géant mangeur d’hommes, qui avait déjà dévoré sept personnes. Kotsi-datρéh saisit le géant à bras-le-corps et lutta avec lui toute la nuit, sans pouvoir en venir à bout. Cependant, à la fin, il parvint à lui tirer le nerf de la jambe, le rendit boiteux et le renversa à terre. Puis, le ressaisissant de nouveau, il lui guérit le pied et le renvoya indemne. Mais, plus tard, se ravisant une troisième fois, il poursuivit le géant cannibale, le frappa de son bâton, et le renversa à terre pour jamais.

Une fois encore, Kotsi-datρéh rencontra sur le sentier un Etié-ra-kotchô (renne gigantesque), qui conviait les passants au crime.

— Se tsoukhé ! (Approchez-vous de moi !) criait cette bête immonde.

Le Grand-Père Jaune accourut vers ce monstre affreux ; il lui arracha la mâchoire. De cette mâchoire, il l’en frappa, le renversa à terre, puis il l’acheva de son bâton.

Enfin, un autre jour, comme les frères de Kotsi-datρéh (car il appelait tous les hommes ses frères) étaient à bout de nourriture, il se hâta, dans sa bonté, de faire à leur insu un ballot de viande sèche et boucanée qu’il alla déposer secrètement au milieu de leur camp ; puis il se retira. Mais à la vue de cette viande, ces ingrats, loin de remercier leur bienfaiteur, se répandirent contre lui en invectives. Le Grand-Père Jaune, Etsié-dèkfwoë, s’irrita tout d’abord ; mais, comme sa colère n’avait jamais d’effet fâcheux, il s’apaisa vite.

— Ils veulent sans doute de la viande fraîche, se dit-il.

Aussitôt il s’en alla sur un lac, y prit un castor, le dépeça, le fit rôtir et l’apporta à ses frères affamés, sans y toucher lui-même. Il n’en mangea que la graisse après l’avoir fait griller. Il divisa ensuite le feu en deux parts, et se coucha au milieu des flammes sans qu’elles le brûlassent.

Par cette magie, Kotsi-datρéh procura à ses frères beaucoup de viande. Puis, il leur donna cette prescription :

— N’oubliez pas ce que je vous dis : À l’avenir, quand vous tuerez un animal quelconque à la chasse, observez ceci : Vous placerez le sang de l’animal d’un côté, et sa chair de l’autre.

C’est la fin.


XXX

EFWA-ÉKÉ

(le goutteur ou l’antiphysique)


Efwa-ékè[25] faisait souffrir tous les hommes, lesquels en ces temps-là étaient comme des animaux. Il appelait tous les animaux : « Mes sœurs », et en usait comme on use des femmes, les conviant d’accourir vers lui pour qu’il s’en moquât et en abusât.

Une fois, plusieurs ours noirs butinaient parmi des arbrisseaux à baies, de ceux que l’on nomme raisins d’ours. Efwa-éké s’en alla vers eux, ramassa quantité de baies d’attocat, puis il dit à l’un des ours :

— Ma sœur, frotte-toi les yeux avec cette médecine.

L’ours noir obéit, ses yeux en furent brûlés et il demeura aveugle.

Une autre fois qu’il s’était sauvé, Efwa-éké rencontra un grand nombre de jeunes filles qui s’en allaient à la cueillette des baies sauvages.

— Mes sœurs, leur dit-il, voulez-vous que j’aille avec vous ?

— Soit, viens donc, lui répondirent-elles.

Ils s’en allèrent ensemble cueillir des fruits. Ils en ramassèrent beaucoup ; puis, tout à coup, il remplit ses mains de ces fruits acides, il en frotta les yeux de ces pauvres filles et elles devinrent toutes aveugles.

Un jour qu’Efwa-éké se jouait en se balançant sur un arbre penché, il aperçut au-dessous de lui des bœufs musqués qui paissaient.

— Mes sœurs, leur cria-t-il, accourez vers moi. Il y a ici des pacages excellents que j’ai découverts pour vous. Il s’y trouve de l’herbe en abondance.

Les buffalos accoururent joyeux. Ils étaient accompagnés de leurs vaches, et tous étaient fort gras. Efwa-éké les convia alors à une gageure que devait gagner à la course celui d’entre eux qui atteindrait le plus vite un but qu’il leur désigna. Les bœufs se mirent à courir à perdre haleine, et comme ils étaient très gras, ai-je dit, ils en furent suffoqués et moururent asphyxiés.

Après ce coup, Efwa-éké fondit un grand nombre de pains de graisse de moelle dont il remplit un grand nombre de vessies ; puis, il se rendit sur le rivage d’un grand lac, où des castors et des rats musqués vivaient ensemble en paix.

— Mes sœurs, leur dit-il, il y a par ici de bonnes racines, venez les y ronger. Je m’en vais attacher à vos queues ces pains de graisse qui vous aideront à les assaisonner.

Il lia donc à la queue d’un grand nombre de castors et de rats musqués ces pains de graisse fondue.

— Maintenant, allez-vous-en au large, dit-il à ces amphibies, gagnez les grandes eaux et jouez-vous ensemble ; faites des sauts de carpe dans l’eau.

Rats et castors lui obéirent naïvement. Tout à coup, les vessies se crevèrent, l’eau en fut toute blanchie et saturée ; elle remplit les yeux de ces amphibies qui en devinrent aveugles, et perdirent même la vie.

Le renard noir se livrait contre Efwa-éké à des opérations magiques. Le géant le saisit par la queue, qu’il lia ; il le traîna par terre tant et tant qu’il lui allongea cet appendice de la manière que nous voyons que sont, aujourd’hui, les queues de renards.

Une autre fois, Efwa-éké pourchassa un lynx, et, le saisissant par la queue, il le fit tourner autour de sa tête, le lança contre les parois de sa demeure, où il lui cassa le nez. C’est pourquoi le lynx a ce museau plat que nous lui voyons aujourd’hui.

Un jour que Efwa-éké était étendu et endormi dans une prairie, tous les hommes-animaux se dirent entre eux :

— Venez, et tuons-le !

Ils firent donc cercle autour de lui et dirent au renard :

— Toi, renard, comme tu as la jambe plus alerte que nous, cours vers Efwa-éké et brûle-le.

Le renard mit donc le feu aux grandes herbes sèches, de manière que toute la prairie immense en fut dévastée et brûlée.

— Lui aussi brûlera, pensaient les animaux.

Par le fait, Efwa-éké fut atteint par les flammes et eut même les fesses brûlées, parce que sa hache lui avait échappé. Car Efwa-éké portait toujours, suspendue le long de sa cuisse droite, une grosse hache de pierre emmanchée. Quand il en était armé, le géant était d’une force que rien n’égalait ; mais quand il déposait sa hache ou qu’il la perdait, il devenait semblable aux autres hommes.

Or, dans cette circonstance, ayant été surpris par le feu, sa hache lui échappa des mains pendant son sommeil. Il eut donc les fesses brûlées. Mais, se levant tout à coup, il ressaisit son arme et aussitôt toute sa puissance lui étant rendue, les animaux s’écrièrent :

— Oh ! le méchant homme, voilà qu’il se lève contre nous.

— Mes sœurs, mes sœurs, leur cria-t-il, pourquoi me maudissez-vous, moi qui vous aime tant ? Ne voyez-vous pas que j’ai les fesses brûlées ? Mais maintenant, vous me connaîtrez. Vous m’appelez mauvais, eh bien ! pour vous mauvais je serai.

Après cet événement, Efwa-ékê se maria avec une étrangère et en eut une fille qui était fort belle. Elle était si belle que le malheureux père conçut pour elle une passion coupable si violente qu’elle le porta à s’oublier à son égard.

Cet inceste mit fort en colère la femme à Efwa-éké, qui se promit bien de le tuer et lui en fit même l’aveu.

— Si tu veux parvenir à me détruire, lui dit Efwa-éké, fais un grand bûcher sur mon corps et brûle-moi. C’est le seul moyen. Ce n’est que de cette manière que la mort a empire sur moi.

Sa femme le tua donc, et ayant empilé du bois sur le corps de son mari, elle y mit le feu afin de détruire le cadavre. Puis elle se donna à un autre homme et se remaria.

Cependant, la grosse hache de pierre d’Efwa-éké n’avait pas été brûlée ; elle ressortait de la terre, de dessous la grande souche sous laquelle on avait enseveli les cendres du géant. De là-dessous la hache surgissait. La fille à Efwa-éké, cette fille si belle, dont il avait fait sa maîtresse, en instruisit sa mère.

— Ma mère, lui dit-elle, mon père n’est point mort, il n’est qu’endormi probablement, car j’ai vu sa hache repousser hors de terre.

Alors la femme qui avait été l’épouse d’Efwa-éké s’en alla au lieu de la sépulture de son mari ; elle arracha la hache et en frappa le corps brûlé du défunt. Mais elle ne put en venir à bout.

— C’est donc ainsi que tu as pris ta propre fille pour femme ! lui criait-elle en frappant.

Mais Efwa-éké, ressuscitant plein de vie, lui promit que dorénavant il se conduirait sagement.

Cependant, peu de temps après, il retomba de nouveau dans son crime. Pour lors, la vieille n’y tint plus. Elle le tua de nouveau et le brûla derechef par un feu si grand et si violent que les flammes s’en élevaient jusqu’au ciel. C’est pourquoi jadis, avant la venue des Européens, nous brûlions nos ennemis, ceux du moins qui avaient tué quelqu’un des nôtres, et nous les faisions mourir à petit feu dans les tourments. On leur arrachait la peau du crâne et on répandait même de la braise et des cendres chaudes sur leur tête mise au vif.

Toutefois, la vieille ne put venir à bout à Efwa-éké. Comme la première fois, le géant s’éveilla vivant, grâce à sa hache de pierre qui n’avait point été brûlée, et il promit bien à sa femme d’être sage à l’avenir.

On se concerta alors afin de le détruire par un autre moyen. On fabriqua une lance et on accourut vers lui pour l’en percer et le faire souffrir comme il avait fait souffrir les autres. On lui brûla les parties viriles, on le lia solidement avec des cordes. Puis toutes les filles qu’il avait méprisées allèrent à lui pour en abuser de la manière dont on abuse d’une femme ; elles y allèrent et le brûlèrent. Une vieille femme aveugle en agit aussi de même. Elle s’approcha de lui, elle s’en moqua, elle le traita de la manière dont un homme traite une femme, puis elle lui brûla à son tour les parties génitales.

— Voyez donc, s’écria-t-elle, le grand Efwa-éké ; voilà qu’une vieille femme est son mari !

Et toutefois, Efwa-éké ne mourut pas de ces horribles traitements. Il parvint même à se sauver et se réfugia chez les Dènè.

À la fin, il dit à ceux qui demeuraient hors des voies (les hommes-animaux) :

— Désormais, je veux être bon avec vous. Faites donc publier une grande fête, préparez une grande danse, et alors seulement je me montrerai aimable pour vous.

On fit comme il l’avait souhaité. On construisit une grande maison circulaire, une maison vaste et profonde, grande du côté de l’entrée et grande aussi vers le fond. Efwa-éké y convia tous les animaux et tous les oiseaux. Lorsque tous y furent rassemblés :

— Maintenant dansez, leur dit-il, maintenant réjouissez-vous !

On dansa, tandis que lui se tenait debout au milieu de la loge immense et circulaire que soutenait un poteau central.

Tous les animaux, qui dansaient autour de lui, s’en moquaient en disant :

— Tu t’es sans doute promis de nous faire encore du mal, Efwa-éké ; c’est pourquoi tu promènes ainsi tes regards impudiques sur nos personnes.

Alors le géant se mit en colère. Il poussa les murs de la maison de part et d’autre, il ébranla le poteau central. Tout à coup la toiture s’écroula, et de tous les animaux qui étaient dans la maison il n’en fit qu’un tas de cadavres. Les oiseaux parvinrent seuls à s’échapper par le haut de la demeure mise à découvert ; mais les autres furent ensevelis sous ses débris. Toutefois, parmi les décombres, plusieurs animaux purent encore s’échapper. Ainsi la poule d’eau s’enfuit dans l’eau, le plongeon arctique et le huard en firent autant. Ils étaient noirs tous deux. Efwa-éké les poursuivit ; il jeta au second de la craie après la tête et la lui rendit blanche.

Ainsi, dans cette occasion, Efwa-éké détruisit plus d’animaux qu’il n’avait fait jadis.

Bientôt il se dit :

— Je m’en vais parcourir les villages qu’habitent les géants ennemis, et je ferai souffrir ces derniers.

Il en agit donc ainsi. Tout d’abord il les fit se disperser. Ces géants avaient pris à la chasse des cygnes, des canards et des macreuses, qu’ils avaient fait rôtir dans le dessein de s’en régaler. Pendant la nuit, Efwa-éké se rendit vers eux ; il fit ressusciter tout ce gibier, et le fit s’envoler de nouveau.

Un jour qu’il était endormi sur le bord de la mer, un géant des Têtes-Rasées, ou Kfwi-dètèllé, s’en alla vers lui à la nage, le captura dans des filets et le lia fortement.

— Mon grand-père, lui dit Efwa-éké, je voudrais me rendre là-haut sur cette montagne.

Aussitôt le géant le chargea sur ses épaules, lui fit traverser l’eau et le transporta au sommet de la montagne ou Efwa-éké se sauva et parvint à se cacher.

Efwa-éké se métamorphosa successivement en tronc d’arbre, en ours, en élan, en castor, en cadavre, trompant toujours et défiant sans cesse la vigilance et la haine de ses ennemis, les Têtes-Rasées.

À la fin, il jeta sa grosse hache de silex ; il la jeta à la mer, cette massue dans laquelle résidait sa force, et il s’en alla. Il s’en fut si loin que l’on ne le revit jamais plus parmi les Dènè, et que nul ne sut jamais ce que Efwa-éké était devenu.

C’est la fin.


XXXI

ρATA-YAN

(les pygmées )


Les ρata-yan étaient des hommes fort petits et qui pullulaient dans le pays qu’ils habitaient. On ne pouvait que difficilement en venir à bout, parce que, lorsque l’on voulait s’en défaire, ils se couvraient tout entiers d’un grand bouclier sous lequel ils disparaissaient.

Un jeune homme, que ses parents tourmentaient, les ayant laissés, s’en alla, dit-on, visiter le pays de ces Pygmées. C’était un homme barbu, autant que nous pouvons nous en souvenir.

Le jeune homme barbu s’en étant donc allé dans le pays où pullulaient les ρata-yan, entra sans façon dans une loge et y demanda l’hospitalité.

— Je vous prie de me donner à boire, demanda-t-il à un vieillard pygmée.

— Ma femme, dit le vieillard à son épouse, je suis trop vieux pour servir cet étranger, va donc lui chercher à boire.

Ce disant, il lui passa la coupe.

Ils le traitèrent assez bien, mais ils ne l’appelaient que du nom d’étranger.

— Pourquoi m’appelez-vous ainsi, leur dit le jeune homme barbu, puisque je viens habiter parmi vous ?

Cependant les Pygmées levèrent le camp pour le transporter plus loin, et l’étranger barbu les suivait.

— Partez les premiers, leur dit-il avec méfiance, et je vous suivrai.

Mais ils ne le voulurent pas ; puis, lorsque le jeune homme fut parti, les ρata-yan le suivirent, sans doute avec de mauvais desseins.

Cependant le jeune homme les quitta et s’en fut au loin. Il atteignit une Terre haute dont les pentes rapides s’étendaient au loin. Là il campa au sommet de la montagne.

Mais les Pygmées l’y rejoignirent et ils couvrirent bientôt les déclivités de la Terre haute. Ils se cachaient de lui afin de le surprendre, ce qui ne leur était pas difficile, vu leur extrême petitesse.

Il ne savait comment en venir à bout. Tout à coup il eut une heureuse idée. Il y avait là quantité de gros buissons épineux parfaitement secs, il les coupa, en fit un gros massif et le fit rouler sur les Pygmées du haut de la montagne. Leur chair en fut tout ensanglantée, et, de cette manière, il les détruisit entièrement. Il n’en survécut pas un seul.


XXXII

TA-ÉDIN-YAN

(le vieil aveugle)


Un vieillard, sa femme et son fils unique vivaient ensemble tous les trois. Le vieillard, en avançant en âge, avait perdu la vue. Sa femme était mauvaise ; elle avait une humeur fâcheuse et acariâtre. De plus, elle le trompait sans cesse.

Un jour, la femme de l’aveugle dit à son mari :

— Voilà là-bas un orignal qui paît.

— Donne-moi mon arc et mes flèches, afin que j’aille le tuer, répondit l’aveugle.

Elle lui donna ses flèches, accompagna son mari jusqu’au lieu où paissait l’orignal ; ils s’embusquèrent, et elle banda l’arc dans la direction où était l’animal. L’aveugle tira, perça l’orignal d’une flèche et le tua.

— Ai-je touché la bête ? demanda-t-il.

— Non, tu ne l’as pas tuée, répondit la femme.

— Hélas ! hélas ! reprit-il tout triste, c’est que je suis bien vieux et que je n’y vois plus.

Cependant, l’orignal n’était pas mort sur le coup ; blessé mortellement, il gémissait et se débattait.

— Quel est donc cet animal que j’entends plaindre ? demanda l’aveugle à sa femme.

Sans lui répondre, elle s’en alla sur la piste de la bête, la trouva abattue au bord de l’eau ; elle l’acheva, la dépeça et jeta sa couverture sur la viande pour la cacher. Puis elle revint avec un des flancs, qu’elle fit rôtir à l’insu du vieillard.

Mais lui :

— Quel est ce bruit que j’entends ? demanda-t-il. C’est comme de la viande qui geigne en rôtissant. Où as-tu pris cette viande ? Je sens l’odeur du rôti ; qu’est-ce donc que tu fais rôtir ?

— Oh ! c’est une martre, répondit la méchante femme, et elle disparut.

Le vieillard, étant aveugle, ne pouvait donc se défendre de cette mégère ni déjouer sa malice. À bout de patience et de courage, il quitta sa loge et s’en alla dans les bois, en tâtonnant. Il marcha longtemps et arriva au bord d’un lac allongé, dans les eaux duquel il entendit crier un plongeon noir.

— Mon beau-frère, dit l’aveugle au plongeon, j’ai perdu la vue, je n’ai pu atteindre ton lac qu’en tâtonnant, et ma femme ainsi que mon fils m’ont abandonné.

Le plongeon se dirigea vers le vieillard et lui dit :

— Viens avec moi et laisse-toi conduire, je te rendrai les yeux.

Il le fit monter en croupe sur son dos, et nagea vers le milieu du lac ; puis il plongea tout à coup, entraînant l’aveugle avec lui sous les eaux. Ils demeurèrent longtemps sous l’eau. Lorsqu’ils reparurent à la surface du lac, le plongeon dit à l’aveugle :

— Eh bien ! cette terre sèche qui apparaît d’ici, la vois-tu ?

— Pas très bien, répondit le vieillard ; cependant je distingue quelque chose.

Alors, de nouveau l’oiseau noir plongea avec lui, et lorsqu’ils remontèrent, le vieillard était redevenu jeune homme et avait recouvré la vue.

Alors, il quitta le plongeon bienfaisant, retourna sans peine à sa demeure, et y vit, sur un échafaudage, la viande de l’orignal qu’il avait blessé à mort. Mais il dissimula, et affecta de se comporter en aveugle, marchant en tâtonnant. Il tendit sa gibecière à sa femme pour qu’elle y mît de la viande. Mais elle ne lui donna rien, et, dissimulant, elle lui mentit.

— J’ai soif, dit l’aveugle, apportez-moi à boire.

— C’est moi qui vais y aller, dit la vieille.

Elle alla puiser de l’eau croupie et puante, pleine de vers et de notonectes (tρé-tsaë) qui y nageaient, et la lui servit à boire, parce qu’elle le croyait toujours aveugle.

Mais lui :

— Tu as donc envie de me tuer, que tu en agis ainsi ? lui dit-il.

Il se leva en colère, la jeta hors de la loge, lui cassa la tête et la tua. Voilà la fin[26].


XXXIII

NNÉ ÊHTA-SON-TAGÉ

(le changement de la terre)


Au commencement, les Fantômes[27] demeuraient au Levant. Ces Fantômes furent d’abord des chiens qui se métamorphosèrent en hommes.

Alors nous, les Hommes (Dènè), nous demeurions à l’Occident (Tahan) ; car nous autres, nous sommes des hommes évidemment.

Alors nous nous battions sans cesse avec les Fantômes ; de part et d’autre, nous nous faisions la guerre.

Alors tout à coup la terre fit ainsi : elle tourna sur elle-même en intervertissant les points cardinaux. Ce fut comme si elle avait pirouetté sur le talon.

Depuis lors, les Fantômes demeurent à l’Ouest des Montagnes Rocheuses ; tandis que nous sommes venus à l’Est de ces mêmes montagnes.

Donc, tout au commencement, au bord de la grande mer occidentale nous habitions, alors qu’à l’Est du Mackenzie, il n’y avait encore aucun habitant ; car nous sommes des habitants des plateaux des hautes montagnes. Nous ne connaissions pas encore le Nakotsia-kotchô (le Mackenzie) et nous demeurions au milieu des Montagnes Rocheuses.

Alors un vieillard s’en vint jusqu’au fleuve et il y vit du poisson qui nageait. Il tendit un filet dans un remous et y prit beaucoup de poisson. Il s’en revint donc nous porter cette bonne nouvelle, et les Dènè vinrent se fixer le long du Nakotsia-kotchô ; car avant ce temps-là nous demeurions à l’Occident des montagnes.

De cela il n’y a pas fort longtemps. Ce n’est pas comme pour les histoires qui précèdent. Ce vieillard s’appelait, dit-on, Tchané-ζèlé (le Vieillard chauve).


XXXIV

YAÑÉ TTSEN IÑÉ TρAN-DÉl’A

(la viande qui tombe du ciel)


Au commencement, nous demeurions dans les montagnes, ai-je dit ; alors il arriva qu’une grande foule de Dènè atteignirent le pied d’une haute montagne et y demeurèrent. Alors il tomba du ciel quelque chose de semblable à de petits morceaux de viande, par quoi les Dènè vécurent longtemps.

Beaucoup de peuple alla ramasser cette petite viande qui faisait vivre le monde. Nous l’appelâmes : Bœ ttassin yan taellay (une sorte de petite chose pleine de viande). Chaque matin, il en tombait une mesure pleine ; car tout d’abord il n’y avait rien en ce pays, on n’en pouvait plus, lorsque tout à coup il tomba du ciel de la nourriture, dit-on. On en remplissait des récipients.

Voilà tout ce que j’en sais, mon père me l’a raconté quand j’étais jeune.


XXXV

AKFWÉRÉ FWEN-LLÉRÉ KOLLÉ

(l’étoile flamboyante découverte au commencement )


Au commencement, on découvrit, dit-on, une étoile qui flamboyait ; elle apparut dans le Sud-Ouest. À cette époque, Tchippewayans, Loucheux, Castors, Peaux-de-lièvre, etc., ne faisaient qu’un seul et même peuple, qu’une seule et même nation ; mais quand on découvrit la comète, chacun se demanda :

— Qu’est-il donc arrivé de singulier par là-bas ? Si on y allait voir ?

Alors, un jeune Tchippewayan s’en alla de ce côté, c’est-à-dire vers le Sud-Ouest, et se sépara de nous. Il passa dans un autre pays, mais c’était un pas grand’chose. Il n’avait que de petites flèches, et sa femme ne savait pas broder avec du poil de porc-épic multicolore.

Il y eut des Dindjié qui y allèrent aussi et qui se séparèrent de nous comme les Tchippewayans ; mais eux ne savaient pas parler, et ce fut la raison qui les porta à nous fuir. C’étaient des bons à rien.

Quant à nous, nous sommes des hommes supérieurs ; c’est pour cela que l’on dit en proverbe de quelqu’un de bon :

— Il pratique les observances des ancêtres comme un Tchin-tρa-Gottiné (ou Dènè Peau-de-Lièvre).

Or, à cette époque, on ne connaissait pas le métal, dans ce pays, lorsque le vieillard appelé Tchanè-zèlé ou le Vieux chauve descendit le fleuve jusqu’au petit affluent où il y a du sable qui s’éboule (L’é-ota-la-délin). Là, ce vieillard trouva quelque chose de rouge qui ressemblait à la fiente rouge de l’ours noir. C’est pourquoi il l’appela Sa-tsoñné (fumées d’ours). C’était du métal.

Avec ce métal rouge, on fit des herminettes et des lancettes. Avant ce temps, nous n’avions pas de métal ; mais nous achetions des Epa-tρa-Gottiné (les Dènè Antilopes), qui habitent l’autre versant des montagnes, de petits morceaux de fer gros comme le petit doigt, moyennant dix peaux de caribou des bois.

Ma mère a encore vu ce temps-là, avant la venue des Blancs. Ma mère m’a conté ces choses.


XXXVI

SOURÉ-KHÉ

(les deux sœurs)


Le castor et le porc-épic demeuraient de l’autre côté du fleuve Nakotsia-kotchô[28] (le Mazkenzie). Ils étaient sœurs et s’aimaient tendrement.

Alors la sœur Castor {tsa) arriva à la nage sur le rivage occidental et demeura au bord de l’eau, au lieu où se trouve cette grosse montagne appelée Tsa-tchô-èpèli. Ce fut là qu’il campa.

 

Alors, sur la rive gauche, la sœur Porc-épic (tsi) se lamentait et pleurait après le castor, car elle ne savait pas nager. Elle s’ennuyait de sa sœur, tout en demeurant sur cette montagne que nous appelons Ttchiuñé chiw.

Et le Porc-épic disait en pleurant :

Mè né nènè ttsen niawotté, scuré ! — « Puissè-je dans ton pays aborder par eau, ô ma sœur ! »

Mais comme il ne savait pas nager, il ajoutait :

Ta yê wottèri yènéfwéni, souré, nné añnasakhèlé ! — « Dans cette terre où je désirerais habiter, ô ma sœur, transporte-moi sur les eaux[29] ! »

Car d’abord, il faut dire qu’elles demeuraient ensemble, les deux sœurs, sur le rivage de la mer occidentale. Puis il se forma de l’eau, un grand lac peut-être, un fleuve peut-être, je l’ignore, entre l’une et l’autre ; de telle sorte qu’il se produisit une mer entre les deux peuples, il n’y eut plus de passage possible, et c’est pourquoi le Porc-épic demeura sur la terre occidentale, tandis que le Castor passa sur cette terre orientale.


XXXVII

TTSINTANÉ KKIN-YÉTTÔH

(le petit batelier)


Lorsque nous demeurions au bord de l’Océan, il poussa au large un petit rocher.

Alors voilà qu’un petit garçon construisit une pirogue d’écorce. Ce fut longtemps après que Ekkadékρini eut construit la sienne.

Ayant donc fait ce canot, l’enfant jouait avec lui, et se promenait constamment sur l’eau.

Sa mère lui disait :

— Enfant, ta pirogue ne vaut rien. Pourquoi joues-tu avec elle ?

Mais lui :

— Ah ! ma mère, répondait-il, que me dis-tu là ? Dans la haute mer, il existe une île dans laquelle je me rends en canot. Je veux y retourner de nouveau, quoi que tu puisses dire.

Le petit garçon fabriqua donc un aviron et alla se promener sur le rivage de la mer. Pendant qu’on dormait dans le camp, il disparut.

— Quel méchant petit garçon ! Où est-il encore allé avec son canot ? se disaient les Dènè.

On le chercha au bord de la mer, en canot. Mais on ne découvrit ni île ni garçon. Il n’y avait personne.

Son père se livra à des recherches inutiles ; lorsque tout à coup, pendant que l’on dormait, il reparut.

— Ma mère, dit-il, je suis retourné à l’île.

— Voilà que nous pleurions déjà sur toi, répondit la mère.

— Oh ! mère, ma pirogue est excellente. Avec elle, j’ai vogué en toute sécurité. Il y a tout là-bas une île de roche dans laquelle habite une fort belle femme. C’est là que je suis allé, ma mère, et que je veux encore retourner. Allez-y donc aussi, vous autres, ma mère.

Le petit garçon ayant ainsi parlé :

— Allons-y donc, se dirent ses parents. Cet enfant a du génie. Quand il sera devenu homme, nous nous conduirons d’après ses ordres ; nous l’imiterons.

Son père s’en alla avec lui ; avec lui, il alla sur mer, et tous ses parents aussi. Ils cherchèrent cette petite île où il disait que le poisson abondait ; mais ils la cherchèrent vainement. Il n’y avait point d’île du tout, parce qu’ils étaient incrédules à la parole de l’enfant[30].

Donc, après cela, le petit garçon revint et dit encore :

— Mon père, allons dans l’île. Il y a là une fort belle femme. Voguons donc de ce côté. Tu mangeras avec elle aussi longtemps que tu le voudras ; tu y mangeras d’excellent poisson, et si tu as envie de dormir, eh bien ! tu agiras à ta guise.

Voilà ce que le petit navigateur dit à son père. Alors nul ne pensait qu’il dît la vérité ; mais le père disait :

— N’est-ce pas mon fils qui nous dit ces choses ? Assurément qu’il nous dit vrai. Agissons donc comme il nous le commande.

Sa mère aussi dit :

— Imitons-le, agissons comme il le dit ; cela nous vaudra des avanies de la part de nos compatriotes, assurément ; cependant nous sommes ses parents, imitons notre fils.

C’est pourquoi, lorsque ces gens-là disaient quelque chose, cela paraissait toujours des mensonges aux yeux des autres hommes. Tout le monde refusait de les croire et de les imiter.

Cependant le petit garçon devint grand, il se fit homme ; il devint puissant en toutes sortes de choses, il faisait tout ce qu’il voulait.

Cette famille demeura avec les autres Dènè. Mais tous ne les croyaient pas. Il n’y en eut que quelques-uns qui les crurent.

C’est pourquoi, depuis lors, les Dènè disent en proverbe jusqu’à ce jour :

« Quand on a de l’appétit et que l’on mange ce que l’on vous donne, on est rassasié.

« Que si, ayant faim, on dédaigne la viande qui vous est offerte, on risque bien de demeurer un très long temps sans manger. »

Voilà ce que nous disons depuis lors.


XXXVIII

KFWI-DÉTÉLLÉ

(les têtes-rasées)


Origine des Dènè Flancs-de-Chien d’après les Dènè
Peaux-de-Lièvre.


Au commencement, la femme d’un Dènè mit au monde un enfant, mais non sans peine. Le petit garçon arriva bien à terme, car il pleura en sortant, mais la mère demeura immobile et comme morte. En vain son mari stimula-t-il la vie en elle, en la piquant avec un bois pointu, elle ne remua pas.

Comme il se levait, le Dènè aperçut par derrière les parois de sa hutte de sapin une Tête-Rasée qui arrivait sur le sentier. Aussitôt le malheureux jeta sur sa femme et sur son enfant les branchages qui formaient les parois de la hutte ; il les cacha, et s’élança hors de la cabane pour détourner l’attention de son ennemi.

La Tête-Rasée le suivit aussitôt. La nuit venue, tous deux bivouaquèrent ; alors lui profita des ténèbres pour retourner à sa loge, où il trouva sa femme sortie de sa transe et allaitant son enfant.

Mais la Tête-Rasée le suivit, pénétra sous la tente du Dènè et s’y installa sans façon de l’autre côté du feu, convoitant le fils nouveau-né du Dènè pour le tuer et le dévorer ; car il pensait que la chair devait en être tendre.

Finalement, il transperça le cœur du Dènè, en enleva la poitrine, qu’il fit rôtir et dévora ; puis il partit, abandonnant cette malheureuse, sans la tuer. Elle demeura donc seule avec son enfant, vivant de la chasse aux oiseaux et élevant son fils avec des cervelles de pie. Elle parvint de la sorte à le faire vivre.

Lorsque le petit Dènè fut grand, sa mère lui dit un jour :

— Mon fils, va visiter mes collets à lièvres ; pendant ce temps-là, je dresserai la loge et ferai le campement. Prends les raquettes de la Tête-Rasée et vas-y avec cela.

Le jeune garçon s’en alla donc visiter les lacets à lièvres de sa mère, marchant sur la neige à l’aide des raquettes de la Tête-Rasée, lesquelles avaient une pointe en avant et une autre en arrière.

Le soir venu, l’enfant ne parut pas, et sa mère demeura tout inquiète. Elle suivit la piste des raquettes de la Tête-Rasée, se disant en chemin :

— Hélas ! faut-il donc que mon fils meure avant moi !

Ainsi cheminant, elle arriva à une loge qui n’était autre que celle de la Tête-Rasée qui avait tué son mari. Elle le surprit durant son sommeil et le tua ainsi que sa femme. Horreur ! elle vit, suspendu dans la tente, l’os de l’échiné de son fils que ces monstres avaient dévoré. Elle pleura sur lui amèrement. Alors, outrée de colère, elle se jeta sur les petits enfants de la Tête-Plate, qu’elle voyait assis dans la loge, et les tua tous, à l’exception d’un seul petit enfant encore au casseau[31], dont elle eut pitié.

— Petit, que manges-tu là ? lui demanda la pauvre femme.

— On nous a donné un petit orignal, répondit l’enfant. Nous l’avons tué nous-mêmes et nous le mangeons.

Ce petit orignal, dont l’enfant Tête-Plate parlait, n’était autre que son propre fils. La pauvre mère le comprit bien et pleura encore plus.

Le petit Tête-Rasée sortit de la loge ; il alla chercher un tronc d’arbre, s’en chargea, et se dirigea vers un lac à castors. La femme Dènè l’y suivit.

Le petit Tête-Rasée jeta à l’eau sa hache de silex, lui-même plongea et disparut sous l’eau. La femme Dènè s’assit au bord du lac attendant ce qu’il en résulterait.

Peu après, elle entendit les castors qui disaient, dans l’eau :

— Eh bien ! soit, mangez notre chair.

Alors la femme se rendit à la loge des castors, avec la hache-marteau du petit Tête-Rasée ; elle démolit la loge, et aussitôt elle entendit au fond de cette loge le petit Ennemi qui y battait le briquet à l’aide d’une pyrite et d’un silex. Le petit Tête-Rasée avait tué tous les castors, et ressortit du lac par l’issue de leur loge.

La femme Dènè s’en fut cependant de là. Elle s’ennuyait de sa solitude, elle pleurait ceux qu’elle aimait et qu’elle avait perdus. Elle bivouaqua, fit rôtir un castor, en mangea un morceau, et se coucha en pleurant.

Peu après, elle entendit des bruits de pas, et le petit Tête-Rasée, tramant sa sellette de bouleau entre les jambes, arriva jambe deci jambe delà. Mais elle n’en prit nulle garde. Le petit se coucha à côté d’elle. Elle le laissa faire, elle en eut pitié, et ne le tua pas.

Le lendemain, elle décampa de nouveau ; elle mangea sur le midi et le soir encore. Puis elle bivouaqua de nouveau, et encore le petit marmot Tête-Plate la suivit, mangea et coucha avec elle, sans qu’elle lui fît aucun mal. Mais alors, il n’avait plus de maillot ni de casseau. Il était devenu un jeune garçon un peu grandet.

De nouveau elle décampa, de nouveau elle bivouaqua, et le petit Tête-Rasée était devenu un adulte. Il dormit avec la femme Dènè et s’en approcha.

— Voyez donc ! disait-elle, j’ai peur de lui, je le fuis ; pourquoi en agit-il ainsi ?

De nouveau elle partit, de nouveau elle campa. Mais alors la Tête-Rasée était devenu homme fait.

— Ah ! mon fils est mort, lui dit la pauvre femme Dènè, c’est toi et les tiens qui l’avez mangé ; je ne suis pas de même race que toi. Pourquoi me suis-tu donc ainsi ?

Au prochain campement, elle eut ses infirmités naturelles, quitta le sentier, se construisit une petite cahute à part pour y faire ses purifications ; et cependant, le soir venu, la Tête-Rasée arriva. Il suivit ce sentier souillé, parce qu’il la trouvait belle et qu’il l’aimait, quoiqu’elle eût peur de lui. Il pénétra sans dégoût dans la hutte, y suspendit sa carnassière, déposa sa robe de fourrure à terre, et s’assit à côté de la femme malade.

C’était mal, mais elle n’y pouvait rien. L’amour lui faisait oublier les prescriptions. Comme elle avait toujours peur de lui, la Tête-Plate lui dit :

— Je te considère comme une personne de ma famille ; pourquoi avoir peur de moi ? Tu sais bien que nous n’avons pas d’enfant, pourquoi donc me refuses-tu ?

La nuit venue, il s’approcha d’elle ; le matin, il partit pour la chasse, tua un orignal et le lui apporta. Il avala petit à petit la peau de l’orignal et la rendit ensuite de nouveau ; il l’avala une seconde fois, et lorsqu’il la recracha, elle était devenue du beau parchemin.

— Mais pourquoi me regardes-tu ? dit-il à sa femme. Ce sont là de ces choses que l’on ne peut exécuter que lorsque nul ne vous regarde.

Sur ce parchemin, il déposa son grattoir de pierre, dormit, et le lendemain la peau se trouva passée et tannée.

Cette femme demeura donc, à partir de ce moment, avec la Tête-Rasée, et il leur naquit des enfants. Mais voilà que, durant la nuit, elle entendait comme un gros chien qui aurait rongé des os. Cependant, ils n’avaient point de chien avec eux.

— Quel peut bien être ce chien ? pensait la femme Dènè. Il n’y a pas de chien ici.

Alors la Tête-Rasée lança un gros os dans la direction où l’on entendait un chien gruger des os et tua un des petits enfants.

La pauvre mère pleura.

— Puisque ton fils est un chien, tue-le donc, lui dit-elle. Mais pourquoi as-tu tué mon enfant, lui qui est un homme (un Dènè) ?

Ce sont là les ancêtres des Flancs-de-chien, Dènès par leur mère et Têtes-Plates par leur père, dit-on.


XXXIX

INTTON-PA

(fleur-blanche)


On avait enlevé Fleur-blanche depuis je ne sais combien d’hivers, et on l’avait mariée à deux hommes. En ce temps-là, on demeurait au bord d’un lac de pêche et l’on y vivait de poisson.

Or, un des maris de Fleur-blanche avait sans doute fait tort aux Dènè, car on partit pour les combattre et l’on se battit effectivement. L’un des deux maris fut tué ; l’autre revint au camp avec les guerriers.

Alors voilà : Fleur-blanche aperçut des canots au bord de l’eau et elle alla voir ce qu’ils contenaient. Dans l’un, se trouvaient des têtes d’hommes, des têtes coupées, et parmi ces têtes elle reconnut les chefs de ses deux frères aînés qu’elle n’avait pas revus depuis longtemps.

La malheureuse femme pleura beaucoup ; mais comme elle était au pouvoir des Eyunnè ou nation des Courtisanes, elle jugea nécessaire de dissimuler sa douleur. Elle manifesta une joie excessive ; elle contrefit l’insensée ; elle se mit à jouer avec ces têtes coupées ; elle les faisait sauter comme des paumes, puis les traînait deci delà, pour donner le change à ses persécuteurs.

— Comme on a tué mon père, ainsi vous a-t-on tués ! disait-elle aux deux têtes.

Après cet événement, combien de nuits coucha-t-elle encore à côté de l’ennemi qui l’avait prise pour femme ? C’est ce que je ne sais pas ; mais un beau jour elle se dit :

— Je m’en irai de nouveau chez mes parents.

Et ce qu’elle pensa, elle le fit. Un soir, elle dit à son mari :

— Aiguise-moi ce couteau.

Lui, sans méfiance, l’affûta pour elle. Lorsqu’ils furent couchés, elle lui dit en se jouant :

— Couche-toi sur le dos ; de cette manière, tu t’endormiras plus vite.

Après qu’il fut endormi et tout le camp avec lui, elle coupa la gorge à son mari.

La vieille mère de celui-ci fut éveillée par le gargouillement du sang et les râlements du mourant.

— Ma bru, cria-t-elle à Intton-pa, lève-toi, voilà que les chiens grugent notre poisson.

— Ah ! le sommeil me tue, répondit celle-ci du ton d’une personne à moitié réveillée.

— Ma bru, chasse les chiens, te dis-je, reprit la mégère.

Fleur-blanche se leva donc ; elle fit semblant de chasser les chiens, bien innocents ; elle sortit à la hâte, prit une pirogue, traversa le lac, et transporta l’embarcation dans une caverne où elle se cacha elle-même.

Longtemps après, elle entendit sa belle-mère qui criait :

— Malheur ! Elle lui a coupé la tête. Voyez donc ! Mon fils est bien mort !

Alors il y eut un grand émoi dans le camp ; tous les hommes prirent leurs canots, s’y embarquèrent et s’en allèrent bien loin pour aller à la recherche d’Intton-pa.

Lorsqu’elle ne vit plus personne sur le rivage :

— Je vais partir à mon tour, se dit la courageuse femme. Mais de quel côté se trouve mon pays ?

Cependant, elle se dirigea d’après le cours du soleil.

Après avoir vogué longtemps, elle aperçut, au bord de l’eau, un village-volant populeux.

— Cela ressemble à mon pays ! se dit-elle.

Elle bivouaqua sur le rivage, et s’y endormit.

Un loup blanc (Pélé) la tira de son sommeil en la grattant de sa patte :

— Place-toi sur mon dos ! lui dit-il.

Intton-pa lui saisit la queue, le loup se jeta à la nage, et Fleur-blanche, ayant abandonné son canot, nagea avec le loup, et avec lui aborda à un rivage qu’elle reconnut aussitôt pour être la pêcherie de son père. Du rivage elle entendit une foule de gens qui jouaient. Un vieillard s’en allait visiter ses filets dans sa pirogue. Fleur-blanche le vit et reconnut son père lui-même. Pour mieux s’en assurer, elle se cacha dans un buisson, et contrefaisant le petit oiseau qui dit dans son chant :

Intton-pa ! tchi ! tchi ! Intton-pa ! tchi ! tchi[32] ! elle se mit à siffler comme lui. Mais son père n’y fit nulle attention.

Pendant deux nuits consécutives, le bonhomme alla visiter ses filets, et chaque fois il entendit : « Intton-pa ! tchi ! tchi ! « Alors, il se dit en lui-même :

— Les Courtisanes m’enlevèrent jadis ma fille. Comment donc se peut-il que j’entende prononcer son nom[33] ?

Le vieillard raconta cela à sa femme.

— Pourquoi ce petit oiseau chante-t-il ainsi, je suppose ? Cela m’intrigue. Donne-moi un poisson sec afin que j’aille le déposer pour lui.

Le vieux s’en alla donc dans les bois ; il plaça son poisson sec sur les branches d’un saule, puis se cacha. Le poisson sec disparut et le vieillard tressaillit.

Alors il s’en alla de nouveau au lieu d’où partait ce chant d’oiseau, et quel ne fut pas son étonnement en y trouvant sa fille blottie sous la feuillée !

— Mon père !

— Ma fille !

Ce fut tout ce qu’ils purent se dire.

Quand ils furent remis de leur émoi, le vieillard dit à son enfant :

— Ma fille, dans le village il y a un grand nombre de jeunes gens. Ils t’enlèveraient assurément à mon amour. Demeure cachée en ce lieu.

Fleur-blanche demeura donc dans son buisson de saules ; et, quand l’obscurité fut venue, son père alla la chercher en canot pour la conduire dans sa tente, au fond de laquelle il lui avait ménagé une cachette. Là, sa vieille mère la nourrissait de poisson, et lui donnait de l’eau à boire.

Les deux vieillards parvinrent à dérober pendant longtemps aux jeunes gens la connaissance du retour de leur fille, et ils jouissaient de sa présence, dans leur amour jaloux. Mais un jour, les jeunes gens dansèrent, dit-on, et un tout petit enfant demeura seul dans la compagnie des vieillards qui ne s’en méfièrent pas.

— Allez-vous-en donc à la danse, avait dit le père d’Intton-pa à toutes les personnes qui logeaient dans sa tente. Lorsque tout le monde fut parti, à l’exception du petit enfant, le bonhomme fit rôtir un poisson, ouvrit la cachette et donna à manger à sa fille, en présence du petit.

Celui-ci avait assez de connaissance. Il n’eut rien de plus empressé que d’aller raconter aux autres ce qu’il avait vu. Alors une grande foule se rassembla à la tente du vieillard, et le surprit en colloque avec sa fille.

— Voyez donc ! Fleur blanche est ici ! s’écrièrent-ils. Moi, je veux l’avoir ! C’est moi qui l’aurai !

Alors son père, voyant qu’on ne considérait pas son enfant comme un fantôme, mais qu’on la reconnaissait pour un être vivant, et que par conséquent sa vie ne serait pas en danger, donna Fleur-blanche en mariage à un bel homme. C’est la fin.


XL

ÉL’É-KρA TSÉTENPA

(le départ pour la guerre)


Un jour il arriva que l’on partit pour se battre, que pour se battre l’on partit, car on désirait se guerroyer mutuellement. Ce n’était point aux Têtes-Rasées que l’on en voulait, c’était aux Fantômes (les Kollouches) ; mais sur le passage des guerriers se trouvaient beaucoup de géants, de sorte qu’il était impossible d’atteindre l’ennemi.

Alors un vieillard Tête-Rasée construisit une loge de médecine, il y mit du bois de chauffage, et il y fit bouillir une chaudière qu’il remplit de têtes de mort, de cartilages et de chair humaine mélangés. On demeura auprès de lui.

— N’allez pas dans les autres tentes, nous dit-il ; demeurez tous ici avec moi. Je vais bientôt vous donner de la bonne viande à manger. Je vais faire la médecine contre nos ennemis, et par mon pouvoir, je vais tous les transpercer pour vous ; ces étrangers, je vais les tuer pour votre compte.

Aussitôt qu’il eut prononcé ces paroles, il se rait à chanter, disant : « L’aéyi kwa, Eyunnè tρa, yékkρay tchô nitchénindéwé éyé[34] ! » c’est-à-dire : « En un seul coup, parmi les Femmes publiques, je vais dévorer de gros bœufs gras. »

Comme il chantait, on vit arriver de la mer deux corbeaux qui vinrent à tire d’ailes trouver le Jongleur.

— Allez-vous-en vers les Ennemis, leur dit-il, et, sur le lac, métamorphosez-les en bœufs musqués.

Aussitôt dit, on vit arriver un troupeau de bœufs très gras. En tuant ces bœufs gras, il tuait nos ennemis ; en dépeçant et désossant ces bœufs, il dépeçait et désossait nos ennemis, il déchirait leur chair par morceaux. Ensuite il dit à sa femme :

— Hache pour moi la meilleure viande.

Elle hacha les meilleurs morceaux et les donna aux hôtes, et ce faisant, le Jongleur hachait et leur donnait à manger de la chair humaine.

Par sa même médecine, il remplit leurs traîneaux de cette viande de bœufs musqués.

— Maintenant, leur dit-il, je vais rendre vos traîneaux légers ; mais ne me regardez pas.

Il laça les traîneaux chargés et les rendit légers. Mais voilà-t-il pas qu’il prit envie à une femme de regarder par-dessus son épaule comment était son traîneau ! Aussitôt toute la viande se dispersa de partout et la chair redevint lourde. Depuis ce temps, dit-on, la viande est fort pesante.


XLI

KOTTÈNÉ-TCHÔ

(les géants)


Avant le Sensé, tous les hommes disparurent, et il ne demeura plus qu’un seul homme qui s’en alla quelque part. Comme il passait par un sentier qui traversait un lac congelé, il aperçut un orignal qui s’y promenait, et le poursuivit.

Bientôt il vit que le sentier se bifurquait.

— Qu’est-ce que cela signifie, pensait-il ; il n’y a plus d’habitants par ici, comment donc y a-t-il un double sentier ? Je vais me métamorphoser en hermine, afin que, si ces gens sont des géants, je puisse me sauver loin d’eux.

Il se fit donc hermine, et ce qu’il avait pensé arriva. C’étaient bien des géants. La nuit venue, il alla les trouver en hermine, et, voyant au bord du lac un sentier bien battu, il grimpa sur un arbre, s’y jucha comme une belette et observa. Alors il vit un géant s’approcher du sentier, atteindre le pied d’une montagne et y pénétrer ; car les montagnes sont creuses. Il entendit du bruit dans la montagne, aussitôt il alluma un petit morceau d’amadou de bouleau et le jeta dans le trou. Alors il entendit que l’on disait sous terre :

— Voilà que l’on perçoit une odeur de terre brûlée !

Par le fait, il y avait là du bitume ; cela prit feu et se changea en un grand incendie, qui brûla toute la montagne et tous les géants ou Kotténétchô qu’elle contenait.


XLII

YATρÉ-NONTAY, ETTSOÑÉ, EDZÉ

(celui qui a traversé le ciel, le génie de la mort,
le cœur de la nature
)


Quand on voit rutiler vivement les aurores boréales, cela dénote la présence du Cœur de la nature, le Génie de la mort. Celui qui a traversé le ciel ; car on lui donne tous ces noms. Il cherche la mort de l’homme et brûle les humains. Quelques hommes se disent devins et sorciers, qui implorent le Génie de la mort. Ce sont ceux-là qui nous rendent malades et qui nous font mourir.

L’aurore boréale est donc le Cœur. Quand elle tombe en traits de foudre, quand elle court vivement et avec éclat près de terre, elle affole la tête des humains, elle saisit l’homme et le foudroie. C’est pourquoi nous en avons peur et nous lui confessons nos péchés, afin qu’elle nous laisse vivre longtemps.

Dans la terre, il y a un étançon central appelé l’étai terrestre.

Tout en bas il y a, dit-on, du bois inférieur qui produit un grand feu, et les habitants du centre de la terre, semblables à des ours, demeurent dans ses entrailles avec les belettes, les rats, les souris, les musaraignes, les taupes, les vers et les serpents ; car tous ceux-là ont été jetés et voués au feu. Ces habitants de la terre inférieure, nous les nommons Kρon-tρa yèkρon (Ceux qui brûlent dans le feu).

  1. Dans les légendes qui suivent, l’n tildé ne se prononce pas gne, mais forme diphtongue avec la voyelle qui suit.
  2. Il y a dans ces paroles un double sens. Littéralement, cette phrase signifie : « Elle fit des raquettes avant l’homme. » Dans le sens mystique, elle veut dire : « Elle travailla à l’anathème, au tabou, à l’obstacle, avant que l’homme le sût ; » car ha signifie à la fois raquette et tabou.
  3. Cette phrase stéréotypée se dit en chantant.
  4. La grenouille s’enfonce dans les marais, en automne ; elle y passe l’hiver congelée avec le sol environnant et aussi dure que du marbre, pour ressusciter au printemps avec le dégel de la terre et des eaux.
  5. Les Aléoutes, les Kollouches, peuples qui avoisinent le détroit de Béring, ont la loutre en grande vénération, et la reconnaissent pour leur génie tutélaire. Les Dènè l’ont en horreur. Pour eux, c’est la personnification du malin esprit.
  6. Kokkρalé (l’araignée) est le nom de l’arc-en-ciel en Dènè-Peaux-de-Lièvre ; ces sauvages feignent de croire que cette arcade lumineuse, ce spectre solaire, est la toile d’une immense araignée qui veut capturer l’astre du jour.
  7. Au dire des Nabajoes ou Tana, du Nouveau-Mexique, lesquels sont aussi de race Dènè-Dindjié, un énorme Castor creusa, au commencement, un grand trou dans la terre, comme le fait ici Ehna-Guhini, et de ce trou sortirent sept Tana et cinq hommes blancs.

    Ils se dirigèrent ensuite vers une mer orientale, la traversèrent et sortirent à pieds secs.

    C’est dans cette mer qu’ils rentreront après leur mort.

    (D’après J. Taylor.)
  8. Lignite ou houille.
  9. Toutes ces phrases sont à double sens : Ekkpa l’étpi agunfwen, épé t’utsélé agunfwen. Elles sont expressives de la circoncision, mais je ne puis les traduire littéralement en français.
  10. Les Peaux-de-Lièvres connaissaient l’usage du briquet depuis fort longtemps. Ils se servaient à cet effet d’un silex et d’un morceau de pyrite ou sulfure de fer, minéral qui abonde dans leur pays.
  11. Le narrateur laisse deviner à ses auditeurs que cette femme, belle mais gloutonne, s’en allait dans les camps de ses ennemis pour se repaître de cadavres, après s’être métamorphosée en carcajou ou glouton, durant le jour. La nuit, elle redevenait femme. C’est la croyance orientale et arabe aux Ghoules ou vampires.
  12. Cette description semble convenir en tous points aux Troglodytes, peuple de race kuchite ou éthiopienne-arabe, qui habitait les bords de la mer Rouge sous la chaîne du Sinaï. Je ne connais aucun peuple américain qui habite dans des cavernes.
  13. Dans ce récit, on dirait que le narrateur a fait une interpolation. C’est le personnage nommé kρon-édin qui se nomme ici Yamon-kha, et Yamon-kha, l’ennemi de Kρon-édin, y prend le nom de Kha-tρa-endié. Il y a plusieurs passages de cette légende que je n’ai pu bien saisir ni écrire en entier. Je la donne sous toute réserve.
  14. J’ai vu effectivement trois rochers pyramidaux isolés et s’élevant comme des bonshommes de pierre sur la verge d’un précipice, de la chaîne orientale des montagnes Rocheuses, à 10 ou 12 lieues du fort Bonne-Espérance.
  15. D’après les Dènè, la loutre, otem ou génie des Kolloches, est un mauvais esprit, c’est le diable. Jadis ils n’en tuaient jamais. Certains d’entre eux respectent encore ce préjugé. Il en est de même du loup et du lynx.
  16. Le même mot signifie frère et cousin, en Dènè.
  17. Tous ces passages sont pleins de mots à double sens que l’on ne peut rendre en français sans blesser une oreille chaste.
  18. Phrase à double sens, dont un libidineux.
  19. Les Esquimaux possèdent la même tradition. Mais, au lieu d’une chouette, ils font d’une corneille la cause ou prétexte de cette guerre civile et homicide entre les Indiens américains.
  20. Il règne dans cette légende un esprit diamétralement opposé à celui qui a inspiré la précédente. On y sent l’influence contradictoire de deux peuples ennemis vivant en contact.
  21. Le mythe osirique nous donne l’explication du nom singulier de Ventre-Bouclier (Ebœr-Ekon) que les Dènè appliquent au dieu lunaire. D’après Corneille de Lapierre, c’était un nom que les Égyptiens donnaient à Osiréi-Hapi, « parce que, disaient-ils, son ventre est son bouclier ».

    Bien que cette explication n’en soit pas une, elle suffit pour nous donner ici la clef de l’énigme. D’ailleurs, à Memphis, Osiréi-Hapi n’était autre que la Lune, que plusieurs peuples comparèrent à un bouclier.

  22. Ceci suppose nouvelle lune, ou éclipse totale de lune.
  23. De Maistre (Soirées de Saint-Pétersbourg) nous apprend que les Phéniciens offraient des rats en sacrifice à la Lune. Plutarque raconte que la Musaraigne (Musa arena), — (Mun, en grec), le rat, la souris (Mus en latin, Mûsas en sanscrit, Mouse en anglo-saxon, Men en grec), la taupe, la chauve-souris, étaient des emblèmes que les Madianites, les Ammonites et les Moabites, adorateurs de Lunus, divinité lunaire masculine, avaient adoptés, parce que ces rongeurs, amis des ténèbres, portaient le même nom que les astres, Mén et Mun.

    Par la même raison, on pourrait dire que les Orientaux, ayant fait de Moïse ou Mousa un Dieu lunaire, se sont servis du même emblème pour l’invoquer d’une manière mystique. De fait, Josèphe dit que Manéthon appelle Moïse Osar-syph ou Soleil-Taupe.

  24. Probablement un crocodile, bien que j’aie traduit ailleurs ce nom par lion.
  25. Mon avis est que ce nom est ici mal orthographié et mal prononcé par les Peaux-de-Lièvre. Au lieu de Efwa-éké : celui qui met à la bouche, il faudrait Fwa-ékhé : le jeune homme des anciens temps.
  26. La finale de cette légende ne se trouve que chez les Tchippiwayans, sous le titre de la Femme au serpent.
  27. Un des noms donnés aux Kolloches par les Dènè.
  28. Ce nom s’applique aussi à la Cordillère des montagnes Rocheuses. Il signifie hautes terres.
  29. Ces paroles sont dans la langue ancienne, et se disent en chantant.
  30. D’après Chateaubriand (Voyage en Amérique), les Chaktas-Muskogulches, qui sont des Têtes-Plates floridiens, croient que dans une île de la mer il existe les plus belles femmes du monde. Ces Indiens disent qu’ils ont souvent tenté d’aborder à cette île, mais qu’elle s’enfuyait sans cesse devant eux au point de disparaître tout à fait.
  31. Les petits enfants dènè, après avoir été sevrés, sont assis dans un casseau ou sellette en écorce de bouleau, rempli de lichen fin.
  32. Bruant nocturne.
  33. Les Dènè-Dindjié ne prononcent jamais le nom des défunts ; pas plus que celui du soleil après que cet astre a disparu, pour un temps plus ou moins long, au solstice d’hiver, et qu’il est censé mort.
  34. Cette phrase se dit en chantant. Le mot Eyunné signifie aussi bien courtisanes que fantômes ; mais, en Tchippewayan, ce même nom, prononcé Eyunén, n’a que la seconde de ces significations.