Tragédies de Sophocle (Artaud)/Notice sur le Philoctète

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Traduction par Nicolas Artaud.
Tragédies de SophocleCharpentier (p. 335-338).
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NOTICE
SUR LE PHILOCTÈTE.




La simplicité de l’action et la vérité des caractères, telles sont les qualités éminentes des tragédies de Sophocle, et en particulier du Philoctète. Ici, tout se passe entre trois personnages, qui ont chacun leur physionomie bien prononcée. Philoctète nourrit un long ressentiment du mal que lui ont fait les chefs de l’armée grecque ; une vive animosité contre ses ennemis, une constance qui va jusqu’à l’opiniâtreté, sont les traits essentiels de son caractère. Ulysse, ce type de l’esprit grec, cet idéal de la ruse, est la personnification de la politique et de l’habileté des temps héroïques. Enfin le fils d’Achille, Néoptolème, jeune homme à l’âme candide, joue le rôle de médiateur entre Philoctète et les Grecs ; sa loyauté et sa franchise sont heureusement opposées à l’esprit astucieux d’Ulysse. Et ces trois rôles différents sont si habilement contrastés que toute l’ordonnance de la pièce en résulte, comme par un jeu naturel. En effet, le génie du poète éclate précisément, en ce qu’il a fait sortir du caractère même de ses personnages les ressorts d’une action d’ailleurs si simple.

Ainsi, Philoctète a été indignement abandonné dans une île sauvage et inhabitée, en proie à un mal cruel, dont les intervalles lui permettent à peine de pourvoir à sa subsistance. Tout à coup un secours inattendu s’offre pour mettre fin à toutes ses misères, l’arracher à sa solitude et le rendre au commerce de ses semblables. Mais il ne peut être délivré de tant de maux qu’en se faisant l’auxiliaire des ennemis qui l’ont si cruellement outragé : dans cette nécessité, sans la moindre hésitation, ou plutôt avec une fermeté inflexible, il refuse leurs bienfaits ; malgré son extrême désir de quitter le séjour désolé qu’il habite, il le préfère encore au triomphe de ses ennemis et à son propre déshonneur. De là résulte le nœud de la tragédie. Quelle que fût sa détresse dans sa vie solitaire, elle ne peut se comparer au nouveau malheur qui le saisit, dès que les hommes l’ont approché. Poursuivi de nouveau par leur injustice, il invoque presque maintenant cet abandon, qu’il avait supporté si patiemment pendant dix années, mais auquel il avait toujours tâché de se soustraire, et il est prêt à en accepter les douleurs jusqu’à la fin de sa vie. La perfidie du jeune Néoptolème, qui s’empare de ses armes par trahison, qui le prive du seul moyen de pourvoir à sa subsistance, et le réduit à l’extrémité de servir ses ennemis, ou de périr de la mort la plus cruelle, lui fait trouver presque un bonheur dans cette solitude qui avait fait son désespoir. Aussi, lorsque Néoptolème, cédant à la générosité de son naturel, rend à Philoctète son arc et ses flèches, celui-ci aime mieux habiter avec les bêtes sauvages, en proie à sa douleur, que de recouvrer la santé et de s’illustrer par la prise de Troie, dans la société des Atrides. Ce ressentiment implacable, cette obstination d’un cœur vindicatif, forment le nœud de l’action ; et l’intervention d’Hercule pourra seul le trancher.

Avec un art très-heureux, le poète a mis en opposition les deux caractères de Néoptolème et d’Ulysse. Le premier est un jeune héros, franc, généreux, capable de violence, incapable de fraude. Uiysse, cet homme vieilli dans les affaires, fin, rusé, prévoyant, maître dans l’art de la parole, tend au même but que Néoptolème, mais sans scrupule sur le choix des moyens. Et de ce contraste des caractères Sophocle a su tirer les effets les plus dramatiques.

Une des beautés les plus frappantes de la pièce, un mouvement qui remue l’âme et l’élève, comme tous les sentiments généreux, c’est l’hésitation du fils d’Achille lorsqu’il s’agit de tromper Philoctète, il se trouble au moment décisif, il ne peut vaincre son naturel honnête et loyal, il recule devant la nécessité de faire violence à l’hôte infortuné qui l’a accueilli sans défiance. Cette péripétie naît du fond même des sentiments qui animent les personnages.

D’un autre côté, pendant que Néoptolème, touché de compassion, cède à sa générosité, et se met en devoir de rendre à Philoctète des armes qu’il a entre ses mains, Ulysse, qui l’observe, s’élance audevant de lui et le retient : nouveau changement de situation, qui résulte également du caractère des acteurs.

Au reste, nuls incidents extérieurs ne viennent compliquer la marche de ce drame si simple ; et néanmoins, le jeu des passions qui s’agitent dans ce cercle si resserré soutient l’intérêt jusqu’à la dernière scène.

Le Chœur, composé de matelots grecs, exprime, comme un témoin impartial, les sentiments divers qui doivent animer les spectateurs. Il peint avec des couleurs poétiques la vie de l’exil, les privations de l’homme séquestré de la société, et l’amertume d’une existence solitaire. On peut remarquer dans cet ouvrage un grand nombre d’idées, de comparaisons et de métaphores empruntées aux habitudes de la vie maritime. C’était chose toute naturelle à Athènes, dont la prépondérance politique sur les autres peuplades de la Grèce reposait alors sur sa puissance navale.

Nous avons déjà remarqué, dans les Trachiniennes, que la peinture des douleurs physiques ne répugnait pas aux anciens. Celles de Philoctéte ont été décrites avec un soin égal par le poète, dans une scène d’ailleurs assez vive, et elles amènent à leur suite le sommeil du héros, qui resserre plus étroitement le nœud de l’action.

La préface grecque donne une date à la représentation du Philoctéte, qui, selon le même document, valut à l’auteur le premier prix. Elle aurait été donnée sous l’archonte Glaucippos , la troisième année de la quatre-vingt-douzième olympiade, ou environ l’an 410 avant notre ère. Si l’on ajoute foi à cette préface, Sophocle aurait eu alors quatre-vingt-cinq ans, en adoptant l’opinion de ceux qui le font naître en 495. Cet âge paraîtra bien avancé, pour la poésie vigoureuse qu’on admire dans cette pièce. Mais plusieurs critiques ont supposé que Sophocle l’avait travaillée assez longtemps avant l’année où elle fut représentée. D’un autre côté, le savant Hermann pense que le Philoctéte est nécessairement postérieur à la quatre-vingt-neuvième olympiade, attendu que c’est seulement depuis cette époque que les poètes tragiques ont pris la licence d’employer l’anapeste à la place de l’ïambe dans le vers ïambique : or, le Philoctète offre plusieurs exemples de cette licence. Eschyle et Euripide avaient fait l’un et l’autre une tragédie de Philoctète. Celle d’Euripide fut représentée la première année de la quatre-vingt-huitième olympiade, c’est-à-dire dix-huit ans avant celle de Sophocle. Selon un autre témoignage, elle aurait été jouée avec la Mèdèe, sous l’archonte Pythodoros, première année de la quatre-vingt-huitième olympiade, c’est-à-dire quatre ans plus tôt. L’analyse que le rhéteur Dion Chrysostôme nous en a conservée peut, jusqu’à un certain point, donner une idée de ces deux ouvrages.