Traité élémentaire de chimie/Partie 1/Chapitre 12

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CHAPITRE XII.


De la décomposition des Matières végétales & animales par l’action du feu.


Pour bien concevoir ce qui se passe dans la décomposition des substances végétales par le feu, il faut non-seulement considérer la nature des principes qui entrent dans leur composition, mais encore les différentes forces d’attraction que les molécules de ces principes exercent les unes sur les autres, & en même temps celle que le calorique exerce sur eux.

Les principes vraiment constitutifs des végétaux se réduisent à trois, comme je viens de l’exposer dans le Chapitre précédent ; l’hydrogène, l’oxygène & le carbone. Je les appelle constitutifs, parce qu’ils sont communs à tous les végétaux, qu’il ne peut exister de végétaux sans eux ; à la différence des autres substances qui ne sont essentielles qu’à la constitution de tel végétal en particulier, mais non pas de tous les végétaux en général.

De ces trois principes, deux, l’hydrogène & l’oxygène, ont une grande tendance à s’unir au calorique & à se convertir en gaz ; tandis que le carbone au contraire est un principe fixe & qui a très-peu d’affinité avec le calorique.

D’un autre côté, l’oxygène qui tend avec un degré de force à peu près égal à s’unir, soit avec l’hydrogène, soit avec le carbone, à la température habituelle dans laquelle nous vivons, a au contraire plus d’affinité avec le carbone à une chaleur rouge ; l’oxygène quitte en conséquence à ce degré l’hydrogène, & s’unit au carbone pour former de l’acide carbonique.

Je me servirai quelquefois de cette expression chaleur rouge, quoiqu’elle n’exprime pas un degré de chaleur bien déterminé, mais beaucoup supérieure cependant à celle de l’eau bouillante.

Quoique nous soyons bien éloignés de connoître la valeur de toutes ces forces, & de pouvoir en exprimer l’énergie par des nombres, au moins sommes-nous certains par ce qui se passe journellement sous nos yeux, que quelque variables qu’elles soient en raison du degré de température, ou, ce qui est la même chose, en raison de la quantité de calorique avec lequel elles sont combinées, elles sont toutes à peu près en équilibre à la température dans laquelle nous vivons ; ainsi les végétaux ne contiennent ni huile, ni eau, ni acide carbonique[1] ; mais ils contiennent les élémens de toutes ces substances. L’hydrogène n’est point combiné, ni avec l’oxygène, ni avec le carbone, & réciproquement ; mais les molécules de ces trois substances forment une combinaison triple, d’où résultent le repos & l’équilibre.

Un changement très-léger dans la température suffit pour renverser tout cet échaffaudage de combinaisons, s’il est permis de se servir de cette expression. Si la température à laquelle le végétal est exposé n’excède pas beaucoup celle de l’eau bouillante, l’hydrogène & l’oxygène se réunissent & forment de l’eau qui passe dans la distillation ; une portion d’hydrogène & de carbone s’unissent ensemble pour former de l’huile volatile, une autre portion de carbone devient libre, & comme le principe le plus fixe, il reste dans la cornue. Mais si au lieu d’une chaleur voisine de l’eau bouillante on applique à une substance végétale une chaleur rouge, alors ce n’est plus de l’eau qui se forme, ou plutôt même celle qui pouvait s’être formée par la première impression de la chaleur se décompose ; l’oxygène s’unit au carbone avec lequel il a plus d’affinité à ce degré ; il se forme de l’acide carbonique, & l’hydrogène devenu libre s’échappe sous la forme de gaz, en s’unissant au calorique. Non-seulement, à ce degré il ne se forme point d’huile, mais s’il s’en étoit formé, elle seroit décomposée.

On voit donc que la décomposition des matières végétales se fait à ce degré, en vertu d’un jeu d’affinités doubles & triples, & que tandis que le carbone attire l’oxygène pour former de l’acide carbonique, le calorique attire l’hydrogène pour former du gaz hydrogène.

Il n’est point de substance végétale dont la distillation ne fournisse la preuve de cette théorie, si toutefois on peut appeler de ce nom un simple énoncé des faits. Qu’on distille du sucre ; tant qu’on ne lui fera éprouver qu’une chaleur inférieure à celle de l’eau bouillante, il ne perdra qu’un peu d’eau de cristallisation ; il sera toujours du sucre & il en conservera toutes les propriétés : mais sitôt qu’on l’expose à une chaleur tant soit peu supérieure à celle de l’eau bouillante, il noircit ; une portion de carbone se sépare de la combinaison, en même temps il passe de l’eau légèrement acide, & un peu d’huile ; le charbon qui reste dans la cornue, forme près d’un tiers du poids originaire.

Le jeu des affinités est encore plus compliqué dans les plantes qui contiennent de l’azote comme les crucifères, & dans celles qui contiennent du phosphore ; mais comme ces substances n’entrent qu’en petite quantité dans leur combinaison, elles n’apportent pas de grands changemens, au moins en apparence, dans les phénomènes de la distillation : il paroît que le phosphore demeure combiné avec le charbon, qui lui communique de la fixité. Quant à l’azote, il s’unit à l’hydrogène pour former de l’ammoniaque ou alkali volatil.

Les matières animales étant composées à peu près des mêmes principes que les plantes crucifères, leur distillation donne le même résultat ; mais comme elles contiennent plus d’hydrogène & plus d’azote, elles fournissent plus d’huile & plus d’ammoniaque. Pour faire connoître avec quelle ponctualité cette théorie rend compte de tous les phénomènes qui ont lieu dans la distillation des matières animales, je ne citerai qu’un fait ; c’est la rectification & la décomposition totale des huiles volatiles animales, appelées vulgairement huiles de Dippel. Ces huiles, lorsqu’on les obtient par une première distillation à feu nud, sont brunes, parce qu’elles contiennent un peu de charbon presque libre ; mais elles deviennent blanches par la rectification. Le carbone tient si peu à ces combinaisons, qu’il s’en sépare par leur simple exposition à l’air. Si on place une huile volatile animale bien rectifiée & par conséquent blanche, limpide & transparente, sous une cloche rem-plie de gaz oxygène, en peu de temps le volume du gaz diminue & il est absorbé par l’huile. L’oxygène se combine avec l’hydrogène de l’huile, pour former de l’eau qui tombe au fond ; en même temps la portion de charbon qui étoit combinée avec l’hydrogène, devient libre & se manifeste par sa couleur noire. C’est par cette raison que ces huiles ne se conservent blanches & claires, qu’autant qu’on les enferme dans des flacons bien bouchés, & qu’elles noircissent dès qu’elles ont le contact de l’air.

Les rectifications successives de ces mêmes huiles présentent un autre phénomène confirmatif de cette théorie. À chaque fois qu’on les distille, il reste un peu de charbon au fond de la cornue, en même temps il se forme un peu d’eau par la combinaison de l’oxygène de l’air des vaisseaux avec l’hydrogène de l’huile. Comme ce même phénomène a lieu à chaque distillation de la même huile, il en résulte qu’au bout d’un grand nombre de rectifications successives, sur-tout si on opère à un degré de feu un peu fort & dans des vaisseaux d’une capacité un peu grande, la totalité de l’huile se trouve décomposée, & l’on parvient à la convertir entièrement en eau & en charbon. Cette décomposition totale de l’huile, par des rectifications répétées, est beaucoup plus longue & beaucoup plus difficile, quand on opère avec des vaisseaux d’une petite capacité, & sur-tout à un degré de feu lent & peu supérieur à celui de l’eau bouillante. Je rendrai compte à l’Académie, dans un Mémoire particulier, du détail de mes expériences sur cette décomposition des huiles ; mais ce que j’ai dit me paroît suffire pour donner des idées précises de la constitution des matières végétales & animales, & de leur décomposition par le feu.


  1. On conçoit que je suppose ici des végétaux réduits à l’état de dessication parfaite, & qu’à l’égard de l’huile, je n’entends pas parler des végétaux qui en fournissent, soit par expression à froid, soit par une chaleur qui n’excede pas celle de l’eau bouillante. Il n’est ici question que de l’huile empyreumatique qu’on obtient par la distillation à feu nud, à un degré de feu supérieur à l’eau bouillante. C’est cette huile seule que j’annonce être un produit de l’opération. On peut voir ce que j’ai publié à cet égard dans le volume de l’Académie, année 1786.