Traité élémentaire de chimie/Partie 1/Chapitre 17

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CHAPITRE XVII.


Suite des réflexions sur les bases salifiables, & sur la formation des Sels neutres.


Telles sont les bases salifiables, c’est-à-dire, susceptibles de se combiner avec les acides, & de former des sels neutres. Mais il faut observer que les alkalis & les terres entrent purement & simplement dans la composition des sels neutres, sans aucun intermède qui serve à les unir ; tandis qu’au contraire les métaux ne peuvent se combiner avec les acides, qu’autant qu’ils ont été préalablement plus ou moins oxygénés. On peut donc rigoureusement dire que les métaux ne sont point dissolubles dans les acides, mais seulement les oxides métalliques. Ainsi lorsqu’on met une substance métallique dans un acide, la première condition pour qu’elle puisse s’y dissoudre, est qu’elle puisse s’y oxider, & elle ne le peut qu’en enlevant de l’oxygène, ou à l’acide, ou à l’eau, dont cet acide est étendu : c’est-à-dire, en d’autres termes qu’une substance métallique ne peut se dissoudre dans un acide, qu’autant que l’oxygène qui entre, soit dans la composition de l’eau, soit dans celle de l’acide, a plus d’affinité avec le métal, qu’il n’en a avec l’hydrogène ou la base acidifiable ; ou, ce qui revient encore au même, qu’il n’y a de dissolution métallique, qu’autant qu’il y a décomposition de l’eau ou de l’acide.

C’est de cette observation simple, qui a échappé, même à l’illustre Bergman, que dépend l’explication des principaux phénomènes des dissolutions métalliques. Le premier de tous & le plus frappant est l’effervescence, ou, pour parler d’une manière moins équivoque, le dégagement de gaz qui a lieu pendant la dissolution. Ce gaz dans les dissolutions par l’acide nitrique est du gaz nitreux ; dans les dissolutions par l’acide sulfurique, il est ou du gaz acide sulfureux, ou du gaz hydrogène, suivant que c’est aux dépens de l’acide sulfurique ou de l’eau que le métal s’est oxidé.

Il est sensible que l’acide nitrique & l’eau étant composés l’un & l’autre de substances qui séparément ne peuvent exister que dans l’état de gaz, du moins à la température dans laquelle nous vivons, aussitôt qu’on leur enlève l’oxygène, le principe qui lui étoit uni doit entrer sur le champ en expansion, il doit prendre la forme gazeuse, & c’est ce passage rapide de l’état liquide à l’état gazeux qui constitue l’effervescence. Il en est de même de l’acide sulfurique ; les mé-taux, en général, surtout par la voie humide, n’enlèvent point à cet acide la totalité de l’oxygène ; ils ne le réduisent point en soufre, mais en acide sulfureux qui ne peut également exister que dans l’état de gaz au degré de température & de pression dans lequel nous vivons. Cet acide doit donc se dégager sous la forme de gaz, & c’est encore à ce dégagement qu’est due l’effervescence.

Un second phénomène est que toutes les substances métalliques se dissolvent sans effervescence dans les acides quand elles ont été oxidées avant la dissolution : il est clair qu’alors le métal n’ayant plus à s’oxider, il ne tend plus à décomposer ni l’acide ni l’eau ; il ne doit donc plus y avoir d’effervescence, puisque l’effet qui le produisait n’a plus lieu.

Un troisième phénomène est que tous les métaux se dissolvent sans effervescence dans l’acide muriatique oxygéné : ce qui se passe dans cette opération mérite quelques réflexions particulières. Le métal dans ce cas enlève à l’acide muriatique oxygéné son excès d’oxygène ; il se forme d’une part un oxide métallique, & de l’autre de l’acide muriatique ordinaire. S’il n’y a pas d’effervescence dans ces sortes de dissolutions, ce n’est pas qu’il ne soit de l’essence de l’acide muriatique d’exister, sous la forme de gaz au degré de température dans lequel nous vivons, mais ce gaz trouve dans l’acide muriatique oxygéné plus d’eau qu’il n’en faut pour être retenu & pour demeurer sous forme liquide ; il ne se dégage donc pas comme l’acide sulfureux, & après s’être combiné avec l’eau dans le premier instant, il se combine paisiblement ensuite avec l’oxide métallique qu’il dissout.

Un quatrième phénomène est que les métaux qui ont peu d’affinité pour l’oxygène, & qui n’exercent pas sur ce principe une action assez forte pour décomposer, soit l’acide, soit l’eau, sont absolument indissolubles : c’est par cette raison que l’argent, le mercure, le plomb, ne sont pas dissolubles dans l’acide muriatique, lorsqu’on les présente à cet acide dans leur état métallique ; mais si on les oxide auparavant, de quelque manière que ce soit, ils deviennent aussitôt très-dissolubles, & la dissolution se fait sans effervescence.

L’oxygène est donc le moyen d’union entre les métaux & les acides ; & cette circonstance qui a lieu pour tous les métaux comme pour tous les acides, pourroit porter à croire que toutes les substances qui ont une grande affinité avec les acides contiennent de l’oxygène. Il est donc assez probable que les quatre terres sa-lifiables que nous avons désignées ci-dessus contiennent de l’oxygène, & que c’est par ce latus qu’elles s’unissent aux acides. Cette considération sembleroit appuyer ce que j’ai précédemment avancé à l’article des terres, que ces substances pourroient bien n’être autre chose que des métaux oxidés avec lesquels l’oxygène a plus d’affinité qu’il n’en a avec le charbon, & qui par cette circonstance sont irréductibles. Au reste ce n’est ici qu’une conjecture que des expériences ultérieures pourront seules ou confirmer ou détruire.

Les acides connus jusqu’ici sont les suivants ; nous allons en les désignant, indiquer le nom du radical ou base acidifiable dont ils sont composés.

Nom des acides Nom de la base acidifiable ou radical de chaque acide, avec des observations.

Sulfureux Soufre.
Sulfurique
Phosphoreux Phosphore.
Phosphorique
Muriatique Radical muriatique.
Muriatique oxygéné
Nitreux Azote.
Nitrique
Nitrique oxygéné
10  Carbonique   Carbone.
11  Acéteux Tous ces acides paroissent être formés de la réunion d’une base acidifiable double, le carbone & l’hydrogène, & ne différer entr’eux que par la différence de proportion de ces deux bases & de l’oxygène qui les acidifie ; on n’a au surplus encore aucune suite d’expériences bien faites à cet égard.
12  Acétique
13  Oxalique
14  Tartareux
15  Pyro-tartareux
16  Citrique
17  Malique
18  Pyro-ligneux
19  Pyro-muqueux
20  Gallique On n’a encore que des connoissances très-imparfaites sur la nature des radicaux de ces acides ; on sait seulement que le carbone & l’hydrogène en sont les principales parties, & que l’acide prussique contient de l’azote.
21  Prussique
22  Benzoique
23  Succinique
24  Camphorique
25  Lactique
26  Saccho-lactique
27  Bombique Ces acides & tous ceux qu’on obtient en oxygénant les matières animales, paroissent avoir pour base acidifiable le carbone, l’hydrogène, le phosphore & l’azote.
28  Formique
29  Sébacique
30  Boracique   Le radical
 boracique
La nature de ces deux radicaux est entièrement inconnue.
31  Fluorique   Le radical
 fluorique
32  Antimonique   Antimoine.
33  Argentique   Argent.
34  Arsenique   Arsenic.
35  Bismuthique   Bismuth.
36  Cobaltique   Cobalt.
37  Cuprique   Cuivre.
38  Stamnique   Étain.
39  Ferrique   Fer.
40  Manganique   Manganèse.
41  Hydrargirique   Mercure.
42  Molybdique   Molybdène.
43  Nickelique   Nickel.
44  Aurique   Or.
45  Platinique   Platine.
46  Plombique   Plomb.
47  Tungstique   Tungstène.
48  Zincique   Zinc.


On voit que le nombre des acides est de 48 en y comprenant les 17 acides métalliques qui sont encore peu connus, mais sur lesquels M. Berthollet va donner incessamment un travail important. On ne peut pas encore se flatter sans doute de les avoir tous découverts ; mais il est probable, d’un autre côté, qu’un examen plus approfondi fera connoître que plusieurs des acides végétaux regardés comme différens, rentrent les uns dans les autres. Au reste, on ne peut présenter ici le tableau de la Chimie que dans l’état où elle est, & tout ce qu’on peut faire c’est de donner des principes pour nommer, en conformité du même système, les corps qui pourront être découverts dans la suite.

Le nombre des bases salifiables, c’est-à-dire, susceptibles d’être converties en sels neutres par les acides, est de vingt-quatre, savoir :

Trois alkalis.
Quatre terres.
Et dix-sept substances métalliques.

La totalité des sels neutres qu’on peut concevoir dans l’état actuel de nos connoissances est donc de 1152 ; mais c’est en supposant que les acides métalliques soient susceptibles de dissoudre d’autres métaux ; & cette dissolubilité des métaux, oxygénés les uns par les autres, est une science neuve qui n’a point encore été entamée : c’est de cette partie de la science que dépendent toutes les combinaisons vitreuses métalliques. Il est d’ailleurs probable que toutes les combinaisons salines qu’on peut concevoir, ne sont pas possibles, ce qui doit réduire considérablement le nombre des sels que la nature & l’art peuvent former. Mais quand on ne supposeroit que cinq à six cens espèces de sels possibles, il est évident que si on vouloit donner à toutes des dénominations arbitraires à la manière des anciens, si on les désignoit, ou par le nom des premiers auteurs qui les ont découverts, ou par le nom des substances dont ils ont été tirés, il en résulteroit une confusion que la mémoire la plus heureuse ne pourroit pas débrouiller. Cette méthode pouvoit être tolérable dans le premier âge de la Chimie ; elle pouvoit l’être encore il y a vingt ans, parce qu’alors on ne connaissoit pas au-delà de trente espèces de sels : mais aujourd’hui que le nombre en augmente tous les jours, que chaque acide qu’on découvre enrichit souvent la Chimie de 24 sels nouveaux, quelquefois de 48 en raison des deux degrés d’oxygénation de l’acide ; il faut nécessairement une méthode, & cette méthode est donnée par l’analogie : c’est celle que nous avons sui-vie dans la nomenclature des acides ; & comme la marche de la nature est une, elle s’appliquera naturellement à la nomenclature des sels neutres.

Lorsque nous avons nommé les différentes espèces d’acides, nous avons distingué dans ces substances la base acidifiable particulière à chacun d’eux, & le principe acidifiant, l’oxygène qui est commun à tous. Nous avons exprimé la propriété commune à tous par le nom générique d’acide, & nous avons ensuite différencié les acides par le nom de la base acidifiable particulière à chacun. C’est ainsi que nous avons donné au soufre, au phosphore, au carbone oxygénés le nom d’acide sulfurique, d’acide phosphorique, d’acide carbonique : enfin nous avons cru devoir indiquer les différens degrés de saturation d’oxygène par une terminaison différente du même mot. Ainsi nous avons distingué l’acide sulfureux de l’acide sulfurique, l’acide phosphoreux de l’acide phosphorique.

Ces principes appliqués à la nomenclature des sels neutres, nous ont obligés de donner un nom commun à tous les sels dans la combinaison desquels entre le même acide, & de les différencier ensuite par le nom de la base salifiable. Ainsi nous avons désigné tous les sels qui ont l’acide sulfurique pour acide, par le nom de sulfates ; tous ceux qui ont l’acide phosphorique pour acide, par le nom de phosphates, & ainsi des autres. Nous distinguerons donc sulfate de potasse, sulfate de soude, sulfate d’ammoniaque, sulfate de chaux, sulfate de fer, &c. & comme nous connoissons vingt-quatre bases, tant alkalines que terreuses & métalliques, nous aurons vingt-quatre espèces de sulfates, autant de phosphates, & de même pour tous les autres acides. Mais comme le soufre est susceptible de deux degrés d’oxygénation, qu’une première dose d’oxygène constitue l’acide sulfureux, & une seconde l’acide sulfurique ; comme les sels neutres que forment ces deux acides avec les différentes bases ne sont pas les mêmes, & qu’ils ont des propriétés fort différentes, il a fallu les distinguer encore par une terminaison particulière : nous avons en conséquence désigné par le nom de sulfites, de phosphites, &c. les sels neutres formés par l’acide le moins oxygéné. Ainsi, le soufre oxygéné sera susceptible de former 48 sels neutres, savoir 24 sulfates & 24 sulfites, & ainsi des autres substances susceptibles de deux degrés d’oxygénation.

Il seroit excessivement ennuyeux pour les lecteurs de suivre ces dénominations dans tous leurs détails ; il suffit d’avoir exposé clairement la méthode de nommer : quand on l’aura saisie, on pourra l’appliquer sans effort à toutes les combinaisons possibles ; & le nom de la substance combustible & acidifiable connu, on se rappellera toujours aisément le nom de l’acide qu’elle est susceptible de former, & celui de tous les sels neutres qui doivent en dériver.

Je m’en tiendrai donc à ces notions élémentaires ; mais, pour satisfaire en même temps ceux qui pourroient avoir besoin de plus grands détails, j’ajouterai dans une seconde partie des Tableaux qui présenteront une récapitulation générale, non-seulement de tous les sels neutres, mais en général de toutes les combinaisons chimiques. J’y joindrai quelques courtes explications sur la manière la plus simple & la plus sûre de se procurer les différentes espèces d’acides, & sur les propriétés générales des sels neutres qui en résultent.

Je ne me dissimule pas qu’il auroit été nécessaire pour compléter cet Ouvrage, d’y joindre des observations particulières sur chaque espèce de sel, sur sa dissolubilité dans l’eau & dans l’esprit-de-vin, sur la proportion d’acide & de base qui entre dans sa composition, sur sa quantité d’eau de cristallisation, sur les différens degrés de saturation dont il est susceptible, enfin sur le degré de force avec laquelle l’acide tient à sa base. Ce travail immense a été commencé par M. Bergman, M. de Morveau, M. Kirwan & quelques autres célèbres Chimistes ; mais il n’est encore que médiocrement avancé, & les bases sur lesquelles il repose ne sont pas même encore d’une exactitude rigoureuse. Des détails aussi nombreux n’auroient pas pu convenir à un Ouvrage élémentaire, & le temps de rassembler les matériaux & de compléter les expériences aurait retardé de plusieurs années la publication de cet Ouvrage. C’est un vaste champ ouvert au zèle & à l’activité des jeunes Chimistes ; mais qu’il me soit permis de recommander, en terminant ici ma tâche, à ceux qui auront le courage de l’entreprendre, de s’attacher plutôt à faire bien qu’à faire beaucoup ; à s’assurer d’abord par des expériences précises & multipliées de la composition des acides, avant de s’occuper de celle des sels neutres. Tout édifice destiné à braver les outrages du temps, doit être établi sur des fondemens solides ; & dans l’état où est parvenue la Chimie, c’est en retarder la marche que d’établir ses progrès sur des expériences qui ne sont ni assez exactes, ni assez rigoureuses.