Traité d’économie politique/1841/Livre 1/Chapitre 26

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CHAPITRE XXVI.

Des Papiers-monnaies.

Il n’est point ici question des engagemens contractés par l’état ou par les particuliers d’acquitter en numéraire une certaine somme, et qui sont en effet acquittés à présentation, ou à leur échéance. On applique le nom de papier-monnaie à une véritable monnaie de papier qui ne stipule pas son remboursement, ou qui ne stipule qu’un remboursement illusoire qu’on n’exécute pas. Le gouvernement autorise alors à acquitter en papier-monnaie les engagemens contractés en espèces ; mais c’est autoriser une violation de foi ; et, sous ce rapport, une monnaie de papier peut passer pour le dernier terme de l’altération des monnaies.

Il semble qu’une monnaie de cette espèce, ne tirant aucune valeur de la matière dont elle est faite, ni d’un remboursement dont l’époque est indéfinie, et qui par conséquent n’engage à rien, ne devrait avoir aucune valeur, et qu’avec un tel papier, quelle que fût la somme qui s’y trouvât spécifiée, on ne devrait pouvoir rien acheter. L’expérience prouve le contraire, et il s’agit d’expliquer cet effet au moyen de la connaissance que nous pouvons avoir acquise de la nature et de l’usage des monnaies.

Le gouvernement, en autorisant les débiteurs à s’acquitter avec du papier, en recevant lui-même ce papier de la main de ses débiteurs et de ses contribuables, lui confère déjà une certaine valeur en lui assignant des usages qui dépendent de l’autorité publique, soit qu’elle fasse ou non un usage légitime de la force ; mais ce n’est pas tout. Le nombre des unités monétaires devient nécessairement plus considérable ; car en jetant dans la circulation un papier non remboursable, cumulativement avec les espèces qui s’y trouvaient déjà, la masse des monnaies, de cette marchandise, papier ou métal, propre à servir d’intermédiaire dans les échanges, est augmentée, et, par une loi constante que j’ai essayé d’expliquer au chapitre 23, la valeur de chaque unité décline dans la même proportion, jusqu’à ce que les pièces de monnaie métallique tombent à un taux inférieur à celui de la même quantité de métal en lingots ; de là la fusion ou l’exportation des monnaies métalliques[1]. Le papier-monnaie seul reste ; et comme dans une société avancée en civilisation, où la production est en pleine activité et la consommation considérable, un pareil instrument est d’un usage indispensable, le besoin qu’on a de celui-ci fait qu’on le reçoit à défaut d’un autre.

Remarquons que ce n’est pas la confiance qu’on a dans le remboursement d’un papier-monnaie qui fait qu’on l’accepte en paiement ; car on sait qu’il n’existe aucun bureau ouvert pour le rembourser. Sa valeur (car il en a, puisque l’on consent à donner des valeurs très-réelles en échange d’un papier-monnaie) lui vient uniquement de la possibilité que chacun croit avoir, de le donner en paiement dans les achats qu’on se propose de faire. Or, cette valeur qui lui est propre, qui naît de l’office qu’il remplit en fait une véritable monnaie, et non le signe représentatif d’une monnaie qu’il est incapable de procurer. Les personnes qui ont des achats à faire n’ont pas de meilleure monnaie à offrir ; les personnes qui ont besoin de vendre en demanderaient en vain une autre. Leurs besoins réciproques suffisent pour faire circuler celle-là, pourvu que chacun puisse se flatter de la placer à peu près au même taux auquel il l’a prise : à cet effet on la garde peu ; on fait volontiers des achats, soit pour satisfaire aux besoins des familles, soit pour travailler à une nouvelle production. Aussi a-t-on pu observer, à l’origine de tous les papiers-monnaies, une certaine activité dans la circulation très-favorable aux développemens de l’industrie. Les commencemens du système de Law, sous la régence, furent brillans ; on en put dire autant des premiers temps des assignats dans la révolution française ; et l’agriculture, les manufactures et le commerce de la Grande-Bretagne, prirent un grand essor dans les années qui suivirent la suspension des paiemens en espèces de la banque d’Angleterre[2].

Le vice de la monnaie de papier n’est pas dans la matière dont elle est faite ; car la monnaie ne nous servant pas en vertu de ses qualités physiques, mais en vertu d’une qualité morale qui est sa valeur, elle peut être indifféremment composée de toute espèce de matière, pourvu qu’on réussisse à lui donner de la valeur. C’est là sa qualité essentielle, puisqu’elle est destinée à faire passer une valeur et rien de plus d’une main dans une autre. Or, nous avons vu qu’on peut donner de la valeur à une monnaie de papier. Si cette valeur s’altère promptement, c’est à cause de l’abus qu’il est facile de faire d’une marchandise qui ne coûte presque point de frais de production, et qu’on peut en conséquence multiplier au point de l’avilir complétement.

Les gouvernemens qui ont mis en circulation des papiers-monnaies l’ont bien senti. Aussi les ont-ils toujours présentés comme des billets de confiance, de purs effets de commerce, qu’ils affectaient de regarder comme des signes représentatifs d’une matière pourvue de valeur intrinsèque. Tels étaient les billets de la banque formée, en 1716, par l’écossais Law, sous l’autorité du régent. Ces billets étaient ainsi conçus :

« La banque promet de payer au porteur à vue… livres, en monnaie de même poids et au même titre que la monnaie de ce jour, valeur reçue, à Paris, etc. »

La banque, qui n’était encore qu’une entreprise particulière, payait régulièrement ses billets chaque fois qu’ils lui étaient présentés. Ils n’étaient point encore un papier-monnaie. Les choses continuèrent sur ce pied jusqu’en 1719, et tout alla bien[3]. À cette époque, le roi ou plutôt le régent remboursa les actionnaires, prit l’établissement entre ses mains, l’appela banque royale, et les billets s’exprimèrent ainsi :

« La banque promet de payer au porteur à vue… livres, en espèces d’argent, valeur reçue, à Paris, etc. »

Ce changement, léger en apparence, était fondamental. Les premiers billets stipulaient une quantité fixe d’argent, celle qu’on connaissait au moment de la date sous la dénomination d’une livre. Les seconds, ne stipulant que des livres, admettaient toutes les variations qu’il plairait au pouvoir arbitraire d’introduire dans la forme et la matière de ce qu’il appellerait toujours du nom de livres. On nomma cela rendre le papier-monnaie fixe : c’était au contraire en faire une monnaie infiniment plus susceptible de variations, et qui varia bien déplorablement. Law s’opposa avec force à ce changement : les principes furent obligés de céder au pouvoir, et les fautes du pouvoir, lorsqu’on en sentit les fatales conséquences, furent attribuées à la fausseté des principes.

Les assignats créés dans le cours de la révolution française valaient encore moins que le papier-monnaie de la régence. Celui-ci promettait au mois un paiement en argent ; ce paiement aurait pu être considérablement réduit par l’altération des monnaies ; mais enfin, si le gouvernement avait été plus mesuré dans l’émission de son papier-monnaie, et plus scrupuleux à tenir ses engagemens, ce papier aurait pu être remboursé un peu plus tôt ou un peu plus tard ; tandis que les assignats ne donnaient aucun droit au remboursement en argent, mais seulement à un achat de biens nationaux ; or, on va voir ce que valait ce droit-là.

Les premiers assignats portaient qu’ils étaient payables, à vue, à la caisse de l’extraordinaire, où, dans le fait, ils n’étaient point payés. On les recevait, à la vérité, en paiement des domaines nationaux que les particuliers achetaient à l’enchère ; mais la valeur de ces domaines ne suffisait point pour déterminer celle des assignats, parce que leur prix nominal augmentait dans la même proportion que celui de l’assignat déclinait. Le gouvernement n’était pas même fâché que le prix des domaines s’élevât nominalement ; il y voyait un moyen de retirer une plus grande quantité d’assignats, et par conséquent un moyen d’en émettre d’autres sans en augmenter la somme. Il ne sentait pas que ce n’était pas le prix des biens nationaux qui augmentait, mais bien celui des assignats qui diminuait ; et plus celui-ci diminuait, plus il était forcé d’en émettre pour acheter les mêmes denrées.

Les derniers assignats ne portaient plus qu’ils étaient payables à vue. À peine s’aperçut-on de ce changement ; car les derniers n’étaient pas moins payés que les précédens, qui ne l’étaient pas du tout.

Mais le vice de leur institution s’en découvre mieux ; en effet, on lisait sur une feuille de papier : Domaines nationaux, assignat de cent francs, etc. Or, que voulaient dire ces mots cent francs ? De quelle valeur donnaient-ils l’idée ? De la quantité d’argent qu’auparavant on appelait cent francs ? Non, puisqu’il était impossible de se procurer cette quantité d’argent avec un assignat de cent francs. Donnaient-ils l’idée d’une étendue de terre égale à celle qui aurait valu cent francs en argent ? Pas davantage, puisque, par l’effet des enchères, cette quantité de terre ne pouvait pas plus être obtenue avec un assignat de cent francs, même des mains du gouvernement, qu’on ne pouvait obtenir cent francs d’espèces.

Il fallait, assignats en main, acheter à l’enchère les domaines nationaux ; et la valeur de l’assignat était tombée au point qu’un assignat de cent francs ne pouvait, à l’enchère, obtenir un pouce carré de terrain.

De façon que, tout discrédit à part, une somme en assignats ne présentait l’idée d’aucune valeur ; et le gouvernement aurait joui de toute la confiance qu’il n’avait pas, que les assignats ne pouvaient éviter de tomber à rien.

On sentit cette erreur dans la suite, et lorsqu’il ne fut plus possible d’acheter la moindre denrée pour quelque somme en assignats qu’on en offrît. Alors on créa des mandats, c’est-à-dire un papier avec lequel on pouvait se faire délivrer, sans enchère, une quantité déterminée de biens nationaux ; mais on s’y prit mal dans l’exécution, et d’ailleurs il était trop tard.

Le papier-monnaie que l’Angleterre mit en circulation de 1798 à 1818 (bank notes), ne subit pas une aussi forte dépréciation, parce qu’il fut émis avec quelque mesure ; ce qui tint à plusieurs causes, et principalement au frein de l’opinion publique et au concours, nécessaire pour cette opération, des directeurs de la banque d’Angleterre et de l’administration de l’état, ces deux intérêts divers se trouvant différemment compromis par les émissions successives. Elles excédèrent néanmoins les besoins de la circulation, assez pour faire tomber la valeur de l’unité monétaire aux deux tiers environ de la valeur de la même unité en or[4]. Et lorsque les directeurs de la banque, de concert avec le gouvernement, voulurent faire remonter la valeur des billets au niveau de l’or, ils n’eurent qu’à en diminuer la masse. Le gouvernement remboursa à la banque une partie des avances qu’il avait reçues d’elle, ce qui fit rentrer une partie des billets ; et la banque cessa de prendre des effets à l’escompte, en même temps qu’elle encaissa ceux de son portefeuille dont l’échéance arrivait journellement ; ce qui en fit rentrer encore. L’agent des échanges, devenant plus rare sur le marché, reprit sa valeur ; et les spéculateurs, obligés de payer l’or aussi cher en livres sterling de papier qu’en livres sterling d’or, n’eurent plus rien à gagner en exigeant le remboursement en espèces des billets dont ils étaient porteurs.

Cette circonstance fut très-fâcheuse pour l’industrie anglaise. De nombreux engagemens avaient été contractés en une monnaie dépréciée, notamment les baux dont la durée est fort longue. Les fermiers, par suite de la dépréciation, s’étaient obligés à payer de plus fortes sommes nominales, et les acquittaient aisément, parce que les denrées, payées en une monnaie de moindre valeur, étaient payées nominalement plus cher. Lorsque la valeur de la monnaie a été réintégrée, les prix ont baissé en proportion, et l’on a été obligé de payer, en valeurs réelles, des obligations qui avaient été contractées en valeurs nominales. Les impôts, qui s’étaient accrus en raison de la dépréciation des monnaies, durent de même être payés en valeurs réelles, et les charges de l’état, notamment la dette publique, qui avaient été allégées lorsqu’on en avait payé les intérêts en monnaie dépréciée, devinrent plus lourdes qu’auparavant. Il fallut payer en une monnaie valant de l’or, les intérêts d’emprunts publics contractés pendant 12 à 15 années, et dont les fonds avaient été fournis en une monnaie qui valait un quart ou un tiers de moins. Les traitemens d’emplois publics, et, ce qui est pire, les pensions et les sinécures, nominalement augmentés pendant la dépréciation, furent payés en valeurs réelles après la restauration de la valeur. Ce fut une banqueroute ajoutée à une banqueroute ; car on ne viole pas moins ses engagemens lorsqu’on fait payer aux contribuables plus qu’ils ne doivent, que lorsqu’on ne paie pas à des créanciers tout ce qui leur est dû.

En 1800, les billets de banque étant au pair, avec 3 livres 17 sous 10 deniers 1 sur 2 sterling, on pouvait se procurer une once d’or ; en 1814, on fut obligé de la payer 5 livres 6 sous 4 deniers[5]. Cent livres sterling en papier ne valaient plus que 73 livres 4 sous 9 deniers en or, et cette dépréciation fut accompagnée d’une assez grande prospérité. La valeur des billets remonta dans les années qui suivirent jusqu’en 1821, où ils furent de nouveau au pair, et cette restauration fut accompagnée d’une fort grande détresse. On proposa, entre autres expédiens, de réduire la livre sterling à la quantité de métal que les billets de banque pouvaient réellement acheter[6] ; et si ce parti eût été adopté, en prenant des précautions pour que la banque n’augmentât pas la somme de ses billets en circulation, elle aurait pu les payer à bureau ouvert ; il est probable que les marchandises n’auraient pas baissé de prix ; les mêmes facilités se seraient offertes à l’industrie ; les engagemens contractés auraient été acquittés sur le même pied auquel ils avaient été contractés, et l’état n’aurait pas été tenu d’acquitter, comme il a fait depuis, une dette, des pensions et des traitemens d’un tiers plus considérables qu’ils n’étaient alors. Les intérêts privilégiés s’y opposèrent, et la masse de la nation, outre les maux que souffrirent alors les classes laborieuses, se trouvera long-temps encore accablée d’une dette dont les trois quarts peuvent être attribués à une lutte qu’il est permis à l’orgueil national d’appeler glorieuse, mais qui coûte cher à la nation, sans lui avoir fait aucun profit[7].

La possibilité de se servir d’une monnaie dépourvue de toute propriété physique, pourvu qu’elle soit aisément transmissible, et qu’on trouve le moyen d’en soutenir la valeur à un taux, sinon invariable, du moins difficilement et lentement variable, a fait présumer à de très-bons esprits qu’on pourrait sans inconvénient y employer une matière beaucoup moins précieuse que l’or et l’argent, qui, pour cet usage, pourraient être suppléés avantageusement. David Ricardo a proposé dans ce but un moyen fort ingénieux, et qui consiste à obliger la banque, ou toute autre corporation qu’on autoriserait à mettre en circulation de la monnaie de papier, à la rembourser, à bureau ouvert, en lingots. Un billet stipulant un certain lingot d’or ou d’argent qu’on serait autorisé à se faire délivrer à volonté, ne pourrait pas tomber au-dessous de la valeur de ce lingot ; et d’un autre côté, si la quantité des billets émise n’excédait pas les besoins de la circulation, les porteurs de billets n’exigeraient pas leur conversion en métal, parce que des lingots ne se prêtent pas aux besoins de la circulation. Si, par défiance, on se fesait trop rembourser de billets de banque, comme il n’y aurait pas d’autre monnaie, les billets augmenteraient de valeur, et il conviendrait sans doute alors au public de porter des lingots à la banque pour avoir des billets[8].

Il est possible que dans une nation passablement éclairée, sous un gouvernement qui offrirait toutes les garanties désirables, et au moyen d’une banque indépendante dont les intérêts seraient en concurrence avec ceux du gouvernement pour assurer les droits du public, il est possible, dis-je, qu’une pareille monnaie pût être établie avec beaucoup d’avantages ; mais il restera toujours un fâcheux cortége pour toute espèce de papier-monnaie ; je veux dire le danger des contrefaçons, qui, indépendamment de l’inquiétude qu’elles laissent toujours dans l’esprit de possesseurs de billets, ont en Angleterre, pendant l’espace de vingt-cinq années, coûté la vie à bien des condamnés, et en ont fait déporter beaucoup d’autres.

On ne saurait se dissimuler d’ailleurs que la substitution du papier à la monnaie métallique, ne soit toujours accompagnée de certains risques que Smith représente par une image hardie et ingénieuse. Le sol d’un vaste pays figure, selon lui, les capitaux qui s’y trouvent. Les terres cultivées sont les capitaux productifs ; les grandes routes sont l’agent de la circulation, c’est-à-dire la monnaie, par le moyen de laquelle les produits se distribuent dans la société. Une grande machine est inventée, qui transporte les produits du sol au travers des airs ; ce sont les billets de confiance. Dès-lors on peut mettre en culture les grands chemins.

« Toutefois, poursuit Smith, le commerce et l’industrie d’une nation, ainsi suspendus sur les ailes icariennes des billets de banque, ne cheminent pas d’une manière si assurée que sur le solide terrain de l’or et de l’argent. Outre les accidens auquels les expose l’imprudence ou la maladresse des directeurs d’une banque, il en est d’autres que toute l’habileté humaine ne saurait prévoir ni prévenir. Une guerre malheureuse, par exemple, qui ferait passer entre les mains de l’ennemi le gage qui soutient le crédit des billets, occasionnerait une bien plus grande confusion que si la circulation du pays était fondée sur l’or et l’argent. L’instrument des échanges perdant alors toute sa valeur, les échanges ne pourraient plus être que des trocs difficiles. Tous les impôts ayant été acquittés jusque-là en billets, le prince ne trouverait plus rien dans ses coffres pour payer ses troupes ni pour remplir ses magasins. Un gouvernement jaloux de défendre en tout temps, avec avantage, son territoire, doit donc se tenir en garde contre une multiplication de billets qui tendrait… à remplacer dans ses états une trop grande partie de l’agent naturel des échanges. »

M. Th. Tooke, qui n’a point, comme plusieurs de ses compatriotes, transformé l’économie politique en une métaphysique obscure, incapable de servir de guide dans la pratique, et qui demeure attaché à la méthode expérimentale d’Adam Smith, après avoir observé les fluctuations survenues en Angleterre dans le prix des choses et dans l’intérêt des capitaux, de même que les bouleversemens de fortune et les banqueroutes dont ce pays a été le théâtre depuis l’année 1797, est convenu « qu’un système monétaire où le papier joue un si grand rôle, est exposé à des inconvéniens tellement graves, qu’ils doivent l’emporter sur l’avantage de se servir d’un agent de la circulation peu dispendieux[9]. »

Des principes trop absolus mis en pratique, exposent aux mêmes inconvéniens qu’une machine que l’on construirait selon les lois de la mécanique, mais sans tenir compte des frottemens et de la qualité des matériaux.


  1. La différence qui s’établit entre la valeur du papier-monnaie dans l’intérieur où il a des usages, et sa valeur au-dehors où il n’est bon à rien, est le fondement des spéculations qui se sont faites, et des fortunes qui ont été acquises à toutes les époques où il y a eu un papier-monnaie.

    En 1811, avec cent guinées en or, on pouvait acheter à Paris une lettre de change sur Londres, de 140 liv. sterling, c’est-à-dire qu’on y pouvait acheter pour 140 liv. sterling de papier-monnaie anglais, puisque les lettres de change étaient acquittées en papier-monnaie (bank notes). Or, ces mêmes cent guinées, ou un lingot équivalent, n’avaient coûté, à Londres, que 120 liv. st. en papier-monnaie. C’est ainsi qu’il faut entendre cette expression, que le papier-monnaie anglais avait plus de valeur en Angleterre qu’à l’étranger.

    Aussi, d’après des relevés qui ont été faits à Dunkerque, pendant les années 1810, 1811, 1812 et 1815, il est entré en fraude, par les seuls ports de Dunkerque et Gravelines, des guinées, ou lingots d’or, pour une somme de 182,124,444 francs.

    La même spéculation se fesait avec toutes sortes de marchandises, mais moins facilement qu’avec l’or, parce que si la sortie de l’Angleterre en était favorisée, l’introduction en fraude sur le continent en était fort difficile.

    Quoi qu’il en soit, la demande que cela occasionnait sur le continent des lettres de change sur Londres, en aurait bien vite fait remonter la valeur au pair de ce qu’elles valaient en Angleterre, si les agens chargés de payer les subsides anglais à leurs alliés sur le continent, n’avaient pas eu constamment des traites à fournir sur Londres.

  2. Un habile économiste anglais, M. Th. Tooke, a fait la même remarque dans son ouvrage intitulé : On the state of the Currency, page 23. Voici sommairement l’explication qu’il en donne. Quand on augmente par des billets de confiance ou un papier quelconque la masse des monnaies, c’est ordinairement en fesant des avances au gouvernement ou aux particuliers ; ce qui augmente la somme des capitaux en circulation, fait baisser le taux de l’intérêt, et rend la production moins dispendieuse. Il est vrai que l’augmentation de la masse des monnaies en fait décliner la valeur, et que lorsque ce déclin se manifeste par le prix élevé où montent les marchandises et les services productifs, des capitaux plus considérables nominalement, ne le sont bientôt plus en réalité ; mais ce dernier effet est postérieur à l’autre : les intérêts ont baissé avant que le prix des marchandises ait haussé, et que les emprunteurs aient fait leurs achats. D’où il suit qu’une monnaie dont la masse s’accroît et dont la valeur diminue graduellement, est favorable à l’industrie.
  3. Voyez dans Dutot, volume II, page 200, quels furent les très-bons effets du Système dans ses commencements.
  4. Elle ne serait pas tombée à beaucoup près autant sans les émissions de billets des banques provinciales. Quoique ces billets n’eussent pas un cours forcé, et que les banques provinciales fussent obligées de les acquitter à présentation en monnaie légale (en bank notes), ils contribuaient à rendre l’instrument des échanges plus abondant par rapport aux besoins de la circulation ; car les signes représentatifs de la monnaie servent exactement aux mêmes usages.
  5. Voyez A Series of tables exibiting the gain and loss of the fundholder, par Robert Mushet, 1821, table 1.
  6. Voyez A Letter to the earl of Liverpool on the present distresses of the country, and the efficacy of reducing the standard of our silver currency, 1816, par C. R. Prinsep. L’auteur propose de réduire la livre sterling à ce qu’il y a d’argent dans 16 shillings, au lieu de ce qu’il en faut pour faire 20 shillings.
  7. La cherté des objets de consommation équivaut à la réduction des revenus des particuliers, ce qui, dans les classes pauvres et laborieuses, constitue la misère. Si les charges de l’Angleterre étaient moins lourdes, le blé pourrait y être produit à des prix plus rapprochés des blés étrangers ; la libre importation de ceux-ci pourrait être permise, au grand soulagement des classes manufacturières. L’énormité de la dette, les gros traitemens, et l’impossibilité de réformer les abus avec une représentation dérisoire, rendent plus difficile un remède efficace. L’Angleterre souffrira encore long-temps de la guerre impolitique qu’elle a faite à la révolution française. La France souffrira aussi dans un autre genre. Chacun souffre de ses fautes.
  8. Voyez Ricardo’s Proposals for an economical and secure Currency, 1816.
  9. Considerations on the state of the currency, page 85.