Traité d’économie politique/1841/Livre 1/Chapitre 4

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CHAPITRE IV.

Des agens naturels qui servent à la production des richesses, et notamment des fonds de terre.

Indépendamment des secours que l’industrie tire des capitaux, c’est-à-dire des produits qu’elle a déjà créés, pour en créer d’autres, elle emploie le service et la puissance de divers agens qu’elle n’a point créés, que lui offre la nature, et tire de l’action de ces agens naturels une portion de l’utilité qu’elle donne aux choses.

Ainsi, lorsqu’on laboure et qu’on ensemence un champ, outre les connaissances et le travail qu’on met dans cette opération, outre les valeurs déjà formées dont on fait usage, comme la valeur de la charrue, de la herse, des semences, des vêtemens et des alimens consommés par les travailleurs pendant la production a lieu, il y a un travail exécuté par le sol, par l’air, par l’eau, par le soleil, auquel l’homme n’a aucune part, et qui pourtant concourt à la création d’un nouveau produit qu’on recueillera au moment de la récolte. C’est ce travail que je nomme le service productif des agens naturels.

Cette expression, agens naturels, est prise ici dans un sens fort étendu ; car elle comprend non-seulement les corps inanimés dont l’action travaille à créer des valeurs, mais encore les lois du monde physique, comme la gravitation qui fait descendre le poids d’une horloge, le magnétisme qui dirige l’aiguille d’une boussole, l’élasticité de l’acier, la pesanteur de l’atmosphère, la chaleur qui se dégage par la combustion, etc.

Souvent la faculté productive des capitaux s’allie si intimement avec la faculté productive des agens naturels, qu’il est difficile et même impossible d’assigner exactement la part que chacun de ces agens prend à la production. Une serre où l’on cultive des végétaux précieux, une terre où d’habiles irrigations ont répandu une eau fécondante, doivent la majeure partie de leur faculté productive à des travaux, à des constructions qui sont le fait d’une production antérieure, et qui font partie des capitaux consacrés à la production actuelle. Il en est de même des défrichemens, des bâtimens de ferme, des clôtures, et de toutes les améliorations répandues sur un fonds de terre. Ces valeurs font partie d’un capital, quoiqu’il soit désormais impossible de les séparer du fonds sur lequel elles sont fixées[1].

Dans le travail des machines par le moyen desquelles l’homme ajoute tant à sa puissance, une partie du produit obtenu est due à la valeur capitale de la machine, et une autre partie à l’action des forces de la nature. Qu’on suppose qu’en place des ailes d’un moulin à vent il y ait une roue à marcher[2] que dix hommes feraient tourner : alors le produit du moulin pourrait être considéré comme le fruit du service d’un capital, qui serait la valeur de la machine, et du service des dix hommes qui la feraient tourner ; et si l’on substitue des ailes à la roue à marcher, il devient évident que le vent, qui est un agent fourni par la nature, exécute l’ouvrage de dix hommes.

Dans ce cas-ci, l’action d’un agent naturel pourrait être suppléée par une autre force ; mais, dans beaucoup de cas, cette action ne saurait être suppléée par rien, et n’en est pas moins réelle. Telle est la force végétative du sol ; telle est la force vitale qui concourt au développement des animaux dont nous sommes parvenus à nous emparer. Un troupeau de moutons est le résultat, non-seulement des soins du maître et du berger, et des avances qu’on a faites pour le nourrir, l’abriter, le tondre ; mais il est aussi le résultat de l’action des viscères et des organes de ces animaux, dont la nature a fait les frais.

C’est ainsi que la nature est presque toujours en communauté de travail avec l’homme et ses instrumens ; et dans cette communauté nous gagnons d’autant plus, que nous réussissons mieux à épargner notre travail et celui de nos capitaux, qui est nécessairement coûteux, et que nous parvenons à faire exécuter, au moyen des services gratuits de la nature, une plus grande part des produits[3].

Smith s’est donné beaucoup de peine pour expliquer l’abondance des produits dont jouissent les peuples civilisés, comparée avec la pénurie des nations grossières, et nonobstant la multitude de désœuvrés et de travailleurs improductifs dont fourmillent nos sociétés. Il a cherché dans la division du travail la source de cette abondance[4] ; et il n’y a pas de doute que la séparation des occupations, ainsi que nous le verrons d’après lui, n’ajoute beaucoup à la puissance productive du travail ; mais elle ne suffit pas pour expliquer ce phénomène, qui n’a plus rien de surprenant quand on considère le pouvoir des agens naturels que la civilisation et l’industrie font travailler à notre profit.

Smith convient que l’intelligence humaine et la connaissance des lois de la nature permettent à l’homme d’employer avec plus d’avantages les ressources qu’elle lui présente ; mais il attribue à la séparation des occupations l’intelligence même et le savoir de l’homme ; et il a raison jusqu’à un certain point, puisqu’un homme, en s’occupant exclusivement d’un art ou d’une science, a eu plus de moyens d’en avancer les progrès. Cependant le procédé de la nature une fois connu, la production qui en résulte n’est pas le produit du travail de l’inventeur. Le premier homme qui a su amollir les métaux par le feu, n’est pas le créateur actuel de l’utilité que ce procédé ajoute au métal fondu. Cette utilité est le résultat de l’action physique du feu jointe à l’industrie et aux capitaux de ceux qui emploient le procédé. D’ailleurs, n’y a-t-il pas des procédés que l’homme doit au hasard, ou qui sont tellement évidens par eux-mêmes, qu’il n’a fallu aucun art pour les trouver ? Lorsqu’on abat un arbre, produit spontané de la nature, la société n’est-elle pas mise en possession d’un produit supérieur à ce que la seule industrie du bûcheron est capable de lui procurer ?

J’ai donc lieu de croire que Smith n’a pas en ce point donné une idée complète du phénomène de la production ; ce qui l’a entraîné dans cette fausse conséquence : c’est l’idée que toutes les valeurs produites représentent un travail récent ou ancien de l’homme, ou, en d’autres termes, que la richesse n’est que du travail accumulé ; d’où, par une seconde conséquence qui me paraît également contestable, le travail est la seule mesure des richesses ou des valeurs produites.

On voit que ce système est l’opposé de celui des économistes du dix-huitième siècle, qui prétendaient au contraire que le travail ne produit aucune valeur sans consommer une valeur équivalente ; que, par conséquent, il ne laisse aucun excédant, aucun produit net, et que la terre seule, fournissant gratuitement une valeur, peut seule donner un produit net. Il y a du système dans l’une et l’autre thèse ; je ne le fais remarquer que pour qu’on se mette en garde contre les conséquences dangereuses qu’on peut tirer d’une première erreur[5], et pour ramener la science à la simple observation des faits. Or, les faits nous montrent que les valeurs produites sont dues à l’action et au concours de l’industrie, des capitaux[6] et des agens naturels, dont le principal, mais non pas le seul à beaucoup près, est la terre cultivable, et que nulle autre que ces trois sources ne produit une valeur, une richesse nouvelle.

Parmi les agens naturels, les uns sont susceptibles d’appropriation, c’est-à-dire de devenir la propriété de ceux qui s’en emparent, comme un champ, un cours d’eau ; d’autres ne peuvent s’approprier, et demeurent à l’usage de tous, comme le vent, la mer et les fleuves qui servent de véhicule, l’action physique ou chimique des matières les unes sur les autres, etc.

Nous aurons occasion de nous convaincre que cette double circonstance d’être et de ne pas être susceptibles d’appropriation pour les agens de la production, est très-favorable à la multiplication des richesses. Les agens naturels, comme les terres, qui sont susceptibles d’appropriation, ne produiraient pas à beaucoup près autant, si un propriétaire n’était assuré d’en recueillir exclusivement le fruit, et s’il n’y pouvait, avec sûreté, ajouter des valeurs capitales qui accroissent singulièrement leurs produits. Et, d’un autre côté, la latitude indéfinie laissée à l’industrie de s’emparer de tous les autres agens naturels, lui permet d’étendre indéfiniment ses progrès. Ce n’est pas la nature qui borne le pouvoir productif de l’industrie ; c’est l’ignorance ou la paresse des producteurs et la mauvaise administration des états.

Ceux des agens naturels qui sont susceptibles d’être possédés deviennent des fonds productifs de valeurs, parce qu’ils ne cèdent pas leur concours sans rétribution, et que cette rétribution fait partie, ainsi que nous le verrons plus tard des revenus de leurs possesseurs. Contentons-nous, quant à présent, de comprendre l’action productive des agens naturels, quels qu’ils soient, déjà connus ou qui sont encore à découvrir[7].


  1. C’est au propriétaire du fonds, c’est au propriétaire du capital, lorsqu’ils sont distincts l’un de l’autre, à débattre la valeur et l’influence de chacun de ces agens dans la production. Il nous suffit, à nous, de comprendre, sans être obligés de la mesurer, la part que chacun de ces agens prend à la production des richesses.
  2. Une roue en forme de tambour qu’on fait tourner en marchant dans son intérieur.
  3. On verra plus tard (livre II, chap. 4) que cette production, qui est le fait de la nature, ajoute aux revenus des hommes, non-seulement une valeur d’utilité, la seule que lui attribuent Smith et Ricardo, mais une valeur échangeable. En effet, quand un manufacturier, à l’aide d’un procédé qui lui est particulier, parvient à faire pour 13 francs un produit qui, avant l’emploi de ce procédé, coûtait 20 francs de frais de production, il gagne 5 francs aussi long-temps que son procédé demeure secret et qu’il profite seul du travail gratuit de la nature ; et quand le procédé devient public et que la concurrence oblige le producteur à baisser le prix de son produit de 20 à 15 francs, ce sont alors les consommateurs du produit, qui font ce gain ; car lorsqu’une personne dépense 15 francs là où elle en dépensait 20, elle jouit d’une valeur de 5 francs qu’elle peut consacrer à tout autre emploi.

    Mac Culloch, dans son Commentaire sur Smith, note 1, prétend que j’ai dit dans ce passage que l’action des agens naturels ajoute, non seulement à l’utilité des produits, mais à leur valeur échangeable ; tandis que j’ai dit qu’ils ajoutent aux revenus des hommes, à ceux du consommateur, quand ce n’est pas à ceux du producteur.

    Cette doctrine sera plus développée au second livre de cet ouvrage, où j’examine en quoi consiste l’importance de nos revenus ; mais je me suis vu forcé d’en dire un mot dans ce chapitre, qui s’est trouvé vivement attaqué par Ricardo, dans la troisième édition de ses Principes d’Économie politique, chap. 20. Je n’aurais pas fait ici l’apologie de ma doctrine si elle avait été attaquée par un homme moins justement célèbre ; car s’il me fallait défendre les principes établis dans ce livre-ci contre toutes les critiques dont ils ont été l’objet, je serais forcé d’en doubler le volume. Les raisons que je donne sur chaque point ont paru suffire aux lecteurs qui ont cherché de bonne foi à s’en pénétrer.

  4. Voici les propres expressions de Smith : « It is the great multiplication of the productions of all the different arts, in consequence of the division of labour, which occasions, in a well governed society, that universal opulence which extends itself to the lowest ranks of the people. » Wealth of nations, book I, ch. 1.
  5. On sait qu’entre autres conséquences dangereuses que les Économistes ont tirées de leurs systèmes, est la convenance de remplacer tous les impôts par un impôt unique sur les terres, assurés qu’ils étaient que cet impôt atteindrait toutes les valeurs produites. Par un motif contraire, et en conséquence de cette partie systématique de Smith, on pourrait, et tout aussi injustement, décharger de toute contribution les profits des fonds de terre et des capitaux, dans la persuasion qu’ils ne contribuent en rien à la production de la valeur.
  6. Quoique Smith ait reconnu le pouvoir productif des fonds de terre, il a méconnu celui des valeurs capitales, qui cependant leur sont parfaitement analogues. Une machine, telle, par exemple, qu’un moulin à huile dans lequel on a employé une valeur capitale de 20,000 francs, et qui donne un produit net de 1,000 francs par an, tous les autres frais payés, donne un produit précisément aussi réel que celui d’une terre de 20,000 francs qui donne 1,000 francs de produit net ou de fermage, tous frais payés. Smith prétend qu’un moulin de 20,000 francs représente un travail de 20,000 francs répandu à diverses époques sur les pièces dont se compose le moulin ; et que, par conséquent, le produit annuel du moulin est le produit de ce travail antérieur. Smith se trompe : le produit de ce travail antérieur est la valeur du moulin lui-même, si l’on veut ; mais la valeur journellement produite par le moulin, est une autre valeur entièrement nouvelle, de même que le fermage d’une terre est une valeur autre que celle de la terre, une valeur qu’on peut consommer sans altérer celle du fonds. Si un capital n’avait pas en lui-même une faculté productive indépendante de celle du travail qui l’a créé, comment se pourrait-il faire qu’un capital pût fournir un revenu à perpétuité, indépendamment du profit de l’industrie qui l’emploie ? Le travail qui a créé le capital recevrait donc un salaire après qu’il a cessé ; il aurait une valeur infinie ; ce qui est absurde. On s’apercevra plus tard que toutes ces idées ne sont pas de simple spéculation.
  7. On objectera ici que les agens naturels non appropriés, comme la pression de l’atmosphère dans les machines à vapeur, ne sont pas productifs de valeur. Leur concours étant gratuit, dit-on, il n’en résulte aucun accroissement dans la valeur échangeable des produits, seule mesure de la richesse. Mais on verra plus tard que toute utilité produite qui ne se fait pas payer au consommateur, équivaut à un don qu’on lui fait, à une augmentation de son revenu.