Traité d’économie politique/1841/Livre 1/Chapitre 6
CHAPITRE VI.
Des opérations communes à toutes les industries.
En observant en eux-mêmes les procédés de l’industrie humaine, quel que soit le sujet auquel elle s’applique, on s’aperçoit qu’elle se compose de trois opérations distinctes.
Pour obtenir un produit quelconque, il a fallu d’abord étudier la marche et les lois de la nature, relativement à ce produit. Comment aurait-on fabriqué une serrure, si l’on n’était parvenu à connaître les propriétés du fer, et par quels moyens on peut le tirer de la mine, l’épurer, l’amollir et le façonner ?
Il a fallu ensuite appliquer ces connaissances à un usage utile, juger qu’en façonnant le fer d’une certaine façon, on en ferait un produit qui aurait pour les hommes une certaine valeur.
Enfin, il a fallu exécuter le travail manuel indiqué par les deux opérations précédentes, c’est-à-dire forger et limer les différentes pièces dont se compose une serrure.
Il est rare que ces trois opérations soient exécutées par la même personne.
Le plus souvent un homme étudie la marche et les lois de la nature. C’est le savant.
Un autre profite de ces connaissances pour créer des produits utiles. C’est l’agriculteur, le manufacturier ou le commerçant ; ou, pour les désigner par une dénomination commune à tous les trois, c’est l’entrepreneur d’industrie, celui qui entreprend de créer pour son compte, à son profit et à ses risques, un produit quelconque[1].
Un autre enfin travaille suivant les directions données par les deux premiers. C’est l’ouvrier.
Qu’on examine successivement tous les produits : on verra qu’ils n’ont pu exister qu’à la suite de ces trois opérations.
S’agit-il d’un sac de blé ou d’un tonneau de vin ? Il a fallu que le naturaliste ou l’agronome connussent la marche que suit la nature dans la production du grain ou du raisin, le temps et le terrain favorables pour semer ou pour planter, et quels sont les soins qu’il faut prendre pour que ces plantes viennent à maturité. Le fermier ou le propriétaire ont appliqué ces connaissances à leur position particulière, ont rassemblé les moyens d’en faire éclore un produit utile, ont écarté les obstacles qui pouvaient s’y opposer. Enfin, le manouvrier a remué la terre, l’a ensemencée, a lié et taillé la vigne. Ces trois genres d’opérations étaient nécessaires pour que le blé ou le vin fussent entièrement produits.
Veut-on un exemple fourni par le commerce extérieur ? Prenons l’indigo. La science du géographe, celle du voyageur, celle de l’astronome, nous font connaître le pays où il se trouve, et nous montrent les moyens de traverser les mers. Le commerçant arme des bâtimens, et envoie chercher la marchandise. Le matelot, le voiturier, travaillent mécaniquement à cette production.
Que si l’on considère l’indigo seulement comme une des matières premières d’un autre produit, d’un drap bleu, on s’aperçoit que le chimiste fait connaître la nature de cette substance, la manière de la dissoudre, les mordans qui la font prendre sur la laine. Le manufacturier rassemble les moyens d’opérer cette teinture ; et l’ouvrier suit ses ordres.
Partout l’industrie se compose de la théorie, de l’application, de l’exécution. Ce n’est qu’autant qu’une nation excelle dans ces trois genres d’opérations, qu’elle est parfaitement industrieuse. Si elle est inhabile dans l’une ou dans l’autre, elle ne peut se procurer des produits qui sont tous les résultats de toutes les trois. Dès-lors on aperçoit l’utilité des sciences qui, au premier coup d’œil, ne paraissent destinées qu’à satisfaire une vaine curiosité[2].
Les nègres de la côte d’Afrique ont beaucoup d’adresse : ils réussissent dans tous les exercices du corps et dans le travail des mains ; mais ils paraissent peu capables des deux premières opérations de l’industrie. Aussi sont-ils obligés d’acheter des européens les étoffes, les armes, les parures dont ils ont besoin. Leur pays est si peu productif, malgré sa fécondité naturelle, que les vaisseaux qui allaient chez eux pour s’y procurer des esclaves, n’y trouvaient pas même les provisions nécessaires pour les nourrir pendant la route, et étaient obligés de s’en pourvoir d’avance[3].
Les modernes, plus que les anciens, et les européens plus que les autres habitans du globe, ont possédé les qualités favorables à l’industrie. Le plus mince habitant de nos villes jouit d’une infinité de douceurs dont un monarque de sauvages est obligé de se passer. Les vitres seules qui laissent entrer dans sa chambre la lumière en même temps qu’elles le préservent des intempéries de l’air, les vitres sont le résultat admirable d’observations, de connaissances recueillies, perfectionnées depuis plusieurs siècles. Il a fallu savoir quelle espèce de sable était susceptible de se transformer en une matière étendue, solide et transparente ; par quels mélanges, par quels degrés de chaleur on pouvait obtenir ce produit. Il a fallu connaître la meilleure forme à donner aux fourneaux. La charpente seule qui couvre une verrerie, est le fruit des connaissances les plus relevées sur la force des bois et sur les moyens de l’employer avec avantage.
Ces connaissances ne suffisaient pas. Elles pouvaient n’exister que dans la mémoire de quelques personnes ou dans les livres. Il a fallu qu’un manufacturier vînt avec les moyens de les mettre en pratique. Il a commencé par s’instruire de ce qu’on savait sur cette branche d’industrie ; il a rassemblé des capitaux, des constructeurs, des ouvriers, et il a assigné à chacun son emploi.
Enfin, l’adresse des ouvriers, dont les uns ont construit l’édifice et les fourneaux, dont les autres ont entretenu le feu, opéré le mélange, soufflé le verre, l’ont coupé, étendu, assorti, posé, cette adresse, dis-je, a complété l’ouvrage ; et l’utilité, la beauté du produit qui en est résulté, passe tout ce que pourraient imaginer des hommes qui ne connaîtraient point encore cet admirable présent de l’industrie humaine.
Par le moyen de l’industrie, les plus viles matières ont été pourvues d’une immense utilité. Les chiffons, rebuts de nos ménages, ont été transformés en feuilles blanches et légères, qui portent au bout du monde les commandes du commerce et les procédés des arts. Dépositaires des conceptions du génie, elles nous transmettent l’expérience des siècles. Elles conservent les titres de nos propriétés ; nous leur confions les plus nobles comme les plus doux sentimens du cœur, et nous réveillons par elles, dans l’âme de nos semblables, des sentimens pareils. En facilitant à un point inconcevable toutes les communications des hommes entre eux, le papier doit être considéré comme un des produits qui ont le plus amélioré le sort de l’espèce. Plus heureuse encore si un moyen d’instruction si puissant n’était jamais le véhicule du mensonge et l’instrument de la tyrannie !
Il convient d’observer que les connaissances du savant, si nécessaires au développement de l’industrie, circulent assez facilement d’une nation chez les autres. Les savans eux-mêmes sont intéressés à les répandre ; elles servent à leur fortune, et établissent leur réputation qui leur est plus chère que leur fortune. Une nation, par conséquent, où les sciences seraient peu cultivées, pourrait néanmoins porter son industrie assez loin en profitant des lumières venues d’ailleurs. Il n’en est pas ainsi de l’art d’appliquer les connaissances de l’homme à ses besoins, et du talent de l’exécution. Ces qualités ne profitent qu’à ceux qui les ont ; aussi un pays où il y a beaucoup de négocians, de manufacturiers et d’agriculteurs habiles, a plus de moyens de prospérité que celui qui se distingue principalement par la culture de l’esprit. À l’époque de la renaissance des lettres en Italie, les sciences étaient à Bologne ; les richesses étaient à Florence, à Gênes, à Venise.
L’Angleterre, de nos jours, doit ses immenses richesses moins aux lumières de ses savans, quoiqu’elle en possède de très-recommandables, qu’au talent remarquable de ses entrepreneurs pour les applications utiles, et de ses ouvriers pour la bonne et prompte exécution. L’orgueil national qu’on reproche aux anglais ne les empêche pas d’être la plus souple des nations lorsqu’il s’agit de se ployer aux besoins des consommateurs ; ils fournissent de chapeaux le nord et le midi, parce qu’ils savent les faire légers pour le midi, et chauds pour le nord. La nation qui ne sait les faire que d’une façon n’en vend pas ailleurs que chez elle.
L’ouvrier anglais seconde l’entrepreneur ; il est en général laborieux et patient ; il n’aime pas que l’objet de son travail sorte de ses mains avant d’avoir reçu de lui toute la précision, toute la perfection qu’il comporte. Il n’y met pas plus de temps ; il y met plus d’attention, de soin, de diligence, que la plupart des ouvriers des autres nations.
Au reste, il n’est point de peuple qui doive désespérer d’acquérir les qualités qui lui manquent pour être parfaitement industrieux. Il y a cent cinquante ans que l’Angleterre elle-même était si peu avancée qu’elle tirait de la Belgique presque toutes ses étoffes, et il n’y en a pas quatre-vingts que l’Allemagne fournissait des quincailleries à une nation qui maintenant en fournit au monde entier[4].
J’ai dit que l’agriculteur, le manufacturier, le négociant profitaient des connaissances acquises, et les appliquaient aux besoins des hommes ; pour le faire avec succès, ils ont besoin de quelques autres connaissances, qu’ils ne peuvent guère acquérir que dans la pratique de leur industrie, et qu’on pourrait appeler la science de leur état. Le plus habile naturaliste, s’il voulait amender lui-même sa terre, réussirait probablement moins bien que son fermier, quoiqu’il en sache beaucoup plus que lui. Un mécanicien très-distingué, quoiqu’il connût bien le mécanisme des machines à filer le coton, ferait probablement un assez mauvais fil avant d’avoir fait son apprentissage. Il y a dans les arts une certaine perfection qui naît de l’expérience et de plusieurs essais faits successivement, dont les uns ont échoué et les autres ont réussi. Les sciences ne suffisent donc pas à l’avancement des arts : il faut de plus des expériences plus ou moins hasardeuses, dont le succès ne dédommage pas toujours de ce qu’elles ont coûté ; lorsqu’elles réussissent, la concurrence ne tarde pas à modérer les bénéfices de l’entrepreneur ; mais la société demeure en possession d’un produit nouveau, ou, ce qui revient exactement au même, d’un adoucissement sur le prix d’un produit ancien.
En agriculture, les expériences, outre la peine et les capitaux qu’on y consacre, coûtent la rente du terrain ordinairement pendant une année, et quelquefois pour plus long-temps.
Dans l’industrie manufacturière, elles reposent sur des calculs plus sûrs, occupent moins long-temps les capitaux, et, lorsqu’elles réussissent, les procédés étant moins exposés aux regards, l’entrepreneur a plus long-temps la jouissance exclusive de leur succès. En quelques endroits, leur emploi exclusif est garanti par un brevet d’invention. Aussi les progrès de l’industrie manufacturière sont-ils en général plus rapides et plus variés que ceux de l’agriculture.
Dans l’industrie commerciale, plus que dans les autres, les essais seraient hasardeux si les frais de la tentative n’avaient pas en même temps d’autres objets. Mais c’est pendant qu’il fait un commerce éprouvé qu’un négociant essaie de transporter le produit d’un certain pays dans un autre où il est inconnu. C’est ainsi que les hollandais, qui fesaient le commerce de la Chine, essayèrent, sans compter sur beaucoup de succès, vers le milieu du dix-septième siècle, d’en rapporter une petite feuille sèche dont les chinois tiraient une infusion, chez eux d’un grand usage. De là le commerce du thé, dont on transporte actuellement en Europe chaque année au-delà de 45 millions de livres pesant, qui y sont vendues pour une somme de plus de 300 millions[5].
Hors les cas extraordinaires, la sagesse conseille peut-être d’employer aux essais industriels, non les capitaux réservés pour une production éprouvée, mais les revenus que chacun peut, sans altérer sa fortune, dépenser selon sa fantaisie. Elles sont louables les fantaisies qui dirigent vers un but utile des revenus et un loisir que tant d’hommes consacrent à leur amusement ou à quelque chose de pis. Je ne crois pas qu’il y ait un plus noble emploi de la richesse et des talens. Un citoyen riche et philanthrope peut ainsi faire à la classe industrieuse et à celle qui consomme, c’est-à-dire au monde entier, des présens qui surpassent de beaucoup la valeur de ce qu’il donne, et même de sa fortune, quelque grande qu’elle soit. Qu’on calcule, si l’on peut, ce qu’a valu aux nations l’inventeur inconnu de la charrue[6].
Un gouvernement éclairé sur ses devoirs, et qui dispose de ressources vastes, ne laisse pas aux particuliers toute la gloire des découvertes industrielles. Les dépenses que causent les essais, quand le gouvernement les fait, ne sont pas prises sur les capitaux de la nation, mais sur ses revenus, puisque les impôts ne sont, ou du moins ne devraient jamais être levés que sur les revenus. La portion des revenus qui, par cette voie, se dissipe en expériences, est peu sensible, parce qu’elle est répartie sur un grand nombre de contribuables ; et les avantages qui résultent des succès étant des avantages généraux, il n’est pas contraire à l’équité que les sacrifices au prix desquels on les a obtenus, soient supportés par tout le monde.
- ↑ Les Anglais n’ont point de mot pour rendre celui d’entrepreneur d’industrie ; ce qui les a peut-être empêchés de distinguer dans les opérations industrielles, le service que rend le capital, du service que rend, par sa capacité et son talent, celui qui emploie le capital ; d’où résulte, comme on le verra plus tard, de l’obscurité dans les démonstrations où ils cherchent à remonter à la source des profits.
La langue italienne, beaucoup plus riche à cet égard que la leur, a quatre mots pour désigner ce que nous entendons par un entrepreneur d’industrie : imprenditore, impresario, intraprenditore, intraprensore.
- ↑ Les lumières ne sont pas seulement indispensables au succès de l’industrie, par les secours directs qu’elles lui prêtent ; elles lui sont encore favorables, en diminuant l’empire des préjugés. Elles enseignent à l’homme à compter plus sur ses propres efforts que sur les secours d’un pouvoir surhumain. L’ignorance est attachée à la routine, ennemie de tout perfectionnement ; elle attribue à une cause surnaturelle, une épidémie, un fléau qu’il serait facile de prévenir ou d’écarter ; elle se livre à des pratiques superstitieuses, lorsqu’il faudrait prendre des précautions ou apporter des remèdes. En général, toutes les sciences, comme toutes les vérités, se tiennent et se prêtent un secours mutuel.
- ↑ Voyez les Œuvres de Poivre, pages 77 et 78.
- ↑ Ce passage a été écrit en 1812. Il ne se fabriquait point de cotonnades en Angleterre au dix-septième siècle. On voit par les registres des douanes anglaises, qu’en 1705 la quantité de coton en laine importée ne s’élevait qu’à 1,170,880 livres de poids. En 1785, elle n’était encore que de 6,706,000 ; mais en 1790, elle fut portée à 23,941,000 ; et en 1817, à 151,931,200 livres, tant pour l’usage des fabriques anglaises que pour la réexportation.
- ↑ Voyez le Voyage commercial et politique aux Indes orientales, par M. Félix Renouard de Sainte-Croix.
- ↑ Grâces à l’imprimerie, les noms des bienfaiteurs de l’humanité se perpétueront désormais, et, si je ne me trompe, avec plus d’honneur que ceux qui ne rappelleront que les déplorables exploits de la guerre. Parmi ces noms, on conservera ceux d’Olivier de Serres, le père de l’agriculture française, le premier qui ait eu une ferme expérimentale ; ceux de Duhamel, de Malesherbes, à qui la France est redevable de tant de végétaux utiles naturalisés parmi nous ; celui de Lavoisier, auquel on doit principalement dans la chimie une révolution qui en a entraîné plusieurs importantes dans les arts ; ceux enfin de plusieurs habiles voyageurs modernes : car on peut considérer les voyages comme des expériences industrielles.