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Traité de Porphyre, touchant l’abstinence de la chair des animaux/Vie de Porphyre

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Traité de Porphyre, touchant l’abstinence de la chair des animaux
Traduction par Jean Levesque de Burigny.
(p. 1-16).

VIE

DE

PORPHYRE.


POrphyre nous apprend lui-même[1] qu’il étoit Tyrien. Longin, Libanius, Eunape ſuppoſent qu’il eſt né à Tyr capitale de la Phénicie. Néanmoins Saint Jérôme & Saint Chryſoſtome ont prétendu que Batanée Bourg de Syrie étoit ſa Patrie. C’eſt pourquoi ils l’appellent Bataneote ; ce que quelques-uns ont crû avoir été dit plûtôt par forme d’injure, que pour indiquer le lieu de ſa naiſſance : on peut voir ſur cela les conjectures d’Hoſtenius[2] trop éloignées de la vraiſemblance, pour devoir être rapportées. Le vrai nom de ce Philoſophe étoit Malc qui en langue Syriaque ſignifie Roi. Longin le lui fit quitter, & l’engagea à prendre celui de Porphyre, qui a quelque rapport au terme de Roi, parce que l’habillement de pourpre étoit réſervé aux Rois & aux Empereurs.

Il nacquit la douziéme année de l’Empire d’Alexandre Sévere, c’est-à-dire, l’an 233. de l’Ère Chrétienne[3]. Il étoit d’une famille diſtinguée. Il paſſa ſa jeuneſſe à voyager dans le deſſein de faire connoiſſance avec les hommes de ſon ſiécle qui avoient le plus de réputation d’habileté, & de profiter de leur doctrine.

Il avoit été Chrétien, ſi on en croit l’Hiſtorien Socrate, qui ajoute que Porphyre renonça au Chriſtianiſme, de colére d’avoir été maltraité par quelques Chrétiens à Céſarée en Paleſtine : mais ce fait pour être crû, auroit beſoin d’être atteſté par un garant plus à portée de le ſavoir, que Socrate. Ce qui eſt conſtant, c’est qu’il a eu de grandes liaiſons avec les Chrétiens. Vincent de Lérins[4] prétend avoir lu dans les Ouvrages même de Porphyre que ce Philoſophe ayant oui parler de la grande réputation d’Origenes, alla le trouver à Alexandrie. Euſebe[5] nous a conſervé un paſſage fort curieux de Porphyre, dans lequel nous voyons ce qu’il penſoit d’Origenes. Il y en a eu, diſoit-il, qui ne voulant pas abandonner les écritures des Juifs, mais voulant ſeulement répondre aux raiſons par lesquelles nous les combattons, y cherchent des explications forcées, qui ne conviennent point du tout à la lettre : mais par ce moyen ils ont plûtôt fait admirer leur eſprit, qu’ils n’ont ſoutenu l’autorité de ces écritures étrangéres ; car ils nous font des énigmes des paroles de Moïse les plus claires & les plus ſimples : ils les relévent comme des oracles divins qui couvrent de grands myſtéres ; & après avoir comme enchanté les eſprits par cette vaine oſtentation de figures & de vérités cachées, ils les trompent par les fauſſes explications qu’ils leur en donnent. On peut voir cette conduite dans un homme que j’ai connu, lorſque j’étois encore fort jeune & qui ayant acquis une grande eſtime durant ſa vie, l’a conservée encore après ſa mort par les livres qu’il a compoſés : j’entends Origenes, dont le nom eſt fort célebre parmi ceux qui font profeſſion d’enſeigner cette doctrine. Il a été diſciple d’Ammone, le plus habile Philoſophe de notre tems & il a trouvé dans lui un grand avantage pour s’avancer dans la ſcience. Mais il a eu le malheur de s’engager dans cette ſecte barbare & arrogante. Ayant fait naufrage contre cet écueil, il corrompit tout ce qu’il y avoit d’excellent, tant dans ſa perſonne, que dans ſa ſcience, par le mélange qu’il vouloit faire de la Philoſophie avec le Christianiſme ; car menant une vie Chrétienne contraire à toutes les Loix, il ſuivoit ſur la Divinité & ſur tout le reſte le ſentiment des Grecs, qu’il couvroit néanmoins par les Fables de ces Barbares. Il liſoit ſans ceſſe les écrits de Numenius, de Longin & des plus habiles Pythagoriciens. Il faiſoit auſſi uſage des Ouvrages de Chérémon le Stoïcien & de Cornuté ; & ayant appris par cette étude la maniére d’expliquer et d’entendre les Mystères des Grecs, il les applique aux Écritures Judaïques. »

À ce discours il n’est pas difficile de reconnoître un ennemi déclaré de la Religion Chrétienne, dont les déciſions outrées & partiales ne doivent faire aucune impreſſion. On ignore ſi la connoiſſance de Porphyre avec Origenes a précédé le premier voyage de ce Philoſophe à Rome. Il alla dans cette capitale du Monde[6] à l’âge de vingt ans. Il y reſta peu cette premiére fois. Après y avoir fait une courte réſidence, il alla étudier à Athènes ſous Longin, le Rhéteur le plus eſtimé de ſon ſiécle. Ce que le tems nous a conſervé de ſes Ouvrages, juſtifie l’idée avantageuse que les contemporains avoient de lui. Ils diſoient[7], qu’il avoit une ſcience parfaite de tout ce qui regarde les belles-Lettres & la rhétorique ; & ils l’appelloient un tréſor de ſcience, & une bibliothèque vivante.

Porphyre fit de ſi grands progrès ſous cet excellent Maître, qu’en peu de tems il devint l’honneur de cette École.

Nous avons dans Euſebe[8] le fragment d’un Ouvrage de Porphyre dans lequel il fait l’hiſtoire d’une Fête que donna Longin pour célébrer le jour de la naiſſance de Platon. Porphyre y étoit. Ils étoient ſept en tout. La converſation roula pendant le repas ſur des matières ſçavantes. L’on y prouva qu’Éphore, Théopompe, Ménandre, Hypéride, Sophocle même avoient été des plagiaires.

La Grammaire & la Rhétorique ne ſuffiſoient pas, pour occuper tout entier un homme auſſi avide de ſavoir que Porphyre. Il fit ſon ſecond voyage à Rome à l’âge de trente ans, la douziéme année de l’Empire de Gallien, c’est-à-dire, au commencement de l’an 263. de J.C. Le célèbre Plotin y tenoit alors ſon école. Il paſſoit pour être le premier Philoſophe de ſon tems ; la plus ſublime Métaphyſique & la théurgie étoient les principaux objets de ses études. On appelloit Théurgie, la ſcience qui apprenoit les diverſes espéces des êtres intelligens, la ſubordination qui étoit entr’eux, le culte qui leur étoit dû, & les cérémonies néceſſaires pour s’unir intimement avec eux.

Porphyre n’eut pas plutôt vû Plotin qu’il ſe propoſa d’acquérir l’amitié de cet homme illuſtre & bientôt le diſciple eut l’eſtime & la confiance de ſon maître à tel point, que Plotin chargea Porphyre de répondre aux questions qu’on lui faisoit, & lui donna ſes Ouvrages[9] pour qu’il y mît la derniére main. Ils demeurerent près de ſix ans enſemble. Porphyre qui étoit fort ſujet à la mélancolie[10] s’en trouva tellement fatigué que Plotin lui conſeilla de voyager pour la diſſiper. Dans les accès de ſes vapeurs il lui prenoit un ſi grand dégoût de la vie, que pluſieurs fois il ſe ſeroit donné la mort, ſi Plotin ne l’en eût détourné. La Philoſophie de ces Platoniciens inſpiroit un grand mépris pour la vie. Leur ſyſtême étoit que quiconque aſpiroit à la ſageſſe, devoit renoncer à tous les plaiſirs des ſens ; que nous étions dans un état d’épreuve, dont il falloit ſortir, pour pouvoir être heureux. Quelques-uns étoient perſuadés, qu’il étoit permis à chaque mortel de hâter la réunion de ſon âme avec celle des esprits. Porphyre, ſuivant le conſeil de Plotin, ſortit de Rome la quinziéme année de l’Empire de Gallien, ſur la fin de l’an 268. de J. C.. Il alla en Sicile au Cap de Lilibée pour y faire connoiſſance avec Probus, qui y avoit une grande réputation. Eunape prétend que Porphyre fut long-temps en Sicile, ne faiſant que ſoupirer ; qu’il ne prenoit point de nourriture, & qu’il ne vouloit voir perſonne ; que Plotin en ayant été informé, & craignant qu’il ne voulût mourir, paſſa en Sicile, où il eut des conferences avec Porphyre, qu’il détermina à conſentir de vivre. Eunape ajoûte, que Porphyre avoit écrit la converſation qu’il avoit eue avec Plotin à ce ſujet. Mais aſſûrément il y a de la confuſion dans le récit d’Eunape. Car Porphyre lui-même[11] en dit aſſez, pour donner lieu de croire qu’il n’a pas revû Plotin depuis qu’il étoit parti pour la Sicile.

Ce fut pendant qu’il y étoit, qu’il compoſa fon fameux Ouvrage contre le Chriſtianiſme, qui a rendu ſon nom si odieux dans l’Égliſe. Il nous a appris[12] qu’il avoit été à Carthage ; & il y a apparence que ce fut pendant qu’il étoit en Sicile, qu’il prit la réſolution de voyager en Afrique. Il ne retourna à Rome qu’après la mort de Plotin. Il y parla ſouvent en public avec beaucoup d’applaudiſſement. Il avoit un grand nombre de diſciples qu’il traitoit avec douceur & bonté, & pour leſquels il étoit fort communicatif. Jamblique eſt celui qui lui a fait le plus d’honneur. Un intime ami de Porphyre étant mort, & ayant laiſſé une veuve appellée Marcelle chargée de cinq enfans, il l’épouſa afin d’être à portée de donner facilement de l’éducation à ſes enfans.

On n’est pas fort inſtruit des dernières actions de ſa vie. On ſçait qu’il a vécu plus de ſoixante & huit ans : mais on ne ſçait pas préciſément quand il eſt mort. L’opinion commune[13] eſt qu’il a fini ſes jours à Rome. Cependant S. Jérôme prétend qu’il a été enterré en Sicile.

Porphyre ſavoit preſque tout ce que l’on pouvoit ſavoir dans le ſiécle où il vivoit. Il poſſédoit les belles-Lettres, l’Hiſtoire, la Géométrie & la Muſique. Il excelloit ſur tout dans la Philoſophie de ce tems là, qu’il enſeigna de vive voix auſſi bien que par un grand nombre d’Ouvrages. Il a fait une prodigieuſe quantité de livres, dont on peut voir les titres dans Holſtenius, dans Fabricius & dans M. de Tillemont[14]. On y déſireroit de l’ordre & de la clarté. Ces perfections ſe trouvent rarement dans les ouvrages philoſophiques, ſurtout dans ceux du ſiécle de Porphyre. On l’a accuſé de s’être quelquefois contredit mais il eſt louable de changer de ſentimens, lorſque de nouvelles réflexions font appercevoir que l’on s’eſt trompé.

Ses plus célébres Ouvrages ſont le Traité de l’abſtinence des viandes, dont on donne ici la traduction & le Livre contre les Chrétiens. Il étoit diviſé en quinze livres. On n’a rien fait de plus ſubtil & de plus dangéreux contre la Religion. De tous les Auteurs profanes, Porphyre eſt celui qui avoit lû nos Écrivains[15] ſacrés avec le plus d’application, dans le deſſein d’y trouver des armes, pour les combattre, & pour les décrier. Il ſe vantoit d’y avoir trouvé un grand nombre de contradictions. Plusieurs Péres entreprirent de le réfuter. Leurs ouvrages, de même que celui de Porphyre, ne ſubſiſtent plus. Il y a quelques années que l’on prétendoit[16] qu’il étoit à Florence dans la Bibliothèque du grand Duc ; mais ce fait ne s’eſt pas vérifié.

Ce Livre a rendu le nom de Porphyre ſi odieux que la plûpart des Anciens ne parlent presque point de lui, ſans ajoûter quelque épithéte flétriſſante, qui déſigne l’horreur qu’ils avoient de ſes blaſphêmes. Il paroît que Constantin fit quelque Édit ſévere contre ſa mémoire & ſes écrits, qu’il fit brûler ; & voulant donner aux Ariens le nom le plus injurieux, il ordonna qu’ils ſeroient appellés Porphyriens. Mais quelque déteſté qu’il ait été, il y a eu quelques Péres, & même des plus célèbres, qui ont rendu juſtice à ſa Science & à ſes talens. Eusebe ne craint point de l’appeller[17] un admirable Théologien. S. Auguſtin le qualifie d’homme de beaucoup d’eſprit, & du plus habile des Philoſophes[18].

S. Cyrille, le fameux Boéce parlent[19] de ſa ſcience avec beaucoup d’éloge ; & M. de Tillemont ſi réſervé dans les louanges qu’il donne à ceux qui ne penſoient pas ortodoxement, dit[20] que Porphyre étoit le plus célèbre de tous les Payens, qui ont écrit du temps de Dioclétien.

Séparateur
  1. Vie de Plotin c. 7.
  2. De vitâ & ſcriptis. Porph. c. 5.
  3. Eunape.
  4. Ait namque impius ille Porphyrius, excitum ſe famâ ipſus (Origenis) Alexandriam, ferè puerum, perrexiſſe, ibique eum vidiſſe ſenem, ſed planè talem tantumque virum, qui arcem totius ſcientiœ condidiſſet. Vincent. Lirinenſis.
  5. Euſebe Hist. Eccl. t. 6. c. 19. Tillem. Mem. Eccl. Vie d’Orig. c. X. t. II. p. 307.
  6. Vie de Plotin c. 5.
  7. Eunapius vita Porph.
  8. Prep. Evang. l. X. p. 464.
  9. Vie de Plotin c. 7.
  10. Ibid. c. 5.
  11. Vie de Plotin, c. 11.
  12. De Aſbtin. l. III. c. 4.
  13. Eunape.
  14. Vie de Diocletien Art. 30.
  15. Tillem. Art. 31. Vie de Diocletien.
  16. Fabricius, delect. Argum. p. 163.
  17. Præp. Evang. liv. IV. p. 147. θαυμάστου θεοσόφου.
  18. Auguſtin. de civit. Dei liv. 7. c. 5. Philoſophum nobilem. liv. 19. c. 22. Doctiſſimum ingenii hominem.
  19. Holſtenius c. 1.
  20. Vie de Diocletien Art. 28.