Traité de la lumière/Chapitre I

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Gauthier-Villars (p. 1-26).

CHAPITRE PREMIER

DES RAYONS DIRECTEMENT ÉTENDUS


Les démonstrations qui concernent l’Optique, ainsi qu’il arrive dans toutes les sciences où la géométrie est appliquée à la matière, sont fondées sur des vérités tirées de l’expérience ; telles sont que les rayons de lumière s’étendent en droite ligne ; que les angles de réflexion et d’incidence sont égaux, et que dans les réfractions le rayon est rompu suivant la règle des sinus, désormais si connue et qui n’est pas moins certaine que les précédentes.

La plupart de ceux qui ont écrit touchant les différentes parties de l’Optique se sont contentés de présupposer ces vérités. Mais quelques-uns plus curieux en ont voulu rechercher l’origine et les causes, les considérant elles-mêmes comme des effets admirables de la Nature. En quoi ayant avancé des choses ingénieuses, mais non pas telles pourtant que les plus intelligents ne souhaitent des explications qui leur satisfassent davantage, je veux proposer ici ce que j’ai médité sur ce sujet, pour contribuer autant que je puis à l’éclaircissement de cette partie de la science naturelle, qui non sans raison en est réputée une des plus difficiles. Je reconnais être beaucoup redevable à ceux qui ont commencé les premiers à dissiper l’obscurité étrange où ces choses étaient enveloppées et à donner espérance qu’elles se pouvaient expliquer par des raisons intelligibles. Mais je m’étonne aussi d’un autre côté comment ceux-là même, bien souvent, ont voulu faire passer des raisonnements peu évidents comme très certains et démonstratifs : ne trouvant pas que personne ait encore expliqué probablement ces premiers et notables phénomènes de la lumière, savoir pourquoi elle ne s’étend que suivant des lignes droites, et comment les rayons visuels, venant d’une infinité de divers endroits, se croisent sans s’empêcher en rien les uns les autres.

J’essaierai donc dans ce livre, par des principes reçus dans la Philosophie d’aujourd’hui, de donner des raisons plus claires et plus vraisemblables, premièrement de ces propriétés de la lumière directement étendue, secondement de celle qui se réfléchit par la rencontre d’autres corps. Puis j’expliquerai les symptômes des rayons qui sont dits souffrir réfraction en passant par des corps diaphanes de différentes espèces, où je traiterai aussi des effets de la réfraction de l’air par les différentes densités de l’atmosphère.

Ensuite j’examinerai les causes de l’étrange réfraction de certain cristal qu’on apporte d’Islande. Et en dernier lieu je traiterai des différentes figures des corps transparents et réfléchissants, par lesquelles les rayons sont assemblés en un point, ou détournés en différentes manières. Où l’on verra avec quelle facilité se trouvent, suivant notre théorie nouvelle, non seulement les ellipses, hyperboles et autres lignes courbes que M. Descartes a subtilement inventées pour cet effet, mais encore celles qui doivent former la surface d’un verre lorsque l’autre surface est donnée sphérique, plate, ou de quelque figure que ce puisse être.

L’on ne saurait douter que la lumière ne consiste dans le mouvement de certaine matière. Car soit qu’on regarde sa production, on trouve qu’ici sur la Terre, c’est principalement le feu et la flamme qui l’engendrent, lesquels contiennent sans doute des corps qui sont dans un mouvement rapide, puisqu’ils dissolvent et fondent plusieurs autres corps des plus solides ; soit qu’on regarde ses effets, on voit que quand la lumière est ramassée, comme par des miroirs concaves, elle a la vertu de brûler comme le feu, c’est-à-dire qu’elle désunit les parties des corps ; ce qui marque assurément du mouvement, au moins dans la vraie philosophie, dans laquelle on conçoit la cause de tous les effets naturels par des raisons de mécanique. Ce qu’il faut faire à mon avis, ou bien renoncer à toute espérance de ne jamais rien comprendre dans la physique.

Et comme, suivant cette philosophie, l’on tient pour certain que la sensation de la vue n’est excitée que par l’impression de quelque mouvement d’une matière qui agit sur les nerfs au fond de nos yeux, c’est encore une raison de croire que la lumière consiste dans un mouvement de la matière qui se trouve entre nous et le corps lumineux.

De plus, quand on considère l’extrême vitesse dont la lumière s’étend de toutes parts et que, quand il en vient de différents endroits, même de tout opposés, elles se traversent l’une l’autre sans s’empêcher ; on comprend bien que, quand nous voyons un objet lumineux, ce ne saurait être par le transport d’une matière, qui depuis cet objet s’en vient jusqu’à nous ainsi qu’une balle ou une flèche traverse l’air : car assurément cela répugne trop à ces deux qualités de la lumière et surtout à la dernière. C’est donc d’une autre manière qu’elle s’étend, et ce qui nous peut conduire à la comprendre, c’est la connaissance que nous avons de l’extension du son dans l’air.

Nous savons que par le moyen de l’air, qui est un corps invisible et impalpable, le son s’étend tout à l’entour du lieu où il a été produit, par un mouvement qui passe successivement d’une partie de l’air à l’autre, et que l’extension de ce mouvement se faisant également vite de tous côtés, il se doit former comme des surfaces sphériques qui s’élargissent toujours et qui viennent frapper notre oreille. Or il n’y a point de doute que la lumière ne parvienne aussi depuis le corps lumineux jusqu’à nous par quelque mouvement imprimé à la matière qui est entre deux, puisque nous avons déjà vu que ce ne peut être par le transport d’un corps qui passerait de l’un à l’autre. Que si avec cela la lumière emploie du temps à son passage, ce que nous allons examiner maintenant, il s’ensuivra que ce mouvement imprimé à la matière est successif et que par conséquent il s’étend, ainsi que celui du son, par des surfaces et des ondes sphériques : car je les appelle ondes, à la ressemblance de celles que l’on voit se former dans l’eau quand on y jette une pierre, qui représentent une telle extension successive en rond, quoique provenant d’une autre cause et seulement dans une surface plane.

Pour voir donc si l’extension de la lumière se fait avec le temps, considérons premièrement s’il y a des expériences qui nous puissent convaincre du contraire. Quant à celles que l’on peut faire ici sur la Terre, avec des feux mis à de grandes distances, quoiqu’elles prouvent que la lumière n’emploie point de temps sensible à passer ces distances, on peut dire avec raison qu’elles sont trop Fig. 1 : Détermination de la vitesse de la lumière grâce aux éclipses de Lune.
Fig. 1.
petites et qu’on n’en peut conclure, sinon que le passage de la lumière est extrêmement vite. M. Descartes qui était d’opinion qu’il est instantané, se fondait, non sans raison, sur une bien meilleure expérience tirée des éclipses de lune : laquelle pourtant, comme je ferai voir, n’est point convaincante. Je la proposerai un peu autrement que lui, pour en faire mieux comprendre toute la conséquence.

Soit A (Fig. 1) le lieu du soleil, B D une partie de l’orbite ou chemin annuel de la Terre, A B C une ligne droite, que je suppose rencontrer le chemin de la Lune, représenté par le cercle C D, en C.

Or si la lumière demande du temps, par exemple une heure, pour traverser l’espace qui est entre la Terre et la Lune, il s’ensuivra que la Terre étant parvenue en B, l’ombre qu’elle cause, ou l’interruption de la lumière, ne sera pas encore parvenue au point C, mais qu’elle n’y arrivera qu’une heure après. Ce sera donc une heure après, à compter depuis que la Terre a été en B, que la Lune arrivant en C y sera obscurcie : mais cette obscuration ou interruption de lumière ne parviendra à la Terre que dans une autre heure. Posons que dans ces deux heures elle soit parvenue en E. La Terre donc étant en E, verra la Lune éclipsée en C, dont elle est partie une heure auparavant et verra en même temps le Soleil en A. Car étant immobile, comme je le suppose avec Copernic, et la lumière s’étendant par des lignes droites, il doit toujours paraître où il est. Mais on a toujours observé, disent-ils, que la Lune éclipsée paraît au lieu de l’écliptique opposé au Soleil, et cependant ici elle paraîtrait en arrière de ce lieu, de l’angle G E C, complément de A E C à deux angles droits. Donc cela est contraire à l’expérience, puisque l’angle G E C serait fort sensible et environ de 33 degrés. Car selon notre supputation, qui est au Traité des causes des phénomènes de Saturne, la distance B A entre la Terre et le Soleil est environ de douze mille diamètres terrestres, et partant quatre cents fois plus grande que B C, distance de la Lune, qui est de 30 diamètres. Donc l’angle E C B sera à peu près quatre cents fois plus grand que B A E, qui est de cinq minutes, savoir le chemin que fait la Terre en deux heures dans son orbite, et ainsi l’angle B C E presque de 33 degrés, et de même l’angle C E G, qui le surpasse de cinq minutes.

Mais il faut noter que la vitesse de la lumière dans ce raisonnement a été posée telle qu’il lui faut une heure de temps pour faire le chemin d’ici à la Lune. Que si l’on suppose qu’il ne faut pour cela qu’une minute de temps, alors il est manifeste que l’angle C E G ne sera que de 33 minutes, et s’il ne faut que dix secondes de temps, cet angle ne sera pas de six minutes. Et alors il n’est pas aisé de s’en apercevoir dans les observations d’éclipse, ni par conséquent permis d’en rien conclure pour le mouvement instantané de la lumière.

Il est vrai que c’est supposer une étrange vitesse qui serait cent mille fois plus grande que celle du son. Car le son, selon ce que j’ai observé, fait environ 180 toises dans le temps d’une seconde ou d’un battement d’artère. Mais cette supposition ne doit pas sembler avoir rien d’impossible, parce qu’il ne s’agit point du transport d’un corps avec tant de vitesse, mais d’un mouvement successif qui passe des uns aux autres. Je n’ai donc pas fait difficulté, en méditant ces choses, de supposer que l’émanation de la lumière se faisait avec le temps, voyant que par là tous ces phénomènes se pouvaient expliquer, et qu’en suivant l’opinion contraire tout était incompréhensible. Car il m’a toujours semblé, et à beaucoup d’autres avec moi, que même M.  Descartes, qui a eu pour but de traiter intelligiblement de tous les sujets de physique, et qui assurément y a beaucoup mieux réussi que personne devant lui, n’a rien dit qui ne soit plein de difficultés, ou même inconcevable, en ce qui est de la Lumière et de ses propriétés.

Mais ce que je n’employais que comme une hypothèse a reçu depuis peu grande apparence d’une vérité constante, par l’ingénieuse démonstration de M. Rœmer que je vais rapporter ici, en attendant qu’il donne lui-même tout ce qui doit servir à la confirmer. Elle est fondée, de même que la précédente, sur des observations célestes, et prouve non seulement que la lumière emploie du temps à son passage, mais aussi fait voir combien elle emploie de temps, et que sa vitesse est encore pour le moins six fois plus grande que celle que je viens de dire.

Il se sert pour cela des éclipses que souffrent les petites planètes qui tournent autour de Jupiter et qui entrent souvent dans son ombre, et voici quel est son raisonnement. Soit A (Fig. 2) le Soleil, B C D E l’orbe annuel de la Terre, F Jupiter, G N l’orbite du plus proche de ses satellites, car c’est celui-ci qui est plus propre à cette recherche qu’aucun des trois autres, à cause de la vitesse de sa révolution. Que G soit ce satellite entrant dans l’ombre de Jupiter, H le même sortant de l’ombre.

Supposé donc que la Terre étant en B, quelque temps devant la dernière quadrature, l’on ait vu sortir ledit satellite de l’ombre ; il faudrait, si la Terre demeurait en ce même lieu, qu’après 42 heures et demie l’on vît encore une pareille émersion, parce que c’est le temps dans lequel il fait le tour de son orbite et qu’il revient à l’opposition du Soleil. Et si la Terre demeurait toujours en B pendant 30 révolutions, par exemple, de ce satellite, elle le verrait encore sortir de l’ombre après 30 fois 42 heures et demie. Mais la Terre s’étant transportée Figure 2 : Détermination de la vitesse de la lumière grâce à la position de Io dans l’ombre de Jupiter.
Fig. 2.
pendant ce temps en C, en s’éloignant davantage de Jupiter, il s’ensuit que si la lumière emploie du temps à son passage, l’illumination de la petite planète sera aperçue plus tard en C qu’elle ne l’aurait été en B, et qu’il faut ajouter, à ce temps de 30 fois 42 heures et demie, encore celui qu’emploie la lumière à passer l’espace M C, différence des espaces C H, B H. De même vers l’autre quadrature, quand la Terre depuis D est venue en E, en s’approchant de Jupiter, les immersions du satellite G dans l’ombre doivent s’observer auparavant en E, qu’elles n’auraient paru si la Terre était demeurée en D.

Or par quantité d’observations de ces éclipses, faites pendant dix ans consécutifs, ces différences se sont trouvées très considérables, comme de dix minutes et davantage, et l’on en a conclu que pour traverser tout le diamètre de l’orbe annuel K L, qui est le double de la distance d’ici au Soleil, la lumière a besoin d’environ 22 minutes de temps.

Le mouvement de Jupiter dans son orbite, pendant que la Terre passe de B en C, ou de D en E, est compris dans ce calcul, et l’on fait voir qu’on ne peut point attribuer le retardement de ces illuminations, ni l’anticipation des éclipses à l’irrégularité qui se trouve au mouvement de cette petite planète, ni à son excentricité.

Que si l’on considère la vaste étendue du diamètre K L, qui selon moi est de quelques 24 mille diamètres de la Terre, l’on connaîtra l’extrême vitesse de la lumière. Car, supposé que K L ne soit que de 22 mille de ces diamètres, il paraît qu’étant passés en 22 minutes, cela fait mille diamètres en une minute et 16 2/3 diamètres dans une seconde ou battement d’artère, qui font plus de onze cent fois cent mille toises, puisque le diamètre de la Terre contient 2 865 lieues de 25 au degré, que chaque lieue est de 2 282 toises, suivant la mesure exacte que M. Picard a prise par ordre du Roi en 1669. Mais le son, comme j’ai dit ci-devant, ne fait que 180 toises dans le même temps d’une seconde : donc la vitesse de la lumière est plus de six cent mille fois plus grande que celle du son : ce qui pourtant est tout autre chose que d’être momentanée puisqu’il y a la même différence que d’une chose finie à une infinie. Or le mouvement successif de la lumière étant confirmé de cette manière, il s’ensuit, comme j’ai déjà dit, qu’il s’étend par des ondes sphériques, ainsi que le mouvement du son.

Mais si l’un et l’autre se ressemblent en cela, ils diffèrent en plusieurs autres choses ; savoir, en la première production du mouvement qui les cause, en la matière dans laquelle ce mouvement s’étend, et en la manière dont il se communique. Car pour ce qui est de la production du son, on sait que c’est par l’ébranlement subit d’un corps entier, ou d’une partie considérable, qui agite tout l’air contigu. Mais le mouvement de la lumière doit naître comme de chaque point de l’objet lumineux, pour pouvoir faire apercevoir toutes les parties différentes de cet objet, comme il se verra mieux dans la suite. Et je ne crois pas que ce mouvement se puisse mieux expliquer, qu’en supposant ceux d’entre les corps lumineux qui sont liquides, comme la flamme et apparemment le soleil et les étoiles, composés de particules qui nagent dans une matière beaucoup plus subtile, qui les agite avec une grande rapidité, et les fait frapper contre les particules de l’éther, qui les environnent, et qui sont beaucoup moindres qu’elles. Mais que dans les lumineux solides comme du charbon, ou du métal rougi au feu, ce même mouvement est causé par l’ébranlement violent des particules du métal ou du bois, dont celles qui sont à la surface frappent de même la matière éthérée. L’agitation au reste des particules qui engendrent la lumière doit être bien plus prompte et plus rapide que n’est celle des corps qui cause le son, puisque nous ne voyons pas que le frémissement d’un corps qui sonne est capable de faire naître de la lumière, de même que le mouvement de la main dans l’air n’est pas capable de produire du son.

Maintenant, si l’on examine quelle peut être cette matière dans laquelle s’étend le mouvement qui vient des corps lumineux, laquelle j’appelle éthérée, on verra que ce n’est pas la même qui sert à la propagation du son. Car on trouve que celle-ci est proprement cet air que nous sentons et que nous respirons, lequel étant ôté d’un lieu, l’autre matière qui sert à la lumière ne laisse pas de s’y trouver. Ce qui se prouve en enfermant un corps sonnant dans un vaisseau de verre, dont on tire ensuite l’air par la machine que M. Boyle nous a donnée, et avec laquelle il a fait tant de belles expériences. Mais en faisant celle dont je parle, il faut avoir soin de placer le corps sonnant sur du coton ou sur des plumes, en sorte qu’il ne puisse pas communiquer ses tremblements au vaisseau de verre qui l’enferme, ni à la machine, ce qui avait jusqu’ici été négligé. Car alors, après avoir vidé tout l’air, l’on entend aucunement le son du métal, quoique frappé.

On voit d’ici non seulement que notre air qui ne pénètre point le verre, est la matière par laquelle s’étend le son ; mais aussi que ce n’est point ce même air, mais une autre matière dans laquelle s’étend la lumière, puisque l’air étant ôté de ce vaisseau, la lumière ne laisse pas de le traverser comme auparavant.

Et ce dernier point se démontre encore plus clairement par la célèbre expérience de Torricelli ; où le tuyau de verre, d’où le vif argent s’est retiré, restant tout vide d’air, transmet la lumière de même que quand il y a de l’air : car cela prouve qu’une matière différente de l’air se trouve dans ce tuyau, et que cette matière doit avoir percé le verre, ou le vif argent, ou l’un et l’autre, qui sont tous deux impénétrables à l’air. Et lorsque dans la même expérience l’on fait le vide en mettant un peu d’eau par dessus le vif argent, l’on en conclut pareillement que ladite matière passe à travers le verre, ou l’eau, ou à travers tous les deux.

Quant aux différentes manières dont j’ai dit que se communiquent successivement les mouvements du son et de la lumière, on peut assez comprendre comment ceci se passe en ce qui est du son, quand on considère que l’air est de telle nature qu’il peut être comprimé et réduit à un espace beaucoup moindre qu’il n’occupe d’ordinaire, et qu’à mesure qu’il est comprimé il fait effort à se remettre au large, car cela joint à sa pénétrabilité qui lui demeure nonobstant sa compression, semble prouver qu’il est fait de petits corps qui nagent et qui sont agités fort vite dans la matière éthérée, composée de parties bien plus petites. De sorte que la cause de l’extension des ondes du son, c’est l’effort que font ces petits corps, qui s’entrechoquent, à se remettre au large, lorsqu’ils sont un peu plus serrés dans le circuit de ces ondes qu’ailleurs.

Mais l’extrême vitesse de la lumière, et d’autres propriétés qu’elle a, ne sauraient admettre une telle propagation de mouvement, et je vais montrer ici de quelle manière je conçois qu’elle doit être. Il faut expliquer pour cela la propriété que gardent les corps durs à transmettre le mouvement les uns aux autres.

Lorsqu’on prend un nombre de boules d’égale grosseur, faites de quelque matière fort dure, et qu’on les range en ligne droite, en sorte qu’elles se touchent, l’on trouve, en frappant avec une boule pareille contre la première de ces boules, que le mouvement passe comme dans un instant jusqu’à la dernière, qui se sépare de la rangée, sans qu’on s’aperçoive que les autres se soient remuées. Et même celle qui a frappé demeure immobile avec elles. Où l’on voit un passage de mouvement d’une extrême vitesse et qui est d’autant plus grande que la matière des boules est d’une plus grande dureté.

Mais il est encore constant que ce progrès de mouvement n’est pas momentané, mais successif, et qu’ainsi il y faut du temps. Car si le mouvement ou, si l’on veut, l’inclination au mouvement ne passait pas successivement par toutes ces boules, elles l’acquerraient toutes en même temps, et partant elles avanceraient toutes ensemble, ce qui n’arrive point : mais la dernière quitte toute la rangée et acquiert la vitesse de celle qu’on a poussée. Outre qu’il y a des expériences qui font voir que tous ces corps que nous comptons au rang des plus durs, comme l’acier trempé, le verre et l’agate, font ressort et plient en quelque façon, non seulement quand ils sont étendus en verges, mais aussi quand ils sont en forme de boules ou autrement. C’est-à-dire qu’ils rentrent quelque peu en eux-mêmes à l’endroit où ils sont frappés, et qu’ils se remettent aussitôt dans leur première figure. Car j’ai trouvé qu’en frappant avec une boule de verre, ou d’agate, contre un gros morceau et bien épais de même matière qui avait la surface plate et tant soit peu ternie avec l’haleine ou autrement, il y restait des marques rondes, plus ou moins grandes, selon que le coup avait été fort ou faible. Ce qui fait voir que ces matières obéissent à leur rencontre et se restituent, à quoi il faut qu’elles emploient du temps.

Or, pour appliquer cette sorte de mouvement à celui qui produit la lumière, rien n’empêche que nous n’estimions les particules de l’éther être d’une matière si approchante de la dureté parfaite et d’un ressort si prompt que nous voulons. Il n’est pas nécessaire pour cela d’examiner ici la cause de cette dureté, ni de celle du ressort dont la considération nous mènerait trop loin de notre sujet. Je dirai pourtant en passant qu’on peut concevoir que ces particules de l’éther, nonobstant leur petitesse, sont encore composées d’autres parties, et que leur ressort consiste dans le mouvement très rapide d’une matière subtile, qui les traverse de tous côtés et contraint leur tissu à se disposer en sorte, qu’il donne un passage à cette matière fluide le plus ouvert et le plus facile qui se puisse. Ce qui s’accorde avec la raison que M. Descartes donne du ressort, sinon que je ne suppose pas des pores en forme de canaux ronds et creux, comme lui. Et il ne faut pas s’imaginer qu’il y ait rien d’absurde en ceci, ni d’impossible, étant au contraire fort croyable que c’est ce progrès infini de différentes grosseurs de corpuscules et les différents degrés de leur vitesse dont la Nature se sert à opérer tant de merveilleux effets.

Mais quand nous ignorerions la vraie cause du ressort, nous voyons toujours qu’il y a beaucoup de corps qui ont cette propriété, et ainsi qu’il n’y a rien d’étrange de la supposer aussi dans des petits corps invisibles comme ceux de l’éther. Que si l’on veut chercher quelqu’autre manière dont le mouvement de la lumière se communique successivement, on n’en trouvera point qui convienne mieux que le ressort avec la progression égale, qui semble être nécessaire, parce que si ce mouvement se ralentissait à mesure qu’il se partage entre plus de matière, en s’éloignant de la source de la lumière, elle ne pourrait pas conserver cette grande vitesse dans de grandes distances. Mais en supposant le ressort dans la matière éthérée, ses particules auront la propriété de se restituer également vite, soit qu’elles soient fortement ou faiblement poussées, et ainsi le progrès de la lumière continuera toujours avec une vitesse égale.

Et il faut savoir que quoique les particules de l’éther ne soient pas rangées ainsi en lignes droites comme dans notre rangée de boules, mais confusément, en sorte qu’une en touche plusieurs autres, cela n’empêche pas qu’elles ne transportent leur mouvement et qu’elles ne l’étendent toujours en avant. En quoi il y a à remarquer une loi du mouvement qui sert à cette propagation, et qui se vérifie par l’expérience. C’est que, quand une boule, comme ici A (Fig. 3), en touche plusieurs autres Figure 3 : Conservation de la quantité de mouvement dans un choc élastique.
Fig. 3.
pareilles C C C, si elle est frappée par une autre boule B, en sorte qu’elle fasse impression sur toutes les C C C qu’elle touche, elle leur transporte tout son mouvement, et demeure après cela immobile, comme aussi la boule B. Et sans supposer que les particules éthérées soient de forme sphérique (car je ne vois pas d’ailleurs qu’il soit besoin de les supposer telles), l’on comprend bien que cette propriété de l’impulsion ne laisse pas de contribuer à ladite propagation de mouvement.

L’égalité de grandeur semble y être plus nécessaire, parce qu’autrement il doit y avoir quelque réflexion de mouvement en arrière quand il passe d’une moindre particule à une plus grande, suivant les Règles de la Percussion que j’ai publiées il y a quelques années.

Cependant l’on verra ci-après que nous n’avons pas tant besoin de supposer cette égalité pour la propagation de la lumière, que pour la rendre plus aisée et plus forte ; n’étant pas aussi hors d’apparence que les particules de l’éther aient été faites égales pour un si considérable effet que celui de la lumière, du moins dans cette vaste étendue qui est au delà de la région des vapeurs, qui ne semble servir qu’à transmettre la lumière du Soleil et des astres.

J’ai donc montré de quelle façon l’on peut concevoir que la lumière s’étend successivement par des ondes sphériques, et comment il est possible que cette extension se fasse avec une aussi grande vitesse, que les expériences et les observations célestes la demandent. Où il faut encore remarquer que, quoique les parties de l’éther soient supposées dans un continuel mouvement (car il y a bien des raisons pour cela), la propagation successive des ondes n’en saurait être empêchée, parce qu’elle ne consiste point dans le transport de ces parties, mais seulement dans un petit ébranlement, qu’elles ne peuvent s’empêcher de communiquer à celles qui les environnent, nonobstant tout le mouvement qui les agite et fait changer de place entre elles.

Mais il faut considérer encore plus particulièrement l’origine de ces ondes et la manière dont elles s’étendent. Et premièrement, il s’ensuit de ce qui a été dit de la production de la lumière, que chaque petit endroit d’un corps lumineux, comme le Soleil, une chandelle, ou un charbon ardent, engendre ses ondes, dont cet endroit est le centre. Ainsi dans la flamme d’une chandelle (Fig. 4), étant distingués les points A, B, C, les cercles concentriques décrits autour de chacun de ces points représentent les ondes qui en proviennent. Et il en faut concevoir de même autour de chaque point de la surface et d’une partie du dedans de cette flamme.

Figure 4 : Ondes lumineuses sphériques émises par les différents points d’une flamme.
Fig. 4.

Mais comme les percussions au centre de ces ondes n’ont point de suite réglée, aussi ne faut-il pas s’imaginer que les ondes mêmes s’entresuivent par des distances égales ; et si ces distances paraissent telles dans cette figure, c’est plutôt pour marquer le progrès d’une même onde en des temps égaux, que pour en représenter plusieurs provenues d’un même centre.

Il ne faut pas au reste que cette prodigieuse quantité d’ondes, qui se traversent sans confusion ni sans s’effacer les unes les autres, semble inconcevable, étant certain qu’une même particule de matière peut servir à plusieurs ondes, venant de divers côtés ou même de côtés contraires, non seulement si elle est poussée par des coups qui s’entresuivent près à près, mais même par ceux qui agissent sur elle en même instant, et cela à cause du mouvement qui s’étend successivement. Ce qui se peut prouver par la rangée de boules égales, de matière dure, dont il a été parlé ci-dessus ; contre laquelle si l’on pousse en même temps des deux côtés opposés des boules pareilles A et D (Fig. 5), Figure 5 : Choc élastique aux deux extrémités d’une file de boules dures.
Fig. 5.
l’on verra rejaillir chacune avec la même vitesse qu’elle avait en allant, et toute la rangée demeurer en sa place, quoique le mouvement ait passé tout du long et doublement. Et si ces mouvements contraires viennent à se rencontrer à la boule du milieu B, ou à quelqu’autre comme C, elle doit plier et faire ressort des deux côtés, et ainsi servir en même instant à transmettre ces deux mouvements.

Mais ce qui peut d’abord paraître fort étrange et même incroyable, c’est que des ondulations produites par des mouvements et des corpuscules si petits puissent s’étendre à des distances si immenses, comme par exemple depuis le Soleil, ou depuis les étoiles jusqu’à nous. Car la force de ces ondes doit s’affaiblir à mesure qu’elles s’écartent de leur origine, de sorte que l’action de chacune en particulier deviendra sans doute incapable de se faire sentir à notre vue. Mais on cessera de s’étonner en considérant que dans une grande distance du corps lumineux une infinité d’ondes, quoique issues de points différents de ce corps, s’unissent en sorte que sensiblement elles ne composent qu’une seule onde qui, par conséquent, doit avoir assez de force pour se faire sentir. Ainsi, ce nombre infini d’ondes qui naissent en même instant de tous les points d’une étoile fixe, grande peut-être comme le Soleil, ne sont sensiblement qu’une seule onde, laquelle peut bien avoir assez de force pour faire impression sur nos yeux. Outre que de chaque point lumineux, il peut venir plusieurs milliers d’ondes dans le moindre temps imaginable, par la fréquente percussion des corpuscules qui frappent l’éther en ces points, ce qui contribue encore à rendre leur action plus sensible.

Il y a encore à considérer dans l’émanation de ces ondes, que chaque particule de la matière, dans laquelle une onde s’étend, ne doit pas communiquer son mouvement seulement à la particule prochaine, qui est dans la ligne droite tirée du point lumineux, mais qu’elle en donne aussi nécessairement à toutes les autres qui la touchent et qui s’opposent à son mouvement. De sorte qu’il faut qu’autour de chaque particule il se fasse une onde dont cette particule soit le centre. Ainsi, si D C F (Fig. 6) est une onde émanée du point lumineux A, qui est son centre, la particule B, une de celles qui sont comprises dans la sphère D C F, aura fait son onde particulière K C L, qui touchera l’onde D C F en C, au même moment que l’onde principale, émanée du point A, est parvenue en D C F ; et il est clair qu’il n’y aura que l’endroit C de l’onde K C L qui touchera l’onde D C F, savoir celui qui est dans la droite menée par A B. De même, les autres particules comprises dans la sphère D C F, comme b b, d d, etc., auront fait chacune son onde. Mais chacune de ces ondes Figure 6 : Principe de Huyghens, cas d’une onde issue d’une source ponctuelle dans un milieu homogène.
Fig. 6.
ne peut être qu’infiniment faible comparée à l’onde D C F, à la composition de laquelle toutes les autres contribuent par la partie de leur surface qui est la plus éloignée du centre A.

L’on voit de plus, que l’onde D C F est déterminée par l’extrémité du mouvement, qui est sorti du point A en certain espace de temps, n’y ayant point de mouvement au delà de cette onde, quoiqu’il y en ait bien dans l’espace qu’elle enferme, savoir dans les parties des ondes particulières, lesquelles parties ne touchent point la sphère D C F. Et tout ceci ne doit pas sembler être recherché avec trop de soin ni de subtilité, puisque l’on verra dans la suite que toutes les propriétés de la lumière, et tout ce qui appartient à sa réflexion et à la réfraction, s’explique principalement par ce moyen. C’est ce qui n’a point été connu à ceux qui ci-devant ont commencé à considérer les ondes de lumière, parmi lesquels sont M. Hook dans sa Micrographie, et le P. Pardies qui, dans un Traité dont il me fit voir une partie et qu’il ne put achever, étant mort peu de temps après, avait entrepris de prouver par ces ondes les effets de la réflexion et de la réfraction. Mais le principal fondement, qui consiste dans la remarque que je viens de faire, manquait à ses démonstrations, et il avait dans le reste des opinions bien différentes des miennes, comme peut-être l’on verra quelque jour si son écrit s’est conservé.

Pour venir aux propriétés de la lumière, remarquons premièrement que chaque partie d’onde doit s’étendre en sorte, que les extrémités soient toujours comprises entre les mêmes lignes droites tirées du point lumineux. Ainsi, la partie d’onde B G, ayant le point lumineux A pour centre, s’étendra en l’arc C E, terminé par les droites A B C, A G E. Car, bien que les ondes particulières, produites par les particules que comprend l’espace C A E, se répandent aussi hors de cet espace, toutefois elles ne concourent point en même instant à composer ensemble une onde qui termine le mouvement, que précisément dans la circonférence C E (Fig. 7), qui est leur tangente commune.

Et d’ici l’on voit la raison pourquoi la lumière, à, moins que ses rayons ne soient réfléchis ou rompus, ne se répand que par des lignes droites, en sorte qu’elle n’éclaire aucun objet que quand le chemin depuis sa source jusqu’à cet objet est ouvert suivant de telles lignes. Car si, par exemple, il y avait une ouverture B G, bornée par des corps opaques B H, G I, l’onde de lumière qui sort du point A sera toujours terminée par les droites A C, A E, Figure 7 : Principe de Huygens, cas d’une onde issue d’une source ponctuelle dans un milieu homogène.
Fig. 7.
comme il vient d’être démontré : les parties des ondes particulières, qui s’étendent hors de l’espace A C E étant trop faibles pour y produire de la lumière.

Or quelque petite que nous fassions l’ouverture B G, la raison est toujours la même pour y faire passer la lumière entre des lignes droites, parce que cette ouverture est toujours assez grande pour contenir un grand nombre de particules de la matière éthérée, qui sont d’une petitesse inconcevable ; de sorte qu’il paraît que chaque petite partie d’onde s’avance nécessairement suivant la ligne droite qui vient du point luisant. Et c’est ainsi que l’on peut prendre des rayons de lumière comme si c’était des lignes droites.

Il paraît, au reste, par ce qui a été remarqué touchant la faiblesse des ondes particulières, qu’il n’est pas nécessaire que toutes les particules de l’éther soient égales entre elles, quoique l’égalité soit plus propre à la propagation du mouvement. Car il est vrai que l’inégalité fera qu’une particule, en poussant une autre plus grande, fasse effort pour reculer avec une partie de son mouvement, mais il ne s’engendrera de cela que quelques ondes particulières en arrière vers le point lumineux, incapables de faire de la lumière, et non pas d’onde composée de plusieurs, comme était C E.

Une autre et des plus merveilleuses propriétés de la lumière est que, quand il en vient de divers côtés, ou même d’opposés, elles font leur effet l’une à travers l’autre sans aucun empêchement. D’où vient aussi que par une même ouverture plusieurs spectateurs peuvent voir tout à la fois des objets différents, et que deux personnes se voient en même instant les yeux l’un de l’autre. Or suivant ce qui a été expliqué de l’action de la lumière, et comment ses ondes ne se détruisent point ni ne s’interrompent les unes les autres quand elles se croisent, ces effets que je viens de dire sont aisés à concevoir. Qui ne le sont nullement à mon avis, selon l’opinion de Descartes, qui fait consister la lumière dans une pression continuelle, qui ne fait que tendre au mouvement. Car cette pression ne pouvant agir tout à la fois des deux côtés opposés, contre des corps qui n’ont aucune inclination à s’approcher, il est impossible de comprendre ce que je viens de dire de deux personnes qui se voient les yeux mutuellement, ni comment deux flambeaux se puissent éclairer l’un l’autre.