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Traité de pédagogie (trad. Barni)/Préface/I

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Traduction par Jules Barni.
Texte établi par Raymond ThaminFélix Alcan (p. 9-15).


I.


LA PHILOSOPHIE DE KANT ET L’ÉDUCATION


Comment une pédagogie est-elle possible dans le système de Kant ? La liberté dans ce système n’est-elle pas au-dessus des phénomènes, et ceux-ci ne sont-ils pas condamnés à développer les conséquences irrésistibles de ses invisibles arrêts ? Le vrai principe de la moralité n’est-il pas par là hors de la portée de tout éducateur humain, qui épuiserait vainement ses forces à essayer de détourner un déterminisme implacable ? — Kant a dit encore 1[1], avec une âpreté toute stoïcienne, qu’il n’y a pas de milieu entre avoir et n’avoir pas de caractère, c’est-à-dire de principe fixe de conduite, et qu’on n’acquiert pas peu à peu cette fixité, mais qu’il faut pour y parvenir une secousse violente, et comme une révolution de l’âme, à savoir l’avènement subit d’une règle jusqu’alors ignorée ou méconnue. Or l’éducation ne procède pas d’ordinaire par ces coups d’éclat. Qui dit éducation, au contraire, dit surveillance patiente, hygiène raisonnée, amendement gradué, lents efforts, travail quotidien, sollicitude toujours en éveil, même pour ce qui n’est que détail et phénomène. Tant de peine serait donc perdue ! — Et perdre sa peine serait même pour l’éducateur le seul moyen de ne pas nuire. Car une éducation qui servirait à quelque chose pèserait sur la liberté de l’élève, et en lui donnant l’habitude, ou, comme on l’a dit, le préjugé du bien, lui en ôterait le mérite. La moralité qu’on ferait naître serait toute mécanique, et n’aurait de la moralité vraie que la ressemblance extérieure des actes, qui est de peu de prix. Ne vaut-il pas mieux laisser courir aux hommes le risque pour lequel ils sont nés, et respecter dans la liberté indisciplinée de l’enfant la possibilité d’une vertu qui se sera du moins faite elle-même ? Laissons donc là une entreprise dont nous aurions à regretter le succès, si nous n’avions à en regretter l’échec. Car si l’éducation peut quelque chose, elle peut trop.

Cependant Kant fut un pédagogue. Il le fut dans tous les sens du mot. La pauvreté de sa famille le força à débuter dans l’enseignement par les préceptorats. Comme Rousseau, il s’accuse d’avoir mieux réussi dans la théorie de l’éducation que dans la pratique. Toutefois l’amitié respectueuse que des élèves, même d’un rang élevé, gardèrent pour lui, semble donner un démenti à sa modestie. Comme professeur à l’Université, ses succès sont connus et incontestés. Mais il ne fut pas seulement ce pédagogue sans le vouloir qu’est tout éducateur et tout professeur. Il enseigna la pédagogie elle-même, comme il était tenu de le faire en sa qualité de professeur de philosophie. Les règlements universitaires unissaient alors à Kœnigsberg ces deux enseignements. Kant prit pour texte de ses leçons le livre d’un de ses collègues, Samuel Bock. Mais il s’écartait librement de son texte, notant au fur et a mesure, ses impressions et ses idées. Ce sont ces notes que Rink a publiées. Enfin Kant ne fut pas seulement pédagogue par occasion ou par nécessité. Il le fut par goût, au point que la lecture de l’Émile troubla l’économie de ses promenades quotidiennes, comme fit plus tard la Révolution française. — Une espèce de fou, accompagné d’un enfant de huit ans, traverse Kœnigsberg, tête et pieds nus, le corps enveloppé d’une peau de bête. Il fait courir toute la ville et pique toutes les curiosités. Mais ce qui intéresse Kant, c’est l’âme de cet enfant qui n’a connu ni maître ni discipline, et peu s’en faut qu’il ne se passionne pour cet Émile plus sauvage qu’Émile.

En dépit des théories que nous avons dites, les méthodes d’apprentissage moral, les leçons à tirer des événements et des doctrines, les délicatesses de la casuistique, l’étude minutieuse des voies et moyens de la vertu ont de tout temps préoccupé son esprit, façonné par une mère piétiste, et qui devait garder ineffaçables les impressions du jeune âge. Dans un écrit sur les tremblements de terre, méditant sur l’impitoyable nécessité des lois naturelles ou divines, qui déroutent nos calculs et broyent nos espérances, il est conduit, comme par la pente naturelle de sa pensée ordinaire, à conclure que le bonheur humain n’est pas de ce monde, et qu’il y faut sans doute chercher autre chose, conclusion au moins inattendue d’une dissertation scientifique. De même l’analyse des sentiments du beau et du sublime lui sert d’introduction à l’analyse de cette sublimité entre toutes : une bonne action. Le programme de ses leçons pour le semestre d’hiver 1765-17G6 est une véritable profesion de foi pédagogique : le maître ne doit pas enseigner des pensées, mais à penser. Le livre n’est qu’un prétexte, une matière à réflexion. L’acquisition des connaissances positives n’est que l’accessoire et l’accident. Mais cet esprit qu’il s’agit avant tout, non de remplir, mais de former, ne s’exerce pas à vide, et l’expérience rentre ici dans ses droits. Si elle ne peut rien sans la raison, la raison ne peut rien sans elle. N’est-ce pas là justement la position que Kant doit prendre et garder entre l’empirisme et le rationalisme ? Enfin il entreprit un jour d’expliquer par les rêves de la métaphysique les rêves d’un visionnaire, qui n’était autre que Swedenborg. Cet écrit semble être la gageure d’un sceptique. Car le métaphysicien y sourit de ses propres rêves. Sourire ému toutefois, scepticisme mêlé de regrets ou d’espérances ; et entre tous ces rêves il en est même un que Kant a peur d’effleurer et de froisser. Il s’arrête et s’incline, comme disant à sa raison : Respecte ceci qui est au-dessus de toi. C’est du mystère de la vie future qu’il s’agit. D’ailleurs qu’importe à ce propos de savoir ou de ne pas savoir ? Il suffit de croire et d’agir en croyant. Disons mieux : ne pas savoir fait le mérite de croire. Foi indispensable autant qu’indémontrable, qui résout ou du moins limite le scepticisme de l’auteur. Et nous n’empruntons jusqu’ici ces témoignages des préoccupations pratiques de Kant qu’aux écrits d’une période où Wolf et Hume passent pour s’être disputé toute sa pensée.

Il y a donc une pédagogie de Kant en dehors même du Traité de Pédagogie. Dans la Critique de la Raison pratique et dans la Doctrine de la Vertu ; elle s’appelle la Méthodologie. Car « l’idée même de la vertu implique qu’elle doit être acquise, puisqu’elle n’est point innée », et, pour la même raison, « elle peut et doit être enseignée 1[2] ». Les commencements sont pénibles, et on ne peut espérer arriver d’emblée à la pureté de l’intention morale. Avec les âmes incultes ou dégradées, il faut user de moyens à leur portée, et les solliciter provisoirement par l’intérêt, sauf à renoncer au plus tôt à cet allié compromettant. Il n’est pas, en effet, de sollicitation plus vive vers la vertu que la représentation même de la vertu. Inutile de provoquer l’enthousiasme et de faire appel à d’autres sentiments qui falsifient l’intention et soumettent la moralité à leurs caprices. — Nous retrouverons plus tard cette proscription de la sensibilité. — Demander qu’on obéisse au seul devoir n’est pas d’ailleurs demander l’impossible. Il n’est pas au contraire d’ordre plus irrésistible quand il est clair. S’habituer et habituer ceux dont nous dirigeons la vertu à le démêler et à n’écouter que sa voix dans le concert discordant de nos intérêts et de nos sentiments, ce n’est pas hérisser à plaisir, mais bien aplanir le chemin de la moralité. Nous mettrons donc à l’épreuve les consciences dans des cas imaginaires ; nous exercerons le jugement moral, même des enfants, et nous constaterons « que la moralité a d’autant plus de force sur le cœur humain qu’on la lui montre plus pure 1[3] ». On ne sait pas assez tirer parti de cet instinct moral de l’humanité. Juger, discuter, analyser la conduite est une occupation qui plait au moins cultivé, et que l’on pourrait transformer en un utile exercice de notre sens du devoir. On apprendrait même leurs obligations aux hommes en les leur faisant dire à eux-mêmes, pour peu qu’on sût les interroger. Ce catéchisme serait la toute première éducation. Des exemples viendraient l’illustrer, empruntés aux biographies de tous les temps et de tous les pays. Et on favoriserait les comparaisons qui s’établiraient d’elles-mêmes entre ces exemples passés et les actions dont nous sommes les témoins. Puis on en viendrait à l’examen de questions plus subtiles, et on n’attendrait pas que des cas embarrassants prissent au dépourvu les consciences inexpérimentées. On donnerait enfin aux âmes l’habitude de l’estime et du mépris, dont on ferait une défense pour leur propre moralité. — N’avions-nous pas raison de dire que Kant serait encore un pédagogue sans son Traité de Pédagogie ? Les doctrines qu’il y soutient, et que nous ne pourrons même plus analyser sans nous répéter, ne sont donc pas des doctrines d’accident et de circonstance, mais tiennent au fond même, au fond persistant de sa pensée. — Les maîtres, dit-il encore, sortiraient eux-mêmes meilleurs d’une pareille éducation. Avertis par leur expérience morale de la puissance de l’imitation, ils seraient forcés à la vertu par leur métier et par le respect de la conscience d’autrui. Mais cet enseignement par l’exemple ne profilerait qu’à eux, s’ils ne donnaient, après la science des devoirs, l’art de leur bien obéir. Obéissance qui ne doit être ni mécanique ni inconsciente, mais qui ne doit pas être non plus disgracieuse et rechignée. Il faut qu’au courage s’ajoute la sérénité. Voilà pourquoi toute mortification superstitieuse, et tout châtiment incompatible avec cette aisance souveraine du libre serviteur du devoir, doivent être distingués d’une saine et fortifiante discipline de la volonté. La vertu, qui est force et santé, ne veut pas plus de contorsions que de laisser aller.

Sur un ton moins élevé. et auquel Kant nous a moins habitués, il fait sur le caractère féminin des observations qui décèlent plus de finesse que de sympathie, et en tire des conséquences pleines d’humour sur un genre spécial d’éducation, éducation de la femme par le mari. Tout l’art du mari est de commander en ayant l’air d’obéir : « Je dirais volontiers, si je voulais être galant, que la femme doit régner et le mari la gouverner ; car l’inclination règne et l’entendement gouverne 1[4]. » Mais il est évident qu’aux yeux de Kant ce régime constitutionnel n’est que le moyen de tirer le meilleur parti possible d’un contrat désavantageux. Car il écrit, sans galanterie cette fois : « Le mariage affranchit la femme et fait perdre à l’homme sa liberté. » Par plusieurs traits de ce genre, et par une réflexion sur l’habileté déployée par la nature à poursuivre sa fin, la conservation de l’espèce, Kant est bien le maître de Schopenhauer. Mais ce cours de discipline conjugale ne peut être qu’un épisode dans l’étude des idées de Kant sur l’éducation, et nous avons hâte d’arriver au traité même de Pédagogie.


Notes de Kant[modifier]

  1. 1. Anthropologie, II° partie.
  2. 1. Doctrine de la Vertu, Méthodologie.
  3. 1. Critique de la Raison pratique, Méthodologie.
  4. 1. Anthropologie, IIe partie.


Notes du traducteur[modifier]