Traité de radioactivité/Tome 1/5

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Gauthier (Tome Ip. 197-205).

CHAPITRE V.

RADIOACTIVITÉ À DURÉE LIMITÉE. — RADIOACTIVITÉ INDUITE. — ÉMANATIONS. — SÉPARATION CHIMIQUE DE SUBSTANCES D’ACTIVITÉ PEU DURABLE.



52. Radioactivité permanente et radioactivité éphémère. — La première substance radioactive connue, l’uranium, possède, comme on sait, une radioactivité permanente qui, de plus, s’est montrée constante avec une grande approximation pendant plusieurs années. C’est précisément cette permanence du rayonnement qui, donnant au phénomène un caractère particulièrement mystérieux, a le plus vivement attiré l’attention des physiciens, et est devenue par cela même l’une des causes les plus actives du progrès rapide réalisé dans la connaissance du domaine nouveau ouvert à la recherche. Et cependant la permanence du rayonnement n’est pas un caractère essentiel de la radioactivité.

La découverte de la radioactivité du thorium et les premiers résultats relatifs aux substances radioactives nouvelles ont laissé subsister la notion de la radioactivité permanente. L’activité du thorium, tout en étant moins régulière, semblait constante comme celle de l’uranium. On sait actuellement que les sels de thorium du commerce subissent des variations d’activité très lentes qui ne peuvent être appréciées qu’au cours des années ; et l’expérience ne conduit d’ailleurs nullement à supposer que l’activité de ces sels puisse disparaître dans un avenir qui ne soit pas très éloigné. Lors de la découverte en 1898 des substances radioactives nouvelles, radium et polonium, le radium prit de suite plus d’importance, parce que sa préparation semblait plus facile, et parce que l’analyse spectrale avait révélé une raie caractéristique de ce corps. Or, l’activité du radium est permanente et constante. La variation d’activité du polonium, n’étant pas rapide, avait échappé pendant quelque temps à l’attention ; elle a été signalée pour la première fois par M. Giesel en 1900, et n’a été reconnue avec certitude que quelque temps après. On sait actuellement que la radioactivité du polonium persiste pendant deux à trois ans.

Toutefois, au courant de la première analyse de la pechblende, effectuée en 1898, nous avons observé, P. Curie et moi, un curieux phénomène d’activité temporaire. Nous avons chauffé la pechblende dans le vide, et nous avons recueilli les produits gazeux de la sublimation. Le gaz obtenu, enfermé dans un tube de verre, agissait encore à l’extérieur comme un corps notablement radioactif. Pendant un mois le rayonnement issu de ce gaz nous donna des impressions photographiques et provoqua la décharge des corps électrisés ; mais l’activité diminuait peu à peu et finit par disparaître complètement. Au spectroscope le gaz actif montrait les raies de l’oxyde de carbone. La pechblende contient d’ailleurs de l’argon et de l’hélium. Nous nous sommes assurés que l’oxyde de carbone, l’argon et l’hélium ne sont pas radioactifs. La nature de ce gaz radioactif n’ayant pu être étudiée à cette époque, son observation est restée à l’état de fait isolé et n’a été publiée qu’en 1900 ([1]). On sait aujourd’hui que le gaz que nous avions obtenu devait contenir de l’émanation du radium.

Ce premier exemple d’une activité temporaire ayant été alors laissé de côté devant l’effort qu’exigeait le travail que nous avions entrepris en vue de l’extraction des substances radioactives nouvelles, la conception de radioactivité permanente restait prépondérante, quand eut lieu en 1899 la découverte d’un fait nouveau de haute importance : la radioactivité induite. Cette découverte est venue nous apprendre qu’il existe des formes de radioactivité essentiellement éphémères, dont la durée ne dépasse pas quelques heures. La découverte de la radioactivité induite a été bientôt suivie par celle des émanations radioactives qui offrent un nouvel exemple de formes de radioactivité à durée limitée entre une minute et un mois. Enfin les recherches sur la radioactivité de l’uranium et du thorium ont prouvé que les procédés de l’analyse chimique conduisent dans certains cas à la séparation de matières qui ont tous les caractères des corps radioactifs, mais dont la radioactivité ne persiste pas plus de quelques mois (uranium X et thorium X.


53. Radioactivité induite. — Le phénomène de la radioactivité induite a été découvert en 1899 par P. et M. Curie.

Au cours de nos recherches sur les substances radioactives, nous avons remarqué, Pierre Curie et moi, que toute substance qui séjourne pendant quelque temps au voisinage d’un sel radifère devient elle-même radioactive ([2]).

Nous nous sommes tout d’abord attachés à prouver que la radioactivité ainsi acquise par des substances primitivement inactives, n’est pas due à un transport de poussières radioactives qui seraient venues se poser à la surface de ces substances. Ce fait, actuellement certain, est prouvé en toute évidence par la régularité des lois, suivant lesquelles la radioactivité provoquée dans les substances naturellement inactives disparaît quand on soustrait ces substances à l’action du radium.

Nous avons donné au phénomène nouveau ainsi découvert le nom de radioactivité induite.

Nous avons indiqué en même temps les caractères essentiels de ce phénomène. Des lames de substances diverses ayant été activées par l’action de sels radifères solides, nous avons étudié la radioactivité de ces lames par la méthode électrique ; nous avons constaté ainsi que toutes les substances s’activent de la même manière et que la radioactivité induite acquise par l’une quelconque de ces substances ne persiste pas indéfiniment. Quand une lame qui a été activée par l’action du radium est soustraite à cette action, l’activité de la lame disparaît progressivement et s’éteint complètement en moins d’un jour.

Peu de temps après, M. Rutherford publia un travail, duquel il résulte que les composés de thorium sont capables de produire le phénomène de la radioactivité induite ([3]) ; il trouva aussi que les corps chargés d’électricité négative s’activent plus énergiquement que les autres. Ce fait s’est trouvé également exact dans le cas de l’activation par le radium. La radioactivité induite due au thorium se distingue de celle produite par le radium en ce qu’elle est beaucoup plus persistante que cette dernière ; sa disparition à peu près complète demande environ trois jours à partir du moment où le corps activé a été soustrait à l’action du corps activant, le thorium,

M. Debierne a montré ensuite que l’actinium donne lieu à une production très facile de radioactivité induite. Cette radioactivité disparaît un peu plus lentement que celle du radium, mais bien plus rapidement que celle du thorium ; elle se concentre aussi sur les corps qui portent une charge négative ([4]).

54. Émanations radioactives. Relation entre les émanations et les radioactivités induites. — La découverte des émanations radioactives a suivi de très près celle de la radioactivité induite. Elle a son origine dans l’étude de l’activité des composés du thorium. On a vu (§ 37) comment M. Rutherford, en considérant l’influence des courants d’air sur l’activité du thorium, a été conduit à admettre que les composés de thorium dégagent une émanation radioactive analogue à un gaz, pouvant se répandre dans l’espace qui entoure la matière active. Cette émanation persiste pendant 10 minutes environ, ainsi qu’on peut le constater en l’entraînant dans un récipient qui ne contient pas la matière active.

M. Dorn a montré que l’on peut reproduire la même expérience avec un sel de baryum radifère, lequel émet aussi une émanation radioactive ; il a montré de plus que le dégagement d’émanation devient plus important quand le sel est fortement chauffé ([5]).

Enfin l’actinium donne lieu à un dégagement important d’une émanation radioactive. L’effet des courants d’air sur l’activité de l’actinium est considérable ; cet effet a été signalé par M. Debierne ([6]). On a vu comment M. Giesel, ayant préparé des échantillons de la substance active qui s’est montrée ensuite identique avec l’actinium, a été amené à observer sur les produits obtenus la production d’une émanation radioactive qui s’échappe très facilement de la substance ; cet effet caractéristique détermina le choix du nom émanium que M. Giesel proposa pour la substance ([7]).

On ne connaît jusqu’à présent aucune autre émanation radioactive en plus de celles qui sont émises par le thorium, le radium et l’actinium. Les émanations qui proviennent de ces trois substances sont d’ailleurs de nature différente ; elles se distinguent entre elles par leur persistance inégale. Pendant que l’émanation du thorium a son activité réduite à moins de 1 pour 100 en un temps égal à 10 minutes, le même résultat est obtenu pour l’émanation du radium en un mois seulement, et pour l’émanation de l’actinium au bout d’une demi-minute.

Les émanations ne peuvent traverser aucun écran solide exempt de trous, si mince qu’il soit.

Il existe une relation entre les émanations et les radioactivités induites. Les substances qui donnent lieu à une production de radioactivité induite sont les mêmes que celles qui émettent des émanations. L’ensemble des recherches sur le mode de production de la radioactivité induite prouve que cette dernière ne se développe sur les corps solides que lorsque ceux-ci se trouvent au contact de l’émanation. L’émanation peut ainsi être considérée comme la cause qui donne naissance à la radioactivité induite.

Le mot émanation, qui évoque l’idée d’un gaz, a été proposé par M. Rutherford déjà en 1900, pour désigner la cause du phénomène radioactif localisé dans le gaz qui entoure la substance active. Cette notation ne s’est pas imposée de suite parce qu’on manquait totalement d’indications relatives à la nature du phénomène. M. Rutherford a eu une intuition très heureuse en considérant les émanations comme des gaz matériels émis en très petite quantité par les substances actives. Cette hypothèse a reçu des confirmations de diverse nature par des travaux qui, principalement, ne datent que de 1903. En même temps le nom d’émanation a été définitivement adopté. On peut considérer aujourd’hui que la nature matérielle de l’émanation du radium a été rendue certaine par l’observation d’un spectre caractéristique, et par des mesures de volume.

Une série d’expériences importantes ont été effectuées par Pierre Curie et par M. Debierne sur le mode de production de l’activité induite provoquée par le radium et par les solutions de radium dans une enceinte close ([8]). Ces expériences ont montré que l’énergie radioactive qui se manifeste dans une telle enceinte comme radioactivité répandue dans le volume (émanation), et comme radioactivité recouvrant les parois (radioactivité induite), est directement empruntée au radium dont l’activité est d’autant diminuée. Si le radium émet facilement une partie de son activité à l’extérieur sous forme d’émanation et de radioactivité induite, son activité propre devient faible et se trouve en quelque sorte extériorisée. Toutefois la forme d’activité susceptible de se séparer ainsi du radium n’est pas stable et disparaît avec le temps. D’autre part, elle se régénère spontanément dans un sel de radium qui a été protégé contre la perte d’émanation et de radioactivité induite ; ce sel reprend alors peu à peu son activité primitive, laquelle est obtenue, quand la production continue et constante d’émanation et de radioactivité induite par le radium compense la destruction spontanée de ces formes d’activité.


55. Préparation par voie chimique de substances radioactives de durée limitée. — La première expérience de cette nature est due à M. Debierne, qui cherchait à obtenir la radioactivité induite, en maintenant des sels de baryum en solution avec de l’actinium fortement actif ([9]) ; la solution était ensuite précipitée par l’ammoniaque pour séparer l’actinium. Dans d’autres expériences la solution, contenant l’actinium et le baryum, était précipitée par l’acide sulfurique ; le sulfate de baryum entraînait l’actinium ; les sulfates étaient laissés ensemble pendant longtemps, ensuite ils étaient transformés en chlorures et l’actinium était séparé par précipitation par l’ammoniaque. On obtenait ainsi un sel de baryum actif que l’on pouvait fractionner comme un sel de baryum radifère, l’activité se concentrant dans la partie la moins soluble. M. Debierne a pu obtenir ainsi un chlorure de baryum 1000 fois plus actif que l’uranium ; ce chlorure était spontanément lumineux. On se demandait à cette époque si le baryum n’avait pas été, dans cette expérience, partiellement transformé en radium. Toutefois le baryum activé ne donnait pas le spectre du radium ; de plus son activité diminuait avec le temps et finit par disparaître au bout de quelques mois. On sait aujourd’hui que l’addition de baryum n’est pas nécessaire, et qu’en précipitant une solution d’actinium par l’ammoniaque, on sépare de l’actinium une substance active, soluble dans l’ammoniaque, dont l’activité n’a qu’une durée limitée. Cette substance a reçu le nom d’actinium X, par analogie avec les substances obtenues d’une manière analogue à partir de l’uranium et du thorium.

Une expérience importante a été faite par M. Crookes sur les sels d’uranium. En précipitant un sel d’uranium par du carbonate d’ammonium en excès, M. Crookes obtenait, après redissolution du précipité d’abord formé, un léger résidu insoluble dans l’excès de réactif. Ce résidu concentrait en lui presque entièrement l’activité primitive de l’uranium, cette activité étant évaluée par la méthode radiographique. En secouant avec de l’éther une solution aqueuse concentrée d’azotate d’urane, M. Crookes trouva de même que l’activité, appréciée par la méthode radiographique, se concentrait dans la portion aqueuse de la solution, tandis que la portion riche en éther et contenant l’urane ne produisait, après évaporation, qu’un effet très réduit. M. Crookes conclut de ces résultats que l’activité devait être attribuée à une substance distincte de l’uranium, qu’il nomma uranium X ([10]).

M. Becquerel entreprit également des essais dans cette voie. Utilisant la réaction dont M. Debierne s’était servi avec l’actinium, il ajouta un peu de chlorure de baryum à la solution du sel d’urane et précipita le baryum par l’acide sulfurique. Par une série d’opérations de ce genre, on peut obtenir de l’uranium sensiblement inactif au point de vue radiographique. Toutefois, M. Becquerel trouva qu’après un an l’uranium avait complètement repris son activité primitive, tandis que l’uranium X, qui avait été séparé avec le baryum, était devenu complètement inactif ([11]).

Dans ces expériences l’activité de l’uranium était appréciée par l’effet radiographique, qui est entièrement dû aux rayons pénétrants. Quand l’activité est évaluée par la méthode électrique, on constate que l’uranium n’éprouve pas de perte d’activité importante par les réactions chimiques qui séparent l’uranium X.

Ces expériences sur l’uranium avaient été faites en vue de s’assurer si l’uranium est actif par lui-même ou par suite de l’adjonction d’une matière étrangère. Elles ont prouvé que la perte d’activité en rayons pénétrants, que peut subir l’uranium, est passagère, et que l’activité séparable a une durée limitée.

MM. Rutherford et Soddy ont entrepris des expériences analogues sur les sels de thorium. En précipitant une solution de sel de thorium par l’ammoniaque, ils ont obtenu un précipité de thorium qui avait perdu plus de la moitié de son activité primitive. L’activité perdue était restée dans la solution ; en évaporant celle-ci à sec et en chassant les sels ammoniacaux, on obtenait un résidu qui pouvait être plusieurs milliers de fois plus actif que le thorium dont il provenait. Là encore, comme dans les cas précédents, l’activité du thorium regagne après quelque temps sa valeur primitive (un mois après l’opération environ), tandis que l’activité de la substance, qui a été séparée du thorium, diminue peu à peu et finit par disparaître dans le même intervalle de temps. La substance qui se sépare du thorium dans la précipitation de ce dernier par l’ammoniaque, et qui entraîne une grande partie de l’activité du thorium, a été nommée thorium X, par analogie avec l’uranium X de M. Crookes ([12]). La relation entre le thorium et le thorium X a été l’objet d’une étude très détaillée de la part de MM, Rutherford et Soddy, qui ont montré que le thorium X est produit dans les sels de thorium d’une manière continue et uniforme, et s’y accumule jusqu’à ce que la vitesse de production vienne compenser la vitesse de destruction spontanée.

56. Production et destruction de matières radioactives. — Nous venons de voir comment des expériences, faites dans des voies différentes, ont concouru à établir, que l’on peut observer des formes de radioactivité de durée manifestement limitée et, d’ailleurs, très variable. Dans tous les cas de ce genre, la forme de radioactivité plus ou moins éphémère dérive d’une substance à radioactivité permanente, et peut en être extraite et séparée ; en même temps, la substance primaire qui se trouve ainsi privée d’une partie de sa radioactivité, possède la faculté de régénérer celle-ci suivant un mode de production continue. L’activité constante de la substance primaire doit donc être considérée comme résultant d’un équilibre de régime. La substance primaire donne lieu à la production continue d’une forme de radioactivité qui se détruit spontanément ; la vitesse de destruction croît d’ailleurs avec l’intensité atteinte. L’équilibre est obtenu quand la production compense la destruction spontanée. Ainsi le radium produit d’une manière continue l’émanation et la radioactivité induite ; l’uranium produit l’uranium X ; le thorium produit le thorium X ; l’actinium produit l’actinium X. Nous verrons que les lois de production et de destruction sont simples ou peuvent se ramener à des lois simples. L’étude des phénomènes de production et de destruction de formes distinctes de la radioactivité et des lois qui caractérisent ces phénomènes, a servi de base pour le développement de la théorie actuelle de la radioactivité, dans laquelle on suppose que la production ou la destruction d’une certaine forme de radioactivité accompagne toujours la production ou la destruction d’une espèce d’atomes de matière. L’hypothèse d’une transmutation atomique a été envisagée par P. et M. Curie dès le début de leurs recherches sur les substances radioactives. Mais cette hypothèse, aujourd’hui bien établie, doit son développement et ses premières applications aux travaux de MM. Rutherford et Soddy. Le mécanisme précis proposé par ces savants a rendu de grands services comme guide pour la recherche expérimentale. Le langage basé sur l’hypothèse de la nature matérielle de toute forme de radioactivité, susceptible d’être séparée à l’état distinct (telle une émanation ou une radioactivité induite), est, d’ailleurs, d’un emploi particulièrement commode et sera utilisé couramment dans les Chapitres suivants de cet Ouvrage.


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  1. Rapport au Congrès de Physique.
  2. M.  et Mme  Curie, Comptes rendus, 6 novembre 1899.
  3. Rutherford, Phil. Mag., janvier et février 1900.
  4. Debierne, Comptes rendus, juillet 1900 et février 1903.
  5. Dorn, Abh. Naturforsch. Gesell., Halle, 1900.
  6. Debierne, Comptes rendus, 1903.
  7. Giesel, Chem. Ber., 1902.
  8. Curie et Debierne, Comptes rendus, 1901 (plusieurs Notes).
  9. Debierne, Comptes rendus, juillet 1900.
  10. Crookes, Proc. Roy. Soc., 1900.
  11. Becquerel, Comptes rendus, 1900 et 1901.
  12. Rutherford et Soddy, Phil. Mag., 1902.