Traité des sièges et de l’attaque des places/01

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TRAITÉ
DE
L’ATTAQUE DES PLACES.

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UTILITÉ DES PLACES FORTES.


Si les siéges et la prise des places ennemies nous rendent maîtres de leurs pays, la fortification nous en assure la possession, et peut garantir nos frontières des suites fâcheuses de la perte d’une bataille qui, sans ces précautions, pourrait donner lieu à l’ennemi d’étendre bien loin les fruits de sa victoire : c’est de quoi nous avons de grands exemples en France, aux Pays-Bas, en Italie, en Allemagne, et même en Espagne, tous pays dont les frontières sont fortifiées par quantité de bonnes places, notamment les Pays-Bas, où il y a peu de villes qui ne le soient. Tout le monde sait assez le temps qu’il y a qu’on y fait la guerre, sans qu’on ait jamais pu les conquérir totalement ; et qui voudrait faire attention sur ce qui s’y est passé depuis deux cents ans, trouverait qu’on y a donné plus de soixante batailles, fait plus de deux cents siéges de places en attaquant et défendant, sans qu’on ait pu les réduire entièrement. La raison est, que les places fortes arrêtent la poursuite des armées victorieuses, servent d’asile très-sûr à celles des ennemis qui ont été battues, et donnent moyen de tirer la guerre en longueur ; pendant quoi il arrive des conjonctures bizarres, et des changemens d’intérêt dans les états voisins (naturellement ennemis des prospérités l’un de l’autre), font que vos amis devenant vos envieux, cessent de vous assister, ou ne le font pas de bonne foi, ou changent ouvertement de parti ; ce qui est arrivé si fréquemment dans ces derniers temps, que l’on a souvent vu les progrès des conquérans arrêtés par de telles et semblables conduites, et eux contraints de passer de l’offensive à la défensive, dans le temps que le bonheur de leurs armes semblait leur promettre le plus d’avantages ; d’où s’est ensuivi des retours de prospérité qui ont produit des paix à des conditions onéreuses qui les ont obligés à restituer tout, ou la meilleure partie de ce qu’ils avaient conquis, après des consommations immenses d’hommes et d’argent, et beaucoup de pays ruinés. Qui voudrait pousser cette digression plus loin, et repasser sur ce qui est arrivé dans le monde connu, depuis que les hommes ont commencé à rédiger par écrit les démêlés qu’ils ont eus entre eux, trouverait qu’il a bien moins fallu de temps et d’efforts pour se rendre maître de l’Asie, et de beaucoup d’autres pays d’une étendue immense, qu’il n’en a fallu pour conquérir une partie des Pays-Bas,La poursuite d’une armée battue dans un pays forti­fié, ne s’é­tend pas à plus de 2, 3 ou 4 lieues. qui ne contiennent pas la centième partie près, l’étendue de ceux-là. La raison en est évidente : c’est qu’une bataille perdue dans ces pays-ci n’a pour l’ordinaire que peu de suite. La poursuite d’une armée battue ne s’étend pas à plus de deux, trois ou quatre lieues au plus ; parce que les places voisines des ennemis arrêtent les victorieux, donnent retraite aux vaincus ; les empêchent d’être totalement ruinés, et font qu’à l’abri de leur protection ils se raccommodent en peu de temps, et obligent l’armée victorieuse à se contenter de la supériorité le reste de la campagne, ou au plus, de la prise d’une place qui lui coûte beaucoup, l’affaiblit considérablement, et donne temps à l’armée battue de se mettre en état de reprendre la campagne,Après une bataille per­due, dans un pays ouvert, le vaincu est obligé de re­cevoir la loi du vain­queur. et de se saisir des postes qui fixent les progrès de son ennemie ; au lieu que, dans ces vastes pays ou il n’y a point ou peu de places fortes, l’armée du vainqueur pousse l’armée vaincue jusqu’à son entière dissipation, qui est ordinairement suivie d’un saccagement de pays, qui le force à recevoir la loi du vainqueur. C’est ce qui arriva à Alexandre, qui, en trois batailles, se rendit maître de ce prodigieux empire des Perses ; et ce qui est arrivé à César après la conquête des Gaules, car il assujétit tous les pays où il porta la guerre, après le gain d’une ou de deux batailles ; et pour ne pas remonter si haut, l’Espagne ne fut-elle pas conquise par les Maures, après la perte d’une bataille ? Teimurlangt, ce fameux conquérant de l’Asie, ne se rendit-il pas maître de la Perse, de l’Arménie, de l’Indostan et de beaucoup d’autres états, après le gain de trois ou quatre batailles ? S’il y avait eu de bonnes places dans ces grands pays, il est certain qu’il n’en serait pas venu si facilement à bout, puisque trois ou quatre villes que César trouva dans les Gaules en état de lui résister, lui firent tant de peine, qu’elles l’obligèrent à y employer onze années pour les réduire : pareille chose est arrivée à tous les conquérans qui se sont trouvés dans ce cas : ce qui prouve aux souverains la nécessité des places fortes pour posséder leurs états en sûreté contre le dedans et le dehors, et à même temps celle de se former un art de prendre les places de leurs ennemis qui peuvent les inquiéter, et s’opposer à leurs desseins. C’est ce qui va faire le sujet de ce Traité.