Traité des sièges et de l’attaque des places/15

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LA SAPE.

La sape faisant une partie considérable de la tranchée, j’estime qu’il est à propos d’instruire sa conduite avant que de passer outre.

Définition de la sape. Nous entendons par sape, la tête d’une tranchée poussée pied à pied, qui chemine jour et nuit également. Quoiqu’elle avance peu, en apparence, elle fait beaucoup de chemin en effet, parce qu’elle marche toujours. C’est un métier qui demande une espèce d’apprentissage pour s’y rendre habile, auquel on est bientôt fait quand le courage et le désir du gain sont de la partie.

Voici comme elle se conduit.

L’ouvrage étant tracé, et les sapeurs instruits du chemin qu’ils doivent tenir, on commence par faire garnir la tête de gabions, fascines, sacs à terre, fourches de fer, crocs, gros maillets, mantelets, etc.

Cela fait, on perce la tranchée par une ouverture que les sapeurs font dans l’épaisseur de son parapet, à l’endroit qui leur est montré.

Tout est représenté à la 5e pl.  Après quoi le sapeur qui mène la tête, commence par faire place pour son premier gabion qu’il pose sur son assiette, et l’arrange de la

Exécution de la sape pleine.main, du croc et de la fourche du mieux qu’il peut, posant le dessus dessous, afin que la pointe des piquets des gabions débordant le sommet, puisse servir à tenir les fascines dont on le charge. Cela fait, il le remplit de terre, en la jetant de biais en avant, et se tenant un peu en arrière pour ne pas se découvrir. À mesure qu’il remplit le premier gabion, il frappe de temps en temps de son maillet ou de sa pioche contre, pour faire entasser la terre.

Ce premier rempli, il en pose un deuxième sur le même alignement, qu’il arrange et remplit comme le précédent ; et après, un troisième avec les mêmes précautions, qu’il remplit de même ; après ce troisième, un quatrième, se tenant toujours à couvert et courbé derrière ceux qui sont remplis, ce qui se continue toujours de la sorte ; mais parce que les joints des gabions sont fort dangereux avant que la sape soit achevée, il les faudra fermer de deux à trois sacs à terre posés bout sur bout sur chaque joint, que le deuxième sapeur arrange, après que le troisième et le quatrième les lui ont fait passer.

Au vingtième ou trentième gabion posé et rempli, on reprend les sacs de la queue pour les reposer en avant, afin de les épargner : de sorte qu’une centaine de sacs à terre bien ménagés, peuvent suffire à conduire une sape depuis le commencement du siége jusqu’à la fin.

À l’égard de l’excavation de la sape, voici comme elle se doit conduire.

Tâche du pre­mier sapeur,Le premier sapeur creuse 1 pied et 1/2 de large sur autant de profondeur, laissant une berme[1] de 6 pouces au pied du gabion, et talutant un peu du même côté.

Du deuxiè­me,Le deuxième élargit de 6 pouces et approfondit d’autant ; ce qui fait 2 pieds de large et autant de profondeur.

Du troisième,Le troisième creuse 6 pouces de plus et élargit d’autres 6 pouces ; ce qui donne 2 pieds 1/2 de large et autant de profondeur.

Du quatriè­me.Le quatrième creuse encore un demi-pied et élargit d’autant, fait les talus et réduit la sape à 3 pieds de profondeur et autant de large par le haut, revenant à 2 et 1/2 sur le fond, les talus parés ; qui est la mesure que nous demandons pour la rendre parfaite. Reste quatre hommes à employer de la même escouade, qui, se tenant Emploi des quatre hom­mes restans de l’escoua­de, en repos derrière les autres, font rouler les gabions et fascines aux quatre de la tête, afin que les premiers sapeurs les trouvent sous la main ; ils leur font aussi glisser des fascines pour garnir le dessus des gabions quand ils sont pleins ; savoir deux sur les bords et une dans le milieu, qu’on a soin de faire entrer dans les piquets pointus des gabions, qui surmontent le sommet, afin de les tenir ferme ; après quoi on les charge de terre. L’excavation de ces trois pieds de profondeur, fournit les terres nécessaires à remplir les gabions, et une masse de parapet formant un talus à terre courante du côté de la place, rempli de haut en bas, qui ne peut plus être percé que par le canon.

Quand les quatre premiers sapeurs sont las et qu’ils ont travaillé une heure ou deux de force, ils appellent les quatre autres, lesquels prennent la place des premiers et travaillent de même force, jusqu’à ce que la lassitude les oblige à rappeler les autres ; observant que celui qui a mené la tête, prend la queue des quatre, à la première reprise du travail ; car chacun d’eux doit mener la tête à son tour, et poser une pareille quantité de gabions, afin d’égaler le péril et le travail. De cette façon, on fait une grande diligence à la continue, quand la sape est bien fournie.

Au surplus, on marche à la sape non-seulement en avant, mais aussi à côté, sur les prolongemens de la droite et de la gauche ; et pour l’ordinaire, on voit des quatre, cinq et six sapes dans une seule tranchée, qui toutes cheminent à leur fin.

Dans le même temps celui qui dirige les sapeurs doit avoir soin de faire servir des gabions et fascines à la tête des sapes ; ce qui se fait par l’intervention de celui qui commande la tranchée, qui lui fait fournir le monde dont il a besoin.

Le moyen d’être bien servi serait de donner six deniers de chaque fascine portée de la queue des tranchées à la tête des sapes, sur-le-champ à la fin des voyages, ou d’une certaine quantité ; chaque soldat en peut aisément porter trois, et faire trois ou quatre voyages. Il faudrait par la même raison donner un sou des gabions ; en observant cette petite libéralité, les sapes seraient toujours bien et aisément servies.

Si l’on ne peut chemi­ner de jour, on s’en dé­dommage pendant la nuit.Il est encore à remarquer que quand on a affaire à des ennemis un peu éveillés, ils canonnent la tête des sapes avant que votre canon tire, de manière que souvent on est obligé de les abandonner ; mais si on le fait de jour, on s’en dédommage pendant la nuit[2].

À mesure que la sape avance, on fait garnir celle qui est faite par les travailleurs de la tranchée qui l’élargissent, jusqu’à ce qu’elle ait dix à douze pieds de large sur trois de profondeur ; pour lors elle change de nom., et s’appelle tranchée, si elle sert de chemin pour aller à la place ; mais on la nomme place d’armes, si elle lui fait face, et qu’elle soit disposés pour y poser des troupes.

Prix de la sape.Le prix plus raisonnable de la sape, doit être de 40 sols la toise courante au commencement, savoir tout le long du travail de la seconde place d’armes, et ce qui s’en trouve entre elle et la troisième.

2 liv. 10 s. pour la troisième place d’armes et le travail jusqu’au pied du glacis.

3 liv. pour celle qui se fait sur le plat du glacis.

3 liv. 10 s. pour celle qu’on fait sur le haut du chemin couvert.

5 liv. pour celle qui entre dans ledit chemin couvert.

10 liv. pour celle qu’on fait au passage des fossés secs.

20 liv. s’ils sont pleins d’eau.

Et quand elle sera double, comme cela arrive quelquefois, il faudra la payer double, selon les endroits où on la fera. À l’égard de celle qui se fera dans les brèches des bastions et demi-lunes, elle n’a point de prix réglé, parce qu’elle est exposée à tout ce que la place a de plus dangereux. C’est pourquoi selon le péril auquel ils seront exposés, il faudra donner ce qu’on jugera à propos.

Le toisé se doit faire par un seul ingénieur préposé pour cela à chacune des attaques. Le même fait le compte des brigades en présence des officiers et sergens, qui ont soin après de faire distribuer aux escouades ce qui leur revient ; c’est pourquoi ils doivent contrôler tous les jours ce que chacune aura fait d’ouvrage, de concert avec l’ingénieur qui fera les toisés, sur le prix desquels je suis d’avis de retenir un dixième pour les officiers Retenue sur le prix des toisés.et sergens, afin de les rendre plus exacts à relever et faire servir les sapes.

En observant cet ordre, comme tous seront intéressés à ce travail, il ne faut pas douter qu’il ne se pousse avec toute la diligence possible, car tout le monde veut gagner.

Au surplus l’ingénieur qui les toisera, le doit faire toutes les 24 heures, et toujours laisser des marques sensibles à la fin de chaque toisé, et tenir registre du tout, afin que quand on voudra le vérifier, on le puisse faire sans confusion.

Je considère le dixième retenu sur le travail des sapeurs comme l’argent le mieux employé de tout, si les officiers et sergens font bien leur devoir.

Si ces derniers sont doubles des officiers, la moitié du dixième doit rester pour eux ; Progrès de la sape en 24 heures, à la 2e parallèle, et entre la 2e parallèle et la 3e.s’ils sont égaux, les officiers en doivent avoir les deux tiers, et les sergens l’autre. Les sapeurs ne laisseront pas de faire un gain considérable, car supposé la sape bien menée, et qu’il n’y ait pas de temps perdu, ils doivent faire 80 toises toutes les vingt-quatre heures[3].

Or 80 toises à 2 liv. la toise, font 160 liv., d’où ôtant le dixième, montant à 16 liv., restera pour les sapeurs 144 liv. qui, distribuées à 24 hommes, font 6 liv. pour chacun, qui est un gain raisonnable ; ils ne gagneront guère davantage dans le courant du siége, bien que le prix de la sape augmente à mesure qu’ils approchent de la place, parce que le péril augmente aussi, et qu’il est sûr que plus ils en approcheront, moins d’ouvrage ils feront.

On a accoutumé de leur payer quelque chose de plus que le prix de la toise courante pour chaque coupure qu’ils font dans la tranchée, par la raison qu’il y a là plus d’ouvrage qu’ailleurs ; cela se peut réduire à doubler le prix de la première toise, et rien plus.

Au reste, il y a une chose à quoi ces officiers doivent bien prendre garde, c’est que souvent les sapeurs s’enivrent à la tête de leur sape ; Empêcher les sapeurs de s’enivrer à la tête des sapes.après quoi ils se font tuer comme des bêtes, sans prendre garde à ce qu’ils font ; c’est de quoi il faut les empêcher, en ne leur permettant pas d’y porter du vin qu’il ne soit mêlé de beaucoup d’eau.

Comme rien n’est plus convenable à la sûreté, diligence et bonne façon des tranchées, que cette manière d’en conduire les têtes et de les ébaucher, rien n’est aussi plus nécessaire que d’en régler la conduite ; car outre que la diligence s’y trouvera, il est certain qu’on préviendra beaucoup de friponneries qui s’y font par la précipitation confuse avec laquelle elles se conduisent, qui font qu’il y a toujours de l’embrouillement, et quelqu’un qui en profite.

  1. Aujourd’hui un pied, même un pied et demi dans les terres légères.
  2. En posant quelques gabions à découvert dans le temps que le feu est lent.
  3. Partie à la sape pleine, et partie à la sape volante, posant de nuit, à découvert, quelques gabions ; car, en cheminant à la sape pleine, continûment, les sapeurs ne peuvent faire que 40 toises en vingt-quatre heures, à raison de 10 pieds, quatre gabions, par heure. (Manuel pratique du Sapeur pour les travaux de siége, par le capitaine du génie Villeneuve, aide-de-camp de M. le lieutenant-général, vicomte Rogniat ; Paris, 1828.) Vauban ne suppose pas en effet l’exécution de la sape pleine bien régulière, ni sa vitesse uniforme, comme le prouvent les passages suivans tirés du Mémoire de 1669, pour servir d’Instruction dans la conduite des siéges. « L’ingénieur pourra quelquefois prendre son temps, pendant l’obscurité de la nuit, pour faire poser les gabions qu’il croira pouvoir être remplis pendant le jour, et cela par deux ou trois hommes armés, pris de la demi-brigade de repos, sans que celle qui travaille discontinue son ouvrage. Cet expédient est praticable par toute la tranchée, mais plus utilement à celles qui cheminent en avant qu’aux places d’armes.

    Par les épreuves que j’en ai faites, une sape peut cheminer 96 toises en 24 heures, mais à cause des sorties, de l’embarras et du péril qu’il y aura à la tête, j’estime qu’elle n’en fera guère plus de 60. Il est à remarquer que je ne parle ici que de la seule sape qui chemine en avant, et non de celles qui vont de côté. Car si on veut y comprendre celles qui s’étendront à droite et à gauche, comme les places d’armes, batteries et redoutes, le chemin en redoublera pour le moins de moitié, c’est-à-dire, qu’au lieu de 60 toises par chaque garde, on en pourra bien compter 120 et même jusqu’à 150, parce qu’il y aura des temps, où pour une sape qui marchera en avant, il y en aura des 2 ou 3 qui s’étendront par les côtés ; or, 150 toises valent 450 pas communs, on ne trouvera point de siége tant soit peu défendu où l’on en ait fait 200, une nuit portant l’autre. J’ai vu des siéges où on cheminait presque toujours avec la même vitesse, et d’autres, où on n’avançait pas 50 pas par nuit, quand on était proche. »