Traité du gouvernement civil (trad. Mazel)/Chapitre I

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Traduction par David Mazel.
Royez (p. 31-53).


CHAPITRE PREMIER.

De l’État de Nature.


Ier. Pour bien entendre en quoi consiste le pouvoir politique, et connoître sa véritable origine, il faut considérer dans quel état tous les hommes sont naturellement. C’est un état de parfaite liberté, un état dans lequel, sans demander de permission à personne, et sans dépendre de la volonté d’aucun autre homme, ils peuvent faire ce qu’il leur plaît, et disposer de ce qu’ils possèdent et de leurs personnes, comme ils jugent à propos, pourvu qu’ils se tiennent dans les bornes de la loi de la Nature[1].

Cet état est aussi un état d’égalité ; en sorte que tout pouvoir et toute jurisdiction est réciproque, un homme n’en ayant pas plus qu’un autre. Car il est très-évident que des créatures d’une même espèce et d’un même ordre, qui sont nées sans distinction, qui ont part aux mêmes avantages de la nature, qui ont les mêmes facultés, doivent pareillement être égales entre elle, sans nulle subordination ou sujétion, à moins que le seigneur et le maître des créatures n’ait établi, par quelque manifeste déclaration de sa volonté, quelques-unes sur les autres, et leur ait conféré, par une évidente et claire ordonnance, un droit irréfragable à la domination et à la souveraineté.

II. C’est cette égalité, où sont les hommes naturellement, que le judicieux Hooker[2] regarde comme si évidente en elle-même et si hors de contestation, qu’il en fait la fondement de l’obligation où sont les hommes de s’aimer mutuellement : il fonde sur ce principe d’égalité tous les devoirs de charité et de justice auxquels les hommes sont obligés les uns envers les autres. Voici ses paroles :

«[3]Le même instinct a porté les hommes à reconnaître qu’ils ne sont pas moins tenus d’aimer les autres, qu’ils sont tenus de s’aimer eux-mêmes. Car voyant toutes choses égales entre eux, ils ne peuvent que comprendre qu’il doit y avoir aussi entre eux tous une même mesure. Si je ne puis que desirer de recevoir du bien, même par les mains de chaque personne, autant qu’aucun autre homme en peut desirer pour soi, comment puis-je prétendre de voir, en aucune sorte, mon désir satisfait, si je n’ai soin de satisfaire le même désir, qui est infailliblement dans le cœur d’un autre homme, qui est d’une seule et même nature avec moi ? S’il se fait quelque chose qui soit contraire à ce desir, que chacun a, il faut nécessairement qu’un autre en soit aussi choqué, que je puis l’être. Tellement, que si je nuis et cause du préjudice, je dois me disposer à souffrir le même mal ; n’y ayant nulle raison qui oblige les autres à avoir pour moi une plus grande mesure de charité que j’en ai pour eux. C’est pourquoi le desir que j’ai d’être aimé, autant qu’il est possible, de ceux qui me sont égaux dans l’état de nature, m’impose une obligation naturelle de leur porter et témoigner une semblable affection. Car, enfin, il n’y a personne qui puisse ignorer la relation d’égalité entre nous-mêmes et les autres hommes, qui sont d’autres nous-mêmes, ni les règles et les loix que la raison naturelle a prescrites pour la conduite de la vie ».

III. Cependant, quoique l’état de nature soit un état de liberté, ce n’est nullement un état de licence. Certainement, un homme, en cet état, a une liberté incontestable, par laquelle il peut disposer comme il veut, de sa personne ou de ce qu’il possède : mais il n’a pas la liberté et le droit de se détruire lui-même[4], non plus que de faire tort à aucune autre personne, ou de la troubler dans ce dont elle jouit, il doit faire de sa liberté le meilleur et le plus noble usage, que sa propre conservation demande de lui. L’état de nature a la loi de la nature, qui doit le régler, et à laquelle chacun est obligé de se soumettre et d’obéir : la raison, qui est cette loi, enseigne à tous les hommes, s’ils veulent bien la consulter, qu’étant tous égaux et indépendans, nul ne doit nuire à un autre, par rapport à sa vie, à sa santé, à sa liberté, à son bien : car, les hommes étant tous l’ouvrage d’un ouvrier tout-puissant et infiniment sage, les serviteurs d’un souverain maître, placés dans le monde par lui et pour ses intérêts, ils lui appartiennent en propre, et son ouvrage doit durer autant qu’il lui plaît, non autant qu’il plaît à un autre. Et étant doués des mêmes facultés dans la communauté de nature, on ne peut supposer aucune subordination entre nous, qui puisse nous autoriser à nous détruire les uns les autres, comme si nous étions fait pour les usages les uns des autres, de la même manière que les créatures, d’un rang inférieur au nôtre, sont faites pour notre usage. Chacun donc est obligé de se conserver lui-même, et de ne quitter point volontairement son poste[5] pour parler ainsi. Et lorsque sa propre conservation n’est point en danger, il doit, selon ses forces, conserver le reste des hommes ; et à moins que ce ne soit pour faire justice de quelque coupable[6], il ne doit jamais ôter la vie à un autre, ou préjudicier à ce qui tend à la conservation de sa vie, par exemple, à sa liberté, à sa santé, à ses membres, à ses biens.

IV. Mais, afin que personne n’entreprenne d’envahir les droits d’autrui, et de faire tort à son prochain ; et que les loix de la nature, qui a pour but la tranquillité et la conservation du genre-humain, soient observées, la nature a mis chacun en droit dans cet état, de punir la violation de ses loix, mais dans un degré qui puisse empêcher qu’on ne les viole plus. Les loix de la nature, aussi bien que toutes les autres loix, qui regardent les hommes en ce monde, seroient entièrement inutiles, si personne, dans l’état de nature, n’avoit le pouvoir de les faire exécuter, de protéger et conserver l’innocent, et de réprimer ceux qui lui font tort. Que si dans cet état, un homme en peut punir un autre à cause de quelque mal qu’il aura fait ; chacun peut pratiquer la même chose. Car en cet état de parfaite égalité, dans lequel naturellement nul n’a de supériorité, ni de jurisdiction sur un autre, ce qu’un peut faire, en vertu des loix de la nature, tout autre doit avoir nécessairement le droit de le pratiquer.

V. Ainsi, dans l’état de nature chacun a, à cet égard, un pouvoir incontestable sur un autre. Ce pouvoir néanmoins n’est pas absolu et arbitraire, ensorte que lorsqu’on a entre ses mains un coupable, l’on ait droit de le punir par passion et de s’abandonner à tous les mouvemens, à toutes les fureurs d’un cœur irrité et vindicatif. Tout ce qu’il est permis de faire en cette rencontre, c’est de lui infliger les peines que la raison tranquille et la pure conscience dictent et ordonnent naturellement, peines proportionnées à sa faute, et qui ne tendent qu’à réparer le dommage qui a été causé, et qu’à empêcher qu’il n’en arrive un semblable à l’avenir. En effet, ce sont les deux seules raisons qui peuvent rendre légitime le mal qu’on fait à un autre, et que nous appelons punition. Quand quelqu’un viole les loix de la nature, il déclare, par cela même, qu’il se conduit par d’autres règles que celles de la raison et de la commune équité, qui est la mesure que Dieu a établie pour les actions des hommes, afin de procurer leur mutuelle sûreté, et dès-lors il devient dangereux au genre-humain ; puisque le lien formé des mains du Tout-Puissant pour empêcher que personne ne reçoive de dommage, et qu’on n’use envers autrui d’aucune violence, est rompu et foulé aux pieds par un tel homme. De sorte que sa conduite offensant toute la nature humaine, et étant contraire à cette tranquillité et à cette sûreté à laquelle il a été pourvu par les loix de la nature, chacun, par le droit qu’il a de conserver le genre-humain, peut réprimer, ou, s’il est nécessaire, détruire ce qui lui est nuisible : en un mot, chacun peut infliger à une personne qui a enfreint ces loix, des peines qui soient capables de produire en lui du repentir et lui inspirer une crainte, qui l’empêchent d’agir une autre fois de la même manière, et qui même fassent voir aux autres un exemple qui les détourne d’une conduite pareille à celle qui les lui a attirées. En cette occasion donc, et sur ce fondement[7], chacun a droit de punir les coupables, et d’exécuter les loix de la nature.

VI. Je ne doute point que cette doctrine ne paroisse à quelques-uns fort étrange : mais avant que de la condamner, je souhaite qu’on me dise par quel droit un Prince ou un état peut faire mourir ou punir un étranger, qui aura commis quelque crime dans les terres de sa domination. Il est certain que les loix de ce Prince ou de cet état, par la vertu et la force qu’elles reçoivent de leur publication et de l’autorité législative, ne regardent point cet étranger. Ce n’est point à lui que ce souverain parle ; ou s’il le faisoit, l’étranger ne seroit point obligé de l’écouter et de se soumettre à ses ordonnances. L’autorité législative, par laquelle des loix ont force de loix par rapport aux sujets d’une certaine république et d’un certain état, n’a assurément nul pouvoir et nul droit à l’égard d’un étranger. Ceux qui ont le pouvoir souverain de faire des loix en Angleterre, en France, en Hollande, sont à l’égard d’un Indien, aussi bien qu’à l’égard de tout le reste du monde, des gens sans autorité. Tellement que si en vertu des loix de la nature chacun n’a pas le pouvoir de punir, par un jugement modéré, et conformément au cas qui se présente, ceux qui les enfreignent, je ne vois point comment les magistrats d’une société et d’un état peuvent punir un étranger ; si ce n’est parce qu’à l’égard d’un tel homme ils peuvent avoir le même droit et la même jurisdiction, que chaque personne peut avoir naturellement à l’égard d’un autre.

VII. Lorsque quelqu’un viole la loi de la nature, qu’il s’éloigne des droites règles de la raison, et fait voir qu’il renonce aux principes de la nature humaine, et qu’il est une créature nuisible et dangereuse ; chacun est en droit de le punir : mais celui qui en reçoit immédiatement et particulièrement quelque dommage ou préjudice, outre le droit de punition qui lui est commun avec tous les autres hommes, a un droit particulier en cette rencontre, en vertu duquel il peut demander que le dommage qui lui a été fait, soit réparé. Et si quelque autre personne croit cette demande juste, elle peut se joindre à celui qui a été offensé personnellement, et l’assister dans le dessein qu’il a de tirer satisfaction du coupable, ensorteque le mal qu’il a souffert, puisse être réparé.

VIII. De ces deux sortes de droits, dont l’un est de punir le crime pour le réprimer et pour empêcher qu’on ne continue à le commettre, ce qui est le droit de chaque personne ; l’autre, d’exiger la réparation du mal souffert : le premier a passé et a été conféré au magistrat, qui, en qualité de magistrat, a entre les mains le droit commun de punir ; et toutes les fois que le bien public ne demande pas absolument qu’il punisse et châtie la violation des loix ; il peut, de sa propre autorité, pardonner les offenses et les crimes : mais il ne peut point disposer de même de la satisfaction due à une personne privée, à cause du dommage qu’elle a reçu. La personne qui a souffert en cette rencontre, a droit de demander la satisfaction ou de la remettre ; celui qui a été endommagé, a le pouvoir de s’approprier les biens ou le service de celui qui lui a fait tort : il a ce pouvoir par le droit qu’il a de pourvoir à sa propre conservation ; tout de même que chacun, par le droit qu’il a de conserver le genre-humain, et de faire raisonnablement tout ce qui lui est possible sur ce sujet, a le pouvoir de punir le crime, pour empêcher qu’on ne le commette encore. Et c’est pour cela que chacun, dans l’état de nature, est en droit de tuer un meurtrier, afin de détourner les autres de faire une semblable offense, que rien ne peut réparer, ni compenser, en les épouvantant par l’exemple d’une punition à laquelle sont sujets tous ceux qui commettent le même crime ; et ainsi mettre les hommes à l’abri des attentats d’un criminel, qui ayant renoncé à la raison, à la règle, à la mesure commune que Dieu a donnée au genre-humain, a, par une injuste violence et par un esprit de carnage, dont il a usé envers une personne, déclaré la guerre à tous les hommes, et par conséquent doit être détruit comme un lion, comme un tigre, comme une de ces bêtes féroces avec lesquelles il ne peut y avoir de société ni de sûreté. Aussi est-ce sur cela qu’est fondée cette grande loi de la nature : Si quelqu’un répand le sang d’un homme, son sang sera aussi répandu par un homme[8]. Et Caïn étoit si pleinement convaincu, que chacun est en droit de détruire et d’exterminer un coupable de cette nature ; qu’après avoir tué son frère, il crioit : Quiconque me trouvera, me tuera. Tant il est vrai que ce droit est écrit dans le cœur de tous les hommes.

IX. Par la même raison, un homme dans l’état de nature, peut punir la moindre infraction des loix de la nature[9]. Mais peut-il punir de mort une semblable infraction ? demandera quelqu’un. Je réponds, que chaque faute peut être punie dans un degré, et avec une sévérité qui soit capable de causer du repentir au coupable, et d’épouvanter si bien les autres, qu’ils n’aient pas envie de tomber dans la même faute. Chaque offense commise dans l’état de nature, peut pareillement, dans l’état de nature, être punie autant, s’il est possible, qu’elle peut être punie dans un état et dans une république. Il n’est pas de mon sujet d’entrer dans le détail pour examiner les degrés de châtiment que les loix de la nature prescrivent : je dirai seulement qu’il est très-certain qu’il y a de telles loix, et que ces loix sont aussi intelligibles et aussi claires à une créature raisonnable, et à une personne qui les étudie, que peuvent être les loix positives des sociétés et des états ; et même sont-elles, peut-être, plus claires et plus évidentes. Car, enfin, il est plus aisé de comprendre ce que la raison suggère et dicte, que les fantaisies et les inventions embarrassées des hommes, lesquels suivent souvent d’autres règles que celles de la raison, et qui, dans les termes, dont ils se servent dans leurs ordonnances, peuvent avoir dessein de cacher et d’envelopper leurs vues et leurs intérêts. C’est le véritable caractère de la plupart des loix municipales des pays, qui, après tout, ne sont justes, qu’autant qu’elles sont fondées sur la loi de la nature, selon lesquelles elles doivent être réglées et interprêtées.

X. Je ne doute point qu’on n’objecte à cette opinion, qui pose que dans l’état de nature, chaque homme a le pouvoir de faire exécuter les loix de la nature, et d’en punir les infractions ; je ne doute point, dis-je, qu’on n’objecte que c’est une chose fort déraisonnable, que les hommes soient juges dans leurs propres causes ; que l’amour-propre rend les hommes partiaux, et les fait pencher vers leurs intérêts, et vers les intérêts de leurs amis ; que d’ailleurs un mauvais naturel, la passion, la vengeance, ne peuvent que les porter au-delà des bornes d’un châtiment équitable ; qu’il ne s’ensuiveroit de-là que confusion, que désordre, et que c’est pour cela que Dieu a établi les Puissances souveraines. Je ne fais point de difficulté d’avouer que le Gouvernement civil est le remède propre aux inconvéniens de l’état de nature, qui, sans doute, ne peuvent être que grands par-tout où les hommes sont juges dans leur propre cause : mais je souhaite que ceux qui font cette objection, se souviennent que les Monarques absolus sont hommes, et que si le Gouvernement civil est le remède des maux qui arriveroient nécessairement, si les hommes étoient juges dans leurs propres causes, et si par cette raison, l’état de nature doit être abrogé, on pourroit dire la même chose de l’autorité des Puissances souveraines. Car enfin je demande le Gouvernement civil est-il meilleur, à cet égard, que l’état de nature ? N’est-ce pas un Gouvernement où un seul homme commandant une multitude, est juge dans sa propre cause, et peut faire à tous ces sujets tout ce qu’il lui plaît ; sans que personne ait droit de se plaindre de ceux qui exécutent ses volontés, ou de former aucune opposition ? Ne faut-il point se soumettre toujours à tout ce que fait et veut un Souverain, soit qu’il agisse par raison, ou par passion, ou par erreur[10] ? Or, c’est ce qui ne se rencontre pourtant point, et qu’on n’est point obligé de faire dans l’état de nature, l’un à l’égard de l’autre : car, si celui qui juge, juge mal et injustement dans sa propre cause, ou dans la cause d’un autre, il en doit répondre, et on peut en appeler au reste des hommes.

XI. On a souvent demandé, comme si on proposoit une puissante objection, en quels lieux, et quand les hommes sont ou ont été dans cet état de nature[11] ? À quoi il suffira pour le présent de répondre, que les Princes et les Magistrats des gouvernemens indépendans, qui se trouvent dans l’univers, étant dans l’état de nature, il est clair que le monde n’a jamais été, ne sera jamais sans un certain nombre d’hommes qui ont été, et qui seront dans l’état de nature. Quand je parle des Princes, des Magistrats, et des sociétés indépendantes, je les considère précisément en eux-mêmes, soit qu’ils soient alliés, ou qu’ils ne le soient pas. Car, ce n’est pas toute sorte d’accord, qui met fin à l’état de nature ; mais seulement celui par lequel on entre volontairement dans une société, et on forme un corps politique. Toute autre sorte d’engagemens et de traités, que les hommes peuvent faire entre eux, les laisse dans l’état de nature. Les promesses et les conventions faites ; par exemple, pour un troc, entre deux hommes dans l’Isle déserte dont parle Garcilasso de la Vega, dans son histoire du Pérou ; ou entre un Suisse et un Indien, dans les déserts de l’Amérique, sont des liens qu’il n’est pas permis de rompre, et sont des choses qui doivent être ponctuellement exécutées, quoique ces sortes de gens soient, en cette occasion, dans l’état de nature par rapport l’un à l’autre. En effet, la sincérité et la fidélité sont des choses que les hommes sont obligés d’observer religieusement, en tant qu’ils sont hommes, non en tant qu’ils sont membres d’une même société.

XII. Quant à ceux qui disent, qu’il n’y a jamais eu aucun homme dans l’état de nature ; je ne veux leur opposer que l’autorité du judicieux Hooker. Les loix dont nous avons parlé, dit-il, entendant les loix de la nature[12], obligent absolument les hommes à les observer, même en tant qu’ils sont hommes, quoi qu’il n’y ait nulle convention et nul accord solemnel passé entre eux pour faire ceci ou cela, ou pour ne le pas faire. Mais parce que nous ne sommes point capables seuls de nous pourvoir des choses que nous desirons naturellement, et qui sont nécessaires à notre vie, laquelle doit être convenable à la dignité de l’homme ; c’est pour suppléer à ce qui nous manque, quand nous sommes seuls et solitaires, que nous avons été naturellement portés à rechercher la société et la compagnie les uns des autres, et c’est ce qui a fait que les hommes se sont unis avec les autres, et ont composé, au commencement et d’abord, des sociétés politiques. J’assure donc encore, que tous les hommes sont naturellement dans cet état, que j’appelle état de nature, et qu’ils y demeurent jusqu’à ce que, de leur propre consentement, ils se soient faits membres de quelque société politique : et je ne doute point que dans la suite de ce Traité cela ne paroisse très-évident.



  1. Restriction nécessaire, à laquelle il faut bien faire attention.
  2. Rich. Hooker a été un des plus savans Théologiens d’Angleterre, dans le xvie siècle : son Traité des Loix de la Politique Ecclésiastique donne une grande idée de sa vaste érudition, et lui a mérité des éloges de la part des plus grands hommes.
  3. Eccl. Pol. lib. I.
  4. C’est ce que lui défendent les bornes de la loi de la nature dans lesquelles il doit se tenir par la raison qui suit, qu’il doit faire de sa liberté le meilleur et le plus noble usage que sa propre conservation exige de lui ; parce qu’il est l’ouvrage du Tout-Puissant qui doit durer autant qu’il lui plaît, et non autant qu’il plaît à l’ouvrage. Ce sentiment est si général dans les hommes, que les loix civiles, qui ont succédé à celles de la nature, sur lesquelles elles sont fondées, défendoient chez les Hébreux, d’accorder les honneurs de la sépulture à ceux qui se tuoient eux-mêmes.
  5. Sentiment et pensée des Pythagoriciens, rapportée par Platon in Apol. Socr., par Cicéron, De senect. Cap. XX. et par Lactance inst. div. l. III, c. 18. L’aimable, le spirituel Montaigne est charmant sur cet article. « Plusieurs tiennent que nous ne devons abandonner cette garnison du monde, sans le commandement expresse de celui qui nous y a mis, et que c’est à Dieu qui nous a ici envoyés, non pour nous seulement, oui bien pour la gloire et service d’autrui, de nous donner congé quand il lui plaira, non à nous de le prendre. Que nous ne sommes pas nés pour nous, ains aussi pour notre pays : par quoi les loix nous redemandent compte de nous pour leur intérêt, et ont action d’homicide contre nous. Autrement comme déserteurs de notre charge, nous sommes punis en l’autre monde ». C’était le sentiment de Virgile, et, par conséquent, de tous les Romains de son tems, quand il dit :

    Proxima tenent maesti loca qui sibi Lethum
    Insontes peperêre manu, lucemque perosi
    Projicêre animas.

    Æn. Lib. 6, v. 434.

    Il y a bien plus de constance à user la chaîne qui nous tient, qu’à la rompre, et plus d’épreuve de fermeté en Regulus qu’en Caton. Ce que je finirai par ce beau vers de Martial, qui nomme cette action une rage, une fureur.

    Hic rogo, non furor est, ne moriare, mori ?

    [Note de Wikisource : La pensée sur Régulus et Caton, et les citations de Virgile et de Martial, sont également prises de Montaigne (Essais, II, 3). On peut les traduire ainsi :

    Non loin sont ces mortels qui, purs de tous les crimes,
    De leurs propres fureurs ont été les victimes,
    Et, détournant les yeux du céleste flambeau,
    D’une vie importune ont jeté le fardeau.

    Virgile, Énéide, liv. 6, v. 434, traduction Delille.

    Dites-moi, je vous prie : n’y a-t-il pas folie,
    À se donner la mort, pour ne perdre la vie ?

    Martial, Épigramme liv. 2, 80, v. 2.]
  6. Ceci doit s’entendre de l’état de nature seulement, comme l’explique l’Auteur dans le § suivant.
  7. Cette restriction est encore nécessaire : et on doit y faire bien attention, en se souvenant que c’est ce que dictent les loix de la nature, dans l’état de nature.
  8. Ce sont les propres termes des ordres que Dieu donne à Noé et à sa famille, en sortant de l’Arche : ainsi c’est l’ordre du Maître de la nature. Emmam Tremellius trouve, dans cet ordre de Dieu, l’établissement de la Loi du Talion, atque hæc νομοφυλάκων institutio. Gen. Cap. IX, v. 6.
  9. Puisque chaque particulier, dans l’état de nature, doit veiller à la conservation mutuelle et générale de tous les hommes. Voici comme Cumberland soutient l’affirmative. « Il n’y a parmi les hommes, dit-il, considérés comme hors de tout gouvernement civil, un juge tout prêt à punir les forfaits, lorsqu’ils sont une fois découverts ; car, comme il est de l’intérêt de tous, que les crimes soient punis, quiconque a en main assez de force, à droit d’exercer cette punition, autant que le demande le bien public ; n’y ayant alors aucune inégalité entre les hommes. C’est sur quoi est fondée la pensée de Térence, Homo sum, humani nihil à me alienum puto. » Tr. Phil. des loix natur. Chap. I, §. 26.
  10. Cette thèse a besoin de quelque modification. Cette obéissance passive n’est ni selon les loix de la nature, ni reçue dans aucune société, dont le suprême Magistrat ne sera pas le despotique tyran. Notre auteur n’a pas voulu abolir le droit de résistance, qu’ont les sujets, qui se sont réservé certains privilèges dans l’établissement de la souveraineté ; ou qui voient que le suprême Magistrat agit ouvertement contre toutes les fins du gouvernement civil. Cette résistance ne suppose point que les sujets soient au-dessus du Magistrat suprême, ni qu’ils aient un droit propre de le punir. Les liens de sujétion sont rompus en ce cas-là, par la faute du souverain, qui agit en ennemi contre ses sujets, et les dégageant ainsi du serment de fidélité, les remet dans l’état de la liberté et de l’égalité naturelles. C’est le sentiment d’une infinité d’auteurs, qui ont mis cette question dans une pleine évidence.
  11. On pourroit dire que ceux qui font cette question, prennent plaisir à s’aveugler eux-mêmes ; puisqu’il ne se peut, étant hommes, qu’ils ne soient persuadés qu’eux-mêmes sont encore dans cet état de nature, où les hommes ont été depuis qu’il y en a eu sur la terre, et où ils seront tant qu’il y aura des hommes. J’emprunterai du profond Puffendorff l’explication de ma pensée. Il envisage l’état de la nature sous trois faces différentes : « L’état de la nature, dans le dernier sens, est, dit-il, celui où l’on conçoit les hommes en tant qu’ils n’ont ensemble d’autre relation morale, que celle qui est fondée sur cette liaison simple et universelle qui résulte de la ressemblance de leur nature, indépendamment de toute convention et de tout acte humain, qui en ait assujéti quelques-uns à d’autres. Sur ce pied-là, ceux que l’on dit vivre respectivement dans l’état de nature, ce sont ceux qui ne sont ni soumis à l’empire l’un de l’autre, ni dépendant d’un maître commun, et qui n’ont reçu les uns des autres ni bien ni mal, ainsi l’état de nature est opposé, en ce sens, à l’état civil, (quoique ce dernier soit sorti de l’autre sur lequel il est fondé. Ainsi, il faut que l’état de la nature ait existé quelque part avant de donner la naissance à l’état civil). Pour se former une idée juste de l’état de nature, considéré au dernier regard, il faut le concevoir, ou par fiction, ou tel qu’il existe véritablement. Le premier auroit lieu si l’on supposoit qu’au commencement du monde une multitude d’homme eût paru tout-à-coup sur la terre, sans que l’un naquît ou dépendit en aucune manière de l’autre ; comme la Fable nous représente ceux qui sortirent des dents d’un serpent, que Cadmus avoit semées… Mais l’état de la nature, qui existe réellement, a lieu entre ceux qui quoiqu’unis avec quelques autres par une société particulière, n’ont rien de commun ensemble que la qualité des créatures humaines, et ne se doivent rien les uns aux autres, que ce qu’on peut exiger précisément en tant qu’homme. C’est ainsi que vivoient autrefois respectivement les membres de différentes familles séparées et indépendantes, et c’est sur ce pied-là que se regardent encore aujourd’hui les sociétés civiles et les particulières qui ne sont pas membres d’un même corps politique ».
  12. Eccl. Pol. Lib. i, Sect. 10.