Traité du gouvernement civil (trad. Mazel)/Chapitre XI

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CHAPITRE XI.

Du Pouvoir Législatif, Exécutif, et Confédératif d’un État.


Ier. Le pouvoir législatif, est celui qui a droit de régler comment les forces d’un état peuvent être employées pour la conservation, de la communauté et de ses membres. Mais parce que ces loix, qui doivent être constamment exécutées, et dont la vertu doit toujours subsister, peuvent être faites en peu de tems, il n’est pas nécessaire que le pouvoir législatif soit toujours sur pied, n’ayant pas toujours des affaires qui l’occupent. Et comme ce pourroit être une grande tentation pour la fragilité humaine, et pour ces personnes qui ont le pouvoir de faire des loix, d’avoir aussi entre leurs mains le pouvoir de les faire exécuter, dont elles pourroient se servir pour s’exempter elles-mêmes de l’obéissance due à ces loix qu’elles auroient faites, et être portées à ne se proposer, soit en les faisant, soit lorsqu’il s’agiroit de les exécuter, que leur propre avantage, et à avoir des intérêts distincts et séparés des intérêts du reste de la communauté, et contraires à la fin de la société et du gouvernement : c’est, pour cette raison, que dans les états bien réglés, où le bien public est considéré comme il doit être, le pouvoir législatif est remis entre les mains de divers personnes, qui duement assemblées, ont elles seules, ou conjointement avec d’autres, le pouvoir de faire des loix, auxquelles, après qu’elles les ont faites et qu’elles se sont séparées, elles sont elles-mêmes sujettes ; ce qui est un motif nouveau et bien fort pour les engager à ne faire de loix que pour le bien public.

II. Mais parce que les loix qui sont une fois et en peu de tems faites, ont une vertu constante et durable, qui oblige à les observer et à s’y soumettre continuellement, il est nécessaire qu’il y ait toujours quelque puissance sur pied qui fasse exécuter ces loix, et qui conserve toute leur force : et c’est ainsi que le pouvoir législatif, et le pouvoir exécutif, se trouvent souvent séparés.

III. Il y a un autre pouvoir dans chaque société, qu’on peut appeler naturel, à cause qu’il répond au pouvoir que chaque homme a naturellement avant qu’il entre en société. Car, quoique dans un état les membres soient des personnes distinctes qui ont toujours une certaine relation de l’une à l’autre, et qui, comme telles, sont gouvernées par les loix de leur société, dans cette relation pourtant, qu’elles ont avec le reste du genre-humain, elles composent un corps, qui est toujours, ainsi que chaque membre l’étoit auparavant, dans l’état de nature, tellement que les différends qui arrivent entre un homme d’une société, et ceux qui n’en sont point, doivent intéresser cette société-là, et une injure faite à un membre d’un corps politique, engage tout le corps à en demander réparation. Ainsi, toute communauté est un corps qui est dans l’état de nature, par rapport aux autres états, ou aux personnes qui sont membres d’autres communautés.

IV. C’est sur ce principe qu’est fondé le droit de la guerre et de la paix, des ligues, des alliances, de tous les traités qui peuvent être faits avec toutes sortes de communautés et d’états. Ce droit peut être appelé, si l’on veut, droit ou pouvoir confédératif : pourvu qu’on entende la chose, il est assez indifférent de quel mot on se serve pour l’exprimer.

V. Ces deux pouvoirs, le pouvoir exécutif, et le pouvoir confédératif, encore qu’ils soient réellement distincts en eux-mêmes, l’un comprenant l’exécution des loix positives de l’état, de laquelle on prend soin au-dedans de la société ; l’autre, les soins qu’on prend, et certaine adresse dont on use pour ménager les intérêts de l’état, au regard des gens de dehors et des autres sociétés ; cependant, ils ne laissent pas d’être presque toujours joints. Pour ce qui regarde en particulier le pouvoir confédératif, ce pouvoir, soit qu’il soit bien ou mal exercé, est d’une grande conséquence à un état ; mais il est pourtant moins capable de se conformer à des loix antécédantes, stables et positives, que n’est le pouvoir exécutif ; et, par cette raison, il doit être laissé à la prudence et à la sagesse de ceux qui en ont été revêtus, afin qu’ils le ménagent pour le bien public. En effet, les loix qui concernent les sujets entre eux, étant destinées à règler leurs actions, doivent précéder ces actions-là : mais qu’y a-t-il à faire de semblable à l’égard des étrangers, sur les actions desquels on ne sauroit compter ni prétendre avoir aucune jurisdiction ? Leurs sentimens, leurs desseins, leurs vues, leurs intérêts peuvent varier ; et on est obligé de laisser la plus grande partie de ce qu’il y a à faire auprès d’eux, à la prudence de ceux à qui l’on a remis le pouvoir confédératif, afin qu’ils emploient ce pouvoir, et ménagent les choses avec le plus de soin pour l’avantage de l’état.

VI. Quoique, comme j’ai dit, le pouvoir exécutif et le pouvoir confédératif de chaque société soient réellement distincts en eux-mêmes, ils se séparent néanmoins mal aisément, et on ne les voit guère résider, en un même tems, dans des personnes différentes. Car l’un et l’autre requérant, pour être exercés, les forces de la société, il est presque impossible de remettre les forces d’un état à différentes personnes qui ne soient pas subordonnées les unes aux autres. Que si le pouvoir exécutif, et le pouvoir confédératif, sont remis entre les mains de personnes qui agissent séparément, les forces du corps politique seront sous de différens commandemens ; ce qui ne pourroit qu’attirer, tôt ou tard, des malheurs et la ruine à un état.