Traité sur la tolérance/Édition 1763/19
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Ans les premières années du règne du grand Empereur Kam-hi, un Mandarin de la Ville de Kanton entendit de ſa maiſon un grand bruit qu’on faiſait dans la maiſon voiſine ; il s’informa ſi l’on ne tuait perſonne ; on lui dit que c’était l’Aumônier de la Compagnie Danoiſe, un Chapelain de Batavia, & un Jéſuite qui diſputaient : il les fit venir, leur fit ſervir du thé & des confitures, & leur demanda pourquoi ils ſe querellaient.
Ce Jéſuite lui répondit qu’il était bien douloureux pour lui, qui avait toujours raiſon, d’avoir affaire à des gens qui avaient toujours tort ; que d’abord il avait argumenté avec la plus grande retenue, mais qu’enfin la patience lui avait échappé.
Le Mandarin leur fit ſentir, avec toute la diſcrétion poſſible, combien la politeſſe eſt néceſſaire dans la diſpute, leur dit qu’on ne ſe fâchait jamais à la Chine, & leur demanda de quoi il s’agiſſait.
Le Jéſuite lui répondit : Monſeigneur, je vous en fais juge ; ces deux Meſſieurs refuſent de ſe ſoumettre aux déciſions du Concile de Trente.
Cela m’étonne, dit le mandarin. Puis ſe tournant vers les deux réfractaires : Il me paraît, leur dit-il, Meſſieurs, que vous devriez reſpecter les avis d’une grande Aſſemblée : je ne ſais pas ce que c’eſt que le Concile de Trente ; mais pluſieurs perſonnes ſont toujours plus inſtruites qu’une ſeule. Nul ne doit croire qu’il en ſait plus que les autres, & que la raiſon n’habite que dans ſa tête ; c’eſt ainſi que l’enſeigne notre grand ConfuciuS ; & ſi vous m’en croyez, vous ferez très-bien de vous en rapporter au Concile de Trente.
Le Danois prit alors la parole, & dit : Monſeigneur parle avec la plus grande ſageſſe ; nous reſpectons les grandes Aſſemblées comme nous le devons ; auſſi ſommes-nous entièrement de l’avis de pluſieurs Aſſemblées qui ſe ſont tenues avant celle de Trente.
Oh ! ſi cela eſt ainſi, dit le Mandarin, je vous demande pardon, vous pourriez bien avoir raiſon. Ça, vous êtes donc du même avis, ce Hollandais & vous, contre ce pauvre Jéſuite ?
Point du tout, dit le Hollandais : cet homme-ci a des opinions preſque auſſi extravagantes que celles de ce Jéſuite, qui fait ici le doucereux avec vous ; il n’y a pas moyen d’y tenir.
Je ne vous conçois pas, dit le Mandarin : N’êtes-vous pas tous trois Chrétiens ? Ne venez-vous pas tous trois enſeigner le Chriſtianiſme dans notre Empire ? & ne devez-vous pas par conſéquent avoir les mêmes dogmes ?
Vous voyez, Monſeigneur, dit le Jéſuite : ces deux gens-ci ſont ennemis mortels, & diſputent tous deux contre moi ; il eſt donc évident qu’ils ont tous les deux tort, & que la raiſon n’eſt que de mon côté. Cela n’eſt pas ſi évident, dit le Mandarin : il ſe pourrait faire à toute force que vous euſſiez tort tous trois ; je ſerais curieux de vous entendre l’un après l’autre.
Le Jéſuite fit alors un aſſez long diſcours, pendant lequel le Danois et le Hollandais levaient les épaules ; le Mandarin n’y comprit rien. Le Danois parla à ſon tour ; ſes deux Adverſaires le regardèrent en pitié, & le Mandarin n’y comprit pas davantage. Le Hollandais eut le même ſort. Enfin, ils parlèrent tous trois enſemble, ils ſe dirent de groſſes injures. L’honnête Mandarin eut bien de la peine à mettre le holà, & leur dit : Si vous voulez qu’on tolère ici votre Doctrine, commencez par n’être ni intolérants ni intolérables.
Au ſortir de l’audience, le Jéſuite rencontra un Miſſionnaire Jacobin ; il lui apprit qu’il avait gagné ſa cauſe, l’aſſurant que la vérité triomphait toujours. Le Jacobin lui dit : Si j’avais été là, vous ne l’auriez pas gagnée ; je vous aurais convaincu de menſonge & d’idolâtrie. La querelle s’échauffa ; le Jacobin & le Jéſuite ſe prirent aux cheveux. Le Mandarin informé du ſcandale les envoya tous deux en priſon. Un Sous-Mandarin dit au Juge : Combien de temps votre Excellence veut-elle qu’ils ſoient aux Arrêts ? Juſqu’à ce qu’ils ſoient d’accord, dit le Juge. Ah ! dit le Sous-Mandarin, ils ſeront donc en priſon toute leur vie. Eh bien, dit le Juge, juſqu’à ce qu’ils ſe pardonnent. Ils ne ſe pardonneront jamais, dit l’autre, je les connais. Eh bien donc, dit le Mandarin, juſqu’à ce qu’ils faſſent ſemblant de ſe pardonner.