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Traité sur la tolérance/Édition Garnier 1879/03

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Traité sur la tolérance/Édition Garnier 1879
Traité sur la toléranceGarnierŒuvres complètes, tome 25 (p. 28-31).
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CHAPITRE III.


IDÉE DE LA RÉFORME DU XVIe SIÈCLE.


Lorsqu’à la renaissance des lettres les esprits commencèrent à s’éclairer, on se plaignit généralement des abus ; tout le monde avoue que cette plainte était légitime.

Le pape Alexandre VI avait acheté publiquement la tiare, et ses cinq bâtards en partageaient les avantages. Son fils, le cardinal duc de Borgia, fit périr, de concert avec le pape son père, les Vitelli, les Urbino, les Gravina, les Oliveretto, et cent autres seigneurs, pour ravir leurs domaines. Jules II, animé du même esprit, excommunia Louis XII, donna son royaume au premier occupant ; et lui-même, le casque en tête et la cuirasse sur le dos, mit à feu et à sang une partie de l’Italie. Léon X, pour payer ses plaisirs, trafiqua des indulgences comme on vend des denrées dans un marché public. Ceux qui s’élevèrent contre tant de brigandages n’avaient du moins aucun tort dans la morale. Voyons s’ils en avaient contre nous dans la politique.

Ils disaient que Jésus-Christ n’ayant jamais exigé d’annates[1] ni de réserves, ni vendu des dispenses pour ce monde et des indulgences pour l’autre, on pouvait se dispenser de payer à un prince étranger le prix de toutes ces choses. Quand les annates, les procès en cour de Rome, et les dispenses qui subsistent encore aujourd’hui, ne nous coûteraient que cinq cent mille francs par an, il est clair que nous avons payé depuis François Ier, en deux cent cinquante années, cent vingt-cinq millions ; et en évaluant les différents prix du marc d’argent, cette somme en compose une d’environ deux cent cinquante millions d’aujourd’hui. On peut donc convenir sans blasphème que les hérétiques, en proposant l’abolition de ces impôts singuliers dont la postérité s’étonnera, ne faisaient pas en cela un grand mal au royaume, et qu’ils étaient plutôt bons calculateurs que mauvais sujets. Ajoutons qu’ils étaient les seuls qui sussent la langue grecque, et qui connussent l’antiquité. Ne dissimulons point que, malgré leurs erreurs, nous leur devons le développement de l’esprit humain, longtemps enseveli dans la plus épaisse barbarie.

Mais comme ils niaient le purgatoire, dont on ne doit pas douter, et qui d’ailleurs rapportait beaucoup aux moines ; comme ils ne révéraient pas des reliques qu’on doit révérer, mais qui rapportaient encore davantage ; enfin comme ils attaquaient des dogmes très-respectés[2], on ne leur répondit d’abord qu’en les faisant brûler. Le roi, qui les protégeait et les soudoyait en Allemagne, marcha dans Paris à la tête d’une procession après laquelle on exécuta plusieurs de ces malheureux ; et voici quelle fut cette exécution. On les suspendait au bout d’une longue poutre qui jouait en bascule sur un arbre debout ; un grand feu était allumé sous eux, on les y plongeait, et on les relevait alternativement : ils éprouvaient les tourments et la mort par degrés, jusqu’à ce qu’ils expirassent par le plus long et le plus affreux supplice que jamais ait inventé la barbarie.

Peu de temps avant la mort de François Ier, quelques membres du parlement de Provence, animés par des ecclésiastiques contre les habitants de Mérindol et de Cabrières, demandèrent au roi des troupes pour appuyer l’exécution de dix-neuf personnes de ce pays condamnées par eux ; ils en firent égorger six mille, sans pardonner ni au sexe, ni à la vieillesse, ni à l’enfance ; ils réduisirent trente bourgs en cendres. Ces peuples, jusqu’alors inconnus, avaient tort, sans doute, d’être nés Vaudois[3]; c’était leur seule iniquité. Ils étaient établis depuis trois cents ans dans des déserts et sur des montagnes qu’ils avaient rendus fertiles par un travail incroyable. Leur vie pastorale et tranquille retraçait l’innocence attribuée aux premiers âges du monde. Les villes voisines n’étaient connues d’eux que par le trafic des fruits qu’ils allaient vendre, ils ignoraient les procès et la guerre ; ils ne se défendirent pas : on les égorgea comme des animaux fugitifs qu’on tue dans une enceinte[4].

Après la mort de François Ier, prince plus connu cependant par ses galanteries et par ses malheurs que par ses cruautés, le supplice de mille hérétiques, surtout celui du conseiller au parlement Dubourg, et enfin le massacre de Vassy, armèrent les persécutés, dont la secte s’était multipliée à la lueur des bûchers et sous le fer des bourreaux ; la rage succéda à la patience ; ils imitèrent les cruautés de leurs ennemis : neuf guerres civiles remplirent la France de carnage ; une paix plus funeste que la guerre produisit la Saint-Barthélemy, dont il n’y avait aucun exemple dans les annales des crimes.

La Ligue assassina Henri III et Henri IV, par les mains d’un frère jacobin et d’un monstre qui avait été frère feuillant[5]. Il y a des gens qui prétendent que l’humanité, l’indulgence, et la liberté de conscience, sont des choses horribles ; mais, en bonne foi, auraient-elles produit des calamités comparables ?



  1. Voyez tome XVII, page 258.
  2. Ils renouvelaient le sentiment de Bérenger sur l’Eucharistie ; ils niaient qu’un corps put être en cent mille endroits différents, même par la toute-puissance divine ; ils niaient que les attributs pussent subsister sans sujet ; ils croyaient qu’il était absolument impossible que ce qui est pain et vin aux yeux, au goût, à l’estomac, fût anéanti dans le moment même qu’il existe ; ils soutenaient toutes ces erreurs, condamnées autrefois dans Bérenger. Ils se fondaient sur plusieurs passages des premiers Pères de l’Église, et surtout de saint Justin, qui dit expressément dans son dialogue contre Tryphon : « L’oblation de la fine farine… est la figure de l’eucharistie que Jésus-Christ nous ordonne de faire en mémoire de sa passion. » ϰαὶ ἡ τῆς σεμιδάλεως… τύπος ἦν τοῦ ἄρτου τῆς εὐχαριστίας, ὃν εἰς ἀνάμνησιν τοῦ πάθους… Ἱησοῦς Χριστὸς ὁ ϰύριος ἡμῶν παρέδωϰε ποιεῖν. (Page 119, Edit. Londinensis, 1719, in-8o.)

    Ils rappelaient tout ce qu’on avait dit dans les premiers siècles contre le culte des reliques ; ils citaient ces paroles de Vigilantius : « Est-il nécessaire que vous respectiez ou même que vous adoriez une vile poussière ? Les âmes des martyrs animent-elles encore leurs cendres ? Les coutumes des idolâtres se sont introduites dans l’Église : on commence à allumer des flambeaux en plein midi. Nous pouvons pendant notre vie prier les uns pour les autres ; mais après la mort, à quoi servent ces prières ? »

    Mais ils ne disaient pas combien saint Jérôme s’était élevé contre ces paroles de Vigilantius. Enfin ils voulaient tout rappeler aux temps apostoliques, et ne voulaient pas convenir que, l’Église s’étant étendue et fortifiée, il avait fallu nécessairement étendre et fortifier sa discipline : ils condamnaient les richesses, qui semblaient pourtant nécessaires pour soutenir la majesté du culte. (Note de Voltaire.)

  3. Voyez tome XI, page 495 ; et XII, 283, 330.
  4. Le véridique et respectable président de Thou parle ainsi de ces hommes si innocents et si infortunés : « Homines esse qui trecentis circiter abhinc annis asperum et incultum solum vectigale a dominis acceperint, quod improbo labore et assiduo cultu frugum ferax et aptum pecori reddiderint ; patientissimos eos laboris et inediæ, a litibus abhorrentes, erga egenos munificos, tributa principi et sua jura dominis sedulo et summa fide pendere ; Dei cultum assiduis precibus et morum innocentia præ se ferre, cæterum raro divorum templa adire, nisi si quando ad vicina suis finibus oppida mercandi aut negotiorum causa divertant : quo si quandoque pedem inferant, non Dei divorumque statuis advolvi, neccereos eis aut donaria ulla ponere ; non sacerdotes ab eis rogari ut pro se aut propinquorum manibus rem divinam faciant : non cruce frontem insignire uti aliorum moris est ; cum cœlum intonat, non se lustrali aqua aspergere, sed sublatis in cœlum oculis Dei opem implorare ; non religionis ergo peregre proficisci, non per vias ante crucium simulacra caput aperire ; sacra alio ritu et populari lingua celebrare ; non denique pontifici aut episcopis honorem deferre, sed quosdam e sua numero delectos pro antistitibus et doctoribus habere. Hæc uti ad Franciscum relata vi id. feb., anni, etc. » (Thuani, Hist., lib. VI.)

    Mme de Cental, à qui appartenait une partie des terres ravagées, et sur lesquelles on ne voyait plus que les cadavres de ses habitants, demanda justice au roi Henri II, qui la renvoya au parlement de Paris. L’avocat général de Provence, nommé Guérin, principal auteur des massacres, fut seul condammé à perdre la tête. De Thou dit qu’il porta seul la peine des autres coupables, quod aulicorum favore destitueretur, parce qu’il n’avait pas d’amis à la cour. (Note de Voltaire.)

  5. Ravaillac n’avait pas été feuillant. Voyez les Recherches historiques, t. VIII, page 292 de la présente édition.