Traité sur les apparitions des esprits/I/19

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CHAPITRE XIX.

Exemples de Sorciers & Sorcieres ſoi-diſant
tranſportés au Sabbat.

ON traite de fables tout ce qu’on dit des Sorcieres qui vont au Sabbat, & l’on a pluſieurs exemples qui prouvent qu’elles ne bougent de leurs lits ni de leurs chambres. Il eſt vrai que quelques-unes ſe frottent d’une certaine graiſſe ou onguent qui les aſſoupit, & les rend inſenſibles ; & pendant cet évanouiſſement elles s’imaginent aller au Sabbat, & y voir & entendre ce que tout le monde dit qu’on y voit & qu’on y entend.

On lit dans le livre intitulé : Malleus Maleficorum, ou Marteau des Sorciers, qu’une femme aſſuroit les Inquiſiteurs entre les mains deſquels elle étoit, qu’elle ſe rendoit réellement & corporellement où elle vouloit, encore qu’elle fût enfermée & étroitement gardée, & que le lieu où elle alloit fût fort éloigné.

Les Inquiſiteurs lui ordonnerent d’aller en un certain endroit, de parler à certaines perſonnes, & de leur en rapporter des nouvelles ; elle promit d’obéir. On l’enferma dans une chambre ſous la clef ; auſſi-tôt elle ſe coucha étendue comme morte : on entra, on la remua ; elle demeura immobile, & ſans aucun ſentiment, enſorte que lui ayant approché du pied une chandelle allumée, on le lui brûla ſans qu’elle le ſentit. Peu après elle revint à elle, & rendit compte de la commiſſion qu’on lui avoit donnée, diſant qu’elle avoit eu grande peine à faire le chemin. On lui demanda ce qu’elle avoit au pied : elle dit qu’elle y avoit grand mal depuis ſon retour, & ne ſçavoit d’où cela lui venoit.

Alors les Inquiſiteurs lui déclarerent ce qui étoit arrivé ; qu’elle n’étoit point ſortie de ſa place, & que ſa douleur au pied qu’elle ſentoit, lui venoit d’une chandelle qu’on lui avoit appliquée pendant ſon abſence prétendue. La choſe ayant été bien vérifiée, elle reconnut ſon égarement, demanda pardon, & proteſta de n’y retomber jamais.

D’autres Hiſtoriens[1] racontent que par le moyen de certaines drogues dont les Sorciers & Sorcieres ſe frottent, ils ſont réellement & corporellement tranſportés au Sabbat. Torquemade raconte d’après Paul Grillaud, qu’un mari ayant ſoupçonné ſa femme d’être Sorciere, voulut ſçavoir ſi elle alloit au Sabbat, & comment elle faiſoit pour s’y tranſporter. Il l’obſerva de ſi près qu’il reconnut un jour que s’étant frottée de certaine graiſſe, elle prit la forme comme d’un oiſeau, & s’envola ſans qu’il la vit juſqu’au matin, qu’elle ſe trouva auprès de lui. Il la queſtionne beaucoup ſans qu’elle voulût lui rien avouer : à la fin il lui dit ce qu’il avoit vû lui-même, & à force de coups de bâton il la contraignit de lui dire ſon ſecret, & de le mener avec elle au Sabbat.

Arrivé en ce lieu, il ſe mit à table avec les autres ; mais comme tout ce qui y étoit ſervi étoit fort inſipide, il demanda du ſel : on fut aſſez longtems ſans en apporter ; enfin voyant une ſaliere, il dit : Dieu ſoit béni, voilà enfin du ſel. Au même moment il oüit un très-grand bruit : toute l’aſſemblée diſparut ; il ſe trouva ſeul & nud dans un champ entre des montagnes : il s’avança, & trouva des Bergers ; il apprit qu’il étoit à plus de trente-trois lieuës de ſa demeure. Il y revint comme il put, & ayant racontê la choſe aux Inquiſiteurs, ils firent arrêter ſa femme & pluſieurs autres complices, qui furent châtiées comme elles le méritoient.

Le même Auteur raconte qu’une femme revenant du Sabbat portée dans les airs par le malin Eſprit, ouit le matin la cloche pour l’Angélus. Auſſi-tôt le Diable la quitta, & elle tomba dans une haye d’épines ſur le bord d’une riviere : elle étoit nue, & avoit ſes cheveux épars ſur le ſein & ſur les épaules. Elle apperçut un jeune garçon, qui à force de prieres vint la prendre, & la conduiſit au village prochain où étoit la maiſon de cette femme ; elle ſe fit beaucoup preſſer pour déclarer à ce jeune garçon la vérité de ce qui lui étoit arrivé : elle lui fit des préſens, & le pria de n’en rien dire ; mais la choſe ne laiſſa pas de ſe répandre.

Si l’on pouvoit faire fond ſur toutes ces Hiſtoires, & ſur une infinité d’autres ſemblables que l’on raconte, & dont les livres ſont remplis, on pourroit croire que quelquefois les Sorciers ſont emportés en corps au Sabbat ; mais en comparant ces Hiſtoires avec d’autres qui prouvent qu’ils n’y vont qu’en eſprit & en imagination, on peut avancer que tout ce qu’on raconte des Sorciers & Sorcieres qui vont ou qui croyent aller au Sabbat, n’eſt pour l’ordinaire qu’illuſion de la part du Diable, & ſéduction de la part de ceux & celles qui s’imaginent voler & voyager, quoiqu’ils ne bougent de leurs places. L’eſprit de malice & de menſonge ſe mêlant dans cette folle prévention, ils ſe confirment dans leurs égaremens, & ils en engagent d’autres dans leur impiété ; car Satan a mille manieres de tromper les hommes, & de les entretenir dans leurs erreurs. La magie, les impiétés, les maléfices ſont ſouvent l’effet des déſordres de l’imagination. Il eſt rare que ces ſortes de gens ne donnent dans tous les excès de l’impudicité, de l’irrélïgion, du vol, & de toutes les ſuites les plus outrées de la haine du prochain.

Quelques-uns ont crû que les Démons prenoient la forme des Sorciers & Sorcieres qu’on croyoit aller au Sabbat, & qu’ils entretenoient les ſimples dans cette folle perſuaſion, leur apparoiſſant quelquefois ſous la forme de ces perſonnes réputées pour Sorcieres, pendant qu’elles mêmes repoſoient tranquillement dans leurs lits. Mais cette créance enferme des difficultés auſſi grandes, ou peut-être plus grandes que l’opinion que l’on veut combattre. Il eſt très-mal aiſé de comprendre que le Démon prenne la forme des prétendus Sorciers ou Sorcieres, qu’il apparoiſſe ſous cette forme, qu’il boive, qu’il mange, qu’il voyage ; tout cela pour faire croire aux ſimples que les Sorciers vont au Sabbat. Quel avantage revient-il au Démon de perſuader cela aux Idiotes, ou de les entretenir dans cette erreur ?

Cependant on raconte[2] que Saint Germain Evêque d’Auxerre voyageant un jour, & paſſant dans un village de ſon Diocèſe, après y avoir pris ſa réfection, remarqua qu’on y préparoit un grand ſouper, & qu’on dreſſoit un nouveau ſervice : il demanda ſi l’on attendoit quelque compagnie ; on lui dit que c’étoit pour ces bonnes femmes qui vont la nuit. S. Germain entendit bien ce qu’on vouloit dire, & réſolut de veiller pour voir la ſuite de cette aventure.

Quelque tems après il vit arriver une multitude de Démons en forme d’hommes & de femmes, qui ſe mirent à table en ſa préſence. S. Germain leur défendit de ſe retirer : il appelle les gens de la maiſon, & leur demande s’ils connoiſſent ces gens-là ; ils répondent que ce ſont tels & tels de leurs voiſins & voiſines : allez, leur dit-il, voir dans leurs maiſons s’ils y ſont ; on y va, & on les trouve endormis dans leurs lits. Le Saint conjure les Démons, & les oblige de déclarer que c’eſt ainſi qu’ils ſéduiſent les mortels, & leur font accroire qu’il y a des Sorciers & Sorcieres qui vont la nuit au Sabbat ; ils obéirent, & diſparurent tout confus.

Cette Hiſtoire ſe lit dans d’anciens manuſcrits, & ſe trouve dans Jacques de Voragine, dans Pierre de Noëls, dans S. Antonin, dans d’anciens Bréviaires d’Auxerre, tant imprimés que manuſcrits. Je n’ai garde de garantir cette Hiſtoire : je la crois abſolument apocryphe ; mais elle prouve que ceux qui l’ont écrite & copiée, croyoient que ces voyages nocturnes de Sorciers & de Sorcieres au Sabbat étoient de pures illuſions du Démon. En effet, il n’eſt guere poſſible d’expliquer tout ce qu’on dit des Sorciers & Sorcieres allant au Sabbat, ſans recourir au miniſtere du Démon ; à qui il faut ajoûter une imagination dérangée, & un eſprit ſéduit & follement prévenu, & ſi vous voulez, quelques drogues qui affectent le cerveau, troublent les humeurs, & produiſent des rêves relatifs aux impreſſions qu’on a d’ailleurs.

On trouve dans Jean-Baptiſte Porta[3], dans Cardan & ailleurs, la compoſition de ces onguens, dont on dit que les Sorcieres ſe frottent pour ſe tranſporter au Sabbat ; mais ils ne produiſent d’autres effets réels que de les aſſoupir, de leur troubler l’imagination, & de leur faire croire qu’elles font de grands voyages, pendant qu’elles demeurent profondément endormies dans leurs lits.

Les Peres du Concile de Paris de l’an 829.[4] reconnoiſſent que les Magiciens, les Sorciers & toutes ces ſortes de gens, ſont les miniſtres & les inſtrumens du Démon dans l’exercice de leur art diabolique ; qu’ils troublent l’eſprit de centaines perſonnes par des breuvages propres à inſpirer un amour impur ; qu’on eſt perſuadé qu’ils peuvent troubler l’air, y exciter des tempêtes, envoyer la grêle, prédire l’avenir, perdre & gâter les fruits, ôter le lait des beſtiaux des uns pour le donner à d’autres.

Les Evêques concluent qu’il faut uſer envers ces perſonnes de toute la rigueur des loix portées contr’elles par les Princes, avec d’autant plus de juſtice, qu’il eſt évident qu’ils ſe livrent au ſervice du Démon : manifeſtiùs auſu nefando & temerario ſervire Diabolo non metuunt.

Spranger in malleo maleficorum raconte qu’en Suabe un Payſan avec ſa petite fille âgée d’environ 8 ans étant allé viſiter ſes champs, ſe plaignoit de la ſéchereſſe, en diſant : hélas, quand Dieu nous donnera-t’il de la pluie ! La petite fille lui dit incontinent, qu’elle lui en feroit venir quand il voudroit. Il répondit : & qui t’a enſeigné ce ſecret ? C’eſt ma mere, dit-elle, qui m’a fort défendu de le dire à perſonne. Et comment a-t’elle fait pour te donner ce pouvoir ? Elle m’a menée à un maître, qui vient à moi autant de fois que je l’appelle. Et as-tu vû ce maître ? Oui, dit-elle, j’ai ſouvent vû entrer des hommes chez ma mere, à l’un deſquels elle m’a vouée. Après ce dialogue, le pere lui demanda comment elle feroit pour faire pleuvoir ſeulement ſur ſon champ. Elle demanda ſeulement un peu d’eau ; il la mena à un ruiſſeau voiſin, & la fille ayant nommé l’eau au nom de celui auquel ſa mere l’avoit vouée, auſſi-tôt on vit tomber ſur le champ du Payſan une pluie abondante.

Le pere convaincu que ſa femme étoit Sorciere, l’accuſa devant les Juges, qui la condamnerent au feu. La fille fut baptiſée & vouée à Dieu ; mais elle perdit alors le pouvoir de faire pleuvoir à ſa volonté.


  1. Alphonſ. à Caſtro, ex Petro Grillaud. Tract. de hæreſib.
  2. Bolland. 5. Jul. pag. 287.
  3. Joan. Bapt. Porta. l. 2 Magiæ naturalis. Hieron. Cardan, Joan. Vierus, de Lamiis, lib. 3. c. xvij.
  4. Concil. vj. Pariſ. anno 829. can. 2.