Traité sur les apparitions des esprits/I/22

La bibliothèque libre.

CHAPITRE XXII.

Suite du même ſujet.

ON ne peut raiſonnablement conteſter la vérité de ces raviſſemens & de ces élévations du corps de quelques Saints à une certaine diſtance de la terre, puiſque ces faits ont eu un ſi grand nombre de témoins. Pour en faire l’application à la matiere que nous traitons ici, ne pourroit-on pas dire que les Sorciers & Sorcieres par l’opération du Démon, & avec la permiſſion de Dieu, à l’aide d’un tempéramment vif & ſubtil, ſont rendus légers, & s’élevent dans les airs, où leur imagination échauffée & leur eſprit prévenu leur font croire qu’ils ont fait, vû & entendu, ce qui n’a de réalité que dans le creux de leur cerveau ?

On me dira que le parallele que je fais des actions des Saints, qu’on ne peut attribuer qu’aux Anges & à l’opération de l’Eſprit Saint, ou à l’ardeur de leur charité & de leur dévotion, avec ce qui arrive aux Sorciers & Sorcieres, que ce parallele eſt injurieux & odieux ; j’en ſçais faire la juſte différence : les livres de l’Ancien & du Nouveau Teſtament ne mettent-ils pas en parallele les vrais miracles de Moïſe avec ceux des Magiciens de Pharaon ; ceux de l’Antechriſt & de ſes ſuppôts avec ceux des Saints & des Apôtres ; & S. Paul ne nous apprend-il pas, que l’Ange de ténebres ſe tranſforme ſouvent en Ange de lumiere ?

Nous avons parlé aſſez au long dans la premiere Edition de cet ouvrage de certaines perſonnes, qui ſe vantent d’avoir ce qu’on appelle la Jarretiere, & qui par ce moyen font avec une diligence extraordinaire, en fort peu d’heures, ce que naturellement elles ne pourroient faire qu’en quelques jours de marche ordinaire. On raconte ſur cela des choſes preſqu’incroyables ; cependant on les détaille d’une maniere ſi circonſtanciée, qu’il eſt malaiſé qu’il n’en ſoit quelque choſe, & que le Démon ne tranſporte ces gens, en les agitant d’une maniere forcée & violente, qui leur cauſe une fatigue pareille à celle qu’ils auroient ſoufferte en faiſant réellement le voyage avec une promptitude plus qu’ordinaire.

Par exemple, les deux faits rapportés par Torquemade[1] : le premier d’un jeune Ecolier de ſa connoiſſance, fort bon eſprit, qui parvint à être Médecin de l’Empereur Charles V. étudiant à Gadeloupe, fut invité par un Voyageur qui étoit en habit de Religieux, à qui il avoit rendu quelque petit ſervice, de monter en croupe ſur ſon cheval, qui paroiſſoit fort mauvais & ſort haraſſé ; il y monta, & marcha toute la nuit ſans s’appercevoir qu’il faiſoit une diligence extraordinaire, & qu’au matin il ſe trouva près la Ville de Grenade : le jeune homme entra dans la Ville ; mais le Conducteur paſſa plus loin.

Une autre fois le pere d’un jeune homme de la connoiſſance du même Torquemade, & le jeune homme allant enſemble à Grenade, & paſſant par le Village d’Almede, firent rencontre d’un homme qui alloit à cheval comme eux, & tenoit le même chemin. Après avoir voyagé deux ou trois lieuës enſemble, ils firent halte, & le Cavalier étendit ſon manteau ſur l’herbe, de ſorte qu’il ne reſta aucun plis au manteau : ils mirent chacun ſur ce manteau étendu ce qu’ils avoient de proviſions, & firent repaître leurs chevaux. Ils burent & mangerent à leur aiſe, & ayant dit à leurs gens d’amener leurs chevaux, le Cavalier leur dit : Meſſieurs, ne vous preſſez point, vous ſerez de bonne heure à la Ville ; en même tems il leur montra Grenade, qui n’étoit-pas à un quart d’heure de là.

On dit quelque choſe d’auſſi merveilleux d’un Chanoine de la Cathédrale de Beauvais. Le Chapitre de cette Egliſe étoit chargé depuis long-tems d’acquitter certaine charge perſonnelle envers l’Egliſe de Rome ; les Chanoines ayant choiſi un de leurs Confreres pour ſe rendre à Rome à cet effet, le Chanoine différa de jour en jour de ſe mettre en Campagne ; il ne partit qu’après les Matines du jour de Noël, arriva le même jour à Rome, s’y acquitta de ſa commiſſion, & s’en revint avec la même diligence, rapportant avec ſoi l’original de l’obligation où étoient les Chanoines, d’envoyer un de leur corps pour y faire cette preſtation en perſonne.

Quelque fabuleuſe & quelqu’incroyable que paroiſſe cette Hiſtoire, on aſſure qu’on en a des preuves certaines dans les Archives de la Cathédrale, & que ſur la tombe du Chanoine en queſtion on voit encore des Démons gravés aux quatre coins en mémoire de cet évènement. On aſſure même, que le celébre P. Mabillon en avoit vû la piéce autentique. Or ſi ce fait & ſes ſemblables ne ſont pas abſolument faux & fabuleux, on ne peut nier que ce ne ſoient des effets de la Magie, & l’ouvrage du mauvais Eſprit.

Pierre le Vénérable[2] Abbé de Cluny, rapporte une choſe ſi extraordinaire arrivée de ſon tems, que je ne la raconterois pas ici, ſi elle n’avoit pas été vûe par toute la Ville de Mâcon. Le Comte de cette Ville, homme très-violent, exerçoit une eſpece de tyrannie contre les Eccléſiaſtiques, & contre ce qui leur appartenoit, ſans ſe mettre en peine de cacher ou de colorer ſes violences : il les exerçoit hautement, & s’en faiſoit gloire. Un jour qu’il étoit aſſis dans ſon Palais, accompagné de quantité de Nobleſſe & d’autres perſonnes, on y vit entrer un Inconnu à cheval, qui s’avança juſqu’à lui, & lui dit qu’il avoit à lui parler, & qu’il le ſuivît. Le Comte ſe leve & le ſuit : étant arrivé à la porte, il y trouva un cheval préparé ; il monte deſſus, & auſſitôt il eſt tranſporté dans les airs, criant d’une voix terrible à ceux qui étoient préſens, à moi, au ſecours. Toute la Ville accourut au bruit ; mais bien-tôt on le perdit de vûe, & on ne douta pas que le Démon ne l’eût emporté pour être compagnon de ſes ſupplices, & pour porter la peine de ſes excès & de ſes violences.

Il n’eſt donc pas abſolument impoſſible, qu’une perſonne ſoit élevée dans les airs, & tranſportée dans un lieu fort élevé & fort éloigné par l’ordre ou par la permiſſion de Dieu, par les bons ou par les mauvais Eſprits ; mais il faut convenir que la choſe eſt très-rare, & que dans tout ce qu’on raconte des Sorciers & Sorcieres, & de leurs aſſemblées au Sabbat, il y a une infinité de contes faux, abſurdes, ridicules, & dénués même de vraiſemblance. M. Remi, Procureur Général de Lorraine, Auteur d’un Ouvrage célébre intitulé : la Démonolatrie, & qui a ſait le procès à une infinité de Sorciers & de Sorcières dont la Lorraine étoit alors infectée, ne produit preſqu’aucune preuve, dont on puiſſe inférer la vérité & la réalité de la Sorcellerie, & du tranſport des Sorciers & Sorcieres au Sabbat.

  1. Torquemade.
  2. Petrus Venerab. lib. 2. de miraculis, c. I. pag 1299.