Traité sur les apparitions des esprits/I/41

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CHAPITRE XLI.

Autres Exemples d’Apparitions.

PIerre le Vénérable Abbé de Cluny[1] raconte, qu’un bon Prêtre nommé Etienne ayant entendu la confeſſion d’un Seigneur nommé Gui bleſſé à mort dans un combat, ce Seigneur lui apparut tout armé quelque tems après ſa mort, & le pria de dire à ſon frere Anſelme de reſtituer un bœuf que lui Gui avoit pris à un tel payſan qu’il lui nomma, & de réparer le dommage qu’il avoit fait dans un village qui ne lui appartenoit pas, & auquel il avoit impoſé des charges indûes ; qu’il avoit oublié de déclarer ces deux péchés dans ſa derniere confeſſion, & qu’il étoit cruellement tourmenté pour cela ; & pour aſſurance de ce que je vous dis, ajouta-t’il, quand vous ſerez retourné chez vous, vous trouverez qu’on vous a volé l’argent que vous deſtiniez à faire le voyage de S. Jacques. Le Curé de retour en ſa maiſon trouva ſon argent, mais ne put s’acquitter de ſa commiſſion, parce qu’Anſelme étoit abſent. Peu de jours après Gui lui apparut de nouveau, & lui reprocha ſa négligence à ſatisfaire à ce qu’il avoit demandé de lui ; le Curé s’excuſa ſur l’abſence d’Anſelme, & enfin l’alla trouver, & lui dit ce dont il étoit chargé : Anſelme lui répondit durement, qu’il n’étoit pas obligé de faire pénitence pour les péchés de ſon frere.

Le mort apparut une troiſiéme fois au Curé, & le pria de le ſecourir dans cette extrémité : il le fit, & reſtitua le prix du bœuf ; mais comme le reſte excédoit ſon pouvoir, il fit des aumônes, recommanda Gui aux gens de bien de ſa connoiſſance ; & il n’apparut pas d’avantage.

Richer Moine de Senones[2] parle d’un Eſprit qui revint de ſon tems dans la ville d’Epinal vers l’an 1212. chez un Bourgeois nommé Hugues de la Cour, & qui depuis Noël juſqu’à la S. Jean-Baptiste fit dans cette maiſon une infinité de choſes à la vûe de tout le monde. On l’entendoit parler, on voyoit tout ce qu’il faiſoit, mais nul ne le pouvoit voir : il ſe diſoit de Cléſenteine, Village à ſept lieues d’Epinal ; & ce qui eſt encore remarquable, c’eſt que pendant les ſix mois qu’il ſe fit entendre dans cette maiſon, il n’y fit aucun mal à perſonne. Un jour Hugues ayant ordonné à ſon domeſtique de ſeller ſon cheval, & le valet occupé à autre choſe ayant différé de le faire, l’Eſprit fit ſon ouvrage au grand étonnement de toute la maiſon. Une autrefois Hugues étant abſent, l’Eſprit demanda à Etienne gendre de Hugues un denier pour en faire une offrande à S. Goëric Patron d’Epinal. Etienne lui préſenta un vieux denier Provencien ; mais l’Eſprit le rebuta, diſant qu’il vouloit un bon denier Toulois. Etienne mit ſur le ſeuil de la porte un denier Toulois, qui diſparut auſſi-tôt, & la nuit ſuivante on entendit dans l’Egliſe de S. Goëric du bruit, comme d’un homme qui y marchoit.

Une autre fois Hugues ayant acheté du poiſſon pour le repas de ſa famille, l’Eſprit tranſporta le poiſſon au jardin qui étoit derriere la maiſon, en mit la moitié ſur un eſſis (ſcandula) & le reſte dans un mortier, où on le retrouva. Une autre fois Hugues voulant ſe faire ſaigner, dit à ſa fille de lui préparer des bandelettes ; l’Eſprit auſſi-tôt alla prendre une chemiſe neuve dans une autre chambre, & la réduiſit en pluſieurs bandes, qu’il préſenta au Maître du logis, & lui dit de choiſir les meilleures. Un autre jour la ſervante du logis ayant étendu divers linges au jardin pour les faire ſécher, l’Eſprit les porta à la chambre haute, & les y plia plus proprement que n’auroit pû faire la plus habile blanchiſſeuſe.

Un homme nommé Guy de la Torre[3] étant décédé à Vérone en 1306. au bout de huit jours parla à ſa femme, aux voiſins & voiſines, au Prieur des Dominicains, & au Profeſſeur de Théologie, qui lui fit pluſieurs queſtions de Théologie, auſquelles il répondit fort pertinemment ; il déclara qu’il étoit en Purgatoire pour certains péchés non expiés. On lui demanda comment il pouvoit parler n’ayant pas les organes de la voix ; il répondit que les Ames ſéparées du corps avoient la faculté de ſe former de l’air des inſtrumens propres à prononcer des paroles : il ajouta que le feu de l’Enfer agit ſur les Eſprits, non par ſa vertu naturelle, mais par la puiſſance de Dieu, dont le feu eſt l’inſtrument.

Voici un autre exemple remarquable d’Apparition rapporté par M. d’Aubigné. J’affirme ſur la parole du Roi[4] le ſecond prodige, comme étant un des trois contes, deſquels j’ai parlé autrefois, qu’il nous a réitéré, nous faiſant voir ſes cheveux hériſſés. C’eſt que la Reine s’étoit miſe au lit de meilleure heure que de coûtume, ayant à ſon coucher entr’autres perſonnes de marque le Roi de Navarre[5], l’Archevêque de Lyon, les Dames de Retz, de Lignerolles, & de Sauve, deux deſquelles ont confirmé ce diſcours. Comme elle étoit preſſée de donner le bon ſoir, elle ſe jetta d’un treſſaut ſur ſon chevet, mit les mains devant ſon viſage, & avec un cri violent appella à ſon ſecours ceux qui l’aſſiſtoient, leur voulant montrer au pied du lit le Cardinal qui lui tendoit la main ; elle s’écria pluſieurs fois : M. le Cardinal, je n’ai que faire de vous. Le Roi de Navarre envoie au même tems un de ſes Gentilshommes au logis du Cardinal, qui rapporta comment il avoit expiré au même point.

Je tire des Mémoires de Sully[6], qu’on vient de réimprimer dans un meilleur ordre qu’ils n’étoient auparavant, un autre fait ſingulier, & qui peut ſe rapporter à ceux-ci. On cherche encore, dit l’Auteur, de quelle nature pouvoit être ce preſtige vû ſi ſouvent & par tant d’yeux dans la Forêt de Fontainebleau ; c’étoit un Fantôme environné d’une meute de chiens, dont on entendoit les cris, & qu’on voyoit de loin, mais qui diſparoiſſoit, lorſqu’on s’en approchoit.

La note de M. de l’Ecluſe, Editeur de ces Mémoires, entre dans un plus grand détail. Il marque que M. de Peréfix fait mention de ce Fantôme, & il lui fait dire d’une voix rauque l’une de ces trois paroles : m’attendez-vous, ou m’entendez-vous, ou amandez-vous ; & l’on croît, dit-il, que c’étoient des jeux de Sorciers ou du malin Eſprit. Le Journal de Henri IV. & la Chronologie ſeptenaire en parlent auſſi, & aſſurent même que ce Phénomène effraya beaucoup Henri IV. & ſes Courtiſans ; & Pierre Mathieu en dit quelque choſe dans ſon Hiſtoire de France, tom. 2. pag. 268. Bongars en parle comme les autres[7], & prétend que c’étoit un Chaſſeur, qu’on avoit tué dans cette Forêt du tems de François I. Mais aujourd’hui il n’eſt plus queſtion de ce Spectre. Cependant il reſte dans la Forêt une route, qui a retenu le nom du grand Veneur, en mémoire, dit-on, de ce preſtige.

Une Chronique de Metz[8] ſous l’an 1330. raconte l’Apparition d’un Eſprit à Lagni ſur Marne à ſix lieuës de Paris ; c’étoit une bonne Dame, qui parla ſouvent après ſa mort à plus de vingt-huit perſonnes, à ſon Pere, à ſa Sœur, à ſa Fille & à ſon Gendre, & à ſes autres amis, leur demandant qu’ils fiſſent dire pour elle des Meſſes propres, comme plus efficaces que les Meſſes communes. Comme on craignoit que ce ne fût un mauvais Eſprit, on lui lut le commencement de l’Evangile de S. Jean : In principio erat verbum, & on lui fit dire ſon Pater, ſon Credo & ſon Confiteor ; elle diſoit qu’elle avoit auprès d’elle deux Anges, un bon & un mauvais, & que le bon Ange lui réveloit ce qu’elle devoit dire. On lui demanda ſi on iroit querir le S. Sacrement de l’Autel ; elle répondit qu’il étoit avec eux : car ſon Pere qui étoit préſent, & pluſieurs autres des aſſiſtans l’avoient reçu le jour de Noël, qui étoit le Mardi précédent.

Le P. Taillepied Cordelier, Profeſſeur en Théologie à Rouen[9], qui a compoſé un livre exprès ſur les Apparitions, imprimé à Rouen en 1600. dit qu’un de ſes confreres & de ſa connoiſſance, nommé Frere Gabriel, apparut à pluſieurs Religieux du Couvent de Nice, & les pria de ſatisfaire à un Marchand de Marſeille chez qui il avoit pris un habit qu’il n’avoit pas payé. On lui demanda pourquoi il faiſoit tant de bruit ; il répondit que ce n’étoit pas lui, mais un mauvais Eſprit qui vouloit apparoître au lieu de lui, & l’empêcher de déclarer la cauſe de ſon tourment.

Je tiens de deux Chanoines de Saint Diez en notre voiſinage, que trois mois après la mort de M. Henri Chanoine de S. Diez leur confrere, celui des Chanoines à qui la maiſon étoit échûe, étant allé avec un de ſes confreres à deux heures après midi pour viſiter ladite maiſon, & voir quel changement il conviendroit d’y faire, ils entrerent dans la cuiſine, & virent tous deux dans une grande chambre voiſine & fort éclairée un grand Eccléſiaſtique de même taille & de même figure qu’étoit le Chanoine défunt, qui s’étant tourné vers eux, les enviſagea pendant deux minutes, puis traverſa ladite chambre, & gagna un petit eſcalier borgne qui conduit au grenier.

Ces deux Meſſieurs fort effrayés ſortirent incontinent, & raconterent l’avanture à quelques-uns de leurs confreres, qui furent d’avis de retourner pour voir s’il n’y avoit point quelqu’un de caché dans la maiſon ; on alla, on chercha, on fureta par-tout ſans pouvoir trouver perſonne.

On lit dans l’Hiſtoire des Evêques du Mans[10] ſous l’Evêque Hugues qui vivoit en 1135. qu’on ouit dans la maiſon du Prévôt Nicolas un Eſprit, qui effrayoit les voiſins & ceux qui demeuroient dans la maiſon par des tintamares & des bruits effroyables, comme s’il eût jetté des pierres énormes contre les murs, avec un fracas qui ébranloit les toîtures, les murailles & les lambris : il tranſportoit les plats & la vaiſſelle d’un lieu à un autre, ſans qu’on vît la main qui faiſoit ces mouvemens. Ce Génie allumoit une chandelle quoiqu’éloignée du feu ; quelquefois lorſqu’on avoit ſervi de la viande ſur la table, il y répandoit du ſon, ou de la cendre, ou de la ſuye, pour empêcher qu’on y touchât. Amica femme du Prévôt Nicolas ayant préparé du fil pour faire de la toile, l’Eſprit l’entortilla & l’embarraſſa de telle ſorte autour d’un banc, que tous ceux qui le virent ne pouvoient aſſez admirer la façon dont tout cela s’étoit fait.

On appella des Prêtres qui jetterent de l’eau bénite par-tout, & ordonnerent à tous les aſſiſtans de faire ſur eux le ſigne de la croix. Vers la premiere & la ſeconde nuit, on ouit comme la voix d’une jeune fille qui tirant des ſoupirs du fond du cœur, diſoit d’une voix lamentable & entrecoupée, qu’il étoit Garnier ; & s’adreſſant au Prévôt : hélas, d’où viens-je ? de quel pays lointain, par combien de tempêtes, de dangers, de neiges, de froid, de feu, de mauvais tems, ſuis-je arrivé en cet endroit ? je n’ai point reçû le pouvoir de faire mal à perſonne ; mais muniſſez-vous du ſigne de la Croix contre une troupe de malins Eſprits, qui ne ſont venus ici que pour vous nuire : faites dire pour moi une Meſſe du S. Eſprit, & une Meſſe pour les défunts ; & vous, ma chere belle-ſœur, donnez pour moi quelques habits aux pauvres.

On lui fit pluſieurs queſtions ſur des choſes paſſées & futures, auſquelles il répondit très-pertinemment : il s’expliqua même ſur le ſalut & la damnation de pluſieurs perſonnes ; mais il ne voulut pas entrer en diſpute, ni en conférence avec des hommes doctes, qui lui furent envoyés par l’Evêque du Mans : cette derniere circonſtance eſt fort remarquable, & donne quelque chofe à ſoupçonner ſur cette Apparition.


  1. Pet. Venerab. in Biblioth. Cluniac. p. 1283. & reliq.
  2. Richer. Senon. in Chronic. m. Hoc non exſtat. in impreſſo.
  3. Herman. Contract. Chronic. pag. 1006.
  4. D’Aubigné, Hiſt. Univ. l. 2. c. 12. An. 1574. pag. 79
  5. Henri IV.
  6. Mém. de Sully in-4. t. 1. liv. x. pag. 562. note 26. ou Edition in-12. t. 3. pag. 321. note 26.
  7. Bongars, Epiſt. ad Camerarium.
  8. Chronic. Metenſ. Anne 1330.
  9. Taillepied, Traité de l’Apparition des Eſprits, c. 15. pag. 173.
  10. Anecdot. Mabill. pag. 320. édition in-fol.