Traité sur les apparitions des esprits/I/44
CHAPITRE XLIV.
Examen de ce que les morts qui reviennent,
demandent ou révélent
aux vivans.
LES Apparitions ſe font ou par les bons Anges, ou par les Démons, ou par les Ames des Trépaſſés, ou par les vivans à d’autres perſonnes encore vivantes.
Les bons Anges pour l’ordinaire n’apportent que de bonnes nouvelles, n’annoncent rien que d’heureux ; ou s’ils annoncent des malheurs futurs, c’eſt afin d’engager les hommes à les prévenir, ou à les détourner par la pénitence, ou à profiter des maux que Dieu leur envoie par l’exercice de la patience & de la réſignation à ſes ordres.
Les mauvais Anges ne prédiſent ordinairement que des malheurs, des guerres, des effets de la colere de Dieu ſur les peuples ; ſouvent même ils ſont les exécuteurs des malheurs, des guerres, des calamités publiques, qui déſolent les Royaumes, les Provinces, les Villes & les Familles. Les Spectres dont nous avons raconté les Apparitions à Brutus, à Caſſius, à Julien l’Apoſtat, ne ſont porteurs que des ordres funeſtes de la colere de Dieu, Si quelquefois ils promettent quelque proſpérité à ceux à qui ils apparoiſſent, ce n’eſt que pour le préſent, jamais pour l’éternité, ni pour la gloire de Dieu, ni pour le ſalut éternel de ceux à qui ils parlent ; cela ne va qu’à une fortune temporelle toujours de peu de durée, très-ſouvent trompeuſe.
Les ames des défunts, ſi ce ſont des Chrétiens, demandent aſſez ſouvent que l’on offre le Saint Sacrifice du Corps & du Sang de Jeſus-Chriſt, ſuivant la remarque de S. Grégoire le Grand[1], & comme l’expérience le fait voir, n’y ayant preſque aucune Apparition de Chrétiens, qui ne demandent des Meſſes, des pélerinages, des reſtitutions, que l’on faſſe des aumônes, que l’on ſatisfaſſe à ceux à qui le défunt doit quelque choſe : ſouvent auſſi ils donnent des avis ſalutaires pour le ſalut, pour la correction des mœurs, pour le bon réglement des familles. Ils découvrent l’état où ſe trouvent certaines perſonnes dans l’autre vie, afin qu’on les ſoulage, ou afin de précautionner les vivans, & les empêcher de tomber dans de pareils malheurs. Ils parlent de l’Enfer, du Paradis, du Purgatoire, des Anges, des Démons, du ſouverain Juge, de la rigueur de ſes Jugemens, de la bonté qu’il exerce envers les juſtes, & des récompenſes dont il couronne leurs bonnes œuvres.
Mais on doit beaucoup ſe défier de ces Apparitions, où l’on demande des Meſſes, des pèlerinages, des reſtitutions. S. Paul nous avertit que le Démon ſe transforme ſouvent en Ange de lumiere[2] ; & S. Jean[3] nous avertit de nous défier des profondeurs de Satan, de ſes illuſions, de ſes preſtige. Cet Eſprit de malice & de menſonge ſe trouve parmi les vrais Prophetes, pour mettre dans la bouche des faux Prophetes le menſonge & l’erreur ; il abuſe du texte des Ecritures, des Cérémonies les plus ſacrées, des Sacremens mêmes & des prieres de l’Egliſe, pour ſéduire les ſimples & attirer leur confiance, pour partager autant qu’il eſt en lui la gloire qui n’eſt dûe qu’au Tout-Puiſſant, & pour ſe l’approprier. Combien de faux miracles n’a-t’il point faits ? Combien de fois a-t’il prédit l’avenir ? Combien de guériſons n’a-t’il pas opérées ? Combien d’actions ſaintes n’a-t’il pas conſeillées ? Combien d’entrepriſes louables en apparence n’a-t’il pas inſpirées pour attirer les Fidéles dans ſes piéges ?
Bodin dans ſa Démonomanie[4] cite plus d’un exemple de Démons qui ont demandé des prieres, & ſe ſont même mis en poſture de perſonnes qui prient ſur la foſſe d’un mort, pour faire croire que le mort a beſoin de prieres. Quelquefois ce ſera le Démon ſous la figure d’un ſcélérat mort dans le crime, qui viendra demander des Meſſes pour faire croire que ſon ame eſt en Purgatoire, & a beſoin de prieres, quoiqu’il ſoit certain qu’il eſt mort dans l’impénitence finale, & que les prieres ſont inutiles pour ſon ſalut. Tout cela n’eſt qu’une ruſe du Démon, qui cherche à inſpirer aux méchans une folle & dangereuſe confiance, qu’ils ſeront ſauvés malgré leur vie criminelle & leur impénitence, & qu’ils pourront parvenir au ſalut, moyennant quelques prieres & quelques aumônes qu’ils feront faire après leur mort, ne faiſant pas attention que ces bonnes œuvres ne peuvent être utiles qu’à ceux qui ſont morts en état de grace, quoiqu’encore ſouillés par quelque faute vénielle, puiſque l’Ecriture nous apprend[5] que rien de ſouillé n’entrera dans le Royaume des Cieux.
On croit que les réprouvés peuvent quelquefois revenir par la permiſſion de Dieu, comme on a vû des perſonnes mortes dans l’Idolâtrie, & par conſéquent dans le crime, & exclues du Royaume de Dieu, retourner en vie, ſe convertir & recevoir le Baptême. S. Martin n’étoit encore que ſimple Abbé de ſon Monaſtere de Ligugé[6], lorſqu’en ſon abſence un Cathécumene qui s’étoit mis ſous ſa diſcipline pour être inſtruit des vérités de la Religion Chrétienne, vint à mourir ſans avoir reçû le Baptême. Il y avoit trois jours qu’il étoit décédé, lorſque le Saint arriva ; il fit ſortir tout le monde, fit ſa priere ſur le mort, le reſſuſcita, & lui donna le Baptême.
Ce Cathécumene racontoit qu’il avoit été conduit devant le Tribunal du ſouverain Juge, qui l’avoit condamné à deſcendre dans des lieux obſcurs avec une infinité d’autres perſonnes condamnées comme lui ; mais que deux Anges ayant repréſenté au Juge que cet homme étoit celui pour qui Martin intercédoit, Dieu ordonna aux deux Anges de le ramener en terre, & de le rendre à Martin. Voilà un exemple qui prouve ce que je viens de dire, que les réprouvés peuvent revenir en vie, faire pénitence, & recevoir le Baptême.
Mais ce que quelques-uns ont avancé du ſalut de Falconile procuré par Sainte Thecle, de celui de Trajan ſauvé par les prieres de S. Grégoire Pape, & de quelques autres décédés dans le Paganiſme, tout cela eſt entierement contraire à la foi de l’Egliſe & aux ſaintes Ecritures, qui nous apprennent que ſans la foi il eſt impoſſible de plaire à Dieu, & que celui qui ne croit point, & n’a pas reçû le Baptême, eſt déja jugé & condamné ; ainſi l’on doit tenir pour téméraires, erronnées, fauſſes & dangereuſes les opinions de ceux qui accordent le ſalut à Platon, à Ariſtote, à Séneque, &c. parce qu’il leur paroît qu’ils ont vécu louablement ſelon les regles d’une morale toute humaine & philoſophique.
Philippe, Chancelier de l’Egliſe de Paris, ſoutenoit que la pluralité des bénéfices étoit permiſe. Etant au lit de la mort, il fut viſité de Guillaume Evêque de Paris, mort en 1248. Ce Prélat preſſa le Chancelier Philippe de renoncer à ſes bénéfices à la réſerve d’un ſeul ; il le refuſa, diſant qu’il vouloit éprouver ſi la pluralité des bénéfices étoit un auſſi grand mal qu’on le diſoit : il mourut dans ces diſpoſitions en 1237.
Quelques jours après ſon décès l’Evêque Guillaume priant la nuit après matines dans ſa Cathédrale, vit paroître devant lui une figure d’homme hideux & affreux ; il fit le ſigne de la croix, & lui dit : ſi vous êtes envoyé de Dieu, parlez ; il parla & dit : je ſuis ce miſérable Chancelier, qui ai été condamné au ſupplice éternel. L’Evêque lui en ayant demandé la cauſe, il répondit : je ſuis condamné 1o. pour n’avoir point diſtribué aux pauvres le ſuperflu de mes bénéfices ; 2o. pour avoir ſoutenu qu’il étoit permis d’en poſſéder pluſieurs ; 3o. pour avoir croupi quelques jours dans le crime d’incontinence.
Cette Hiſtoire fut ſouvent prêchée par l’Evêque Guillaume à ſes Clercs ; elle eſt rapportée par le B. Albert le Grand qui étoit contemporain, dans ſon livre des Sacremens ; par Guillaume Durand Evêque de Mande, dans ſon livre de modo celebrandi Concilia ; & dans Thomas de Cantimpré dans ſon ouvrage des Abeilles. Ils croyoient donc que Dieu permet quelquefois que les réprouvés apparoiſſent aux vivans.
Voici encore un exemple d’Apparitions d’un réprouvé & d’une réprouvée. Le Prince de Ratzivil[7], dans ſon voyage de Jéruſalem, raconte qu’étant en Egypte, il acheta deux momies, les fit emballer, & les chargea ſur ſon vaiſſeau le plus ſecrettement qu’il lui ſut poſſible, enſorte qu’il n’y avoit que lui & deux domeſtiques qui le ſçuſſent, les Turcs ne permettant que très-difficilement qu’on emporte de ces momies, parce qu’ils croyent que les Chrétiens s’en ſervent pour des opérations magiques. Lorſqu’on fut en mer, il ſurvint une tempête à diverſes repriſes, & avec tant de violence, que le Pilote déſeſperoit de ſauver le vaiſſeau. Un bon Prêtre Polonois, de la ſuite du Prince de Ratzivil, récitoit des prieres convenables à une telle circonſtance ; mais il étoit tourmenté, diſoit-il, par deux Spectres hideux & noirs, un homme & une femme, qui étoient à ſes côtés, & le menaçoient de lui ôter la vie : on crut d’abord que la frayeur lui avoit troublé l’imagination.
Le calme étant revenu, il parut tranquille ; mais bientôt l’orage ayant recommencé, il fut tourmenté plus fort qu’auparavant, & ne fut délivré de cette infeſtation, que quand on eut jetté dedans la mer ces deux momies qu’il n’avoit pas vûes, & que ni lui ni le Pilote ne ſçavoient pas être dans le vaiſſeau. Je ne veux pas nier le fait, qui eſt rapporté par un Prince incapable de vouloir en impoſer. Mais combien de réflexions ne peut-on pas faire ſur cet évènement ? Etoient-ce les ames de ces deux Payens, ou deux Démons qui prirent leur figure ? Quel intérêt le Démon prenoit-il à ne pas ſouffrir que ces corps fuſſent réduits au pouvoir des Chrétiens ?