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Traité sur les apparitions des esprits/II/33

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CHAPITRE XXXIII.

Le Démon a-t-il pouvoir de faire mourir,
puis de rendre la vie à un mort.

EN ſuppoſant le principe que nous avons établi comme indubitable au commencement de cette Diſſertation, que Dieu ſeul eſt arbitre ſouverain de la vie & de la mort ; que lui ſeul peut donner la vie aux hommes, & la leur rendre après la leur avoir otée, la queſtion que nous propoſons ici, paroît hors de ſaiſon & abſolument frivole, puiſqu’elle regarde une ſuppoſition notoirement impoſſible.

Cependant comme il y a quelques Savans qui ont crû que le Démon a le pouvoir de rendre la vie & de conſerver de corruption pour un certain tems quelques corps, dont il ſe ſert pour faire illuſion aux hommes & leur cauſer de la frayeur, comme il arrive aux Revenans de Hongrie ; nous la traiterons ici, & nous en rapporterons un exemple remarquable fourni par Monſieur Nicolas Remy Procureur général de Lorraine[1] & arrivé de ſon tems, c’eſt-à-dire en 1581. à Dalhem, village ſitué entre la Moſelle & la Sâre. Un nommé Pierron pâtre de ſon village, homme marié, ayant un jeune garçon, conçut un amour violent pour une jeune fille de ſon village ; un jour qu’il étoit occupé de la penſée de cette jeune fille, elle lui apparut dans la campagne, ou le Démon ſous ſa figure. Pierron lui découvrit ſa paſſion ; elle promit d’y répondre à condition qu’il ſe livreroit à elle, & lui obéiroit en toutes choſes. Pierron y conſentit, & conſomma ſon abominable paſſion avec ce Spectre. Quelque tems après Abrahel, c’eſt le nom que prenoit le Démon, lui demanda pour gage de ſon amour, qu’il lui ſacrifiât ſon fils unique ; & elle lui donna une pomme pour la faire manger à cet enfant, qui en ayant goûté, tomba roide mort. Le pere & la mere au déſeſpoir de ce funeſte accident, ſe lamentent & ſont inconſolables.

Abrahel paroît de nouveau au Paſteur, & promet de rendre la vie à l’enfant, ſi le pere vouloit lui demander cette grace, en lui rendant le culte d’adoration, qui n’eſt dû qu’a Dieu. Le payſan ſe met à génoux, adore Abrahel, & auſſitôt l’enfant commence à revivre. Il ouvre les yeux, on le réchauffe, on lui frotte les membres, & enfin il commence à marcher & à parler ; il étoit le même qu’auparavant, mais plus maigre, plus have, plus défait, les yeux battus & enfoncés, ſes mouvemens étoient plus lents & plus embarraſſés, ſon eſprit plus peſant & plus ſtupide. Au bout d’un an le Démon qui l’animoit, l’abandonna avec un grand bruit : le jeune homme tomba à la renverſe, & ſon corps infecté, & d’une puanteur inſupportable, eſt tiré avec un croc hors de la maiſon de ſon pere, & enterré ſans cérémonie dans un champ.

Cet événement fut rapporté à Nancy, & examiné par les Magiſtrats, qui informerent exactement du fait, entendirent les témoins, & trouverent que la choſe étoit telle qu’on vient de le dire. Du reſte l’Hiſtoire ne dit point comment ce payſan fut puni, ni s’il le fut. Peut-être ne put-on conſtater ſon crime avec le Démon incube ; il n’y avoit probablement point de témoin. A l’égard de la mort de ſon fils, il étoit difficile de prouver qu’il en fût l’auteur.

Procope dans ſon hiſtoire ſecrette de l’Empereur Juſtinien avance ſérieuſement, qu’il eſt perſuadé ainſi que pluſieurs autres, que cet Empereur étoit un Démon incarné. Il dit la même choſe de l’Impératrice Théodore ſon Epouſe. Joſeph l’Hiſtorien Juif dit, que ce ſont les ames des impies & des méchans qui entrent dans les corps des poſſédés, qui les tourmentent, les font agir & parler.

On voit par ſaint Chryſoſtome, que de ſon tems pluſieurs Chrétiens croyoient que les ames des perſonnes mortes de mort violente étoient changées en Démons, & que les Magiciens ſe ſervoient de l’ame d’un enfant qu’ils avoient mis à mort, pour leurs opérations magiques & pour découvrir l’avenir. S. Philaſtre met au nombre des Hérétiques ceux qui croyoient que les ames des ſcélerats étoient changées en Démons.

Selon le ſyſtême de ces Auteurs, le Démon a pû entrer dans le corps de l’enfant du Paſteur Pierre, le remuer & le ſoûtenir dans une eſpéce de vie, tandis que ſon corps n’a pas été corrompu, ni ſes organes dérangés ; ce n’étoit pas l’ame de l’enfant qui l’animoit, mais le Démon qui lui tenoit lieu d’ame.

Philon croyoit que comme il y a de bons & de mauvais Anges, il y a auſſi de bonnes & de mauvaiſes ames, & que les ames qui deſcendent dans les corps ; y apportent leurs bonnes ou mauvaiſes qualités.

On voit par l’Evangile, que les Juifs du tems de notre Seigneur croyoient qu’un homme pouvoit être animé de pluſieurs ames. Herode s’imaginoit que l’ame de Jean Baptiſte, qu’il avoit fait décapiter, étoit entrée dans Jeſus-Chriſt[2] & opéroit des miracles en lui. D’autres s’imaginoient que J. C. étoit animé de l’ame d’Elie[3], ou de Jeremie, ou de quelqu’autre des anciens Prophêtes.


  1. Art. II. pag. 14.
  2. Marc. vj. 16. 17.
  3. Matth. xvj. 14.