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Traité sur les apparitions des esprits/II/45

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CHAPITRE XLV.

Morts qui mâchent comme des porcs dans
leurs tombeaux, & qui dévorent
leur propre chair.

CEſt une opinion fort répandue dans l’Allemagne, que certains morts mâchent dans leurs tombeaux, & dévorent ce qui ſe trouve autour d’eux ; qu’on les entend même manger comme des porcs, avec un certain cri ſourd & comme grondant & gruniſſant.

Un Auteur Allemand[1] nommé Michel Rauff a compoſé un ouvrage intitulé : de maſticatione mortuorum in tumulis, des morts qui mâchent dans leurs tombeaux. Il ſuppoſe comme une choſe prouvée & certaine, qu’il y a certains morts qui ont dévoré les linges, & tout ce qui étoit à portée de leur bouche, & même qui ont dévoré leur propre chair dans leurs tombeaux. Il remarque[2] que quelques endroits d’Allemagne, pour empêcher les morts de mâcher, on leur met ſous le menton dans le cercueil une motte de terre ; qu’ailleurs on leur met dans la bouche une petite piece d’argent & une pierre ; ailleurs on leur ſerre fortement la gorge avec un mouchoir. L’Auteur cite quelques Ecrivains Allemands, qui font mention de cet uſage ridicule ; & il en rapporte pluſieurs autres, qui parlent des morts, qui ont dévoré leur propre chair dans leur ſépulchre. Cet ouvrage a été imprimé à Leipſic en 1728. Il parle d’un Auteur nommé Philippe Rehrius, qui imprima en 1679. un traité ſur le même titre : de maſticatione mortuorum.

Il auroit pu y ajoûter le fait de Henri Comte de Salm[3], qui ayant été crû mort, fut inhumé tout vivant : l’on ouit pendant la nuit dans l’Egliſe de l’Abbaye de Haute-Seille, où il étoit enterré, de grands cris, & le lendemain ſon tombeau ayant été ouvert, on le trouva renverſé & le viſage en bas, au lieu qu’il avoit été enterré ſur ſon dos, & le viſage en haut.

Il y a quelques années qu’à Bar-le-Duc un homme ayant été inhumé dans le cimetiere, on ouit du bruit dans ſa foſſe : le lendemain on le déterra, & on trouva qu’il s’étoit mangé les chairs des bras ; ce que nous avons appris de témoins oculaires. Cet homme avoit bû de l’eau de vie, & avoit été enterré comme mort. Rauff parle d’une femme de Boheme[4] qui en 1355. avoit mangé dans ſa foſſe la moitié de ſon linceul ſépulchral. Du tems de Luther un homme mort & enterré, & une femme de même, ſe rongerent les entrailles. Un autre mort en Moravie dévora les linges d’une femme enterrée auprès de lui.

Tout cela eſt fort poſſible ; mais que les vrais morts dans leurs tombeaux remuent les mâchoires, & ſe divertiſſent à mâcher ce qui ſe trouve autour d’eux, c’eſt une imagination puérile, ſemblable à ce que les anciens Romains diſoient de leur Manducus, qui étoit une figure groteſque d’homme ayant une bouche énorme, avec des dents proportionnées, que l’on faiſoit mouvoir par reſſorts & craquer les dents les unes contre les autres, comme ſi cette figure famélique eût demandé à manger. On en faiſoit peur aux enfans, & on les menaçoit des Manducus :

Tandemque venit ad pulpita noſtrum
Exodium, cùm perſonæ pallentis hiatum
In gremio matris faſtidit ruſticus infans
.
[5]

On voit quelques reſtes de cet ancien uſage dans certaines proceſſions, où l’on porte une eſpece de ſerpent, qui ouvre & ferme par intervalles une vaſte gueule armée de dents, dans laquelle on jette quelques gâteaux, comme pour le raſſaſier.


  1. Mich. Rauff, alterâ Diſſert. art. lvij. page 98. 99. & art. lix. pag. 100.
  2. De Nummis in ore defunctorum repertis art. ix. à Beyermuller, &c.
  3. Richer. Senon. tom. 3. ſpicileg. Dacherij, pag. 392.
  4. Rauff, art. 42. pag. 43.
  5. Juvenal, Sat. 3. v. 174.