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Traité sur les apparitions des esprits/II/49

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CHAPITRE XLIX.

Exemple d’un nommé Curma renvoyé
au monde.

SAint Auguſtin raconte à ce ſujet[1], qu’un payſan nommé Curma, qui avoit un petit emploi dans le village de Tullié proche d’Hippone, étant tombé malade, fut quelques jours ſans ſentiment & ſans paroles, n’ayant qu’un petit reſte de ſouffle & de reſpiration, qui empêcherent qu’on ne l’enterrât. Au bout de pluſieurs jours il commença à ouvrir les yeux, & envoya demander ce qu’on faiſoit chez un autre payſan du même lieu, nommé Curma comme lui. On lui rapporta, qu’il venoit d’expirer au même inſtant que lui même étoit revenu & reſſuſcité de ſon profond aſſoupiſſement.

Alors il commença à parler, & à raconter ce qu’il avoit vû & oui ; que ce n’étoit pas Curma le Curial[2], mais Curma le maréchal, qui devoit être amené : il ajoutoit que parmi ceux qu’il avoit vû traiter en différentes maniéres, il en avoit reconnu quelques-uns de ſa connoiſſance qui étoient décédés, & d’autres Eccléſiaſtiques encore vivans, qui lui avoient conſeillé de venir à Hippone, & de ſe faire batiſer par l’Evêque Auguſtin ; que ſuivant leurs avis, il avoit reçu le Baptême en viſion ; qu’après cela il avoit été introduit dans le Paradis, mais qu’il n’y étoit pas demeuré long-tems, & qu’on lui avoit dit, que s’il y vouloit demeurer, il falloit qu’il ſe fit baptiſer. Il répondit : je le ſuis ; mais on lui dit qu’il ne l’avoit été qu’en viſion, & qu’il falloit aller à Hippone, pour recevoir réellement ce Sacrement. Il y vint dès qu’il fut guéri, & fut baptiſé avec les autres Cathécumènes.

Saint Auguſtin ne fut informé de cette avanture qu’environ deux ans après. Il envoya querir Curma, & apprit de ſa bouche ce que je viens de raconter. Or il eſt certain, que Curma ne vit rien par les yeux corporels de tout ce qui lui fut repréſenté en viſion ; ni la ville d’Hippone, ni l’Evêque Auguſtin, ni les Eccléſiaſtiques qui lui conſeillerent de ſe faire baptiſer, ni ces perſonnes vivantes & mortes qu’il vit & qu’il reconnut. On peut donc croire que ce ſont-là des effets de la puiſſance de Dieu, qui ſe ſert du miniſtére des Anges pour avertir, pour conſoler, pour effrayer les mortels, ſelon la profondeur de ſes jugemens.

Saint Auguſtin demande enſuite, ſi les morts ont connoiſſance de ce qui ſe paſſe en cette vie ? Il en doute, & montre qu’au moins ils n’en ont aucune connoiſſance par des voies ordinaires & naturelles. Il remarque qu’on dit que Dieu a retiré du monde, par exemple, Joſias[3], afin qu’il ne fût pas témoin des maux qui devoient arriver à ſa Nation ; & que nous diſons tous les jours, qu’un tel eſt heureux d’être ſorti du monde pour ne pas reſſentir les maux qui ſont arrivés à ſa famille, ou à ſa patrie. Or ſi les morts ne ſavent pas ce qui ſe paſſe en ce monde, comment font-ils en peine, ſi leurs corps ſont enterrés ou non ? Comment les Saints entendent-ils nos priéres, & pourquoi demandons-nous leur interceſſion ?

Il eſt donc vrai, que les morts peuvent apprendre ce qui ſe paſſe ſur la terre, ou par le miniſtére des Anges, ou par celui des morts qui arrivent en l’autre monde, ou par la révélation de l’Eſprit de Dieu, qui leur découvre ce qu’il juge à propos, & ce qu’il eſt expédient qu’ils apprennent. Dieu peut auſſi quelquefois envoyer des hommes morts depuis long-tems aux hommes vivans, comme il permit que Moïſe & Elie paruſſent à la Transfiguration du Seigneur, & comme une infinité de Saints ont apparu aux vivans. L’invocation des Saints a toujours été enſeignée & pratiquée dans l’Egliſe, ce qui ſuppoſe qu’ils entendent nos priéres, qu’ils ſont touchés de nos beſoins, qu’ils peuvent nous aider par leur interceſſion. Mais la maniére dont tout cela ſe fait n’eſt pas diſtinctement connue ; ni la raiſon, ni la révélation ne nous fourniſſent rien de certain ſur les moyens dont il plaît à Dieu ſe ſervir, pour leur découvrir nos beſoins.

Lucien dans ſon Dialogue intitulé : Philopſeudès, ou l’amateur du menſonge, raconte[4] quelque choſe de ſemblable. Un nommé Eucratès ayant été conduit dans les Enfers, fut préſenté à Pluton, qui ſe fâcha contre celui qui le lui préſentoit, lui diſant : Celui-là n’a pas encore achevé ſa courſe, ſon tour n’eſt pas encore venu. Qu’on faſſe venir Démile : car le fil de ſa vie eſt achevé. On renvoya donc Eucratès au monde, où il annonça que Démile mourroit bientôt, Démile demeuroit au voiſinage déja un peu malade.

Mais un moment après on ouit le bruit de ceux & celles qui pleuroient ſa mort. Lucien ſe raille de tout ce qu’on diſoit ſur cette matiére ; mais il convient que c’étoit l’opinion commune de ſon tems. Il dit au même endroit qu’on a vû un homme retourner à la vie après avoir été tenu pour mort pendant vingt jours.

L’Hiſtoire de Çurma que nous venons de voir, me fait ſouvenir d’une autre preſque ſemblable, rapportée par Plutarque dans ſon livre de l’ame[5] d’un certain Enarque, qui étant mort, reſſuſcita peu après, & raconta que les Démons qui emmenoient ſon ame, furent ſévérement réprimandés par leur Chef, qui leur dit qu’ils s’étoient mépris, & que c’étoit Nicandre, & non Enarque qu’ils devoient emmener. Il les envoya à Nicandre, qui fut auſſi-tôt ſaiſi de la fiévre, & mourut dans la journée. Plutarque tenoit ce récit d’Enarque même, qui pour confirmer ce qu’il avançoit, lui dit : Vous guérirez certainement & bientôt de la maladie dont vous êtes attaqué.

Saint Grégoire le Grand raconte[6] une choſe à peu-près ſemblable à celle que nous venons de voir. Un homme illuſtre & qualifié nommé Etienne, bien connu de S. Grégoire & de Pierre ſon interlocuteur, avoit coutume de lui raconter, qu’étant allé pour affaires à Conſtantinople, il y mourut ; & comme le Médecin qui devoit l’embaumer, ne ſe trouva pas ce jour-là dans la ville, il fallut laiſſer le corps toute la nuit ſans l’enterrer. Pendant cet intervalle Etienne fut conduit devant le juge qui préſidoit aux Enfers, où il vit bien des choſes dont-il avoit entendu parler, mais qu’il ne croyoit point. Comme on l’eut préſenté au juge, celui-ci refuſa de le recevoir, diſant : Ce n’eſt pas celui-là que j’ai ordonné d’amener ici, mais Etienne le Maréchal. En conſéquence de cet ordre, l’ame du mort ſut auſſi-tôt ramenée dans ſon corps, & au même inſtant Etienne l’ouvrier en fer expira ; ce qui confirma tout ce que le premier racontoit de l’autre vie.

La peſte ravageant la ville de Rome dans le tems que Narsès étoit Gouverneur de l’Italie, un jeune Liburnien berger de profeſſion, & d’un caractére bon & tranquille, fut attaqué de la peſte dans la maiſon de l’Avocat Valerien ſon Maître. Comme on le croyoit preſque mort, il revint à lui tout à coup, & raconta qu’il avoit été tranſporté au Ciel, où il avoit appris les noms de ceux qui devoient mourir de la peſte dans la maiſon de ſon Maître : les lui ayant nommés, il prédit à Valérien qu’il les ſurvivroit ; & pour le convaincre qu’il diſoit vrai, il lui fit voir, qu’il avoit acquis par infuſion la connoiſſance de pluſieurs ſortes de langues : en effet lui qui n’avoit jamais ni ſû ni parlé que l’Italien, parla Grec à ſon Maître, & d’autres langues à ceux qui les ſavoient.

Après avoir vécu en cet état pendant deux jours, il tomba dans une eſpéce d’accès de rage, & s’étant pris les mains entre les dents, il mourut une ſeconde fois, & fut ſuivi de ceux qu’il avoit nommés. Son Maître qui ſurvêcut, juſtifia pleinement ſa prédiction. Les hommes & les femmes extaſiés & extaſiées demeurent quelquefois pendant pluſieurs jours ſans aliment, ſans reſpiration, & ſans mouvement du cœur, comme s’ils étoient morts. Thauler fameux contemplatif ſoûtient, qu’un homme peut demeurer en extaſe pendant une ſemaine, un mois, ou même une année. On a vû une Abbeſſe, qui dans l’extaſe, où elle tomboit ſouvent, perdoit l’uſage des fonctions naturelles, & paſſoit trente jours conſécutifs en extaſe, ſans prendre aucune nourriture, & ſans avoir aucun ſentiment. Les exemples de ces extaſes ne ſont pas rares dans les vies des Saints, quoiqu’elles ne ſoient pas toutes de même qualité ni de même durée.

Les femmes dans les paſſions hyſtériques demeurent de même quelquefois pluſieurs jours comme mortes, ſans voix, ſans ſentiment, ſans pouls. Galien parle d’une femme, qui fut pendant ſix jours en cet état. Voyez le Traité de l’incertitude des ſignes de la mort, T. 2. p. 404. 407. & ſuiv. Quelques-unes paſſent dix jours entiers ſans mouvement, ſans ſentiment, ſans reſpiration, ſans prendre aucune nourriture.

On a vû de ces perſonnes qui étoient comme mortes & ſans mouvement, qui avoient pourtant l’uſage de l’ouie fort bon, entendoient ce qu’on diſoit autour d’elles, faiſoient effort pour parler, & pour témoigner qu’elles n’étoient pas mortes, mais qui ne pouvoient ni parler, ni donner aucuns ſignes de vie[7].

Je pourrois ajouter ici une infinité d’extaſes de ſaints perſonnages de tout ſexe, qui dans leurs raviſſemens en Dieu dans l’oraiſon demeuroient immobiles, ſans ſentiment, preſque ſans reſpiration, & qui ne ſentoient rien de ce que l’on faiſoit ſur eux, ni autour d’eux.


  1. Auguſt. lib. de curâ pro mortuis, c. 12. page 514.
  2. Curialis, ce mot ſignifie un petit emplo dans un village.
  3. IV. Reg. 18. & ſeq.
  4. Lucian. in Philopſeud. p. 830.
  5. Plutarch. de animâ, apud Euſeb. de præp. Evan. lib. II. c. 18.
  6. Gregor. Dial. l. 4. cap. 36.
  7. Incertitude des ſignes de la mort, T. 2. pag. 504. 505. 506. 514.