Traité théologico-politique/Chapitre 17

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CHAPITRE XVII.


QU’IL N’EST POINT NÉCESSAIRE, NI MÊME POSSIBLE, QUE PERSONNE CÈDE ABSOLUMENT TOUS SES DROITS AU SOUVERAIN. — DE LA RÉPUBLIQUE DES HÉBREUX ; CE QU’ELLE FUT DU VIVANT DE MOÏSE ; CE QU’ELLE FUT APRÈS SA MORT, AVANT L’ÉLECTION DES ROIS ; DE SON EXCELLENCE ; ENFIN, DES CAUSES QUI ONT PU AMENER LA RUINE DE CETTE RÉPUBLIQUE DIVINE, ET LA LIVRER, DURANT SON EXISTENCE, À DE PERPÉTUELLES SÉDITIONS.


La théorie qui vient d’être exposée dans le chapitre précédent sur le droit absolu du souverain et sur le renoncement de chaque citoyen à son droit naturel, bien qu’elle s’accorde sensiblement avec la pratique, et que la pratique, habilement dirigée, puisse s’en rapprocher de plus en plus, cette théorie, dis-je, est cependant condamnée à demeurer éternellement, sur bien des points, à l’état de pure spéculation. Qui pourrait jamais, en effet, se dépouiller en faveur d’autrui de la puissance qui lui a été donnée, et par suite des droits qui lui appartiennent, au point de cesser d’être homme ? Et où est le souverain pouvoir qui dispose de toute chose à son gré ? En vain commanderait-on à un sujet de haïr son bienfaiteur, d’aimer son ennemi, d’être insensible à l’injure, de ne point désirer la sécurité de l’âme, toutes choses qui résultent invariablement des lois de la nature humaine. C’est ce que l’expérience prouve de la manière la plus éclatante. Jamais les hommes n’ont tellement abdiqué leurs droits, tellement renoncé à leur pouvoir personnel, qu’ils aient cessé d’être un objet de crainte pour ceux-là même à qui ils avaient fait don de leurs droits et de leur pouvoir personnel ; et le gouvernement a toujours eu autant de dangers à redouter de la part des citoyens, quoique privés de leurs droits, que de la part des ennemis mêmes. Du reste, si les hommes pouvaient perdre leurs droits naturels au point d’être désormais dans une impuissance absolue de s’opposer à la volonté du souverain[1], ne serait-il pas permis au gouvernement d’opprimer impunément et d’accabler de violences des sujets désarmés ? or, c’est un droit que personne n’a jamais pensé, j’imagine, à lui accorder. Donc il faut convenir que chacun se réserve plein pouvoir sur certaines choses qui, échappant aux décisions du gouvernement, ne dépendent que de la propre volonté du citoyen. Toutefois, pour comprendre exactement l’étendue des droits et de la puissance du gouvernement, il faut remarquer que la puissance du gouvernement ne consiste pas seulement à contraindre les hommes par la frayeur, mais qu’elle consiste dans l’obéissance des sujets, quels qu’en soient les motifs. Car l’essence d’un sujet, ce n’est pas d’obéir par telle ou telle raison, c’est d’obéir, par quelque motif qu’il s’y résolve : soit crainte de quelque châtiment, soit espérance de quelque bien, soit amour de la patrie, soit toute autre passion, toujours il se résout librement, et toujours cependant il obéit aux ordres du souverain pouvoir. De ce qu’un homme prend conseil de lui-même pour agir, il n’en faut donc pas tirer aussitôt cette conclusion qu’il agit à son gré et non pas au gré du gouvernement. En effet, puisque l’homme, soit qu’il agisse par amour ou par crainte d’un mal à venir, prend toujours, en agissant, conseil de soi-même, il faut dire, ou bien qu’il n’existe ni gouvernement ni droit sur les sujets, ou bien que ce droit s’étend nécessairement à tous les motifs qui peuvent déterminer les hommes à obéir ; et par suite, toutes les actions des sujets conformes aux ordres du souverain, qu’elles soient dictées par l’amour ou par la crainte, ou, ce qui est plus fréquent, par l’espoir et la crainte à la fois, ou par le respect, sentiment composé de crainte et d’admiration, ou enfin par quelque autre motif, doivent être considérées comme des marques de soumission au gouvernement et non comme de purs caprices de l’individu. Ce qui met encore ce principe en évidence, c’est que l’obéissance ne concerne pas tant l’action extérieure que l’action intérieure de l’âme : et c’est pourquoi celui-là est le plus complètement soumis à autrui, qui se résout de son plein gré à exécuter les ordres d’autrui, et par suite celui-là exerce le souverain empire qui règne sur l’âme de ses sujets. Si le souverain empire appartenait à ceux qui inspirent le plus de crainte, il appartiendrait certainement aux sujets des tyrans, qui sont pour lui-même un objet d’épouvante. Ensuite, bien qu’on ne commande pas à l’esprit comme on commande à la langue, cependant les esprits dépendent en quelque façon du souverain, qui, de mille manières, peut faire en sorte que la plus grande partie des hommes croient, aiment, haïssent, etc., à son gré. Aussi, quoique le souverain ne puisse proprement commander ces dispositions de l’esprit, souvent cependant elles se produisent, comme l’atteste abondamment l’expérience, par le fait du pouvoir, sous son impulsion, c’est-à-dire à son gré ; et l’intelligence ne répugne pas à concevoir des hommes recevant du gouvernement leurs croyances, leurs amitiés, leurs haines, leurs dédains, et en général toutes les passions dont ils sont agités.

Cependant, bien que de cette manière nous concevions le gouvernement disposant d’une assez grande puissance, il ne saurait jamais être assez fort pour étendre un pouvoir absolu sur toutes choses ; c’est ce que j’ai démontré, je pense, avec une clarté suffisante. Maintenant, quelle devrait être la constitution d’un gouvernement qui voudrait obtenir sécurité et durée, j’ai déjà dit qu’il n’était pas dans mon dessein de l’expliquer. Cependant, pour atteindre le but que je me propose, j’indiquerai les dispositions que Dieu révéla à Moïse relativement à cet objet. J’examinerai ensuite l’histoire du peuple hébreu et ses vicissitudes, par où l’on verra au prix de quelles concessions le souverain pouvoir doit acheter la sécurité et la prospérité de l’État.

Que la conservation de l’État dépende de la fidélité des sujets, de leurs vertus, de leur persévérance dans l’exécution des ordres émanés du pouvoir, c’est ce que la raison et l’expérience enseignent avec une parfaite évidence ; mais par quels moyens, par quelle conduite, le gouvernement maintiendra-t-il dans le peuple la fidélité et les vertus, c’est ce qu’il n’est pas aussi facile de déterminer. Tous en effet, gouvernants et gouvernés, sont des hommes, et partant naturellement enclins aux mauvaises passions. C’est au point que ceux qui ont quelque expérience de la multitude et de cette infinie variété d’esprits désespèrent presque d’atteindre jamais le but ; ce n’est pas en effet la raison, mais les passions seules qui gouvernent la foule, livrée sans résistance à tous les vices et si facile à corrompre par l’avarice et par le luxe. Chaque homme s’imagine tout savoir, veut tout gouverner d’après l’inspiration de son esprit, et décider de la justice ou de l’injustice des choses, du bien et du mal, selon qu’il en résulte pour lui profit ou dommage ; ambitieux, il méprise ses égaux et ne peut supporter d’être dirigé par eux ; jaloux de l’estime ou de la fortune, deux choses qui ne sont jamais également réparties, il désire le malheur d’autrui et s’en réjouit ; à quoi bon achever cette peinture ? Qui ne sait combien le dégoût du présent, l’amour des révolutions, la colère effrénée, la pauvreté prise en mépris, inspirent souvent de crimes aux hommes, s’emparent de leurs esprits, les agitent et les bouleversent ? Prévenir tous ces maux, constituer le gouvernement de façon à ne point laisser de place à la fraude, établir enfin un tel ordre de choses que tous les citoyens, quels que soient leur caractère et leur esprit, sacrifient leurs intérêts au public, voilà l’ouvrage, voilà la difficile mission du pouvoir. On s’est livré à mille recherches, on s’est épuisé en combinaisons qui n’ont pas empêché que les périls de l’État ne vinssent toujours du dedans plutôt que du dehors, et que les gouvernants n’eussent plus à craindre leurs concitoyens que les ennemis. Témoin la république romaine, invincible à ses ennemis, si souvent vaincue et misérablement opprimée par ses propres citoyens, principalement dans la guerre civile de Vespasien contre Vitellius. On peut sur ce point s’en rapporter à Tacite, qui dans ses Histoires (liv. IV, init.) dépeint le déplorable aspect de Rome à cette époque. — « Alexandre (dit Quinte-Curce à la fin du livre VIII) croyait plus à l’autorité de son nom sur les ennemis que sur ses concitoyens, puisqu’il les jugeait capables de ruiner toute sa puissance, etc., et que, redoutant le destin qui l’attendait, il parlait ainsi à ses amis : Vous, défendez-moi contre la fourberie et contre les pièges des miens, la guerre n’aura ni dangers ni hasards que je n’affronte hardiment. Philippe eut moins à craindre sur le champ de bataille qu’au milieu du théâtre : il échappa souvent aux mains des ennemis, et tomba sous les coups des siens. Rappelez-vous la mort de vos rois : combien plus sont morts de la main de leurs sujets que de celle des ennemis ! » (voyez Quinte-Curce, liv. IX, chap. 6). Voilà pourquoi les rois qui avaient usurpé le pouvoir, dans l’intérêt de leur sécurité, se sont efforcés de persuader aux hommes qu’ils étaient issus de la race des dieux immortels. Ils pensaient sans doute que leurs sujets et tous les hommes, les considérant non plus comme leurs pareils, mais comme des dieux, se laisseraient volontiers gouverner par eux et leur abandonneraient facilement leur liberté. C’est ainsi qu’Auguste persuada aux Romains qu’il descendait d’Énée, considéré comme fils de Vénus et placé au rang des dieux, et qu’il voulut avoir ses temples, ses statues, ses flammes, ses prêtres, son culte (Tacite, Annales, liv. I). Alexandre voulut être salué fils de Jupiter, et cela par sagesse et non par orgueil, comme le prouve assez sa réponse aux reproches d’Hermolaüs : « N’était-ce pas, dit-il, une chose ridicule qu’Hermolaüs exigeât de moi que je reniasse Jupiter, dont l’oracle me proclame son fils ! Disposai-je donc de la réponse des dieux ? Le dieu m’a offert le nom de son fils ; l’état des affaires me faisait une loi de l’accepter ; puissent les Indiens, eux aussi, me considérer comme un dieu ! C’est la renommée qui décide du sort des batailles, et souvent une croyance erronée a joué le rôle de la vérité. » (Quinte-Curce, liv. VIII, chap. 8). Ici Alexandre laisse voir clairement les motifs qui le portent à tromper le vulgaire. C’est aussi ce que fait Cléon dans le discours où il s’efforce de persuader aux Macédoniens de se soumettre aux volontés du roi. Après avoir célébré avec admiration la gloire d’Alexandre, après avoir récapitulé ses hauts faits, et par là donné à l’illusion qu’il veut répandre les apparences de la vérité, il arrive à montrer les avantages de cette superstition : « Ce n’est pas seulement par piété, c’est aussi par prudence que les Perses placent leurs rois au rang des dieux : la majesté, voilà la sauvegarde des rois. » Et il termine en disant que lui-même, quand le roi entrera dans la salle du festin, il se prosternera à terre ; que tous les soldats doivent en faire autant, ceux surtout qui prennent conseil de la sagesse (voyez le même auteur, liv. VIII, chap. 5). Mais les Macédoniens étaient trop éclairés pour être dupes ; et il n’est pas d’hommes, à moins qu’ils ne soient entièrement barbares, qui se laissent tromper si grossièrement, et qui de sujets consentent à devenir esclaves et à renoncer à eux-mêmes. D’autres peuples cependant se laissèrent persuader que la majesté des rois est chose sacrée, qu’ils représentent Dieu sur la terre, sont envoyés par Dieu et ne dépendent pas du suffrage et de l’assentiment des hommes, qu’une providence particulière veille sur eux, et que Dieu les protége de son bras. Et de cette manière les monarques ont pourvu à leur sécurité par mille dispositions, que je passe sous silence, pour arriver aux choses dont je me propose de traiter. Je me bornerai, comme je l’ai dit, à indiquer et à examiner les dispositions que Dieu révéla autrefois à Moïse.

J’ai déjà dit ci-dessus, chapitre V, qu’après la sortie d’Égypte, les Hébreux n’étaient plus assujettis aux lois d’aucune nation, et qu’il leur était loisible d’instituer des lois nouvelles et de choisir les terres qui seraient à leur convenance. En effet, délivrés de l’intolérable oppression des Égyptiens, sans engagement avec personne, ils étaient rentrés dans leur droit naturel sur toutes choses ; et chacun pouvait se poser la question de savoir s’il se conserverait ce droit, ou bien s’il s’en dépouillerait et le confierait à autrui. C’est donc lorsqu’ils étaient rétablis dans cet état de nature que, d’après le conseil de Moïse, auquel avait foi le peuple entier, ils prirent la résolution de déposer leurs droits dans les mains, non pas d’un homme, mais de Dieu lui-même ; et que, sans hésitation, unanimement, ils promirent d’obéir absolument à tous les ordres de Dieu, et de ne reconnaître d’autre droit que celui que Dieu révélerait lui-même par ses prophètes. Et cette promesse ou cet abandon du droit de chacun à Dieu s’opéra de la même façon que nous avons conçu que cela arrive dans les sociétés ordinaires, lorsque le peuple se détermine à se dépouiller de ses droits naturels. C’est en effet en vertu d’un pacte (voyez l’Exode, chap. XXIV, vers. 7), et en s’obligeant par serment, qu’ils renoncèrent librement, et non par force ou par crainte, à leurs droits naturels, et les transférèrent à Dieu. Ensuite, pour que ce pacte fût solidement établi et à l’abri de tout soupçon de fraude, Dieu ne ratifia rien avec les Hébreux avant qu’ils eussent fait l’épreuve de son admirable puissance, à qui seule ils avaient dû leur salut, et qui seule aussi pouvait les maintenir dans un état prospère (voyez l’Exode, chap. XIX, vers. 4, 5) ; et c’est parce qu’ils furent convaincus qu’il n’y avait pour eux de salut que dans la puissance divine, qu’ils abdiquèrent la puissance naturelle qui leur avait été donnée pour se conserver, et que peut-être autrefois ils s’étaient attribuée comme venant d’eux-mêmes, pour la remettre à Dieu avec tous leurs droits. Aussi le gouvernement des Hébreux n’eut d’autre chef que Dieu, et en vertu du pacte primitif leur royaume seul put être appelé à bon droit le royaume de Dieu, et Dieu le roi des Hébreux. Par conséquent les ennemis de ce gouvernement étaient les ennemis de Dieu ; les citoyens qui cherchaient à usurper le pouvoir étaient coupables de lèse-majesté divine, et les droits de l’État étaient les droits et les commandements de Dieu lui-même. C’est pourquoi, dans cet État, le droit civil et la religion, qui consiste, comme nous l’avons montré, dans la simple obéissance à la volonté de Dieu, n’étaient qu’une seule et même chose ; en d’autres termes, les dogmes de la religion, chez les Hébreux, ce n’étaient pas des enseignements, mais des droits et des prescriptions ; la piété, c’était la justice ; l’impiété, c’était l’injustice et le crime. Celui qui renonçait à la religion cessait d’être citoyen, et par cela seul était réputé ennemi ; mourir pour la religion, c’était mourir pour la patrie ; en un mot, entre le droit civil et la religion, il n’y avait point de différence. Et c’est pour cette raison que ce gouvernement a pu être appelé théocratique, les citoyens n’y reconnaissant pas de droit qui n’eût été révélé par Dieu. Du reste, toutes ces dispositions existèrent plutôt dans l’opinion que dans la réalité, car les Hébreux conservèrent effectivement un droit politique indépendant, comme cela ressort évidemment de la manière dont l’État hébraïque était administré, et c’est ce que nous allons expliquer.

Puisque les Hébreux ne transférèrent leurs droits à aucune personne déterminée, mais en cédèrent réciproquement une égale partie, comme dans une démocratie, et s’engagèrent, d’un cri unanime, à exécuter tout ce que Dieu ordonnerait (sans désigner aucun médiateur), n’en résulte-t-il pas qu’après ce pacte ils demeurèrent tous égaux comme auparavant, que chacun eut également le droit de consulter Dieu, d’accepter et d’interpréter les lois ; et en général, que toute l’administration de l’État fut également dans les mains de tous ? Et c’est pour cela que la première fois ils allèrent tous ensemble consulter Dieu, pour apprendre de lui sa volonté ; mais telle fut leur frayeur lorsqu’ils se prosternèrent devant Dieu, tel fut leur étonnement, lorsqu’ils l’entendirent parler, qu’ils se crurent tous à leur dernière heure. Éperdus, saisis de crainte, ils vont de nouveau trouver Moïse : « Nous avons entendu parler Dieu au milieu des flammes, et nous ne voulons pas mourir ; point de doute que ces flammes ne nous dévorent : si nous entendons une seconde fois la voix de Dieu, nous n’échapperons pas à la mort. Va donc, écoute la parole de Dieu, et c’est toi (et non plus Dieu) qui nous parleras. Tout ce que Dieu t’aura dit, nous l’accepterons, nous l’exécuterons. » Par ces dispositions, évidemment ils abolirent leur premier pacte, et abandonnèrent complètement à Moïse le droit qu’ils avaient de consulter Dieu par eux-mêmes et d’interpréter ses ordres. Car ce n’était plus, comme auparavant, aux ordres dictés par Dieu au peuple, mais aux ordres dictés par Dieu à Moïse, qu’ils s’engageaient à obéir (voyez le Deutéronome, chap. V, après le Décalogue, et chap. XVIII, vers. 15, 16). C’est ainsi que Moïse demeura seul le dispensateur et l’interprète des lois divines, par conséquent le juge souverain, ne pouvant être jugé lui-même par personne, représentant lui seul Dieu parmi les Hébreux, et possédant à ce titre la majesté suprême. À lui seul, en effet, appartenait le droit de consulter Dieu, de transmettre les ordres au peuple et d’en exiger l’exécution ; à lui seul, dis-je : car si quelqu’un, du vivant de Moïse, voulait annoncer quelque chose au peuple au nom de Dieu, fût-il véritablement prophète, il n’en était pas moins déclaré coupable d’usurper le droit suprême (voyez les Nombre, chap. XXII, vers. 28)[2]. Et il faut remarquer ici que les mêmes hommes qui avaient élu Moïse n’avaient pas le droit de lui élire un successeur. Car en abandonnant à Moïse le droit qu’ils avaient de consulter Dieu, et en s’engageant à le considérer comme l’oracle de Dieu, ils perdirent par le fait même tous leurs droits, et durent considérer l’élu de Moïse comme l’élu de Dieu lui-même. Or si Moïse se fût choisi un successeur qui, comme lui, eût tenu dans sa main l’administration entière de l’État, à savoir, le droit de consulter Dieu, seul, dans sa tente, et par suite celui de faire les lois et de les abroger, de décider de la paix et de la guerre, d’envoyer des députés, de nommer des juges, de se choisir un successeur, et enfin d’administrer d’une manière absolue toutes les choses qui sont du ressort du souverain pouvoir, le gouvernement eût été une pure monarchie ; avec cette seule différence que les monarchies ordinaires se gouvernent et doivent être gouvernées selon certaines lois, en vertu d’un décret de Dieu inconnu du monarque lui-même, au lieu que dans la monarchie des Hébreux le monarque était seul initié aux décrets de Dieu ; différence qui, loin de diminuer la puissance du souverain et ses droits sur le peuple, ne fait que les accroître encore. Quant au peuple, dans l’un et l’autre gouvernement, il est également sujet, également ignorant des décrets divins. Dans tous les deux, il est en quelque sorte suspendu à la parole du souverain, et apprend de lui ce qui est bien et ce qui est mal. Et quoique le peuple croie que le souverain ne commande rien qui ne soit un ordre révélé par Dieu, loin d’en être diminuée, sa sujétion n’en est que plus réelle et plus étroite. Mais Moïse ne se choisit pas un pareil successeur. Il laissa aux Hébreux un gouvernement tellement organisé, qu’il ne peut être appelé ni populaire, ni aristocratique, ni monarchique, mais plutôt théocratique. À un pouvoir distinct fut attribué le droit d’interpréter les lois et de communiquer au peuple les réponses de Dieu ; à un autre, le droit et le pouvoir d’administrer l’État selon les lois déjà expliquées, selon les réponses déjà transmises. (Sur ce sujet, voyez les Nombres, chap. XXVII, vers. 21[3].)

Pour plus de clarté, je vais exposer ici point par point l’organisation du gouvernement hébreu. D’abord il fut ordonné au peuple de bâtir un édifice qui fût comme le palais de Dieu, c’est-à-dire de la souveraine majesté de l’État ; et cet édifice fut construit non pas aux frais d’un seul homme, mais du peuple tout entier, afin que le lieu où Dieu devait être consulté appartînt également à tous. Ce palais divin eut en quelque sorte pour officiers et pour administrateurs les Lévites, entre lesquels Moïse choisit, pour être chef suprême après Dieu, son frère Aharon, auquel ses fils devaient légitimement succéder. Ce chef, le premier après Dieu, fut chargé d’interpréter les lois, de transmettre au peuple les réponses de l’oracle divin, et d’offrir des sacrifices à Dieu pour le peuple. S’il eût ajouté à toutes ces prérogatives le pouvoir exécutif, il ne lui eût plus rien manqué pour être souverain absolu ; mais cela lui fut refusé ainsi qu’à toute la tribu de Lévi, qui, loin d’avoir en main aucun pouvoir, ne reçut pas même, comme les autres tribus, une portion de terre qui lui appartînt en propre et dont elle pût tirer sa subsistance. Moïse voulut que le peuple tout entier contribuât à sa nourriture, et en même temps environnât de respects et d’honneurs cette tribu, seule consacrée au culte de Dieu. Ensuite, les douze autres tribus formèrent une milice et reçurent ordre d’envahir la terre de Chanaan, de la diviser en douze parties, et de les tirer au sort entre les tribus. Pour cela on choisit douze chefs, un dans chaque tribu, lesquels, avec Josué et le souverain pontife Éléazar, furent chargés de diviser les terres en douze parties et de les distribuer par la voie du sort. Josué fut élu le chef suprême de la milice, et à lui seul fut conféré le droit, d’abord de consulter Dieu dans les nouvelles affaires qui surviendraient (non pas comme Moïse, seul dans sa tente ou dans le tabernacle, mais par l’intermédiaire du souverain pontife, qui recevait seul la réponse de Dieu), ensuite d’exécuter et de faire respecter par le peuple les ordres de Dieu transmis par le pontife, de trouver et d’employer les moyens de les exécuter, de choisir dans l’armée autant de chefs qu’il voudrait et ceux qu’il voudrait, d’envoyer des députés en son propre nom, et enfin de disposer avec une liberté absolue de tout ce qui concerne la guerre. Personne ne devait le remplacer par droit de légitime succession, et son successeur ne pouvait être élu que par Dieu, sur la demande expresse du peuple tout entier. Parfois même, tout ce qui concerne la paix et la guerre fut remis aux mains des chefs de tribu, comme je le montrerai bientôt. Enfin, Moïse ordonna que tous les Hébreux portassent les armes depuis vingt jusqu’à soixante ans, et que l’armée, recrutée tout entière dans les rangs du peuple, jurât fidélité, non au général, non au souverain pontife, mais à la religion ou à Dieu. Voilà pourquoi l’armée ou les bataillons furent appelés l’armée de Dieu ou les bataillons de Dieu ; voilà pourquoi Dieu fut appelé chez les Hébreux le Dieu des armées ; voilà pourquoi, dans la grande bataille qui devait décider du triomphe ou de la défaite du peuple tout entier, l’arche d’alliance était portée au milieu de l’armée, afin que les soldats, voyant leur roi pour ainsi dire présent dans leurs rangs, fissent des efforts extraordinaires. Ces dispositions de Moïse montrent clairement qu’il voulut laisser au peuple après lui des administrateurs, non des tyrans. Aussi ne donna-t-il à personne le droit de consulter Dieu, seul et dans le lieu qui lui plairait, non plus, par conséquent, que le droit qu’il avait lui-même d’établir et d’abolir les lois, de décider de la paix et de la guerre, d’élire les administrateurs du temple et des villes, toutes choses qui n’appartiennent qu’à celui qui possède le pouvoir absolu. Le souverain pontife avait le droit d’interpréter les lois et de transmettre les réponses de Dieu, non comme Moïse, chaque fois qu’il le voulait, mais seulement sur la demande du général, ou de l’assemblée suprême, ou de quelque autre corps constitué. De leur côté, le général en chef de l’armée et les assemblées pouvaient consulter Dieu quand ils le voulaient, mais ils ne pouvaient recevoir les réponses de Dieu que par l’intermédiaire du souverain pontife. De sorte que la parole de Dieu, dans la bouche du souverain pontife, n’était pas un décret comme dans la bouche de Moïse, mais une simple réponse. Transmise à Josué et aux assemblées, elle prenait force de loi ; c’était un ordre, un décret. D’après ces dispositions, le souverain pontife, qui recevait directement les réponses de Dieu, n’avait pas d’armée sous ses ordres et n’exerçait aucun pouvoir légitime dans le gouvernement de l’État ; et réciproquement ceux qui possédaient des terres n’avaient pas le droit d’établir des lois. Les souverains pontifes Aharon et son fils Éléazar furent l’un et l’autre élus par Moïse ; mais après la mort de Moïse, personne n’hérita du droit d’élire le souverain pontife, et le fils succéda légitimement à son père. De même le général de l’armée fut élu par Moïse et non par l’autorité du souverain pontife ; c’est en recevant ses droits de Moïse qu’il prit la fonction de général. Voilà pourquoi, après la mort de Josué, le pontife n’élut personne à sa place ; voilà pourquoi les chefs des tribus ne consultèrent pas Dieu sur le choix d’un nouveau général ; mais chacun exerça sur les soldats de sa tribu et tous ensemble exercèrent sur toute l’armée les droits qui avaient appartenu à Josué. Et il ne me semble pas qu’ils aient eu besoin d’un chef suprême, si ce n’est dans les circonstances où l’armée entière réunie marchait contre un ennemi commun. C’est ce qui arriva, surtout du temps de Josué, lorsque les Hébreux n’avaient pas encore de résidence bien fixe, et que toutes choses appartenaient à tous. Mais après que les terres prises par le droit de la guerre eurent été partagées entre les tribus, et que toutes choses n’appartinrent plus à tous, par cela même la nécessité d’un chef commun cessa de se faire sentir, les hommes des différentes tribus étant, grâce à cette distribution, les uns par rapport aux autres, moins des concitoyens que des alliés. Relativement à Dieu et à la religion, ils devaient être considérés comme des concitoyens ; relativement aux droits d’une tribu sur l’autre, comme de simples alliés. Les tribus étaient toutes semblables en cela (à l’exception du temple qui leur était commun) aux États confédérés des Hollandais. Qu’est-ce en effet que la division en différentes parties d’un bien commun, si ce n’est la possession exclusive par chacun de la portion qui lui échoit, et de la part des autres l’abandon volontaire de leurs droits sur cette même portion ? Voilà pourquoi Moïse élut des chefs de tribu. Il voulut qu’après la division de l’État, chaque chef veillât sur les intérêts des siens, consultât Dieu, par l’intermédiaire du souverain pontife, sur les affaires de sa tribu, commandât l’armée, fondât et fortifiât les villes, établît des juges dans chaque cité, repoussât ses ennemis particuliers, administrât tout ce qui concerne la paix et la guerre, enfin, qu’il n’y eût point d’autre juge que Dieu pour chaque chef[4], Dieu, dis-je, et les prophètes expressément envoyés par lui. Un chef abandonnait-il la loi de Dieu, les autres tribus devaient, non pas le juger comme un sujet, mais en tirer vengeance comme d’un ennemi qui aurait manqué à la foi des traités. Nous en avons des exemples dans l’Écriture. Après la mort de Josué, les fils d’Israël, et non pas un nouveau général des armées, consultèrent Dieu. Il fut répondu que la tribu de Juda devait la première faire invasion chez les ennemis qui lui étaient particuliers. Elle fit donc alliance avec la tribu de Siméon pour envahir avec leurs forces réunies leurs ennemis communs ; les autres tribus restèrent en dehors de cette alliance (voyez les Juges, chap. I, II, III). Chacune et séparément (comme nous l’avons raconté dans le précédent chapitre) fit la guerre contre ses ennemis particuliers, et, selon son bon plaisir, reçut les soumissions de tels ou tels peuples, bien que les décrets de Dieu défendissent d’en épargner aucun, à quelque condition que ce fût, et ordonnassent de tout exterminer. Cette infraction est blâmée, à la vérité, mais on ne voit pas que personne ait appelé en jugement les tribus coupables. Ce n’était pas là en effet un motif suffisant pour les Hébreux de lever les armes contre eux-mêmes et de s’immiscer les uns dans les affaires des autres. Quant à la tribu de Benjamin, qui avait outragé le reste de la nation et brisé le lien de la paix, au point que personne ne pût trouver chez elle une hospitalité sûre, les autres tribus la traitèrent en ennemie, envahirent son territoire, et, victorieuses enfin après trois combats, enveloppèrent tout, coupables et innocents, dans un massacre sur lequel elles répandirent ensuite des larmes tardives.

Ces exemples confirment pleinement ce que nous avons dit du droit de chaque tribu. Mais peut-être quelqu’un demandera qui choisissait le successeur du chef de tribu. Sur ce point il est impossible de rien recueillir de certain dans la Bible. Voici toutefois ce que je conjecture. Chaque tribu était divisée en familles, et les chefs de famille étaient choisis parmi les vieillards de chaque famille ; le plus ancien parmi ces derniers succédait au chef de la tribu. N’est-ce pas, en effet, parmi les anciens que Moïse se choisit soixante-dix conseillers qui formaient avec lui l’assemblée suprême ? Ceux qui, après la mort de Josué, eurent l’administration de l’État ne sont-ils pas appelés du nom de vieillards dans l’Écriture ? Les Hébreux n’appellent-ils pas sans cesse les juges les anciens ? Et tout le monde ne sait-il pas cela ? Mais, pour le but que nous nous proposons, il importe peu d’éclaircir ce point ; il suffit que nous ayons montré qu’après la mort de Moïse, personne ne remplit les fonctions de chef suprême absolu. Puisque, en effet, ce n’était ni la volonté d’un seul homme, ni celle d’une seule assemblée, ni celle du peuple, qui décidait de toutes les affaires, mais que les unes étaient administrées par une seule tribu, les autres par toutes les tribus avec un droit égal, n’en résulte-t-il pas avec la dernière évidence que le gouvernement, après la mort de Moïse, ne fut ni monarchique, ni aristocratique, ni populaire, mais qu’il fut, comme nous l’avons dit, théocratique ; et cela par les raisons suivantes : 1° le siège de l’État était un temple ; et c’est par là seulement, comme nous l’avons montré, que les hommes de toutes les tribus étaient concitoyens ; 2° tous les membres de l’État devaient jurer fidélité à Dieu, leur juge suprême, auquel seul ils avaient promis en toutes choses une obéissance absolue ; 3° enfin le commandant suprême des armées, quand il en était besoin, ne pouvait être élu que par Dieu seul ; c’est ce que dit expressément Moïse, au nom de Dieu, dans le Deutéronome, chapitre XIX, verset 15 ; c’est ce que confirme l’élection de Gédéon, de Samson et de Shamuël, de sorte qu’on ne saurait douter que les autres chefs, fidèles à Dieu, n’aient été élus de la même manière, bien que cela ne soit pas constaté par leur histoire.

Reste à voir maintenant jusqu’à quel point une telle constitution était propre à maintenir les esprits dans la modération, et à retenir les gouvernants et les gouvernés également loin, ceux-ci de la rébellion, ceux-là de la tyrannie.

Ceux qui administrent l’État ou qui ont le pouvoir en main, quelque action qu’ils fassent, s’efforcent toujours de la revêtir des couleurs de la justice et de persuader au peuple qu’ils ont agi dans des vues honorables ; ce qui est chose facile, quand l’interprétation du droit est en leur pouvoir. Il n’est pas douteux, en effet, qu’un tel privilège ne leur donne la plus grande liberté possible de s’abandonner à tous leurs caprices et à toutes leurs passions ; au contraire, cette liberté serait fortement contenue, si le droit d’interpréter la loi était dans les mains d’un autre, et si la vraie interprétation de la loi était si manifeste pour tout le monde qu’il n’y eût pas d’hésitation possible. D’où il suit clairement que les chefs des Hébreux eurent une grande occasion de moins de commettre des crimes, par cela seul que le droit d’interpréter la loi fut confié aux Lévites (voyez le Deutéronome, chap. XXI, vers. 5), qui ne possédaient dans l’État ni terre ni pouvoir administratif, et dont toute la fortune et toute la gloire consistait dans la vraie interprétation de la loi. Ajoutez à cela que le peuple entier était obligé, chaque septième année, de se rassembler dans un lieu déterminé, où le pontife expliquait et enseignait la loi, et, en outre, que chacun en particulier devait lire et relire sans cesse avec la plus grande attention le livre de la loi tout entier (voyez le Deutéronome, chap. XXXI, vers. 9. etc. ; et chap. VI, vers. 7). Aussi les chefs des Hébreux, dans leur propre intérêt, devaient-ils veiller à ce que toutes choses fussent administrées selon les lois prescrites et connues de tout le monde ; seul moyen pour eux d’être comblés d’honneurs par le peuple, qui respectait alors en eux les ministres du royaume de Dieu et les représentants de Dieu lui-même. De toute autre manière, ils ne pouvaient échapper à la plus terrible de toutes les haines, les haines de religion. En outre, ce qui ne contribua pas peu à mettre un frein aux passions des chefs, c’est que l’armée se composait de tous les citoyens (sans exception d’un seul, depuis la vingtième jusqu’à la soixantième année), et que les chefs ne pouvaient enrôler à prix d’argent aucun soldat étranger ; cela, dis-je, n’était pas de médiocre importance. N’est-ce pas, en effet, une chose évidente que ce n’est qu’avec une armée à leur solde que les chefs peuvent opprimer le peuple, et qu’ils ne redoutent rien tant que la liberté de soldats concitoyens qui ont payé de leur courage, de leurs fatigues, de leur sang prodigué sur les champs de bataille la liberté et la gloire de l’État ? Voilà pourquoi Alexandre, sur le point d’engager un second combat contre Darius, après avoir entendu l’avis de Parménion, ne s’emporta pas contre lui, mais bien contre Polysperchon, qui partageait cependant le même avis. C’est que, comme dit Quinte-Curce, livre IV, chapitre 13, il n’osa pas faire de nouveaux reproches à Parménion, qu’il avait, peu de temps auparavant, réprimandé avec trop de violence. Et cette liberté des Macédoniens, qu’il redoutait tant, comme nous l’avons déjà dit, il ne put la plier sous le joug qu’après que les captifs entrés dans l’armée surpassèrent en nombre les Macédoniens. Alors il lâcha la bride à son humeur emportée, si longtemps contenue par la liberté des soldats ses concitoyens. Or si dans un État purement humain la liberté de soldats concitoyens retient ainsi des chefs qui ont coutume d’accaparer pour eux seuls l’honneur de la victoire, combien cette même liberté dut-elle être un frein plus puissant pour les chefs des Hébreux, dont les soldats combattaient, non pour la gloire du chef, mais pour la gloire de Dieu, et n’engageaient l’action que sur la réponse formelle de Dieu !

Ajoutez encore que les chefs des Hébreux étaient tous unis entre eux par le lien de la religion. Quelqu’un d’entre eux y était-il infidèle, et violait-il le droit divin d’un autre chef, par là même il pouvait être considéré comme ennemi, et les dernières extrémités contre lui étaient légitimes.

Ajoutez en troisième lieu la crainte de quelque nouveau prophète. Un homme d’une vie irréprochable prouvait-il par quelques signes qu’il était véritablement prophète, à lui appartenait le droit souverain de commander, tel que l’avait possédé Moïse, à qui Dieu se révélait directement, et non pas comme aux autres chefs, par l’intermédiaire du pontife. Or il n’est point douteux qu’un tel homme ne mît facilement dans son parti un peuple opprimé, et, à l’aide de quelques signes, ne disposât de sa confiance à son gré. Mais si l’État était bien administré, le chef pouvait à l’avance disposer les choses de telle sorte que le prophète dût d’abord se soumettre à son jugement, et qu’il lui appartînt d’examiner si sa vie était irréprochable, si les signes qu’il donnait de sa mission étaient certains et incontestables, enfin, si ce qu’il venait annoncer au nom de Dieu était en harmonie avec la doctrine reçue, avec les lois générales de la patrie ; et dans le cas où les signes n’étaient pas assez manifestes, et où la doctrine était nouvelle, le chef avait le droit de condamner le prophète à mort. Mais quand le prophète était dans les intérêts du prince, il suffisait de l’autorité et du témoignage du chef de l’État pour le faire accepter au peuple.

Ajoutez, en quatrième lieu, que le chef ne l’emportait sur le reste du peuple ni par la noblesse, ni par le droit du sang, mais que c’était à son âge et à sa vertu qu’il devait d’administrer l’État.

Ajoutez enfin que, chef et armée, personne ne préférait la guerre à la paix. L’armée, en effet, comme nous l’avons déjà dit, ne recevait dans ses rangs que des citoyens, et c’étaient les mêmes hommes, dans la guerre comme dans la paix, qui avaient les affaires en main. Le même homme était soldat au camp, citoyen sur la place publique ; officier au camp, juge dans la cité ; commandant général au camp, chef suprême dans la ville. Aussi personne ne désirait-il la guerre pour la guerre, mais en vue de la paix, et dans le but de défendre la liberté. Même le chef, pour éviter d’aller consulter le souverain pontife, et de se tenir debout devant lui, par respect pour sa dignité, repoussait autant que possible toute situation nouvelle. Telles sont les raisons qui contenaient l’autorité des chefs dans de justes limites. Maintenant quelles sont celles qui retenaient le peuple ? elles ressortent avec évidence de la constitution fondamentale de l’État. Il suffit de l’examiner, même légèrement, pour se convaincre qu’elle dut nourrir dans l’esprit du peuple un singulier amour de la patrie, et lui rendre presque impossible la pensée d’une trahison ou d’une défection, mais que tous les Hébreux au contraire durent être disposés à tout souffrir plutôt que de se soumettre à la domination étrangère. Eux qui avaient remis leurs droits dans les mains de Dieu, qui croyaient que leur royaume était le royaume de Dieu, qu’ils étaient seuls les fils de Dieu, que toutes les autres nations étaient ses ennemies, et qui à ce titre les accablaient de la haine la plus violente (c’était, selon eux, un acte de piété, voyez le psaume CXXXIX, vers. 21, 22), comment n’auraient-ils pas eu par-dessus tout horreur de jurer fidélité et de promettre obéissance à l’étranger ? Pouvaient-ils concevoir un plus honteux forfait, un crime plus exécrable, que de trahir la patrie, royaume du Dieu qu’ils adoraient ? C’était même une chose honteuse pour un citoyen de fixer sa demeure ailleurs que dans sa patrie, parce qu’il n’était permis de satisfaire au culte de Dieu que sur le sol de la patrie, la patrie seule étant une terre sainte, et tout autre pays une terre immonde et profane. Voilà pourquoi David, forcé de s’exiler, se répand en plaintes devant Saül : Si ceux qui excitent ta colère contre moi sont des hommes, ils sont maudits, puisqu’ils me retranchent de la société et de l’héritage de Dieu, et qu’ils me disent : Va et sacrifie aux dieux étrangers (voyez Shamuel, XXVI, vers. 19). Et c’est pour ce motif qu’aucun citoyen, ce qui mérite d’être bien remarqué, ne pouvait être condamné à l’exil. Le coupable en effet mérite le supplice, et non la honte et l’opprobre. L’amour des Hébreux pour la patrie n’était donc pas simplement de l’amour, c’était de la religion. Et cet amour, cette religion, en même temps que leur haine pour les autres nations, étaient tellement encouragés et nourris par le culte de chaque jour qu’ils leur étaient devenus naturels. En effet, non-seulement leur culte de chaque jour était essentiellement différent de tout autre (ce qui les distinguait et les séparait profondément d’avec les autres peuples), mais ces différences allaient jusqu’à l’opposition. Or de cette réprobation dont ils accablaient chaque jour les autres nations dut naître une haine éternelle, fermement enracinée dans tous les esprits, comme peut l’être une haine qui a son origine dans la dévotion et la piété, et qui, étant considérée comme un acte pieux, n’a pas d’égale pour la violence et l’opiniâtreté. Ajoutez à cela une cause générale qui enflamme de plus en plus la haine, à savoir, la réciprocité ; car les autres nations durent avoir en retour pour les Juifs la haine la plus violente. Qu’on réunisse maintenant toutes ces circonstances, la liberté dans l’État, l’amour de la patrie porté jusqu’à la religion, à l’égard des autres peuples un droit absolu et une haine non-seulement permise mais pieuse, l’habitude de voir des ennemis partout, la singularité des mœurs et des coutumes, combien tout cela ne dut-il pas contribuer à affermir l’âme des Hébreux et les préparer à tout supporter pour la patrie avec une constance et un courage peu communs ! c’est ce qu’enseigne clairement la raison et ce qu’atteste l’expérience. Jamais, en effet, tant que la ville capitale fut debout, les Hébreux ne purent supporter la domination étrangère, et c’est pourquoi on appelait Jérusalem la cité rebelle (voyez Hezras, chap. IV, vers. 12, 15). Le second empire (qui fut à peine une ombre du premier, après que les pontifes eurent usurpé le pouvoir souverain) ne put être que difficilement détruit par les Romains ; c’est ce que Tacite, livre II des Histoires, atteste par ces paroles : Vespasien avait terminé la guerre judaïque en abandonnant le siège de Jérusalem, entreprise pénible et ardue, à cause du caractère de la nation et de l’opiniâtreté de ses superstitions, bien qu’il ne restât pas aux assiégés assez de force pour supporter les suites d’un siège. Mais outre ces circonstances dont l’appréciation dépend un peu du caprice de l’opinion, il y avait encore dans cet état quelque chose de particulier et de très-puissant qui dut retenir les citoyens dans le devoir et éloigner de leur esprit toute pensée de défection, tout désir d’abandonner la patrie, je veux parler de l’intérêt, qui dirige et anime toutes les actions humaines. Et cela, dis-je, était particulier à cet État. C’est que nulle part et dans aucun État les citoyens ne jouissaient de leurs biens avec des droits égaux à ceux des Hébreux qui possédaient une part de terres et de champs égale à celle du chef, et demeuraient éternellement maîtres de la part qui leur était échue. Quelqu’un pressé par le besoin vendait-il son fonds ou sa terre, le jubilé arrivé il rentrait complètement en possession ; et toutes choses étaient tellement disposées que personne ne pût aliéner le bien-fonds qui était sa propriété. Ensuite la pauvreté ne pouvait être nulle part aussi facile à supporter que dans un pays où la charité envers le prochain, c’est-à-dire de citoyen à citoyen, devait être pratiquée comme un acte souverainement pieux et comme l’unique moyen de se rendre Dieu propice. Il n’y avait donc de bonheur pour les Hébreux qu’au sein de leur patrie ; hors de là ils ne pouvaient trouver que dommage et opprobre. Quoi de plus merveilleusement propre, non-seulement à retenir les citoyens sur le sol de la patrie, mais aussi à les préserver des guerres civiles, en bannissant tout sujet de querelles et de discordes, que de reconnaître pour souverain, non pas un égal, mais Dieu seul, et de considérer comme un acte de souveraine piété cette charité, cet amour de citoyen à citoyen, qui s’alimentait sans cesse de la haine que les Juifs portaient aux autres nations, et que celles-ci leur renvoyaient ? Ce qui n’était pas non plus d’une médiocre importance, c’est cette discipline qui les pliait de bonne heure à une obéissance absolue, obligés qu’ils étaient de se soumettre en toutes choses aux prescriptions invariables de la loi. Ainsi il n’était permis à personne de labourer à son gré, mais seulement à de certaines époques et dans de certaines années déterminées, avec une seule et même espèce de bêtes de trait. De même, il n’était permis de semer, de moissonner, que d’une certaine manière et à une certaine époque. Leur vie enfin était comme un perpétuel sacrifice à l’obéissance. (Sur ce sujet, voyez notre chap. V : De l’usage des cérémonies.) Ainsi habitués à des pratiques invariablement les mêmes, cette servitude dut leur paraître la vraie liberté. Personne ne désirait ce qui était défendu, mais bien ce qui était ordonné par la loi. Mais ce qui ne contribua pas non plus médiocrement à entretenir ces bonnes dispositions chez les Hébreux, c’est que la loi leur faisait un devoir à certaines époques de l’année de se livrer au repos et à la joie, et cela pour obéir non pas aux vœux de leur cœur, mais à Dieu de tout leur cœur. Trois fois l’an ils étaient les convives de Dieu (voyez le Deutéronome, chap. XVI). Le septième jour de la semaine, ils devaient s’abstenir de tout travail et se livrer au repos. En outre, certaines autres époques étaient désignées pendant lesquelles les plaisirs honnêtes et les festins leur étaient non-seulement permis, mais ordonnés. Et je ne pense pas qu’on puisse rien imaginer de plus efficace pour gouverner les esprits des hommes. Rien ne les charme davantage que cette joie qui a son origine dans la dévotion, laquelle est un mélange d’admiration et d’amour[5]. D’ailleurs ils étaient prémunis contre le dégoût qu’amène la longue habitude des mêmes choses par la rareté et la variété des cérémonies usitées dans les jours de fête. Ajoutez à cela ce souverain respect pour le temple qui fut tel pour les Hébreux qu’ils se montrèrent toujours religieux observateurs des cérémonies particulières qu’ils devaient accomplir selon la loi avant d’y entrer. C’est au point qu’aujourd’hui même les Hébreux ne sauraient lire sans un profond sentiment d’horreur le récit du crime de Manassé, qui osa élever une idole au milieu du temple. À l’égard des lois religieusement conservées au fond du sanctuaire, même profond respect de la part du peuple. Aussi n’avait-on à craindre de sa part ni rumeurs, ni jugements anticipés. Qui oserait porter un jugement sur les choses divines ? À tous les ordres prescrits, ou par les réponses de Dieu parlant dans le temple, ou par les lois établies de Dieu lui-même, les Hébreux devaient obéir sur-le-champ et sans examen.

Je crois avoir montré brièvement, il est vrai, mais assez clairement les avantages de la constitution des Hébreux. Reste à rechercher maintenant pourquoi les Hébreux ont été si souvent infidèles à la loi, si souvent réduits en servitude, et quelles causes enfin ont amené leur ruine complète. Quelqu’un dira peut-être qu’il faut attribuer cette décadence à l’esprit séditieux de la nation ? Mais cette explication est puérile ; pourquoi en effet la nation juive a-t-elle été plus séditieuse que les autres ? est-ce la nature qui l’a faite ainsi ? Mais la nature ne crée pas des nations, elle crée des individus qui ne se distinguent en différentes nations que par la diversité de la langue, des lois et des mœurs. C’est de ces deux choses seules, les lois et les mœurs, que dérivent pour chaque nation un caractère particulier, une manière d’être particulière, tels ou tels préjugés particuliers. Si donc on devait accorder que les Hébreux ont eu plus que tous les autres hommes l’esprit de sédition, c’est à un vice des lois et des mœurs qu’ils reçurent de leurs législateurs qu’il faudrait l’imputer. Et certes, il est incontestable que si Dieu eût voulu que leur empire eût plus de persistance, il eût donné au peuple d’autres droits, d’autres lois, et institué un autre mode d’administration. Qu’avons-nous donc autre chose à dire, si ce n’est qu’ils eurent contre eux la colère de leur Dieu : non-seulement, comme le dit Jérémie (chap. XXXII, vers. 31) depuis la fondation de la ville, mais dès l’institution des lois ? C’est ce qu’Ézéchiel (chap. XX, vers. 25) témoigne par ces paroles : Je leur ai donné de mauvaises institutions, et des lois qui ne laissent à la nation aucune chance de durée ; je les ai souillés de leurs propres présents, lorsqu’ils offraient pour leurs péchés ce qui sort le premier du sein de la mère (c’est-à-dire les premiers-nés), parce que je voulais consommer leur ruine et leur apprendre que je suis Jéhovah. Pour comprendre ces paroles et la cause de la ruine de l’État, il faut qu’on sache qu’il avait d’abord été résolu que l’on confierait le ministère sacré à tous les premiers-nés et non aux seuls Lévites (voyez les Nombres, chap. III, vers. 17). Mais le peuple tout entier, à l’exception des Lévites, ayant adoré le veau d’or, les premiers-nés furent répudiés par Dieu et déclarés souillés ; les Lévites furent choisis à leur place. Or, plus je considère cette modification dans la constitution, plus je songe aux paroles de Tacite, que dans ce temps-là Dieu songea moins à la prospérité du peuple qu’à la vengeance (Hist., I, 3), et je ne puis assez m’étonner que la colère céleste ait été assez grande pour que Dieu se soit servi des lois, qui n’ont d’ordinaire d’autre but que la gloire, le salut et la sécurité du peuple tout entier, comme d’un instrument de vengeance et de châtiment général, à tel point qu’elles aient paru moins des lois accommodées au bien-être du peuple que des peines et des supplices infligés à la nation. Tous les dons en effet que les citoyens étaient obligés de faire aux Lévites et aux prêtres, la nécessité de racheter les premiers-nés, de payer un certain impôt par tête, le privilège exclusif pour les Lévites d’approcher des choses sacrées, tout cela accusait sans cesse le peuple et lui rappelait son impureté primitive et la réprobation dont il était l’objet. Les Lévites d’ailleurs l’accablaient sans cesse de mille reproches. Car il n’est pas douteux qu’au milieu de cette multitude de Lévites il ne se rencontrât un grand nombre de misérables théologiens, véritablement intolérables. Et de là chez le peuple l’habitude d’observer d’un œil ennemi les actions des Lévites, qui après tout étaient des hommes, et, comme il arrive, de les accuser tous du crime d’un seul. Par suite, de perpétuelles rumeurs. Ajoutez l’obligation de nourrir des hommes oisifs, odieux, et qui ne se rattachaient point au peuple par les liens du sang, charge qui paraissait particulièrement pesante quand les vivres étaient chers. Les Lévites étant donc plongés dans l’oisiveté, les miracles éclatants ayant cessé, enfin les pontifes n’étant plus des hommes d’un choix sévère, faut-il s’étonner que l’esprit religieux d’un peuple irrité à la fois et avare ait commencé à se refroidir et à s’éloigner peu à peu d’un culte qui, bien que divin, lui était ignominieux et même suspect, pour en désirer un nouveau, que les chefs (qui aspirent toujours à s’emparer exclusivement du souverain pouvoir), pour s’attacher le peuple et le détourner des pontifes, lui aient fait toutes sortes de concessions, et aient introduit dans la patrie de nouveaux cultes ? Mais si la république eût été instituée d’après le plan primitif, droits et honneurs, toutes choses eussent été égales pour toutes les tribus, et l’État eût joui d’une sécurité complète. Quel homme consentirait à violer les droits sacrés de ceux qui lui sont unis par les liens du sang ? qui n’aimerait à remplir un devoir de religion en nourrissant des frères ou des parents ? qui ne se plairait à être instruit par eux dans l’interprétation des lois, à recevoir de leur bouche les réponses divines ? Et puis, toutes les tribus eussent été unies entre elles par un lien beaucoup plus étroit, si elles eussent toutes exercé également le droit d’administrer les choses sacrées. Il y a plus, tout danger eût disparu, si l’élection des Lévites n’avait pas eu pour cause la colère et la vengeance. Mais, comme nous l’avons déjà dit, les Hébreux furent l’objet de la colère de leur Dieu, qui, pour répéter les paroles d’Ézéchiel, les souilla de leurs propres présents, en leur renvoyant les fruits du sein maternel, afin de consommer leur ruine. Toutes ces explications d’ailleurs, l’histoire les confirme. À peine le peuple dans le désert eut-il quelque repos, que plusieurs, élevés au-dessus du peuple par leur rang et leur naissance, supportèrent difficilement cette élection des Lévites, et en prirent occasion de supposer que Moïse établissait et instituait toutes choses, non d’après les ordres de Dieu, mais selon son caprice. N’avait-il pas choisi sa tribu de préférence à toutes les autres, et donné éternellement à son frère le droit du pontificat ? Aussi vont-ils trouver Moïse en grand tumulte, s’écriant que tous les Hébreux sont également saints et que sa propre autorité sur tout le peuple est une infraction au droit. Moïse ne peut les apaiser ; mais un miracle s’accomplit en témoignage de sa mission, et les rebelles sont tous exterminés. De là une nouvelle sédition à laquelle prend part le peuple entier, persuadé que la cause de la mort des siens, c’est moins le jugement de Dieu que l’artifice de Moïse. Celui-ci ne parvint à calmer le peuple qu’après qu’une horrible peste l’eut abattu, à ce point que la mort lui paraissait préférable à la vie. La sédition cessa plutôt que la concorde ne s’établit. C’est ce qu’atteste l’Écriture dans le Deutéronome (chap. XXXIII, vers. 21), où Dieu, après avoir prédit à Moïse que le peuple, après sa mort, sera infidèle au vrai culte, ajoute : Je connais les passions du peuple, je sais ce qu’il médite en son esprit, maintenant que je ne l’ai pas encore conduit dans la terre que je lui ai promise par serment. Et peu après, Moïse dit lui-même au peuple : Je connais votre cœur rebelle et votre esprit séditieux. Si pendant ma vie vous vous êtes révoltés contre Dieu, combien plus le ferez-vous après ma mort ! Et c’est en effet ce qui arriva, comme cela est assez connu. De là de grands changements, une licence effrénée, le luxe et la paresse, et par suite toutes choses inclinant à leur ruine, jusqu’à ce que le peuple, plusieurs fois réduit en servitude, rompit brusquement avec le droit divin et réclama un roi mortel, voulant substituer au temple une cour véritable, et fonder la confédération des tribus, non plus sur le droit divin et le pontificat, mais sur le pouvoir royal. Mais ce nouveau gouvernement ouvrit la porte à de nouvelles séditions, qui amenèrent finalement la ruine de l’État. Qu’y a-t-il en effet de moins supportable aux rois qu’une autorité précaire, et une puissance rivale au sein même de leur puissance ? Les premiers qui furent élevés de la condition privée à la royauté furent satisfaits de leur nouvelle dignité ; mais leurs fils, qui montèrent sur le trône par droit de légitime succession, peu à peu modifièrent toutes les institutions, afin de s’approprier le pouvoir entier, qui leur échappait en partie, tant que les lois ne dépendaient pas de leur volonté, mais étaient remises sous la sauvegarde du pontife, qui les conservait dans le sanctuaire et les interprétait au peuple. Ils étaient donc soumis comme leurs sujets à l’empire des lois ; ils ne pouvaient les abroger, ni en instituer de nouvelles et leur conférer la même autorité qu’aux anciennes. Et puis, le droit des Lévites défendait aux rois comme aux sujets, profanes qu’ils étaient, d’administrer les choses sacrées ; de plus, ils se trouvaient avec toute leur puissance à la merci du caprice du premier homme qui se faisait reconnaître pour prophète, comme il est arrivé en plusieurs rencontres. On sait avec quelle liberté Shamuel donnait ses ordres à Saül, et avec quelle facilité, pour une seule faute, il transporta le pouvoir dans les mains de David. Les rois voyaient donc un autre pouvoir contre-balancer sans cesse leur autorité, et n’avaient qu’une autorité précaire. Pour surmonter ces obstacles, ils imaginèrent d’élever d’autres temples aux dieux ; car de cette façon ils n’étaient pas obligés de consulter les Lévites, et de chercher des hommes qui voulussent bien prophétiser en leur faveur au nom de Dieu, afin de les opposer aux vrais prophètes. Mais, malgré tous leurs efforts, ils n’obtinrent jamais l’objet de leurs vœux. En effet les prophètes, prêts à tout, attendaient le moment favorable, un nouveau règne, par exemple, toujours précaire, tant que subsiste le souvenir du précédent : alors ils suscitaient facilement quelque roi revêtu de l’autorité divine, renommé par ses vertus, et qui venait revendiquer le droit divin, et s’emparer légitimement ou du pouvoir tout entier, ou d’une partie du pouvoir. Mais les prophètes n’obtenaient encore par ce moyen aucun résultat satisfaisant ; car s’ils chassaient de l’état un tyran, les causes de la tyrannie n’en subsistaient pas moins. Ils ne faisaient qu’acheter un nouveau tyran au prix de beaucoup de sang. Ainsi il n’y avait point de fin aux désordres et aux guerres civiles, les mêmes raisons subsistant toujours de violer le droit divin ; elles ne disparurent qu’avec l’État lui-même.

Nous voyons par les considérations précédentes comment la religion s’introduisit dans la constitution des Hébreux, et de quelle manière leur gouvernement eût pu être éternel, si la juste colère de leur divin législateur n’y eût apporté aucune modification. Mais parce que les choses ne purent se passer ainsi, il dut périr. Nous n’avons parlé ici que du premier empire ; c’est que le second fut à peine une ombre du premier. Les Hébreux étaient alors soumis à la domination persane, et quand ils eurent recouvré la liberté, les pontifes s’emparèrent du pouvoir exécutif et disposèrent d’une puissance absolue. De là chez les prêtres d’ambitieux efforts pour envahir à la fois le trône et le pontificat : voilà pourquoi nous n’avons pas dû insister sur le second empire. Quant au premier, avec les chances de durée que nous croyons qu’il avait selon sa primitive constitution, peut-il être imité, doit-il être imité autant que cela est possible ? c’est ce qui ressortira des considérations qui vont suivre. Nous voulons seulement, pour accomplir toute cette recherche, faire une remarque que nous avons déjà indiquée, savoir, qu’il est démontré par ce chapitre que le droit divin ou religieux est fondé sur un pacte, à défaut duquel il n’existe d’autre droit que le droit naturel, et que c’est pour ce motif que les Hébreux n’étaient tenus par la religion à aucun amour pour les autres nations, qui n’avaient point pris part à ce pacte, en sorte que la charité n’était chez eux un devoir qu’entre concitoyens.

  1. Voyez les Notes marginales de Spinoza, note 31.
  2. Voyez les Notes marginales de Spinoza, note 32.
  3. Voyez les Notes marginales de Spinoza, note 33.
  4. Voyez les Notes marginales de Spinoza, note 34.
  5. Voyez l’Éthique, part. 3, Défin. des passions, déf. 10.