Travail (Zola)/Livre I/Chapitre IV

La bibliothèque libre.
Charpentier (p. 130-166).


Le lendemain, le lundi, les Jordan devaient revenir à Beauclair par un train du soir. Et Luc passa la matinée à se promener dans le parc de la Crêcherie, un parc d’une quarantaine d’hectares au plus, mais dont la situation exceptionnelle, les sources ruisselantes les verdures admirables, faisaient un coin de paradis, célèbre dans toute la contrée.

La maison d’habitation, un bâtiment de briques assez étroit sans style, que le grand-père de Jordan avait construit du temps de Louis XVIII, sur l’emplacement de l’ancien château, brûlé pendant la Révolution, se trouvait adossée contre la rampe des monts Bleuses, une muraille escarpée et géante, qui faisait promontoire, au débouché de la gorge de Brias sur l’immense plaine de la Roumagne. Et le parc, abrité ainsi des vents du nord exposé au plein midi, semblait être une serre naturelle, où régnait un éternel printemps. Toute une végétation vigoureuse couvrait cette muraille de rochers, grâce aux ruisseaux qui en tombaient de partout, en cascades cristallines ; tandis que des sentiers de chèvre montaient, des escaliers taillés dans le roc, parmi des plantes grimpantes et des arbustes toujours verts. Puis, les ruisseaux se réunissaient, arrosaient d’une rivière lente le parc entier, de vastes pelouses, des bouquets de grands arbres, les plus beaux et les plus forts. D’ailleurs, Jordan, qui voulait laisser cette féconde nature à elle-même, n’avait qu’un jardinier et deux aides uniquement chargés des nettoyages, en dehors du potager et des quelques corbeilles de fleurs cultivées, devant la terrasse de la maison.

Le grand-père, Aurélien Jordan de Beauvisage, était né en 1790 à la veille de la Terreur. Les Beauvisage, une des plus antiques et des plus illustres familles du pays, déchus déjà, ne possédaient plus, de leurs immenses terres d’autrefois, que deux fermes jointes aujourd’hui au territoire des Combettes, sans compter près de mille hectares de roches nues, de landes stériles, toute une large balide du haut plateau des monts Bleuses. Aurélien n’avait pas trois ans que ses parents durent émigrer, abandonnant, par une terrible nuit d’hiver, leur château en flammes. Et, jusqu’en 1816, il habita l’Autriche, où, coup sur coup, sa mère, puis son père étaient morts, le laissant dans une détresse affreuse, élevé rudement à l’école du travail manuel, ne mangeant son pain que lorsqu’il avait gagné, comme ouvrier mécanicien, attaché à une mine de fer. Il venait donc d’avoir vingt-six ans, lorsque, sous Louis XVIII, rentrant à Beauclair, il trouva le domaine ancestral bien diminué de nouveau, ayant perdu les deux fermes, réduit simplement au petit parc actuel, en dehors des mille hectares de cailloux dont personne ne voulait. Le malheur l’avait singulièrement démocratisé, il sentit qu’il ne pouvait plus être un Beauvisage, signa désormais Jordan tout court, épousa la fille d’un très riche fermier de Saint-Cron, dont la dot lui permit de faire construire, sur les cendres du château, la bourgeoise maison de briques que son petit-fils habitait encore. Mais, surtout, devenu un travailleur, les mains restées noires il se souvint de la mine de fer d’Autriche, du haut fourneau qu’il y avait desservi ; et, dès 1818, il chercha, il découvrit une mine semblable parmi les roches désolées de son domaine, dont il soupçonnait l’existence, grâce à certains récits légendaires de ses parents ; puis, au-dessus de la Crêcherie, à mi-côte, il installa le haut fourneau, le premier qu’on eût bâti dans la contrée. Dès lors il ne fut plus qu’un industriel, sans jamais réaliser de très brillantes affaires, toujours en lutte, manquant de l’argent indispensable, et n’ayant à la reconnaissance du pays que le titre d’y avoir amené, par la présence de son haut fourneau, les ouvriers du fer fondateurs des riches usines actuelles, entre autres Blaise Qurignon, l’étireur qui avait fondé l’Abîme, en 1823.

Aurélien Jordan n’eut un fils, Séverin, qu’à l’âge de trente-cinq ans passés, et ce fut seulement à sa mort, en 1852, lorsque ce fils le remplaça, que le haut fourneau de la Crêcherie prit une importance considérable. Séverin avait épouse une demoiselle Françoise Michon, la fille d’un médecin de Magnolles, chez laquelle se révéla une femme d’une bonté exquise, d’une intelligence supérieure. Elle devint l’activité, la sagesse, la richesse de la maison. Son mari, guidé par elle, aimé, soutenu, perça de nouvelles galeries de mine, décupla l’extraction du minerai, reconstruisit presque le haut fourneau, pour le doter de tous les perfectionnements connus. Aussi, dans la grosse fortune qu’ils gagnèrent, n’eurent-ils bientôt plus que la tristesse d’être sans enfants. Ils étaient mariés depuis dix années, et Séverin avait quarante ans déjà, lorsqu’un fils, Martial, leur naquit enfin ; et, dix années plus tard, ils eurent encore une fille, Sœurette. Cette fécondité tardive combla leur bonheur, la mère surtout fut une mère admirable, qui enfanta une seconde fois son fils, en le disputant victorieusement à la mort, en le faisant l’intelligence de son intelligence et la bonté de sa bonté. Le docteur Michon, le grand-père, un rêveur humanitaire d’une charité divine, un fouriériste et un saint-simonien de la première heure, s’était retiré à la Crêcherie, où sa fille lui avait fait bâtir un pavillon, celui que Luc justement occupait. Il y était mort, parmi ses livres, dans la gaieté du soleil et des fleurs. Et, jusqu’à la mort de la mère adorable, survenue six ans après celles du grand-père et du père, la Crêcherie vécut dans l’allégresse d’une prospérité et d’une félicité constantes.

Martial Jordan avait trente ans, et Sœurette vingt, lorsqu’ils restèrent seuls ; et il y avait cinq années de cela. Lui, malgré sa petite santé, les continuelles maladies dont sa mère l’avait guéri à force d’amour, était passé par l’École polytechnique. Mais, sa rentrée à la Crêcherie, abandonnant toutes les situations officielles, maître de sa destinée grâce à sa fortune considérable, il s’était pris de passion pour les recherches que les applications de l’électricité ouvraient à l’étude des savants. Il fit construire, au flanc même de la maison de briques, un très vaste laboratoire installa sous un hangar voisin une puissante force motrice, puis se spécialisa peu à peu, finit par se donner presque entièrement au rêve de réaliser la fonte des métaux dans des fours électriques non plus théoriquement, mais pratiquement, pour l’exploitation industrielle. À partir de ce moment, il s’enferma, vécut en moine tout à ses expériences, à sa grande œuvre, qui devint son existence même, sa raison d’être et d’agir. La petite sœur avait remplacé près de lui la mère disparue. Sœurette fut bientôt la gardienne fidèle, le bon ange sans cesse en éveil, le soignant, l’entourant de la tiède affection dont il avait besoin, comme de l’air même qu’il respirait. Elle prit en outre la direction de leur ménage à deux de bons camarades, lui évita les soucis matériels, lui servit même de secrétaire, d’aide-préparateur, sans bruit, toute de paix et de douceur, avec un tranquille sourire. Heureusement, le haut fourneau continuait à marcher seul, le vieil ingénieur Laroche était là depuis plus de trente ans, légué par le fondateur, Aurélien Jordan, de sorte que le Jordan actuel, enfoncé dans ses expériences de laboratoire, pouvait se désintéresser complètement des réalités présentes. Il laissait le brave homme mener le haut fourneau selon la routine acquise, ayant cessé lui-même de se préoccuper des améliorations, des perfectionnements possibles, considérant ces choses comme des progrès relatifs et transitoires, sans importance depuis qu’il cherchait la transformation radicale, cette fonte du fer par l’électricité, qui révolutionnerait l’industrie métallurgiques. C’était même Sœurette qui devait intervenir parfois, prendre certaines décisions avec Laroche, lorsqu’elle savait son frère le cerveau hanté d’une recherche et qu’elle ne voulait pas le troubler d’une préoccupation étrangère. Et, tout d’un coup, la mort de Laroche venait de jeter dans ce train des choses, si bien réglé un tel désarroi, que Jordan, s’estimant assez riche et sans ambition aucune, se serait débarrassé volontiers du haut fourneau, en entamant tout de suite des négociations avec Delaveau, dont il connaissait le désir, si Sœurette, plus sage, n’avait obtenu de lui qu’il consulterait d’abord Luc, en qui elle avait une grande confiance. De là, l’appel pressant reçu par le jeune homme, et qui l’avait fait tomber si brusquement à Beauclair.

Luc connaissait les Jordan le frère et la sœur depuis qu’il les avait rencontrés chez les Boisgelin, à Paris, où ils s’étaient fixés tout un hiver, afin de mener à bien certaines études. Rapidement une grande sympathie s’était nouée, faite chez lui d’une admiration vive pour le frère, dont le génie scientifique le passionnait et d’une profonde affection, mêlée de respect, pour la sœur, qui lui apparaissait comme une divine figure de la bonté. Il travaillait alors lui-même avec le célèbre chimiste Bourdin, chargé d’étudier des minerais de fer trop sulfurés et trop phosphatés, qu’il s’agissait de rendre utilisables et Sœurette se souvenait des détails qu’il avait donnés à son frère, la conversation d’un soir qui était restée vivante en elle, dans le souci de bonne ménagère qu’elle apportait à la conduite de leurs affaires. Il y avait plus de dix ans que la mine, découverte sur le plateau des monts Bleuses par Aurélien Jordan, le grand-père, était abandonnée, car on avait fini par tomber sur des filons exécrables, où le soufre et le phosphore dominaient à un tel point, que le minerai ne rendait plus à la fonte de quoi payer les frais d’extraction. L’exploitation des galeries avait donc cessé, le haut fourneau de la Crêcherie était maintenant alimenté par les mines de Granval, près de Brias, dont un petit chemin de fer amenait le minerai, assez bon, jusqu’à la plate-forme de chargement, ainsi d’ailleurs que le charbon des houillères voisines. Mais c’étaient là de gros frais, Sœurette songeait souvent à ces méthodes chimiques qui permettraient peut-être de reprendre l’exploitation de la mine, d’après ce que Luc avait dit ; et, dans son désir de le consulter, avant que son frère prît une décision, entrait le besoin de savoir au moins ce qu’on céderait à Delaveau, si un acte de vente intervenait entre la Crêcherie et l’Abîme.

Les Jordan devaient arriver par le train de six heures, après douze grandes heures de voyage, et Luc se rendit à la gare pour les y attendre, en profitant de la voiture qui allait les y chercher. Jordan, petit, chétif, avec sa face longue et douce, un peu vague, que des cheveux et une barbe d’un brun décoloré encadraient, descendit de wagon, enveloppé dans une grande fourrure, bien que la belle journée de septembre fût chaude. De ses yeux noirs, très vifs, très pénétrants, où toute la vie de son être semblait s’être réfugiée, il aperçut le premier le jeune homme.

« Ah ! mon bon ami, que vous êtes gentil de nous avoir attendus !… On n’a pas idée d’une pareille catastrophe, ce pauvre cousin, tout seul là-bas, qu’il nous a fallu aller enterrer, et moi qui ai l’exécration des voyages !… Enfin, c’est fini, nous voilà.

— En bonne santé tout de même et sans trop de fatigue ? demanda Luc.

— Non, pas trop. J’ai pu dormir, heureusement. »

Mais Sœurette, après s’être assurée qu’on n’oubliait aucune des couvertures, emportées par précaution, arrivait à son tour. Elle n’était point jolie, petite elle aussi, pâle et sans teint, d’une insignifiance de femme qui se résignait à son rôle de bonne ménagère et de garde-malade. Pourtant, ses sourires tendres éclairaient d’un charme infini son visage effacé, où elle n’avait également de beaux que des yeux de passion, au fond desquels brûlait tout le besoin d’amour refoulé en elle, et qu’elle-même ignorait. Elle n’avait encore aimé que son frère, elle l’aimait en fille cloîtrée qui faisait à son dieu le sacrifice du monde. Et, tout de suite, avant de s’adresser à Luc, elle lui cria :

« Martial, fais attention, tu devrais mettre ton foulard. »

Puis, se tournant vers le jeune homme, elle se montra charmante, elle lui témoigna toute sa vive sympathie.

« Que d’excuses nous avons à vous faire, monsieur Froment, et qu’avez-vous pensé de nous, en ne nous trouvant pas, à votre arrivées… Au moins, vous êtes-vous bien installé chez nous, vous a-t-on bien soigné ?

— Admirablement, j’ai vécu en prince.

— Oh ! vous plaisantez !… En partant, j’avais eu grand soin de donner tous les ordres nécessaires, pour que rien ne vous manquât. N’importe, je n’y étais point, je ne pouvais surveiller, et vous ne sauriez croire le mauvais sang que je me suis fait, à l’idée de vous avoir abandonné ainsi, dans notre pauvre maison vide. »

On était monté en voiture, et la conversation continua. Luc acheva de les rassurer, en leur jurant qu’il avait passé deux jours des plus intéressants, qu’il leur conterait. Quand ils arrivèrent à la Crêcherie, bien que la nuit fût tombée, Jordan regarda autour de lui, si heureux de rentrer dans son existence accoutumée, qu’il en poussait des cris de joie. Il lui semblait qu’il revenait là, après une absence de plusieurs semaines. Comment pouvait-on trouver du plaisir à courir les routes, lorsque tout le bonheur humain tenait dans le coin étroit où l’on pensait, où l’on travaillait débarrassé du souci de vivre par le pli de l’habitude ? Et, en attendant que Sœurette fît servir le dîner, il se hâta de se laver à l’eau tiède, il voulut absolument emmener Luc dans son laboratoire, brûlant lui-même de s’y retrouver, disant avec son léger rire qu’il ne dînerait pas de bon cœur, s’il ne respirait pas un peu d’abord l’air de la pièce où il passait son existence.

« Mon bon ami, c’est encore mon odeur préférée… Ma foi, oui ! de toutes les odeurs, celle que j’aime encore le mieux est l’odeur de la pièce où je travaille… Elle m’enchante et me féconde. »

Le laboratoire était une vaste salle, très haute, construite en fer et en briques, et dont les larges baies donnaient sur les verdures du parc. Une immense table tenait le milieu, chargée d’appareils, tandis que tout un outillage compliqué garnissait les murs, avec des modèles, des ébauches de projets, des réductions de fours électriques, dans les coins. Volant d’un bout à l’autre de la salle, un réseau de câbles et de fils apportait la force du hangar voisin où se trouvait la machine, la distribuait aux appareils, aux outils, aux fours, pour les expériences. Et, au milieu de cette sévérité scientifique un peu rude, devant une des baies, une sorte de retraite moelleuse et tiède était aménagée, un coin de tendre intimité, des bibliothèques basses, des fauteuils profonds, le divan où le frère sommeillait à des heures réglées, la petite table où s’asseyait la sœur, veillant sur lui, collaborant en secrétaire fidèle.

Jordan avait tourné un bouton, et la salle entière s’égayait d’un pot de lumière électrique.

« M’y voici donc, je ne suis décidément à l’aise que chez moi… Et, vous savez, l’accident qui m’a forcé de partir pour trois jours, s’est justement produit au moment où une expérience me passionnait. Je vais reprendre ça… Mon Dieu ! que je me sens bien ! »

Il continuait de rire, plus rose, plus animé que d’habitude. Et, s’allongeant à demi sur le divan, dans une pose de songerie qui lui était familière, il força Luc à s’y asseoir également.

« Dites donc, mon bon ami, nous avons, n’est-ce pas ? le temps de causer des choses qui m’ont donné un tel désir de vous voir, que je me suis permis de vous faire venir. Il est nécessaire, d’ailleurs, que Sœurette soit là, car elle est d’excellent conseil ; et, si vous le voulez bien, nous attendrons d’avoir dîné, ce sera pour le dessert… Ah ! que je suis heureux de vous tenir là, en face de moi, pour vous dire en attendant où en sont mes recherches. Ça ne va guère vite, mais je travaille, et vous le savez, c’est la grande affaire, il suffit qu’on travaille deux heures par jour, pour que le monde soit conquis. »

Et le silencieux parla, raconta ses travaux, qu’il ne confiait à personne, excepté aux arbres de son parc, ainsi qu’il le disait plaisamment. Le four électrique pour la fonte des métaux étant déjà trouvé, il n’en avait d’abord cherché que l’application pratique à la fonte du minerai de fer. En Suisse, où la force motrice des torrents permet des installations peu coûteuses, il avait visité des fours qui fondaient de l’aluminium dans d’excellentes conditions. Pourquoi ne fondrait-on pas ainsi le fer ? Il ne s’agissait, si l’on voulait résoudre le problème, que d’appliquer les mêmes principes à un cas déterminé. Les hauts fourneaux actuels ne produisent guère que seize cents degrés de chaleur, tandis qu’on en obtenait deux mille avec les fours électriques, ce qui donnerait une fonte immédiate et complète, d’une parfaite régularité. Et il avait sans peine imaginé le four tel qu’il le concevait, un simple cube de briques, de deux mètres sur toutes ses faces, dont, à l’intérieur, le foyer et le creuset étaient en magnésie, la plus réfractaire des matières connues. Il avait également calculé et déterminé le volume des électrodes, deux gros cylindres de charbon, et sa première trouvaille réelle était d’avoir compris qu’il pourrait leur emprunter directement le carbone nécessaire pour désoxygéner le minerai, de sorte que l’opération de la fonte serait singulièrement simplifiée, presque sans scories encombrantes. Mais, si le four était construit du moins à l’état d’ébauche, comment le mettre en marche, le faire fonctionner d’une façon pratique et constante, au gré des besoins industriels ?

« Tenez ! dit-il en montrant du geste un modèle, dans un coin du laboratoire, le voilà, mon four électrique. Sans doute, il faudrait le perfectionner, il est défectueux sur plusieurs points, des difficultés que je n’ai pu encore résoudre. Pourtant, tel qu’il est là, il m’a donné des gueuses d’excellente fonte, et j’estime qu’une batterie de dix fours pareils, travaillant pendant dix heures, ferait la besogne de trois hauts fourneaux pareils au mien, qui ne s’éteindraient ni jour ni nuit. Et quelle besogne aisée, sans inquiétude d’aucune sorte, que des enfants dirigeraient en tournant de simples boutons !… Mais je dois confesser que mes gueuses de fonte m’ont coûté aussi cher que si elles étaient des lingots d’argents. Aussi le problème se pose-t-il d’une façon bien nette, mon four n’est encore qu’un joujou de laboratoire, il n’existera pour l’industrie que le jour où je pourrai l’alimenter d’électricité abondamment, à des prix de revient assez bas, qui rendent rémunératrice la fonte du minerai de fer. »

Et il expliqua donc que, depuis six mois, il laissait dormir son four, tout entier à l’étude du transport de la force électrique. Ne serait-ce pas déjà une économie que de brûler le charbon à la sortie même de la mine, puis d’envoyer la force électrique par des câbles aux usines éloignées qui en auraient besoin ? C’était encore là un problème dont beaucoup de savants cherchaient la solution depuis plusieurs années, et le malheur était qu’ils se heurtaient tous à une déperdition de force considérable.

« Des expériences viennent encore d’être faites, dit Luc d’un air incrédule. Je crois bien qu’il n’y a pas d’économie possible. »

Jordan sourit avec son doux entêtement, la foi invincible qu’il apportait dans ses recherches, pendant les mois et les mois que lui coûtait parfois la moindre vérité à établir.

« Il ne faut jamais croire, avant d’avoir fait la certitude… J’ai déjà de bons résultats, on emmagasinera un jour la force électrique, on la canalisera, on la dirigera sans perte aucune. Et s’il me faut vingt ans, eh bien ! j’y mettrai vingt ans. C’est très simple, on se remet à la besogne chaque matin, on recommence, tant qu’on n’a pas trouvé… Qu’est-ce que je ferais donc, si je ne recommençais pas ? »

Il avait dit cela, d’un air de si naïve grandeur, que Luc fut saisi d’émotion, comme devant l’acte d’un héros. Et il le regardait si mince, si chétif, avec sa pauvre santé toujours compromise, toussant, agonisant sous ses foulards et ses châles, au milieu de cette immense salle que des appareils géants encombraient, traversée de fils qui portaient la foudre, emplie chaque jour davantage du labeur colossal de ce petit être qui s’y promenait, s’y efforçait, s’y acharnait, tel qu’un insecte perdu dans la poussière du sol. Où trouvait-il donc, non seulement l’énergie intellectuelle, mais encore la vigueur physique d’entreprendre et de mener ainsi à bien des travaux considérables, qui semblaient demander plusieurs existences d’hommes forts et bien portants ? Et il trottait menu, et il respirait à peine, et il soulevait un monde de ses petites mains frêles d’enfant malade.

Cependant, Sœurette parut, et gaiement :

« Quoi donc ? vous ne venez pas dîner… Mon bon Martial, je fermerai le laboratoire à clé, si tu n’es pas raisonnable. »

La salle à manger, ainsi que le salon, deux pièces assez étroites, tièdes et douces comme des nids, sur lesquels veillait un cœur de femme, ouvraient en pleine verdure, déroulant un horizon de prairies et de terres labourées, jusqu’aux lointains perdus de la Roumagne. Mais, à cette heure de nuit, les rideaux étaient tirés, bien que la soirée fût douce ; et, tout de suite, Luc remarqua de nouveau les soins minutieux que la sœur prodiguait au frère. Il suivait un régime compliqué, avait ses plats, son pain, même son eau, qu’on lui faisait tiédir légèrement. Il mangeait comme un oiseau, se levait et se couchait de bonne heure comme les poules, qui sont de sages personnes. Puis, dans la journée, c’étaient de courtes promenades, des repos, des siestes, entre les séances de travail. À ceux qui s’étonnaient du prodigieux labeur qu’il fournissait et qui le croyaient un abatteur terrible de besogne, un bourreau de lui-même, œuvrant du matin au soir, il répondait qu’il travaillait à peine trois heures par jour, deux heures le matin, une heure l’après-midi ; et encore, le matin, divisait-il sa séance en deux par une petite récréation, incapable de fixer son attention sur un sujet pendant plus d’une heure, sans des vertiges, comme si sa tête se vidait. Il n’avait jamais pu donner davantage, il ne valait que par sa volonté, sa ténacité, sa passion de l’œuvre qu’il portait, qu’il engendrait de toute sa bravoure intelligente, dussent les couches durer des années, quand il l’avait conçue.

Alors, Luc trouva la réponse à cette question qu’il s’était posée souvent, de savoir où Jordan, si chétif, trouvait la force de travaux énormes. Il ne la trouvait que dans la méthode, par l’emploi sage et raisonné de ses moyens, si petits qu’ils fussent. Même il utilisait ses faiblesses, s’en faisait une arme contre les dérangements du dehors.

Mais surtout il voulait toujours la même chose, donnait à l’œuvre chacune des minutes dont il disposait, et cela sans découragement possible, sans lassitude, avec la foi lente, continue, acharnée, qui soulève les montagnes. Sait-on l’amas de besogne qu’on entasse, lorsqu’on travaille deux heures seulement par jour, d’un travail utile, décisif, que jamais une paresse ni une fantaisie n’interrompt ? C’est le grain de blé qui emplit le sac, c’est la goutte d’eau qui fait déborder le fleuve. Pierre à pierre, l’édifice monte, le monument grandit par-dessus les montagnes. Et c’était ainsi que ce petit homme malingre, enveloppé de couvertures et qui buvait tiède, sous peine de s’enrhumer, construisait la plus vaste des œuvres, par un prodige de méthode et d’adaptation personnelle en ne lui consacrant que les rares heures de santé intellectuelle, conquises par lui sur sa défaillance physique.

Le dîner fut très amical, très souriant. Dans toute la maison, le service était fait par des femmes, Sœurette trouvant le service des hommes trop tumultueux, trop brutal pour son frère. Le cocher et le palefrenier prenaient simplement des aides, à certains jours fixes de gros travaux. Et les servantes, choisies avec soin, d’air agréable, aux mains douces et adroites, ajoutaient à la paix heureuse de la tiède demeure, très fermée, où n’étaient reçus que quelques intimes. Il y avait, ce soir-là, pour le retour des maîtres, un potage gras, un barbillon de la Mionne au beurre, un poulet rôti, une salade de légumes, des mets très simples.

« Vraiment, vous ne vous êtes pas trop ennuyé, depuis samedi ? demanda Sœurette à Luc, lorsqu’ils furent tous les trois à table, dans la petite salle à manger discrète.

— Mais non, je vous assure, répondit le jeune homme. D’ailleurs, vous ne sauriez croire combien j’ai été occupé. »

Et il leur conta d’abord sa soirée du samedi, la sourde révolte où il avait trouvé Beauclair, le pain volé par Nanet, l’arrestation de Lange, sa visite chez Bonnaire, victime de la grève. Mais, par un singulier scrupule, dont il s’étonna plus tard, il glissa sur sa rencontre avec Josine, il ne la nomma même pas.

« Les pauvres gens ! dit la jeune fille apitoyée. Cette affreuse grève les a réduits au pain et à l’eau ; et bienheureux encore ceux qui avaient du pain… Que faire ? Comment aller à leur secours ? L’aumône n’est qu’un infime soulagement, et vous ne sauriez croire combien je me suis désolée, pendant ces deux mois, de nous sentir d’une impuissance si radicale, nous les riches et les heureux. »

Elle était une humanitaire, une élève du grand-père Michon, le vieux docteur fouriériste et saint-simonien, qui, toute petite, la prenait sur ses genoux, pour lui conter de belles histoires qu’il inventait, des phalanstères fondés dans des îles heureuses, des villes où les hommes réalisaient tous leurs rêves de bonheur sous un éternel printemps.

« Que faire ? Que faire ? répéta-t-elle douloureusement, avec ses beaux yeux de tendresse et de pitié fixés sur Luc. Il faut pourtant faire quelque chose. »

Alors, Luc, gagné par son émotion, laissa échapper ce cri du cœur :

« Ah ! oui, il est temps, il faut agir. »

Mais Jordan hochait la tête. Lui, dans son existence cloîtrée de savant, ne s’occupait jamais de politique. Il la méprisait fort, d’une façon injuste d’ailleurs, car il est pourtant nécessaire que les hommes veillent à la façon dont ils sont gouvernés. Seulement du haut de l’absolu où il vivait, il considérait comme négligeables les événements, les accidents d’un jour, simples cahots du chemin. Selon lui, c’était uniquement la science qui menait l’humanité à la vérité, à la justice, au bonheur final, à cette cité parfaite de l’avenir, vers laquelle les peuples se dirigent d’un train si lent et si plein d’angoisse. À quoi bon, dès lors, s’embarrasser du reste ? Ne suffisait-il pas que la science marchât ? Et elle marchait quand même, chacune de ses conquêtes était définitive. Au bout, quelles que fussent les catastrophes de la route, il y avait la victoire de la vie, l’humanité ayant enfin rempli sa destinée. Et, très doux, très pitoyable comme sa sœur, il se bouchait les oreilles à la bataille contemporaine, il s’enfermait dans son laboratoire, où il fabriquait disait-il, du bonheur pour demain.

« Agir, déclara-t-il à son tour, la pensée est un acte, et le plus fécond qui puisse influer sur le monde. Savons-nous les semences qui sont en train de germer ?… Si tous ces misérables me déchirent l’âme, je ne m’inquiète pas, car la moisson doit forcément pousser à son heure. »

Luc, ne voulant point insister, dans l’état d’esprit fiévreux et trouble où il se trouvait lui-même, conta ensuite sa journée du dimanche, son invitation à la Guerdache, le déjeuner auquel il y avait assisté, les personnes qu’il y avait rencontrées, et ce qui s’y était fait, et ce qui s’y était dit. Il sentit parfaitement que le frère et la sœur devenaient froids, se désintéressaient de tout ce monde.

« Depuis qu’ils sont à Beauclair, nous ne voyons que rarement les Boisgelin, expliqua Jordan avec sa tranquille franchise. Ils s’étaient montrés fort aimables à Paris ; mais nous vivons ici dans une telle retraite, que les relations, peu à peu, ont presque cessé. Puis, il faut bien le dire, nos idées et nos habitudes sont trop différentes. Quant à Delaveau, c’est un garçon intelligent et actif, qui est tout à son affaire, comme je suis à la mienne. Et j’ajoute que j’ai la terreur de la belle société de Beauclair, à ce point que je lui ferme étroitement ma porte, ravi de l’indigner et de rester à l’écart, en fou dangereux. »

Sœurette se mit à rire.

« Martial exagère. Je reçois l’abbé Marle qui est un brave homme, ainsi que le docteur Novarre et l’instituteur Hermeline, dont la conversation m’intéresse. Et, s’il est vrai que nous en sommes à des rapports de simple courtoisie avec les hôtes de la Guerdache, je n’en garde pas moins une sincère amitié à Mme  Boisgelin, si bonne, si charmante. »

Jordan se plaisait à la taquiner parfois.

« Dis alors que c’est moi qui fais fuir le monde, et que, si je n’étais pas là, tu ouvrirais la porte à deux battants.

— Mais sans doute ! cria-t-elle avec gaieté. La maison est ce que tu la désires. Veux-tu que je donne un grand bal, où j’inviterai le sous-préfet Châtelard, le maire Gourier, le président Gaume, le capitaine Jollivet, et les Mazelle, et les Boisgelin, et les Delaveau ?… Tu ouvriras le bal avec Mme  Mazelle. »

Ils plaisantèrent encore, très heureux, ce soir-là, de leur retour au nid fraternel et de la présence de Luc. Puis, au dessert, la grosse question sérieuse fut enfin abordée. Les deux servantes, si muettes, si légères, s’en étaient allées, avec leurs souliers feutrés qui ne faisaient aucun bruit. Et la paisible salle à manger avait l’infinie douceur des intimités tendres, où les cœurs et les cerveaux s’ouvrent librement.

« Voici donc, mon ami, dit Jordan, ce que je désire de votre bonne amitié… Vous étudierez la question, vous me direz simplement ce que vous feriez à ma place. »

Il reprit toute l’affaire, il expliqua dans quelles disposition d’esprit il se trouvait. Depuis longtemps, il se serait débarrassé du haut fourneau, si l’exploitation n’en avait pas, pour ainsi dire, marché d’elle seule, d’un train immuable que la routine réglait.

Les gains restaient suffisants, mais ils n’entraient pas en compte à ses yeux, car il s’estimait assez riche ; et, d’autre part, pour les doubler et les tripler, il aurait fallu renouveler une partie du matériel, améliorer le rendement, se donner tout entier en un mot. C’était ce qu’il ne pouvait ni ne voulait faire, d’autant plus que ces hauts fourneaux antiques, d’une méthode selon lui enfantine et barbare, ne l’intéressaient pas, ne pouvaient lui être d’aucune utilité pour les expériences des fontes électriques qui le passionnaient. Et il avait laissé aller le sien, s’en occupant le moins possible, attendant l’occasion de ne plus s’en occuper du tout.

« Vous comprenez, n’est-ce pas ? mon ami… Alors, brusquement, voilà mon vieux Laroche qui meurt, et toute l’exploitation, tous les soucis me retombent sur les épaules. Vous ne vous imaginez pas ce qu’il y aurait à faire, une vie d’homme y suffirait à peine si l’on voulait s’y mettre sérieusement. Or, pour rien au monde, je n’abandonnerais mes études, mes recherches. Et le mieux est donc que je vende, j’y suis à peu près résolu, mais je tiens à connaître d’abord votre opinion. »

Luc comprenait, trouvait ces choses raisonnables.

« Sans doute, répondit-il, vous ne pouvez changer vos travaux, votre existence entière. Vous et le monde y perdriez trop. Pourtant, réfléchissez encore, il est peut-être d’autres solutions… Et puis, pour vendre, il vous faut un acheteur.

— Oh ! reprit Jordan, j’ai l’acheteur… Ce n’est pas d’hier que Delaveau rêve de joindre le haut fourneau de la Crêcherie à ses aciéries de l’Abîme. Il m’a tâté déjà, je n’aurais qu’un signe à faire. »

Au nom de Delaveau, Luc eut un brusque mouvement, car il s’expliquait enfin pourquoi celui-ci s’était montré si inquiet, si pressant dans ses questions. Et, comme son hôte, ayant surpris son geste, lui demandait s’il avait quelque chose à dire contre le directeur de l’Abîme :

« Non, non, je le crois, ainsi que vous, un homme intelligent et actif.

— C’est cela même, continua Jordan, l’affaire serait entre des mains expertes… Il faudrait, je le crains, prendre des arrangements accepter des paiements à de très longues échéances, car l’argent lui manque, Boisgelin n’a plus de capitaux disponibles. Mais peu m’importe, je puis attendre, des garanties sur l’Abîme me suffiraient. »

Et, s’arrêtant, regardant Luc bien en face, il conclut :

« Voyons, me conseillez-vous d’en finir, de traiter avec Delaveau ? »

Le jeune homme ne répondit pas tout de suite. Un malaise, une invincible répugnance montaient de tout son être. Qu’était-ce donc ? Pourquoi s’indignait-il, se révoltait-il, comme si, en conseillant de livrer le haut fourneau à cet homme, il eût commis une action mauvaise, dont il garderait le remords ? Cependant, il ne trouvait aucune bonne raison qui l’autorisât à conseiller le contraire. Et il finit par répéter :

« Certainement, tout ce que vous me dites est fort sage, je ne puis que vous approuver… Seulement, réfléchissez, réfléchissez encore. »

Jusque-là, Sœurette avait écouté très attentivement, sans intervenir. Elle semblait partager le sourd malaise de Luc, elle jetait par instants un regard sur lui, dans l’attente inquiète de ce qu’il allait répondre.

« Il n’y a pas que le haut fourneau, dit-elle enfin, il y a aussi la mine, tous ces immenses terrains rocailleux, qui l’accompagnent et ne peuvent, il me semble, s’en détacher. »

Son frère eut un geste d’impatience, dans le désir où il était de se débarrasser vite et d’un seul coup.

« Delaveau prendra les terrains aussi, s’il les désire. Que veux-tu que nous en fassions ? Des roches pelées, calcinées, où les ronces elles-mêmes refusent de pousser. Cela est sans valeur, puisque, maintenant, la mine n’est plus exploitable.

— Est-ce bien sûr, qu’elle n’est plus exploitable ? insista-t-elle. Je me souviens, monsieur Froment, que vous nous avez conté, un soir, comment on était arrivé à exploiter, dans l’Est, des minerais tout à fait défectueux, grâce à un procédé chimique… Pourquoi n’a-t-on pas encore essayé de ce procédé, là-haut, chez nous ? »

De nouveau, Jordan leva désespérément ses deux bras au ciel.

« Pourquoi ? pourquoi ? ma chérie… Parce que Laroche était incapable d’avoir une initiative ; parce que moi-même, je n’ai pas eu le temps de m’en occuper ; parce que les choses marchaient d’une certaine façon et ne pouvaient pas marcher d’une autre… Vois-tu, si je vends, c’est justement pour ne plus en entendre parler, puisqu’il est radicalement impossible que je dirige l’affaire, et que cela me rend malade. »

Il s’était mis debout, et elle se tut, en le voyant s’agiter, dans la crainte de lui donner la fièvre.

« À certaines heures, continua-t-il, j’ai envie d’appeler Delaveau, pour qu’il prenne tout, même s’il ne me paie rien… Et c’est comme ces fours électriques dont je cherche la solution si passionnément, je n’ai jamais voulu les mettre moi-même en œuvre, battre monnaie avec, car le jour où je les aurai trouvés, je les donnerai à tous, pour la fortune et le bonheur de tous… Allons, c’est chose entendue, du moment que notre ami estime mon projet raisonnable, nous étudierons demain la cession ensemble, et j’en finirai. »

Puis, comme Luc ne répondait plus, dans sa répugnance, désireux de ne pas s’engager davantage, il s’excita encore, il lui proposa de monter un instant, voulant savoir par lui-même comment le haut fourneau s’était comporté, pendant ses trois jours d’absence.

« Je ne suis pas sans inquiétude. Depuis une semaine que Laroche est mort, je ne l’ai pas remplacé, j’ai laissé mon maître fondeur, Morfain, diriger le travail. C’est un homme admirable, il est né là haut, il a grandi dans le feu. Mais, tout de même, la responsabilité est lourde, pour un simple ouvrier comme lui. »

Saisie de crainte, Sœurette voulut intervenir, suppliante.

« Oh ! Martial, toi qui rentres de voyage, qui es fatigué, tu ne vas pas sortir ainsi, à dix heures du soir ? »

Alors, il redevint très doux, il l’embrassa.

« Laisse donc, petite sœur, ne te tourmente pas. Tu sais bien que je n’en fais jamais plus que je ne peux. Je t’assure que je dormirai mieux, quand je me serai contenté… La nuit n’est pas froide, et je vais prendre ma fourrure. »

Elle-même lui noua un gros foulard autour du cou, et elle l’accompagna jusqu’au bas du perron, pour s’assurer que la soirée était en effet délicieuse, un bon sommeil des arbres, des eaux et des champs, sous un ciel de velours sombre, criblé d’étoiles.

« Monsieur Froment, vous savez que je vous le confie. Ne le laissez pas trop s’attarder. »

Les deux hommes prirent tout de suite, derrière la maison l’étroit escalier, taillé dans la pierre, qui montait au palier rocheux sur lequel le haut fourneau était construit, à mi-côte de la rampe géante des monts Bleuses. C’était, parmi des pins et des plantes grimpantes, un véritable labyrinthe, d’un charme infini. En levant la tête, à chaque coude du sentier, on apercevait la masse noire du haut fourneau, se détachant de plus en plus nette dans la nuit bleue, avec les étranges profils des organes mécaniques, groupés autour du foyer central.

Jordan montait le premier, à légers pas menus, et, comme il débouchait enfin sur le palier, il s’arrêta devant un amas de roches, où luisait l’étoile d’une petite lumière.

« Attendez, dit-il, je vais m’assurer que Morfain n’est pas chez lui.

— Où donc, chez lui ? demanda Luc, étonné.

— Mais là, dans ces anciennes grottes, qu’il a transformées en une sorte de logement, et où il s’entête avec son garçon et sa fille, malgré les offres que je lui ai faites d’une petite maison plus habitable. »

Dans la gorge de Brias, toute une population pauvre occupait des trous pareils. Morfain, lui, restait là par goût, y étant né quarante années auparavant, se trouvant à côté de son travail presque au flanc de ce haut fourneau qui était sa vie, sa geôle et son empire. D’ailleurs, dans son installation préhistorique, en homme des cavernes civilisé, il avait fini par introduire quelque confort, une muraille solide qui bouchait les deux grottes, une porte pleine et des fenêtres à petites vitres qui fermaient les ouvertures. Et, à l’intérieur, il y avait trois pièces, la chambre du père et du garçon, la chambre de la fille, la salle commune, à la fois salle a manger, cuisine, atelier, toutes les trois très propres avec leurs murs et leur voûte de pierre, garnies de meubles solides, taillés à coups de hache.

Comme Jordan l’avait dit, les Morfain étaient de père en fils maîtres fondeurs à la Crêcherie. Le grand-père avait aidé à la fondation, le petit-fils surveillait encore les coulées, après plus de quatre-vingts ans de règne ininterrompu ; et cela lui donnait une fierté, ainsi qu’un titre irrécusable de noblesse. Il y avait quatre ans déjà que sa femme était morte, laissant un garçon de seize ans et une fille de quatorze. Le garçon s’était mis tout de suite au travail du haut fourneau, la fille avait pris soin des deux hommes, faisant la soupe, balayant, en bonne ménagère. Et cela durait, elle avait dix-huit ans, son frère en avait vingt, le père regardait tranquillement sa race continuer, attendant de transmettre le haut fourneau à son fils, comme son père le lui avait transmis.

« Ah ! vous êtes là, Morfain, dit Jordan, lorsqu’il eut poussé la porte, que fermait un simple loquet. Je rentre, j’ai voulu avoir des nouvelles. »

Dans ce creux de roche, éclairé d’une petite lampe fumeuse, le père et le fils, attablés, mangeaient une soupe, avant la veillée ; tandis que la fille les servait, debout derrière eux. Et leurs grandes ombres semblaient emplir la pièce, toute grave des longs silences qu’ils gardaient d’habitude.

D’une voix grosse et lente, Morfain répondit :

« Nous avons eu une vilaine histoire, monsieur Jordan. Mais j’espère bien qu’on va être tranquille. »

Il s’était mis debout, ainsi que son fils ; et il se tenait entre le garçon et la fille, tous les trois géants, si forts, si hauts de taille, que leurs fronts touchaient presque la voûte basse, la pierre brute et enfumée qui servait de plafond. On aurait dit trois revenants des époques disparues, toute une famille des rudes ouvriers dont l’effort séculaire avait, au travers des âges, dompté la nature.

Luc, surpris, regardait Morfain, ce colosse, un des Vulcains d’autrefois, vainqueurs du feu. La tête énorme, la face large, ravinée et roussie par la flamme. Un front bossué, un nez en bec d’aigle et des yeux de braise, entre des joues que des laves semblaient avoir dévastées. Une bouche enflée, tordue, d’un rouge fauve de brûlure. Et des mains qui avaient la couleur et la force de deux pinces de vieil acier. Puis, Luc regardait le fils, Petit-Da, comme on le nommait d’un surnom qui lui était resté, parce que, tout enfant, il prononçait mal certains mots, et qu’il avait failli, un jour, laisser ses petits doigts dans une gueuse de fonte à peine refroidie. Un autre colosse, presque aussi gigantesque que son père, dont il avait la face carrée, le nez souverain, entre des yeux flamboyants, mais moins durci, moins touché par le feu, sachant lire ce qui adoucissait et éclairait ses traits d’une pensée nouvelle. Puis, Luc regardait la fille, Ma-Bleue, que le père, avec tendresse, avait toujours nommée ainsi, tellement ses grands yeux bleus de déesse blonde étaient bleus, d’un bleu clair, infini, si vaste, qu’on ne voyait plus, dans son visage, que ce bleu de ciel sans bornes. Une déesse de haute taille, d’une beauté magnifique et simple, la plus belle, la plus muette, la plus sauvage du pays, dont la sauvagerie pourtant rêvait, lisant des livres, voyant venir au loin des choses que son père n’avait point vues, et dont l’attente inavouée la rendait frissonnante. C’était pour Luc un émerveillement que ces trois héros, cette famille où il sentait le long labeur écrasant de l’humanité en marche, l’orgueil de l’effort douloureux et sans cesse repris, l’antique noblesse du travail meurtrier.

Mais Jordan était repris d’inquiétude.

« Une vilaine histoire, Morfain, comment cela ?

— Oui, monsieur Jordan, une des tuyères s’était engorgée pendant deux jours, j’ai bien cru que nous allions avoir un malheur, et je n’en ai pas dormi, tant j’avais du chagrin qu’une telle chose pût m’arriver, à moi, pendant votre absence… Ça vaudra mieux d’aller voir, si vous avez le temps. On va justement couler tout à l’heure. »

Les deux hommes, debout, finirent leur soupe, à grand cuillerées, pendant que la fille essuyait déjà la table. Il parlaient rarement entre eux, ils se comprenaient d’un geste, d’un regard. Pourtant, le père dit à Ma-Bleue, de sa voix rude, amollie d’affection :

« Tu peux éteindre et ne pas nous attendre, nous coucherons encore là-bas. »

Et Luc, qui se retourna, tandis que Morfain et Petit-Da accompagnaient Jordan, aperçut Ma-Bleue debout au seuil du barbare logis, grande et superbe, telle qu’une amoureuse des temps anciens, avec ses larges yeux d’azur, noyés de rêve, au loin dans la nuit claire.

Bientôt, la masse noire du haut fourneau se dressa. Il était de très antique modèle, il n’avait guère que quinze mètres de hauteur, lourd et trapu. Mais, peu à peu, on l’avait entouré de perfectionnements successifs, d’organes nouveaux qui finissaient par faire autour de lui, comme un petit village. Récemment reconstruite, la halle de coulée, au sol de sable fin, était d’une légèreté élégante avec ses fermes de fer, recouvertes de tuiles. Puis, c’était, à gauche, sous un hangar vitré, la soufflerie, la machine à vapeur qui soufflait l’air, tandis que se trouvaient, à droite, les deux groupes de hauts cylindres, ceux où les gaz de la combustion venaient s’épurer des poussières, et ceux où ils servaient à chauffer l’air froid soufflé par la machine, afin qu’il arrivât brûlant dans le haut fourneau, pour activer la fonte. Il y avait encore des récipients d’eau, tout un tuyautage qui entretenait un courant continuel autour des flancs de briques, qui les rafraîchissait et diminuait l’usure de l’effroyable incendie intérieur. Et le monstre disparaissait ainsi sous la complication des aides qu’on lui donnait, un entassement de bâtisses, un hérissement de réservoirs de tôle enchevêtrement de gros boyaux métalliques, dont l’extraordinaire ensemble, la nuit surtout, prenait des silhouettes monstrueuses d’une fantaisie barbare. En haut, on distinguait, dans le flanc même du roc, la passerelle qui amenait les wagons de minerais et de combustibles, au niveau du gueulard. La cuve, en dessous dressait son cône noir, et c’était ensuite, dès le ventre jusqu’au as des étalages, une puissante armature de métal soutenant le corps de briques, servant de support aux conduites d’eau et aux quatre tuyères. Puis, tout en bas, il n’y avait plus que le creuset, où le trou de coulée était bouché d’un tampon de terre réfractaire. Mais quel animal géant, à la forme inquiétante, effarante, et dont la digestion dévorait des cailloux et rendait du métal en fusion !

Pas un bruit, d’ailleurs, pas une clarté. Cette digestion formidable était muette et noire. On n’entendait qu’un petit ruissellement, les continuelles gouttes d’eau tombant des flancs de briques. Seule, à quelque distance, la machine soufflante ronflait sans arrêt. Et, pour tout éclairage, trois ou quatre fanaux brûlaient, dans la nuit épaissie par les ombres des constructions énormes. Aussi ne distinguait-on que de pâles formes, les quatre ouvriers fondeurs de l’équipe nocturne, errant dans l’attente de la coulée. En haut, sur la plate-forme du gueulard, on n’apercevait même pas les chargeurs, qui, silencieusement, obéissaient aux signaux venus d’en bas, en versant dans le four les quantités voulues de minerai et de charbon. Et pas un cri, pas un flamboiement, une obscure et calme besogne, quelque chose de démesuré et de sauvage, qui s’accomplissait secrètement, les séculaires et laborieuses couches de l’humanité en mal de l’avenir.

Cependant, ému des mauvaises nouvelles, Jordan, que Luc avait rejoint, reprenait son rêve, en lui montrant d’un geste l’amas des constructions.

« Regardez, mon ami, n’ai-je pas raison de vouloir raser tout ça et de remplacer un tel monstre, encombrant et douloureux, par ma batterie de fours électriques, si propres, si simples, si doux à conduire ?… Depuis le jour où les premiers hommes creusèrent un trou dans la terre, pour y fondre le minerai en le mêlant à des branches d’arbre qu’ils allumaient, la fonte des métaux n’a guère changé. C’est toujours la même méthode enfantine et primitive, nos hauts fourneaux ne sont que les trous préhistoriques, dressés en des colonnes creuses, agrandis selon les besoins, dans lesquels on continue de jeter pêle-mêle le métal à fondre et le combustible, qu’on brûle ensemble. On dirait le grand corps de quelque animal infernal, à qui sans cesse on verse cette nourriture de houille et d’oxyde de fer, qui la digère dans un ouragan de feu, puis qui rend par le bas le métal en fusion, tandis que les gaz, les poussières, les scories de toutes sortes s’en vont d’autre part… Et remarquez que l’opération entière est là, dans cette descente lente des matières digérées, dans cette digestion totale, car toutes les améliorations réalisées n’ont eu pour dessein jusqu’ici que de la faciliter. Ainsi, autrefois, on ne souillait pas d’air, la fusion était plus lente et plus défectueuse. Ensuite, on a soufflé de l’air froid ; ensuite, on s’est aperçu que les résultats étaient meilleurs, lorsque l’air était chaud. L’idée est venue enfin d’emprunter au haut fourneau lui-même, pour chauffer l’air qu’on lui insufflait, les gaz qui jusqu’alors avaient brûlé au gueulard, en un panache de flammes. Et c’est de la sorte que le haut fourneau primitif s’est compliqué de tant d’organes extérieurs, la machine soufflante, les réservoirs où les gaz s’épurent, les cylindres où ils viennent chauffer l’air au passage, sans parler de toutes ces canalisations aériennes qui l’entourent comme dans les mailles d’un filet… Mais on a eu beau le perfectionner, il est resté enfantin malgré ses dimensions géantes, on n’a fait que le rendre d’un fonctionnement plus délicat, soumis à des continuelles crises. Ah ! les maladies du monstre, vous ne vous les imaginez pas ! Il n’y a pas de petit enfant malingre qui donne à sa famille, autant que ce colosse, de mortelles inquiétudes sur ses digestions de chaque jour. Six chargeurs en haut, huit fondeurs en bas, et des chefs, et un ingénieur, sont sans cesse là, jour et mit, en deux équipes, à s’occuper des aliments qu’on lui fournit, des matières qu’il rend, pris de crainte à ses moindres dérangements de corps, quand la coulée n’est pas satisfaisante. Voici bientôt cinq ans que celui-ci est allumé, sans que le feu intérieur ait, une seule minute, arrêté son œuvre ; et il peut brûler cinq années encore, avant qu’on l’éteigne, pour des réparations. Si l’on tremble, si l’on veille sur son bon fonctionnement avec tant de soins, c’est que l’éternelle menace est qu’il s’éteigne de lui-même, dans quelque catastrophe d’entrailles, dont on n’aurait pas prévu la gravité. Et s’éteindre, pour lui, c’est la mort… Ah ! mes petits fours électriques, que des gamins pourront conduire, ils ne troubleront plus les nuits de personne, et ils seront si bien portants, si actifs, si dociles ! »

Luc ne put s’empêcher de rire, égayé par la passion tendre que Jordan mettait dans ses recherches de savant. Mais Morfain, suivi de Petit-Da, les avait rejoints, et il indiquait, sous la pâle lueur d’un fanal, un des quatre conduits de fonte qui, à trois mètres de hauteur, se coudaient et pénétraient dans les flancs du colosse.

« Tenez, monsieur Jordan, c’est cette tuyère-là qui s’était engorgée, et le malheur a voulu que je fusse rentré me coucher, de sorte que je me suis aperçu de la chose le lendemain seulement… Comme l’air cessait d’arriver, un refroidissement s’est produit, tout un bloc a dû se prendre, et il y a eu un accrochage de matières, qui a fait une voûte. Rien ne descendait plus, je n’ai été averti qu’au moment de la coulée, en voyant les laitiers sortir en une bouillie épaisse, déjà noire… Et vous comprenez ma peur, car je me souvenais de notre malheur d’il y a dix ans, lorsqu’il a fallu démolir tout un coin du fourneau, après une histoire pareille. »

Jamais il n’avait tant parlé. Sa voix tremblait, au souvenir de l’accident ancien, car il n’est point de plus terrible maladie que ces coups de froid, qui laissent le charbon s’éteindre, qui solidifient le minerai en une roche compacte. Le cas est mortel, lorsqu’on ne parvient pas à rallumer le brasier. De proche en proche, toute la masse se refroidit, finit par faire corps avec le fourneau lui-même ; et il n’y a plus qu’à démolir celui-ci, à l’abattre comme un vieux donjon comblé de pierres, désormais inutile.

« Et qu’avez-vous fait ? » demanda Jordan.

Mais Morfain ne répondit pas tout de suite. Il avait fini par aimer le monstre dont les coulées de lave ardente lui avaient brûlé la face, depuis plus de trente années. C’était un géant, un maître, le dieu du feu qu’il adorait, courbé sous la rude tyrannie du culte qu’il avait dû lui rendre dès son âge d’homme, pour manger son pain de chaque jour. Et, sachant à peine lire, n’ayant pas même été touché par l’esprit nouveau qui soufflait, il était sans révolte, il acceptait le dur servage, il tirait une vanité de ses bras robustes, de son combat de chaque heure avec la flamme, de sa fidélité à ce colosse accroupi, dont il soignait les digestions, sans jamais s’être mis en grève. Et il avait fait ainsi sa passion de son dieu barbares et terrible, sa foi en lui s’était trempée d’une sourde tendresse, il restait tout frémissant du mal dangereux d’où il venait de le tirer, dans un effort d’extraordinaire dévouement.

« Ce que j’ai fait ? dit-il enfin. J’ai commencé par tripler les charges de charbon, puis, j’ai tâché de dégager la tuyère, à l’aide de toute une manœuvre de la soufflerie, que M. Laroche employait parfois. Mais le cas était déjà trop grave, il m’a fallu démonter la tuyère et attaquer l’engorgement à coups de ringard. Ah ! ça n’a pas été commode, nous y avons laissé un peu de nos bras. Tout de même, l’air a fini par passer, et j’ai été plus content, lorsque, dans les laitiers de ce matin, j’ai trouvé des débris de minerai, car j’ai compris que l’accrochage avait dû se défaire, entraînant la chute de la voûte. Maintenant, tout s’est rallumé, le bon travail va reprendre son cours. D’ailleurs, nous allons savoir, la coulée nous dira où nous en sommes. »

Et, bien qu’épuisé par un si long discours, il ajouta, d’un ton plus bas :

« Je crois, monsieur Jordan, que je serais monté là-haut, pour me jeter dans le gueulard, si je n’avais pas eu ce soir de meilleures nouvelles à vous donner… Je ne suis qu’un ouvrier, un maître fondeur, en qui vous avez eu confiance, jusqu’à lui confier le poste d’un monsieur, d’un ingénieur ; et me voyez-vous laisser éteindre le fourneau et vous dire qu’il est mort, à votre retour !… Non, je serais mort avec lui ! Les deux nuits dernières, je ne me suis pas couché, j’ai veillé là comme je me souviens de l’avoir fait auprès de ma pauvre femme, lorsque je l’ai perdue. Et, je puis bien le dire maintenant, la soupe que vous m’avez trouvé en train de manger est la première que j’avale depuis quarante-huit heures, parce que j’avais l’estomac bouché, comme le fourneau… Ce ne sont pas des excuses, je désire simplement que vous sachiez à quel point je suis heureux de n’avoir pas trahi votre confiance. »

Il pleurait presque, ce grand gaillard durci par le feu, aux membres de vieil acier ; et Jordan lui serra les deux mains, affectueusement.

« Mon brave Morfain, je sais que vous êtes un vaillant, et que, si un désastre était arrivé, vous auriez lutté jusqu’au bout. »

Petit-Da, debout dans l’ombre, avait écouté, sans intervenir d’un mot ni d’un geste. Et il ne remua que lorsque son père lui eut donné un ordre, pour la coulée. Dans les vingt-quatre heures, il y avait cinq coulées, distantes les unes des autres de cinq heures environ. Le train, qui pouvait être de quatre-vingts tonnes par jour, se trouvait à ce moment-là réduit et n’était que de cinquante tonnes, ce qui donnait encore des coulées de dix tonnes. Silencieusement, à la faible clarté des fanaux, les préparatifs venaient d’être faits, des rigoles et des panneaux de moules étaient creusés dans le sable fin, sous la grande halle. Il n’y avait plus qu’à faire évacuer les laitiers, et l’on voyait seulement les ombres lentes des ouvriers fondeurs passer parfois, s’activer sans hâte à des besognes obscures, indistinctes et vagues, tandis que, dans le silence lourd du dieu accroupi, dont le ventre incendié n’avait pas même un murmure, on n’entendait toujours que le petit ruissellement des gouttes d’eau qui lui tombaient des flancs.

« Monsieur Jordan, demanda Morfain, désirez-vous voir couler les laitiers ? »

Jordan et Luc le suivirent à quelques pas, sur un monticule, fait de débris amassés. Le trou de coulée se trouvait dans le flanc droit du haut-fourneau ; et, débouché déjà, il laissait échapper les laitiers en un de scories étincelant, comme si l’on eût écumé là la pleine chaudière du métal en fusion. C’était une bouillie épaisse, qui roulait lentement, qui allait tomber dans des wagonnets de tôle, pareille à une lave couleur de soleil, et tout de suite obscurcie.

« La couleur est bonne, n’est-ce pas ? monsieur Jordan, reprit Morfain, réjoui. Oh ! nous sommes hors d’affaire, c’est certain… Vous allez voir, vous allez voir ! »

Il les ramena devant le haut fourneau, sous la halle de coulée, parmi les ténèbres vagues, que les fanaux éclairaient si peu. Petit-Da venait d’enfoncer un ringard, d’un seul coup de ses bras de jeune colosse, dans le tampon de terre réfractaire qui bouchait le trou de coulée ; et, maintenant, les quatre hommes de l’équipe de nuit, à l’aide d’un mouton, tapaient en cadence sur le ringard pour l’enfoncer. On distinguait à peine leurs profils noirs, on entendait les chocs sourds du mouton. Puis, brusquement, ce fut l’apparition d’une étoile aveuglante, comme une percée étroite sur l’incendie intérieur. Mais rien ne venait encore, qu’un mince filet d’astre liquide. Il fallut que Petit-Da prît un autre ringard, le plongeât, le retournât d’un effort herculéen, pour agrandir le trou.

Alors, ce fut la débâcle, le flot sortit d’un jet tumultueux, roula dans la rigole de sable fin son ruisseau de métal en fusion, alla s’étaler et remplir les moules élargissant des mares embrasées, dont l’éclat et la chaleur brûlaient les yeux. Et de ce sillon, de ces champs de feu, se levait une moisson incessante d’étincelles, des étincelles bleues d’une légèreté délicate, des fusées d’or d’une délicieuse finesse, toute une floraison de bluets parmi des épis or.

Lorsqu’un obstacle de sable humide se rencontrait, il y avait un tel redoublement de fusées et d’étincelles, qu’elles montaient très hautes, en un bouquet de splendeur. Soudainement, comme au lever d’un soleil miraculeux, une aurore intense avait grandi, éclairant le haut fourneau d’un coup de lumière crue, ensoleillant les dessous de la halle, les fermes de fer et les solives, dont les moindres arêtes apparurent. Tout jaillit de l’ombre avec une extraordinaire puissance évocatrice, les constructions voisines, les divers organes du monstre, les ouvriers de l’équipe de nuit, si fantomatiques jusque-là, brusquement réels, dessinés d’un trait énergique, inoubliable, tels que d’obscurs héros du travail entrés d’un coup dans une gloire. Et le flamboiement ne s’arrêtait pas là, la grande lueur d’aurore gagnait les environs, tirait des ténèbres la rampe des monts Bleuses, allait se refléter jusque sur les toits endormis de Beauclair, et se perdre au loin, dans l’immense plaine de la Roumagne.

« Elle est superbe, cette coulée », dit Jordan, qui étudiait la qualité de la fonte, à la couleur et à la limpidité du jet.

Morfain triomphait modestement.

« Oui, oui, monsieur Jordan, c’est du bon travail, comme on pouvait l’espérer. Je suis content tout de même que vous soyez venu voir ça. Vous n’aurez plus d’inquiétude. »

Cependant, Luc s’intéressait aussi à l’opération. La chaleur était si forte, qu’il en sentait la cuisson à travers ses vêtements. Peu à peu, toutes les moules s’étaient remplis, le sable fin de la halle se trouvait changé en une mère incandescente. Et, quand les dix tonnes de métal eurent coulé, il y eut encore, sortant du trou, une tempête dernière, une énorme poussée de flammes et d’étincelles : c’était la machine soufflante qui achevait de vider le creuset et dont le vent passait librement en une rafale d’enfer. Mais les gueuses se refroidissaient, l’aveuglante lumière blanche passait au rose, au rouge, puis au brun. Les étincelles avaient cessé, le champ des bluets d’azur et des épis d’or étaient moissonné. Et, rapidement, l’ombre retomba, les ténèbres noyèrent la halle, le haut fourneau, les constructions voisines, tandis que les fanaux semblaient rallumer leurs étoiles pâles. Et, l’on ne distingua plus qu’un groupe d’ouvriers vagues s’agitant, Petit-Da aidé de deux camarades rebouchant le trou de coulée avec un nouveau tampon de terre réfractaire, dans le grand silence de la machine soufflante qu’on venait d’arrêter, pour permettre ce travail.

« Dites donc, mon brave Morfain, reprit Jordan, rentrez vous coucher, n’est-ce pas ?

— Oh ! non, je reste ici, cette nuit encore.

— Comment ! vous allez veiller, et ce sera votre troisième nuit blanche ?

— Non, il y a là, au poste de veillée, un lit de camp où l’on dort très bien. Mon fils et moi, nous nous relaierons, nous ferons à tour de rôle des factions de deux heures.

— Mais c’est inutile, puisque nous voilà rassurés… Voyons, Morfain, soyez raisonnable, rentrez vous coucher dans votre lit.

— Non, non, monsieur Jordan, laissez-moi faire à ma tête… Il n’y a plus de danger, mais j’aime mieux me rendre compte par moi-même, jusqu’à demain. C’est mon plaisir. »

Et Jordan et Luc durent le laisser là, après lui avoir serré la main. Et Luc restait ému, emportait l’impression d’une haute figure, tout le passé du travail douloureux et docile, toute la noblesse du long travail écrasant de l’humanité, pour arriver au repos, au bonheur. Cela partait des antiques Vulcains qui avaient dompté le feu, aux temps héroïques que Jordan rappelait, lorsque les premiers fondeurs réduisaient le minerai dans un trou creusé en terre, où ils brûlaient du bois. Ce jour-là, le jour où l’homme conquit le fer et le façonna, il devint le maître du monde, l’ère civilisée s’ouvrit. Et Morfain, vivant dans son creux de roches tout à la peine et à l’orgueil de son effort, apparaissait à Luc comme le descendant immédiat de ces ouvriers primitifs, dont le lointain atavisme se retrouvait en lui, silencieux, résigné, donnant ses muscles sans une plainte, ainsi qu’à l’aube des sociétés humaines. Que de sueur répandue, que de bras lassés et brisés, depuis des mille ans ! et rien ne changeait, le feu conquis avait encore ses victimes, ses esclaves qui l’entretenaient, qui se brûlaient le sang à le dompter toujours, pendant que les privilégiés de ce monde vivaient de paresse, en de fraîches demeures. Morfain, tel qu’un héros légendaire, n’avait pas même l’air de se douter de l’iniquité monstrueuse, ignorant les révoltes, l’orage qui grondait, impassible à son poste meurtrier, où ses pères étaient morts, où il mourrait lui-même, consumé, holocauste social d’une obscure grandeur. Et Luc, ensuite, évoquait une autre figure, celle de Bonnaire, l’autre héros du travail, en lutte avec les oppresseurs, les exploiteurs, pour que la justice régnât, se dévouant à la cause des camarades, jusqu’au sacrifice de son pain. Toute cette chair souffrante n’avait-elle pas assez gémi sous les fardeaux, et l’heure n’était-elle pas venue de la délivrance de l’esclave, même admirable dans son effort, enfin libre citoyen d’une société fraternelle, où la paix naîtrait de la juste répartition du travail et de la richesse ?

Mais, comme Jordan, en redescendant l’escalier taillé dans le roc, s’était arrêté à la hotte d’un gardien de nuit, pour donner un ordre, Luc eut une singulière vision, qui acheva de l’émouvoir. Derrière des buissons, parmi des roches écroulées, il aperçut un couple, deux ombres qui passèrent, les bras à la taille, les bouches fondues en un baiser. Et il reconnut la fille, grande, blonde, superbe, Ma-Bleue avec ses yeux bleus qui lui tenaient tout le visage. Et le garçon était sûrement Achille Gourier, le fils du maire, ce beau et fier garçon, dont il avait remarqué l’attitude à la Guerdache, si méprisante pour cette bourgeoisie en décomposition dont il était un des fils révoltés. Toujours en chasse, toujours en pêche, il vivait ses vacances par les sentiers escarpés des monts Bleuses, le long des torrents, au fond des sapinières. Sans doute, il s’était pris de passion pour cette fille sauvage, si belle, autour de laquelle tant d’amoureux rôdaient en vain ; et elle-même devait s’être laissé vaincre par la venue de ce Prince Charmant, qui lui apportait l’au-delà, le rêve délicieux de demain, dans la rudesse de son désert.

Demain, demain ! n’était-ce pas demain qui se levait dans les grands yeux bleus de Ma-Bleue, lorsqu’elle songeait sur le seuil de son trou de rochers, les regards perdus au loin ? Le père et le frère veillaient là-haut, et elle s’échappait parmi les pentes escarpées, et demain était pour elle ce grand garçon tendre, ce fils de bourgeois qui lui parlait gentiment, comme à une dame, en lui jurant de l’aimer toujours. Luc, saisi, eut d’abord un serrement de cœur, à l’idée de la douleur du père, s’il apprenait l’aventure. Puis, son cœur se noya de tendresse, un souffle caressant d’espoir lui vint de ce libre amour si doux : n’était-ce pas le demain plus heureux que préparaient ces enfants sortis de toutes les classes, et jouant entre eux, et se baisant, et enfantant la juste Cité future ?

En bas, dans le parc, lorsque Luc prit congé de Jordan, ils causèrent encore.

« Vous n’avez pas eu froid, au moins ? Votre sœur ne me pardonnerait jamais.

— Non, non, je me sens très bien… Et je rentre me coucher content, car ma résolution est formelle, je vais me débarrasser d’une exploitation qui ne m’intéresse pas et qui est pour moi un telle source d’ennuis. »

Un instant, Luc garda le silence, brusquement repris de malaise, comme si une telle décision l’eût consterné. Et, en quittant son ami, dans une dernière poignée de main :

« Attendez donc, laissez-moi la journée pour réfléchir, et demain soir nous recauserons, vous vous déciderez. »

Luc ne se coucha pas tout de suite. Il occupait, dans le pavé autrefois bâti pour le grand-père maternel de Jordan, le docteur Michon la vaste chambre où celui-ci avait vécu les dernières années de sa vie, au milieu de ses livres ; et, depuis trois jours, il en aimait l’odeur de travail, la bonhomie et la paix profonde. Mais, ce soir-là dans la fièvre de doute où il se trouvait, il étouffa, en y rentrant, ouvrit toute grande une des fenêtres, s’y accouda, pour se calmer un peu, avant de se mettre au lit. Cette fenêtre donnait sur la route qui menait de la Crêcherie à Beauclair ; en face, des champs incultes, semés de roches, s’étendaient ; et, au-delà, on distinguait l’amas confus des toits de la ville endormie.

Pendant quelques minutes, Luc respira largement les souffles d’air qui montaient des champs sans bornes de la Roumagne. La nuit restait humide et tiède, une clarté bleue tombait du ciel étoilé légèrement voilé de brume. Et il écouta d’une oreille distraite d’abord les bruits lointains, dont frissonnaient les ténèbres, puis il reconnut les coups sourds et rythmés des marteaux de l’Abîme la forge du Cyclope où, nuit et jour, retentissait l’acier. Il leva les yeux, chercha le haut fourneau de la Crêcherie, muet et noir noyé dans la barre d’encre que le promontoire des monts Bleuses faisait sur le ciel. Ses regards s’abaissèrent, se reportèrent sur les toitures entassées de la ville, dont le lourd sommeil semblait comme bercé par l’ébranlement cadencé des marteaux, pareil au loin à la respiration oppressée et courte d’un travailleur géant, quelque Prométhée douloureux, enchaîné à l’éternel travail. Et son malaise en fut accru, sa fièvre ne se calmait pas, les gens et les choses de ces trois derniers jours se levaient en foule dans sa mémoire, défilaient en une bousculade tragique dont il aurait voulu fixer le sens, le tourmentaient du problème peu à peu aggravé en lui, et qui maintenant, le laisserait sans sommeil, tant qu’il n’en aurait pas trouvé la solution.

Mais il crut entendre, en dessous de la fenêtre, de l’autre côté de la route, parmi les broussailles et les roches, un autre bruit, si léger si doux, qu’il ne put le définir. Était-ce donc le battement d’aile d’un oiseau, le frôlement d’un insecte dans les feuilles ? Il regarda, il ne vit rien que la houle de l’ombre, à l’infini. Sans doute il s’était trompé. Puis, le bruit recommença plus voisin. Intéressé, saisi d’une émotion dont il s’étonnait lui-même, il s’efforça de percer les ténèbres, il finit par apercevoir une forme vague, délicate et fine, qui semblait flotter à la pointe des herbes. Et il ne s’en expliquait pas la nature, il croyait à une illusion, lorsque, d’un léger saut de chèvre sauvage, une femme traversa la route et lui lança un petit bouquet, si adroitement, qu’il le reçut au visage, ainsi qu’une caresse. C’était un petit bouquet d’œillets de montagne, cueillis parmi les roches, et d’une odeur si puissante, qu’il en fut tout parfumé.

Josine ! il devina Josine, il la reconnut, à ce nouveau remerciement de son cœur, à ce geste adorable d’infinie gratitude ! Et cela était exquis, dans cette obscurité, à cette heure tardive, sans qu’il s’expliquât comment elle était là, si elle avait guetté sa rentrée, de quelle façon elle avait pu s’échapper et venir, Ragu peut-être étant d’une équipe de nuit. Déjà, sans une parole, n’ayant voulu que se donner avec ces fleurs un peu âpres, si gentiment lancées, elle noyait, elle se perdait dans les ténèbres de la lande inculte ; et il remarqua seulement alors une autre ombre, toute petite, Nanet sûrement, qui galopait près d’elle. Ils disparurent, il n’entendit plus de nouveau que les marteaux de l’Abîme, au loin, tapant en cadence. Son tourment n’était point fini, mais tout son cœur venait d’être réchauffé d’une force invincible. Il respira délicieusement le petit bouquet. Ah ! bonté qui est le lien fraternel, tendresse qui seule fait du bonheur, amour qui sauvera et qui refera le monde !